Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 67-72).

À NADAIBU


Il y a quelque temps, je suis allé faire une promenade sur le chemin qui va d’Asahigawa à Sapporo. J’étais accompagné de deux japonais chrétiens, et nous avions comme destination Naidaibu, un des villages circonvoisins d’Asahigawa. Il faisait une chaleur écrasante ; mais la route était si belle et l’air de la campagne si bon ; que l’on oubliait presque la fatigue de la marche ; et puis, la nature environnante nous offrait assez de charmes pour nous distraire amplement.

En sortant de la ville, nous longeâmes d’abord d’immenses rizières. En tout temps, ces rizières, avec leurs carrés réguliers construits sur un niveau différent les uns des autres, avec leurs larges et profonds canaux d’irrigation de distance en distance, ne manquent pas d’une certaine beauté. Mais à cette époque, les épis avaient atteint assez de hauteur pour cacher le fond de la rizière, où l’eau, utilisée pour cette culture, demeure en permanence. De là un coup d’œil plus agréable. Au printemps, alors que le riz était à peine planté, on eût dit un lac, ou plutôt un marais à perte de vue ; mais ce jour-là, le même plant de riz, devenu grand et restant absolument uni comme le fond de la rizière, présentait le spectacle de la plus luxuriante fécondité, joint à celui de l’ordre, de la symétrie.

Après une heure de marche environ, le panorama était tout changé. Nous étions en plein dans les montagnes.

Asahigawa possède, en effet, une position géographique toute spéciale. De toutes les îles du Hokkaido, c’est elle qui est située au plus haut degré d’altitude. D’où en hiver, la rigueur exceptionnelle de son climat. De plus, ses abords sont complètement entourés de hautes montagnes. On n’y trouve accès que par une rivière qui la traverse de part en part. Son emplacement a donc la forme d’un gigantesque nid d’aigle, et c’est la raison pour laquelle le gouvernement y a établi de grandes casernes et en a fait une position militaire imprenable.

En quittant ce vaste bassin qui, dit-on, était probablement autrefois un lac magnifique, on s’engage le long de la rivière, bordée, d’un côté, par le chemin de fer, et de l’autre par la grande route. La vallée est superbe.

Le chemin, assez fréquenté, est assez bien entretenu. Il se déploie gracieusement comme un beau ruban jaune sur le dos d’une foule de petits mamelons successifs, qui sortent, comme des arcs-boutants, du flanc de la montagne, et s’en vont faire ronger leur pointe par le courant de la rivière.

Celle-ci n’est pas très large ; mais elle est tortueuse, rapide, et roule une eau verte, rageuse et bondissante qui culbute et traîne peu à peu dans son cours les grosses pierres de son lit.

Grâce à cette eau courante, les abords sont couverts de verdure ; ils sont cependant trop abrupts pour être propres à la culture. Toutefois, dans cette verdure hirsute et spontanée, il y a une variété assez agréable d’arbustes, de vignes sauvages et de fleurs de toutes nuances, de sorte que la vue s’y repose volontiers et qu’on y respire à loisir de fortes senteurs aromatiques.

Naturellement, les maisons sont très rares en cette vallée ; mais ce ne saurait être une solitude complète. Il y a le grand mugissement de la rivière, qui fait résonner contre les flancs de la montagne son écho puissant. Il y a aussi le chant des oiseaux et le cri des insectes qui remplissent l’air de leur ramage. Les cigales surtout font un tapage assourdissant. Beaucoup plus grosses que celles du Canada, elles ont un cri métallique et strident qui déchire les oreilles.

À Kamuikoton, village qui précède tout juste celui de Naidaibu, le spectacle est très pittoresque. La rivière y est resserrée entre les assises de deux gros pics, dont les formes puissantes et hardies provoquent le plus grand intérêt. Ce village ne compte que la gare du chemin de fer et quelques maisons. Les deux rives sont reliées par une gracieuse passerelle, entre deux rochers situés juste en face l’un de l’autre ; on dirait qu’ils ont été placés là tout exprès. À cet endroit même, la rivière est très profonde : il y a là, paraît-il, un trou d’une profondeur de 720 pieds.

À partir de Kamuikoton, nous quittâmes le bord de la rivière ; le village de Naidaibu est, en effet, sur le bord d’un autre ruisseau qui, selon toute apparence, va se jeter dans la même rivière. Ce ruisseau coule aussi à travers les montagnes, mais cette fois, la vallée est beaucoup plus spacieuse, ses côtes sont inclinées en une pente douce et paresseuse, par conséquent très propres à la culture. D’ailleurs, elles portent la trace du laboureur, et bientôt on aperçoit çà et là, accroupies contre le flanc de la vallée, des maisonnettes, ou mieux des huttes de paille. L’aspect est plutôt misérable. Ces toits de chaume, dont la hauteur et l’épaisseur sont disproportionnées avec le corps du bâtiment, et qu’on croirait être toujours sur le point d’écraser n’ont rien de riant ni de coquet ; c’est morne, silencieux, rêveur. Cependant, vu l’uniformité de toutes ces mansardes, leur ensemble n’est pas sans prêter un trait caractéristique de plus au paysage d’alentour.

Parmi ces maisons, il en est une qui abritait alors une famille de chrétiens. C’est là que nous avions fixé le rendez-vous de la promenade. Le père de cette famille est, paraît-il, de descendance impériale. Ses ancêtres auraient appartenu à une branche qu’on aurait écartée du trône, pour donner la préférence à la lignée actuellement régnante. Les membres de cette famille seraient peu à peu passés, du rang de princes du sang qu’ils étaient, à celui des samuraï, c’est-à-dire de ces chevaliers qui vivaient aux frais de leur seigneur, en temps de paix, et mouraient pour sa cause en temps de guerre. Enfin, à la restauration impériale de 1868, qui fit tomber le régime féodal, ils auraient été, comme tous les samuraï à cette époque, abandonnés sans pitié à leur propre initiative, c’est-à-dire, pour le plus grand nombre, réduits à la misère et à l’indigence.

De fait, ce chrétien, par la pureté de son langage, la distinction remarquable de ses manières et surtout la fière loyauté de ses relations, accuse hautement la noblesse de son origine.

Or, je connaissais tous ces détails avant ce jour-là, et je m’affligeais fort, à la pensée que cette homme avait été forcé de se faire laboureur. Mais quelle ne fut pas ma stupéfaction, lorsque j’eus une fois pénétré dans sa demeure ! La route que nous suivions nous conduisit entre deux huttes de paille à peu près de même grandeur, situées de chaque côté, en face l’une de l’autre. Alors, dans la porte de l’une d’elles, apparurent deux petits enfants qui, avec une joie visible et une grâce exquise, nous firent la révérence. Disparaissant aussitôt, ils allèrent chercher leur mère qui vint à son tour nous saluer tout heureuse.

Cependant, j’hésitais à entrer. Il y avait là, à l’intérieur une vache et une brebis qui faisaient entendre des lamentations, comme si elles n’eussent jamais rien mangé. Pensant que j’avais devant moi l’étable, je me tournai vers l’autre hutte de paille. Mais un de mes compagnons, me rassurant, me pressa d’avancer. Je me résignai donc, quoique un peu à contre-cœur, et j’entrai. En réalité, cette hutte, très grande, comprenait trois appartements distincts : une étable, un hangar et enfin, tout au fond, la demeure de la famille. C’est donc là que j’arrivai, après avoir traversé, un peu soucieux, les deux premières antichambres.

Là m’attendait une surprise plus grande encore. Arrivé dans l’une des deux pièces qui composent l’appartement, je m’informai aussitôt du père. On m’apprit qu’il était gravement malade. De fait, du lieu où j’étais, j’entendais des gémissements douloureux. Vite, je passai dans l’autre pièce. Le pauvre homme était étendu par terre, sur des nattes très misérables, ayant à peine un mince matelas pour adoucir un peu la dureté de sa couche. Il semblait souffrir excessivement, et ne pouvait parler qu’avec grand peine. Cependant, au dire du médecin de la localité que l’on avait consulté, le cas n’était pas désespéré. Il paraissait prudent tout de même de lui administrer les derniers sacrements. D’ailleurs, le malade lui-même manifestant le désir de les recevoir, il fut décidé qu’on reviendrait le lendemain dans ce but. Nous passâmes environ une heure auprès de ce digne chrétien. Enfin, après avoir fait réciter une courte prière à tous les assistants, pour appeler sur le malade la protection de la Sainte Vierge et de Saint Joseph, je le bénis. Cet homme montra une grande foi et une piété très touchante. D’ailleurs, il a toujours été, paraît-il, un chrétien fervent et énergique. Jamais il n’a rougi de sa foi, malgré les sarcasmes dont il a été souvent l’objet de la part des païens ; il a toujours pratiqué ses devoirs religieux avec une fidélité consciencieuse et constante. Les enfants d’une autre famille, devenue chrétienne depuis, racontent aujourd’hui que, lorsqu’ils étaient encore païens, ils ont demeuré quelque temps voisins de la famille de cet homme, et que par espièglerie et malice, ils cherchaient par tous les moyens à la troubler chaque fois qu’elle se mettait en prière ; « mais, ajoutent-ils, c’était toujours en vain ; même les petits enfants ne prêtaient aucune attention à nos taquineries ; tous, les mains jointes, continuaient imperturbablement leur prière. »

C’est donc le cœur partagé entre la consolation et la tristesse qu’après avoir pris congé du cher malade et de sa famille, je repris avec mes compagnons le chemin d’Asahigawa. Le lendemain, notre brave chrétien reçut l’Extrême-Onction avec sa ferveur ordinaire, puis, après quelque temps d’un mieux sensible, il redevint plus mal et s’endormit enfin pieusement dans le Seigneur à l’automne de la même année.