Propos d’un Combattant

Propos d’un Combattant
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 398-425).
PROPOS D’UN COMBATTANT

Depuis l’époque où Alexander Powell publiait le livre que je présentai aux lecteurs de cette Revue[1], les manifestations de la guerre se sont bien modifiées. Les journalistes audacieux et favorisés par le sort ne peuvent plus observer tour à tour chez les deux partis les dispositifs, les mouvemens des armées, les péripéties et les résultats des rencontres, les angoisses et les souffrances des populations, les espérances et les crimes des envahisseurs. La lutte s’est figée aux abords des tranchées. De temps à autre, les adversaires semblent sortir de leur apparente apathie et secouent violemment les doubles grilles de fer qu’ils ont dressées pour arrêter l’invasion comme pour protéger les territoires conquis. Ces grilles sont solides. Elles résistent encore aux pesées les plus savantes, aux poussées les plus furieuses. Et les peuples dont l’existence est l’enjeu de la lutte se demandent : « Combien de temps cela va-t-il encore durer ? »

En France, pour tromper l’impatience, des littérateurs innombrables ont surgi. Les « carnets de campagne, » les « feuilles de route, » les Impressions et les Souvenirs, sont accueillis avec intérêt dans les périodiques les plus divers. Pas de revue, pas de quotidien qui n’ait adopté comme collaborateur occasionnel quelque militaire, quelque infirmière, pour initier les lecteurs de l’ « arrière » aux émotions, aux dangers, à la psychologie des combattans du « front. » La plupart des écrits ainsi rédigés dans l’oasis des cantonnemens de repos, dans le bien-être fugitif des convalescences, dans les tièdes escales des ambulances ou des hôpitaux, sont modestes et francs. Ils donnent sans effort la note vécue. Les sensations et les actes n’y sont pas déformés par la griserie du Moi, comme si les auteurs éprouvaient une insurmontable répugnance à grossir leur rôle dans le drame où tant de leurs contemporains furent leurs égaux, et parfois leurs maîtres en infortune et en vertu.

Moins intéressante est la série des productions, où des professeurs patentés d’énergie s’évertuent à donner de la guerre une idée toute conventionnelle et à fabriquer du « Poilu » une image factice. Les pages qui suivent ont été écrites pour substituer la vision de la réalité aux broderies faites de chic par certains artistes et littérateurs bien intentionnés sans doute, mais dont le manque de mesure n’est pas le moindre défaut.


I

Sur la longue bande du front français, la guerre ne sévit pas partout avec la même rigueur. Les Corps que leurs aptitudes spéciales ou les formations fortuites de nouveaux groupemens promènent entre la Somme et l’Alsace, arrivent parfois dans des secteurs où règne depuis longtemps un calme relatif. Il semble que, de part et d’autre, les belligérans se soient mis tacitement d’accord pour observer une sorte de trêve, tandis qu’aux environs immédiats les adversaires soutiennent une lutte acharnée et luttent sans cesse avec fureur.

Cette apparente inertie des « secteurs tranquilles » a des causes diverses. Tantôt, c’est la topographie qui impose aux Allemands comme aux Français une attitude passive : l’assaillant ne retirerait aucun avantage d’une attaque même heureuse, dont le développement l’amènerait sur un mauvais terrain, sur une organisation puissante, où le succès initial se terminerait par un échec. Tantôt, c’est le principe de l’économie des forces qui est appliqué : les axes d’invasion et de contre-offensive déterminent les zones où les groupemens importans doivent être toujours tenus prêts à l’action comme à la réaction ; partout ailleurs un rideau suffit pour empêcher des surprises. Tantôt des tentatives infructueuses ont révélé, au prix de lourds sacrifices, l’inviolabilité réciproque, de secteurs où l’art et la patience ont complété l’œuvre de la nature : on n’insiste plus jusqu’à ce que la supériorité acquise de l’armement permette de renverser soudain tous les obstacles.

Dans ces zones parfois assez étendues, on finit par s’accoutumer, paraît-il, au régime de la paix armée. Elles sont d’ailleurs occupées par des troupes que l’âgé ou leur destination ne prédisposent pas aux attaques vigoureuses et aux élans de l’assaut. Ces braves gens, qui sont aussi des gens très braves et en ont fourni et en fourniront à l’occasion maintes preuves éclatantes, ont pris pour baromètres l’artillerie et les engins de tranchée adverses. Les canons et les crapouillots sont en effet les plus expressifs des parlementaires. De leur mutisme ou de leur bavardage, on déduit vite les intentions ou le caractère du voisin. S’il se contente de vérifier de temps à autre ses « réglages, » on peut s’installer sur la position sans crainte d’être dérangés. Mais tant pi- pour qui, confiant dans la durée indéfinie du statu quo et dédaigneux des labeurs de terrassier, mineur ou portefaix, a préféré mettre en pratique le principe du moindre effort. Sans qu’il s’en doute, la situation stratégique s’est modifiée, et, quelque jour, à l’improviste, l’ouragan se déchaîne, nivelant sous un déluge d’acier les cases champêtres, les tranchées et boyaux peu profonds, les réseaux ébauchés ; la garnison est incapable de longue résistance, et l’adversaire passe et progresse jusqu’à la limite de ses canons.

Tout autre est le régime des secteurs où des troupes belliqueuses se trouvent en présence, où les moindres gains de terrain peuvent avoir des conséquences importantes pour le développement des affaires à grande envergure qui germent dans le secret des états-majors. Les conditions d’organisation, d’habitabilité, de préparation à la bataille y sont très différentes, selon que les premières lignes sont en contact ou qu’elles sont séparées par un intervalle de cent à deux cents mètres environ. Les chefs et la troupe, chez nous, ne sont pas encore bien fixés sur les avantages respectifs de l’un ou de l’autre système, quand le choix n’est pas imposé par la nature du terrain. Ce choix, le plus souvent, est affaire de tempérament. Mais, dans tous les cas, les modestes tranchées, les minces réseaux qui nous ont arrêtés après la bataille de la Marne et qui brisèrent la ruée des Allemands sur l’Yser, ne suffisent plus.

Si l’on est tout près de l’ennemi, le « marmitage quotidien » est sans effet sur les premières lignes, tranchées de surveillance et tranchées de soutien. On ne s’expose pas bénévolement à subir les caprices de ses propres projectiles pour se donner la joie d’ennuyer le voisin. Les défenses accessoires sont peu importantes, car il devient très difficile de placer d’épais réseaux sous les yeux et proches des fusils de guetteurs toujours vigilans. Au moment d’une attaque, quelques torpilles ou quelques coups de canon feront voler les oursins et chevaux de frise mal attachés, et la brèche sera ouverte. Mais à ces argumens on peut opposer l’efficacité d’une guerre de mines que les occupans des tranchées, dans l’un et l’autre camp, ne voient pas esquisser sans déplaisir, car on ne sait jamais, jusqu’à l’explosion, quelle équipe allumera la première le fourneau.

Gaz et flammes n’ont jamais encore procuré de résultats décisifs. Ils peuvent être meurtriers, mais ils sont d’un usage qui répugne et, tant que leurs effets resteront aussi localisés, la théorie de la justification par le succès, chère à l’esprit germanique, ne les ennoblira pas. D’ailleurs, à se servir de ces armes sournoises pour mettre hors de cause quelques centaines ou quelques milliers de combattans, nos ennemis ont prouvé une fois de plus leur ignorance de la psychologie. Autant que les atrocités du début de la campagne, elles ont soulevé contre eux l’opinion en Europe et ailleurs. Nous n’aurions pas ménagé notre estime à des chefs et à des troupes employant avec bravoure et énergie toutes les ressources de la guerre ; nous la refusons aux bénéficiaires de ces infernales inventions. Gonflés d’orgueil, fanfarons de dureté, ils proclament qu’ils n’en ont cure et qu’ils s’accommodent, mieux que jadis l’Angleterre, de leur « splendide isolement. » Soit. Mais peut-être regretteront-ils, au jour du règlement de comptes et plus tard, la quarantaine morale où leur absence de scrupules les enfermera. Pour moi, je ne leur pardonnerai i jamais les centaines de notes, circulaires, prescriptions contradictoires qui mettent à de pénibles épreuves la mémoire et le jugement ; les innombrables types de masques protecteurs aussitôt démodés que perçus ; les réveils brusques en pleine nuit, quand un planton apporte le message téléphoné d’extrême urgence : « vent d’Est, attention » ; l’obsession que produisent à la longue les nuages qui courent, les girouettes qui se fixent, les ballonnets qui volent, les bruits insolites de ferrailles ou de terrassemens signalés par les observateurs. Cependant, même au contact, il est parfois possible de déjouer les projets éventés de l’adversaire, en les traitant par la méthode préventive ; mais la complicité du vent est indispensable, et chacun sait que le vent est un allié peu sur. En prenant les précautions d’usage, un tir à démolir, exécuté au moindre indice, bouleverse les travaux préparatoires et endommage le matériel. L’ennemi comprend qu’il est deviné, et tente l’aventure ailleurs.

A cent ou deux cents mètres de ses tranchées, gaz et flammes sont pratiquement inoffensifs. Les flammenwerfer sont hors de portée ; les guetteurs signalent dès son début l’émission des gaz et l’on a le temps de s’affubler du masque. La tranquillité morale qui en résulte paraît à beaucoup de chefs être assez précieuse pour justifier le sacrifice des avantages du contact. Il y en a d’autres en échange. Ce sont, par exemple, la suppression de la guerre de mines, car les sapeurs les plus fanatiques n’ont pas encore pensé à pousser aussi loin leurs galeries et leurs rameaux ; la solidité des défenses accessoires qui rend impossibles les coups de main, puisque l’ennemi devra, pour les détruire, faire une préparation d’artillerie qui dénoncera ses projets. Mais en préservant ses propres tranchées contre les explosions de mines, on se prive du plaisir de faire sauter celles de l’adversaire ; si l’on a de bons réseaux, les siens ne seront pas moins forts. Des deux côtés il faut donc rivaliser d’ingéniosité, afin de se nuire le plus possible à distance.

Pour les spécialistes de la torpille, du fusil à grenades, du tuyau de poêle, du tir indirect par mitrailleuses ; pour les agens de liaison d’artillerie, pour les anciens braconniers ou amateurs de la chasse à l’affût, les heures de jour et de nuit ne s’écoulent plus dans leur ordre normal. Le danger rôde sans cesse ; il n’est jamais aussi proche que lorsqu’on le croit éloigné. C’est « une bande » ou « un fusant » sur des travailleurs qui se confiaient à la pluie torrentielle, au brouillard, au silence tardif et prolongé pour accomplir en terrain découvert quelque besogne urgente ; c’est la torpille ou le tuyau de poêle ou la grenade à fusil qui décrivent leurs courbes par séries défiant toutes les martingales et qui tombent là où ils ne sont pas attendus ; c’est un percutant qui s’abat au loin sur le boyau quand passe la corvée de soupe et de café ; c’est une salve de gros obus qui détruit sans motif apparent quelque abri supposé à l’épreuve, quelque observatoire que l’on espérait avoir bien camouflé. Le tumulte est partout, la sécurité nulle part.

La nuit elle-même ne donne pas la protection qu’elle prodigue aux amoureux, et aux malandrins. D’une extrémité à l’autre du front, un feu d’artifice incessant de fusées éclairantes zèbre l’air. Des lueurs intenses, précédées de sifflemens rageurs, révèlent soudain aux regards vigilans des sentinelles et des gradés de quart les groupes affairés qui renforcent des réseaux, maquillent des terrassemens. Ils s’aplatissent sur le sol avec lequel ils croient se confondre. Trop tard. Les shrapnells pleuvent, les mitrailleuses claquent : il y a de l’ouvrage pour les brancardiers.

Pressés par l’aiguillon du danger, les plus paresseux travaillent avec autant d’ardeur que les plus zélés. Si les matériaux abondent, si les chefs ont la méthode et la persévérance, l’adaptation au milieu est promptement réalisée. Sauf en temps de crise, obus et torpilles, balles et grenades peuvent déchirer l’espace et labourer la position : les projectiles chercheront en vain les guetteurs dans leurs abris blindés, les gradés et les soldats dans les postes et les abris-cavernes. Des régimens entiers, pendant plusieurs jours de suite, n’éprouvent pas une seule perte. La formule d’autrefois est désuète : il faut en acier non plus le poids de l’homme, mais un wagon pour le tuer. Toutefois, des faits en apparence bizarres prouvent sans cesse que le coefficient personnel de « guigne » ou de chance n’a pas encore perdu sa valeur ; et plaise au Ciel que sa miséricorde s’étende sur les cortèges qui évoluent trois fois par jour entre les cuisines et les tranchées !

Pauvres gens de corvées de café ou de soupe, quel puissant prosateur, quel poète épique célébrera congrûment leur abnégation touchante et leur héroïsme inconscient ? Pour accomplir leur sacrifice quotidien, ils n’ont pas comme les camarades aviateurs les vêtemens confortables, la vaste scène du plein ciel, la griserie de la vitesse à travers l’espace, le stimulant de la chasse au vol ; des milliers de regards ne suivent pas leurs gestes, et leurs dangers n’oppressent pas des milliers de poitrines ; ils ignorent, au retour, la douce récompense que donnent les femmes éblouies, la gloire que dispensent les photographes et les reporters. Mais je les admire et je les aime. Empêtrés dans leurs marmites et leurs bidons, les doigts gourds et les jambes flageolantes, ils vont et viennent dans les boyaux au sol glissant et boueux où les puisards débordans, les caillebotis instables, les fils téléphoniques décrochés dissimulent leurs pièges. Parfois, les pluies persistantes ont transformé les boyaux en ruisseaux profonds, en gouffres de vase où s’enlizent les imprudens ; il faut alors renoncer au couvert tutélaire des talus pour se lancer en terrain découvert, dans le chaos des anciens réseaux et des trous d’obus. Aux heures troubles de l’aube et du crépuscule, dans la lumière grisâtre des jours d’hiver comme dans les clartés indiscrètes des belles saisons, par tous les temps, ils circulent, tandis que les artilleurs ennemis, devinant les usages et les itinéraires, font du tir sur zone et que les bombardiers lancent leurs tuyaux de poêle ou vident leurs seaux à charbon. Quand le barrage est trop précis, quand l’insouciance deviendrait folie, ils invectivent les gêneurs et s’arrêtent, mais pas longtemps : les camarades attendent. Tant pjs pour qui tombe ; s’il n’est pas mort, on l’exhorte à la patience, on partage son chargement et l’on repart cahin-caha sous la voûte des trajectoires, vers les éloges rares et les reproches fréquens qui sont le lot de récompense des pourvoyeurs. Certes les brancardiers, les téléphonistes, les agens de liaison brillent plus souvent dans les ordres du jour ; les secours aux blessés, les réparations de lignes, la transmission des ordres sont des actes méritoires qui exigent des âmes fortes et des nerfs obéissans. Mais ces modestes auxiliaires des chefs ne pratiquent l’héroïsme qu’aux heures de bataille ; les autres en font profession quotidienne et ne sortent jamais de l’anonymat.

A vivre ainsi comme des troglodytes, dans un perpétuel vacarme qui fait songer aux cataclysmes naturels des époques préhistoriques, quel est en réalité l’état d’esprit des habitans des tranchées ? Pour avoir fait au front une visite rapide et sans danger, des politiciens dont jusqu’alors nul n’avait soupçonné l’humeur guerrière nous en présentent un portrait sans nuances. Or la mentalité du « poilu » est difficile à discerner pour quiconque passe, interroge et ne revient pas. Elle varie selon les jours, soit que l’activité guerrière fasse trêve, soit que les pertes s’avèrent lourdes, soit que le cantonnement de repos mérite l’éloge ou le blâme. La dernière lettre reçue, le soleil ou la pluie, le caporal d’ordinaire, l’officier de détail ne sont pas sans influence sur les idées de nos combattans. Ils pensent à la Patrie, pour laquelle ils ont accepté sans réserve le sacrifice ; ils la veulent victorieuse et débarrassée de l’envahisseur, et cela passe avant tout. Faut-il leur en vouloir, s’il leur arrive de songer aussi à la famille qu’ils ont fondée, à leurs affaires qui périclitent, au métier qu’ils oublient. Il me semble que cela même ajoute à leur mérite et fait davantage ressortir leur bravoure et leur vertu. Ces préoccupations paraîtront peut-être bien vulgaires aux spécialistes d’un certain héroïsme théâtral, moins beau mille fois que l’héroïsme vrai. Je les invité à se souvenir que le Christ au Mont des Oliviers fut un instant terrassé par le doute et le désespoir. Il était Dieu. Or nos combattans sont des hommes et ils souffrent depuis vingt-deux mois dans leur corps, dans leur esprit et dans leur cœur. Et ils sont bien décidés à tout supporter, jusqu’au bout !

Le panache, ils l’ont tous, quand une attaque sérieuse est proche, quand il faut sortir en masse des tranchées pour livrer la bataille qu’ils espèrent décisive. Ils courbent le dos, mais contractent les mâchoires sous les tempêtes apocalyptiques des préparations d’artillerie. Beaucoup se montrent gouailleurs, la plupart plaisantent comme chante l’enfant qui traverse tout seul un bois pendant la nuit. Quand tombe l’excitation de la lutte imminente ; ou présente, ou passée, ils se retrouvent seuls avec leurs soucis. Ils « tiennent » parce qu’« il faut tenir ; » ils sont consciens de leur sacrifice, mais ils l’acceptent avec une froide et tenace volonté. Ils sont résignés, mais non moroses ; ils grognent, mais ils ne geignent pas. Ils subissent tous les événemens futiles ou tragiques avec une placidité presque toujours déconcertante, une raillerie souvent spirituelle, un égoïsme parfois contrarié par de touchans élans du cœur. Ils trouvent que la guerre est longue, mais ils ne se résoudraient pas à rentrer chez eux en laissant la tâche inachevée. Presque tous jugent par comparaison et considèrent l’Allemand comme un voisin sans scrupules qui a tenté d’empiéter sur notre propriété collective ou de s’emparer du matériel de la communauté : le voisin doit remettre les bornes en place, rendre les outils et payer les frais du procès, puisque nul arrangement amiable ne fut possible avant le conflit. Cette constance dignement soutenue, quoi qu’il en coûte, est moins brillante que les attitudes déclamatoires imaginées par certains littérateurs de l’arrière, mais elle est de meilleur aloi. Elle sera la cause principale du succès indiscuté, qui nous paiera d’avoir su attendre.

Attendre ! Il a fallu du temps pour que nous traduisions ainsi la phrase « je les grignote » attribuée au général en chef. Pendant de longs mois, on la comprit à contresens. D’Arras aux Vosges, ce fut une série de secousses fébriles, de pesées individuelles où l’ardeur guerrière s’exerçait trop souvent avec plus de force que de bonheur. Beaucoup d’entre nous, plus étourdis que les émigrés en 1815, inattentifs aux leçons de l’expérience, n’avaient rien appris et tout oublié. Ces petites offensives, sans coordination et sans but précis, entretenaient sans doute l’esprit guerrier, mais au prix de lourdes pertes. On espérait totaliser de petits gains répétés et obtenir en détaille résultat qu’on ne voulait pas demander en bloc à une opération de grand style, parce qu’il semblait alors trop incertain et trop coûteux. Malgré la faiblesse des moyens d’action, la vaillance des combattans, stimulée par la foi dans la victoire que préparaient ces luttes locales, faisait merveille. On progressait ainsi par à-coups jusqu’à la réaction brutale de l’adversaire qui parfois reprenait en quelques heures, grâce à son artillerie supérieure et aux armes déloyales qu’il y ajoutait, le terrain gagné par nous en plusieurs mois d’efforts. Les théâtres de ces agitations stériles et sanglantes, nous savons tous où les placer. Les deux partis virent s’affaiblir les effectifs de leurs meilleures troupes sans que la ligne de démarcation, cristallisée après la bataille de la Marne, en fût sensiblement modifiée. Les nôtres y accomplirent de beaux exploits, dont le récit officiel réconforta les pessimistes et calma les impatiens. Mais il n’était pas besoin de quelques pages ajoutées au recueil imposant des épisodes glorieux de notre histoire militaire pour savoir que l’enjeu de la guerre ne se gagnerait pas à coups d’actions de détail.

En effet, l’adversaire profitait tôt ou tard de l’avance que lui assurait sa préparation du temps de paix. Il pouvait Concentrer sur le secteur menacé les 36 obusiers de 105, les 16 obusiers de 150 dont il était doté par corps d’armée ; il pouvait y ajouter une copieuse artillerie d’armée où les 210 faisaient déjà leur apparition dès le début de la guerre. À ce matériel formidable pour l’époque mous opposions les canons de Bange, de Siège et Place, excellons sans doute, mais d’ancien modèle, et faiblement approvisionnés, les pièces de marine que notre maîtrise de la mer rendait inutiles sur les côtes, et quelques 155 CTR. Nous n’avions pas résolu d’un seul coup le problème des « affectations spéciales ; » avant de confectionner les nouvelles pièces d’A. L. réclamées par les combattans, il fallait alimenter l’ancien matériel en service avec des usines et un personnel improvisés. Pendant ce temps, l’ennemi ne restait pas in actif. Sa puissante organisation industrielle l’aurait rendu invulnérable, si les Alliés n’avaient pas su durer. Grâce à leur patience et à leur ingéniosité, ils pourront enfin lutter à armes égales, et dès lors l’équilibre maintenu jusqu’à présent par leur persévérance et leur bravoure sera rompu en leur faveur. Donc, plus que jamais nous devons maintenant observer le principe de l’économie des forces et n’employer nos troupes qu’à bon escient, car, après vingt-trois mois de guerre, les chefs et les soldats ne se fabriquent pas et ne se remplacent pas aussi facilement que les canons et les munitions.


II

La guerre contemporaine est affaire de science et de méthode. Depuis 1870, sauf dans la première phase de la campagne actuelle, dans les manœuvres du voïvode Putnik et les récentes opérations du grand-duc Nicolas, l’art ne vivifie plus les conceptions stratégiques et tactiques des belligérans. Sur le front français, Napoléon Ier lui-même, s’il pouvait remplacer aujourd’hui le général Joffre, ne ferait pas mieux que lui. Tout au plus est-il permis aux malins de supposer qu’il aurait dirigé autrement les événemens du début de la campagne et qu’il n’aurait pas laissé l’adversaire, ni ses propres armées, demander la supériorité finale à une lente usure ou à quelque rupture brutale du front.

Ce n’est pas aux seuls progrès de l’armement qu’il faut attribuer l’invulnérabilité actuelle des positions dont les flancs sont bien appuyés. De tout temps, devant des lignes défensives organisées en profondeur, garnies par une troupe nombreuse, déterminée, bien ravitaillée, l’assaillant a été condamné à un échec, quand le terrain et parfois l’infériorité numérique l’ont empêché d’esquisser ou d’exécuter une menace d’enveloppement. Masséna fut impuissant à Torres-Vedras, comme Savoff à Tchataldja ; mais Oyama contraignit Kouropalkine à la retraite parce que la manœuvre débordante était possible autour des grands fronts fortifiés de Liao-Yang et de Moukden. Le théâtre de la guerre mondiale est bien plus vaste que celui de Mandchourie ; les combinaisons stratégiques doivent donc augmenter d’ampleur en conséquence, et le dénouement doit être cherché à la fois du côté cour et du côté jardin.

Depuis les tentatives infructueuses des Allemands sur l’Yser, on sait chez nous que la simultanéité des efforts est la condition essentielle du succès. Mais on a longtemps escompté, pour diverses raisons, les effets de la bravoure des exécutans, de la supériorité locale et momentanée des effectifs et du matériel, de la surprise ou de la démoralisation de l’ennemi. Nous avons ainsi livré quelques batailles, en Artois et eu Champagne notamment, qui, si elles changèrent peu les situations respectives des adversaires, ont permis d’établir pour les rencontres prochaines une doctrine dont les événemens de Verdun ont démontré la valeur.

Toute opération offensive, si minime soit-elle, est devenue peu à peu une affaire très compliquée. Il ne s’agit plus de recevoir un ordre d’attaque, de le transmettre pour exécution, d’entraîner son monde en avant selon les principes des anciens règlemens, et de tomber à bras raccourcis sur l’ennemi. Pour les grands chefs, c’est le choix des directions de marche et de la zone de manœuvre qui exige des calculs minutieux et précis ; C3 choix lui-même ne pourra être fait qu’au dernier moment, car les conditions diplomatiques et militaires varient sans cesse. Or il convient de ne pas être pris au dépourvu. Aussi fait-on « aménager » simultanément plusieurs « champs de bataille » dans les régions désignées par l’expérience des événemens antérieurs. Pendant plusieurs semaines, les troupes au repos creuseront les voies d’accès, les places d’armes ; elles construiront les batteries vraies ou simulées, les dépôts de munitions, les magasins, les hôpitaux ; les lignes de ravitaillement et d’évacuation seront préparées ; les journaux discuteront diverses hypothèses, et la lumière ne jaillira pas de leurs discussions. Ainsi l’adversaire, dont le service de renseignemens n’est pas inactif, reste-t-il indécis ; il flaire une menace prochaine et il n’en peut deviner l’échéance et la portée. Il n’a plus qu’à disséminer ses forces pour parer à la surprise ou à monter pour son compte, comme à Verdun, une attaque préventive qui détournera peut-être le danger auquel il se sait exposé.

Dans les troupes, l’audace et le coup d’œil ne suffisent plus. Quoique l’objectif initial se trouve rapproché entre 10 et 200 mètres sur presque toute la longueur du front français, le succès dépend d’une foule de détails, et le moindre oubli peut faire tout échouer. Un chef, quel qu’il soit, doit prévoir les besoins des nombreuses « spécialités » entre lesquelles se partagent les assaillans. Il doit y pourvoir largement. C’est parce que les grenades manqueront au bon moment que la brèche ne sera pas ouverte ; si les fanions, les cartouches-signaux ou les fusées font défaut, l’artillerie est mal orientée sur les progrès des troupes amies et tape à tort et à travers ; si l’on n’a pas songé aux sacs à terre, aux outils, on ne pourra pas faire de barrages dans les tranchées ou boyaux contestés, ni organiser contre une réaction le terrain conquis ; les liaisons optiques, les chaînes de coureurs, les ravitaillemens de toute nature seront étudiés et préparés avec soin. On distribue les rôles, on délimite à chacun son champ d’action ; si on le peut, on répète à l’arrière, dans tous ses détails, le drame qui va se jouer.

Pendant ce temps, tous les moyens d’investigation sont employés pour compléter les renseignemens que l’on possède sur la position de l’adversaire. Les aviateurs sillonnent l’espace qu’ils s’efforcent d’interdire aux appareils ennemis. On exécute des coups de main sur des points judicieusement choisis dans tous les secteurs du front, pour dissimuler jusqu’au dernier moment la zone de l’attaque, pour faire des prisonniers grâce auxquels on vérifiera « l’ordre de bataille, » pour conquérir de bons observatoires, car l’artillerie la plus puissante et la plus perfectionnée est à peu près inutilisable, si l’on ne peut observer les résultats du tir. On repère avec soin les postes d’observation, les blockhaus de mitrailleuses, les engins de tranchée, les batteries du défenseur. Mais, autant que possible, rien ne doit déceler une activité anormale, jusqu’au moment précis où commencera le bombardement, prélude obligatoire de toute attaque.

Naguère, la préparation d’artillerie était longue. La puissance croissante des projectiles, qui rend plus efficace le tir à démolir, en abrège maintenant la durée. Il convient en effet d’obtenir la plus grande destruction dans le moindre temps, afin de profiter de la surprise, d’empêcher la concentration de l’artillerie et des réserves de l’adversaire. En quelques heures, il doit être paralysé dans la zone déterminée par la portée-limite de nos canons. Selon la règle formulée dès avant la bataille de Champagne, l’artillerie conquiert et l’infanterie submerge. Mais toute règle a des exceptions. La préparation la plus parfaite laisse subsister çà et là des organes de défense qui pourront gêner, parfois même arrêter, l’assaillant. L’élan des troupes, l’initiative et le jugement des chefs de tous grades, la poussée bien ordonnée de l’arrière vers l’avant reprennent alors dans l’offensive la part prépondérante qu’elles avaient autrefois.

Si le front d’attaque n’est pas très étendu, si la tranquillité des secteurs limitrophes n’inspire pas d’inquiétudes à l’ennemi, si le défenseur n’est pas menacé en même temps vers d’autres régions, il fait affluer sans retard des troupes et du matériel qu’il prélève dans les zones paisibles et dont le transport s’exécute avec rapidité. Ces renforts sont placés sur des positions organisées à loisir hors de la portée de l’artillerie adverse ou improvisées d’après les progrès de l’adversaire et l’appui que donnera le terrain. L’assaillant est ainsi contraint de forcer des obstacles successifs dont le nombre et la solidité dépendent des ressources totales du défenseur et aussi des conditions stratégiques et tactiques dans les divers théâtres de la guerre. Devant chacun de ces obstacles, la moyenne et la grosse artillerie, qui sont aujourd’hui indispensables, ne peuvent intervenir aussi promptement que l’infanterie. Le déplacement et la protection des pièces sont contrariés par le tir de l’ennemi ; l’emploi presque exclusif des calibres supérieurs au 105 rend le transport des munitions difficile et lent ; tout délai est mis à profit par le défenseur dont la situation s’améliore chaque jour. Si rien ailleurs ne vient le compromettre, l’équilibre des forces ne tarde pas à s’établir ; l’assaillant doit reprendre haleine avant de livrer une nouvelle bataille. Ainsi s’expliquent l’arrêt de nos offensives de 1915 en Artois et en Champagne, et la durée de notre résistance autour de Verdun.

Ces périodes où le bombardement fait rage sont vraiment pénibles à vivre. Les journalistes qui Célèbrent l’insouciance et la jovialité des « poilus » dans la tempête d’acier et les volcans des explosions ne se sont jamais trouvés à pareille épreuve, et ils en parlent bien à leur aise. Quand l’échange quotidien de projectiles se maintient dans la moyenne habituelle, on arrive, cela est certain, à ne plus y prêter qu’une attention distraite, car on s’accoutume vite au danger dont on connaît l’importance et la durée. Mais quand la densité du tir augmente, quand les calibres se révèlent particulièrement puissans, quand les obus et les grosses torpilles martèlent avec méthode tous les élémens de la position, les sentimens ne tardent pas à se modifier. Aux premiers coups qui tombent dans le voisinage, on dit : « Ils se sont trompés ; ils tirent mal… » ou toute autre plaisanterie analogue. Aux coups suivans, les minutes paraissent déjà longues. Les sifflemens révélateurs des arrivées sont étouffés par le vacarme des éclatemens ; les miaulemens des éclats innombrables qui sillonnent l’espace, les ronflemens des matériaux qui volent de toutes parts, les gémissemens des blessés se confondent dans une mélodie stridente ; l’air est empesté par les fumées des explosifs, par les obus à gaz suffocans et lacrymogènes ; la terre tremble et s’entr’ouvre. Étourdis, assommés, les combattans sont semblables aux malheureux que torture le mal de mer ; ils sont plongés dans l’angoisse qui précédera la fin des temps. À de brefs intervalles, les gradés, courbés comme par un vent de tempête, se faufilent à travers les décombres des boyaux et tranchées bouleversés ; ils stimulent leurs hommes qui se font tout petits dans les abris dont chacun observe furtivement, parfois avec des réflexions cocasses, les fissures grandissantes, et ils pourvoient à la relève fréquente des guetteurs. Il importe en effet que la vigilance soit incessante. L’irruption inattendue de l’assaillant dans les tranchées, grâce aux nuages de poussière et de fumée, grâce à l’allongement du tir que le tumulte rend imperceptible aux troupes abritées sous terre, condamne celles de la première ligne à la reddition sans honneur ou au massacre sans profit ; bloquées par les grenadiers qui surgissent aux entrées des abris, elles doivent presque toujours capituler, Car toute résistance est vite réprimée par les grenades lancées à profusion. Mais les occupans ainsi surpris ne peuvent plus songer même à se défendre : une seule idée, un seul instinct subsiste en eux : voir cesser l’affreux cauchemar. J’ai rencontré maintes fois des cadavres dont le visage reflétait une expression de béatitude infinie que nulle description, nul pinceau n’auraient su fixer. On devinait que ces hommes avaient eu le temps de bénir la mort qui venait les délivrer et qu’ils avaient eu la vision brève d’une éternité de repos et de douceur sans torpilles et sans obus.

Malgré la violence du tir de riposte, l’assaillant a le moral moins affecté par le bombardement. D’abord, il sait qu’il doit attaquer ; ensuite, si l’attaque a été bien préparée, il profite d’une supériorité matérielle dont les effets sont bientôt apparens. Au moment voulu, les vagues d’assaut se forment et partent. Parfois, l’adversaire a su attendre et il a pu dissimuler ses moyens d’action. A l’allongement du tir de l’attaque correspond un tir de barrage infranchissable qui est dirigé sur les lignes et places d’armes où sont rassemblés les assaillans ; les patrouilles de reconnaissance sont arrêtées par des réseaux intacts ou par des mitrailleuses bien servies et les survivans reviennent comme ils peuvent dans la tranchée de départ. On n’insiste pas et l’on se réserve pour une meilleure occasion. C’est ce que les combattans appellent « une attaque de pied ferme, » et les communiqués officiels des deux partis la traduisent identiquement par te cliché connu : « L’ennemi n’a pu déboucher, » ou : « Après avoir éprouvé des pertes énormes, l’ennemi est rentré dans ses tranchées. »

Quand l’enthousiasme et la foi précèdent les assaillans, comme au début de la bataille de Champagne, on assiste à un spectacle inoubliable. Semblables à la marée montante, les « vagues » d’infanterie mordent peu à peu la zone attaquée, recouvrent successivement les lignes de la défense que l’artillerie a désagrégées ; çà et là, elles tourbillonnent en remous devant un obstacle qui cède à son tour. Dans l’espace submergé, quelques îlots subsistent encore : ce sont les « centres de résistance » où des garnisons bien commandées, bien abritées, ont pu se maintenir et que le souci de leur honneur militaire, ou l’esprit de corps, fait lutter avec l’énergie du désespoir ; mais, battus à coups pressés par l’assaillant qui recule pour s’élancer de nouveau avec plus de fureur, leurs défenseurs disparaissent l’un après l’autre dans la captivité ou dans la mort. Puis, le flot des assaillans devient étale ; épuisé par sa violence même, il s’arrête devant la digue établie alors par l’adversaire pour arrêter l’inondation.

Ainsi, pendant quelques heures, quelques jours, ou même quelques semaines, selon la ténacité ou les espérances de leurs chefs, les ressorts moraux des combattans sont tendus à la limite de leur puissance. Et cette limite s’éloigne encore quand les intéressés croient l’avoir atteinte, car « une âme vigoureuse est maîtresse du corps qu’elle anime. » La beauté de tel acte, où l’observateur croit apercevoir l’ultime fond de l’héroïsme ou du sacrifice, est éclipsée aussitôt par un acte accompli tout proche, que la raison ne peut comprendre et que l’imagination la plus riche n’aurait su concevoir. La fièvre de la bataille, l’ambition, ou l’aveugle témérité, ne suffisent pas à tout expliquer, car l’intelligence froide, la charité ou la camaraderie consciente, le sentiment du devoir, inspirent les combattans autant que l’amour de la gloire, le désir de représailles ou la férocité en sommeil dans le cœur humain. Sans doute ces vertus, quoi qu’en ait dit Moltke l’Ancien, n’ont pas besoin de la guerre pour se manifester ; on en trouve assez d’exemples dans les discours académiques sur l’attribution des prix Montyon, comme dans les Annales de la Propagation de la foi. Mais la guerre leur permet d’exercer une influence salutaire par la publicité des ordres du jour, moins efficace d’ailleurs que l’anonymat de la vie en commun où les extrêmes se coudoient. Les philosophes peuvent à bon droit flétrir les passions exacerbées que la violence belliqueuse développe ; mais pour être justes, tout en condamnant les excès et les crimes, ils ne doivent pas oublier de mettre dans la balance les splendeurs morales que cette violence fait fleurir au grand jour et qui réhabilitent l’humanité.

Pendant ces longues crises que sont les batailles contemporaines, l’acharnement de l’attaque et de la résistance est sans bornes. Dans les deux partis, le mépris de la vie s’affirme avec fureur. Cependant, les assaillans qui s’efforcent de pratiquer la générosité chevaleresque sont souvent plus habiles que les partisans de la lutte sans merci. Outre que la violence inutile souillera la gloire du vainqueur, elle prolonge les résistances en obligeant à combattre jusqu’à la mort des ennemis que le sentiment de leur impuissance rendrait moins intraitables, si leur désir de survivre à une défaite honorable était exaucé. Il suffit parfois de quelques hommes que la crainte d’une fin certaine a déterminés au sacrifice d’où toute espérance n’est pas bannie, pour arrêter une offensive qui s’annonçait triomphante.

Quand les troupes ont fait un effort violent et prolongé, soit pour l’attaque, soit pour la défense, le commandement les remplacé par des troupes fraîches qui devront continuer la lâche commencée. Il serait imprudent de différer la « relève » jusqu’à ce que les combattans engagés dans la zone de la bataille aient atteint la limite de leurs forces physiques et morales. Bien des faits en apparence inexplicables n’ont pas d’autre cause qu’une dépression à la faveur de laquelle l’adversaire, s’il la devine, peut tout se permettre. Un chef expérimenté sait toujours, même au passage, tâter le pouls de la troupe. Quoi qu’il en coûte à son amour-propre, il fera donc preuve de caractère et de jugement s’il ne confond pas ses désirs avec la réalité, et si, grâce à lui, renseignée à temps, l’autorité suprême, par une relève opportune, dispose pour ses combinaisons ultérieures d’exécutans sur qui elle pourra compter.

Les relèves pendant la bataille sont dangereuses et délicates. Elles mettent à de rudes épreuves la patience et la chance personnelle des chefs de tous grades qui, le plus souvent pendant la nuit, conduisent leur troupe par des cheminemens bouleversés, à travers des terrains arrosés à intervalles variables par des tirs de barrage, jusqu’à l’emplacement qu’elle doit occuper. Les repères topographiques sont illusoires dans l’obscurité que rendent plus profonde les fulgurances des fusées éclairantes ; on ne trouve pas les guides aux rendez-vous que des ordres minutieux prévoyaient ; on erre comme dans un labyrinthe inextricable sans arriver au but où l’on est attendu ; les heures fuient, les patrouilles lancées à la découverte ne reviennent pas ; les difficultés s’amoncellent et le découragement effleure les plus coufians. Puis, sous l’influence d’une fée bienfaisante, tout s’aplanit et tout s’arrange. Au point du jour chacun est en place ; les camarades remplacés ont disparu, l’âme légère, et, comme disait l’autre, la séance continue. Il y a beaucoup de relèves meurtrières ; on n’en citerait pas qui n’ont pu être effectuées à temps.

Dans les batailles de la guerre mondiale, les comparses les plus obscurs, même ceux que les combattans classent avec une ironie sans amertume sous la rubrique « embusqués du front, » doivent souvent faire preuve d’énergie et de courage. Brancardiers et conducteurs, notamment, qui sont en principe gens âgés et de caractère paisible, personnifient alors l’abnégation. Par leurs actes ils s’égalent aux plus vaillans, et les troupes d’attaque ont dû maintes fois leurs succès à ces modestes collaborateurs.

D’avance, en effet, le soldat qui va se lancer dans la mêlée accepte d’y périr ou d’y recevoir de graves blessures ; mais il ne lui est pas indifférent de savoir qu’il sera secouru. Les cadavres étendus, les blessés qui agonisent pendant des heures ou des jours sur le terrain de la lutte ne sont pas un spectacle réconfortant. C’est alors que les médecins de troupe et leurs auxiliaires interviennent et qu’ils se révèlent dignes d’admiration et de respect. J’en ai vu que le sentiment de l’honneur professionnel poussait aux pires témérités. Ils allaient en rampant chercher les blessés qui gisaient devant les réseaux ennemis ; ils ramassaient même les morts pour leur donner une sépulture décente. L’acharnement de la bataille est devenu tel qu’ils peuvent rarement opérer au grand jour, malgré leurs insignes et leurs allures de non-combattans. La nuit même ne leur accorde qu’une faible protection : dénoncés par les fusées éclairantes que lance à jets continus l’adversaire aux aguets, leur funèbre besogne les fait traiter comme des patrouilles hostiles. En arrière des lignes, leurs allées et venues sont considérées comme des mouvemens suspects et provoquent des pluies de projectiles variés. Les victimes sont nombreuses, les postes de secours sont éloignés, la tâche des sauveteurs est pénible et longue ; il faut porter les brancards avec douceur, s’arrêter souvent pour attendre du renfort ou calmer les souffrances. Plusieurs journées, plusieurs nuits s’écouleront avant que les infirmiers, les brancardiers aient mis tous les blessés à l’abri. Les yeux lourds de sommeil, les muscles endoloris, ils circuleront sans repos, et nul ne songe alors à leur reprocher la quiétude relative où ils ont vécu pendant les semaines ou les mois qui ont précédé la bataille. Parfois un obus massacre les porteurs et respecte leur pantelant fardeau ; souvent une balle couche près d’un blessé celui qui s’apprêtait à le secourir ; et les pertes du service sanitaire égalent celles des troupes les plus éprouvées. Mais quel stimulant à l’esprit offensif d’un régiment donne la foi dans le zèle et le courage des « toubibs » et de leur personnel ! De savoir qu’on sera, quoi qu’il arrive, ramassé par des mains amies, absous par le prêtre-soldat de la compagnie ou du bataillon, que les êtres aimés connaîtront l’endroit où ils pourront venir s’agenouiller après la guerre, quel combattant n’a senti au moment suprême s’affermir sa volonté d’aller jusqu’au bout ?

Plus utile encore dans le développement de la bataille est l’intervention des agens de transport, conducteurs souvent jalousés et raillés des voitures régimentaires et même des autos-camions. Sans doute, ils échappent eux aussi aux dangers quotidiens des longues périodes d’accalmie, et ce n’est pas eux que les peintres de mœurs militaires à la recherche de types de « poilus » bien pittoresques prennent pour modèles. Pourtant ils ont quelque mérite à faire en temps de crise leur obscure besogne de ravitailleurs. Ils entretiennent les offensives, ils rendent possibles les longues résistances, par les vivres, les munitions, le personnel, le matériel qu’ils apportent ; des milliers de blessés leur doivent la vie pour la rapidité avec laquelle ils les éloignèrent du théâtre de la lutte. Quelque violens que soient le bombardement et la fusillade, quelque sombre et mauvaise que soit la nuit, les théories de véhicules s’allongent et se suivent sur les routes défoncées, sur les pistes balayées par le vent meurtrier des projectiles. On voit alors se transformer le conducteur égoïste et paresseux qui grognait en quittant chaque soir sa paisible grange du cantonnement où la sécurité est presque absolue, qui ne connaissait que sa voiture et ses chevaux et qui laissait volontiers se tirer d’affaire à sa guise un confrère dans l’embarras, qui savourait sa quiétude en mangeant chaud et buvant frais et qui dédaignait les railleries en songeant que le camarade voudrait bien être à sa place au lieu de monter la garde ou de se battre dans les tranchées. Le charretier indolent et madré se révèle énergique et diligent. « Ils ne doivent manquer de rien là-bas » est le principe indiscuté qui pendant la bataille inspire les pensées et les actes de ces braves gens. Vétérans de la réserve et territoriaux des régimens actifs, chefs de famille presque tous, ils ne connaissent pas d’obstacles. L’ennemi a beau tirer sur les ravitaillemens que lui dénoncent entre deux accalmies le grincement des roues, le pas lourd des attelages, le ronflement des moteurs ; il peut démolir des voitures, tuer ou blesser hommes et chevaux : les vivres arriveront aux cuisines, les obus aux canons ; le matériel et les engins de toutes sortes s’entasseront le plus près possible de la ligne de feu, afin que torpilles, rondins, fils de fer et munitions endolorissent le moins possible les épaules fatiguées des corvées de combattans.

Ainsi, depuis décembre 1914, toutes les batailles livrées sur le front français sont du même type, ont évolué suivant des phases identiques, ont abouti aux mêmes résultats. Même dans celle de Verdun où nos adversaires espéraient obtenir la décision, les Allemands n’ont rien innové, sinon l’abondance des gros calibres d’artillerie. Après de longues périodes d’accalmie où l’on remplace le matériel et les approvisionnemens dépensés pendant la tentative précédente, une préparation brutale anéantit les premières lignes ; l’infanterie rassemblée devant la zone d’attaque réduit les résistances locales et progresse jusqu’à la deuxième position que la prévoyance du commandement a fait aménager de longue date pour limiter l’échec. Jusqu’à l’heure où nous écrivons ces lignes, c’est-à-dire jusqu’à la date où s’est engagée la bataille de la Somme, ces deuxièmes positions étaient restées à peu près inviolables, aussi bien en Belgique, qu’en Artois, en Champagne et à Verdun. Faut-il croire que les batailles ultérieures ne donneront toujours qu’un gain illusoire de quelques kilomètres carrés de terrain où le vainqueur ramassera du butin de guerre et quelques milliers de prisonniers ? Faut-il croire que les combattans du front prophétisaient juste quand ils disaient déjà, pendant les chocs sur l’Yser : « Ils ne passeront pas, mais nous ne passerons pas ? » Peut-être, si nous étions aveugles et sourds aux leçons de l’Histoire comme à celle des faits actuels. Pendant la guerre de Sept-Ans, Frédéric II, souverain d’un petit royaume, réussit à vaincre une coalition d’Etats dont chacun était plus puissant que lui, en profitant de leurs lenteurs et de leurs rivalités d’intérêts. Les Alliés de 1814 n’abattirent Napoléon qu’après avoir décidé de marcher tous ensemble sur Paris sans se laisser arrêter par l’échec de l’une quelconque de leurs armées.

Il serait oiseux de disserter sur les événemens passés de la guerre mondiale. Nous ne trouverions pas la recette de la victoire dans les « si » de la critique enveloppés de regrets. Il est non moins malséant d’esquisser pour l’avenir un plan de campagne : l’observateur raisonnable doit laisser aux grands chefs qui possèdent la confiance des armées et des gouvernans le soin de résoudre un problème aussi compliqué. Eux seuls savent si nos ennemis céderont pour éviter la ruine, et si le blocus de plus en plus resserré suffira pour les contraindre à demander la paix, ou si la supériorité de nos armes doit seule leur arracher l’aveu de leur défaite. D’ailleurs, depuis vingt-trois mois, les prévisions les plus sagaces ont été souvent démenties par les faits ; de ces contradictions déconcertantes, on peut conclure que « l’invisible chef d’orchestre » n’a pas dit son dernier mot. Il n’est pas douteux toutefois que les dirigeans de l’Entente n’aient puissamment hâté le verdict en coordonnant leurs préparatifs, comme nous le voyons, dans les diverses zones d’offensive qu’ils ont choisies, de façon que les Alliés frappent tous ensemble, tous en même temps et tous à plein cœur.


III

En bordure de la frontière provisoire que limitent les tranchées de première ligne, jusque sur les terrains bouleversés où la mort passe sans cesse en sifflant, une population d’autochtones et de réfugiés affairés, résignés et patiens, vit et travaille au fil de l’heure présente. Elle a vu passer et se fixer l’invasion. Les progrès et les reculs imposés ou subis l’ont réjouie ou consternée, selon les vicissitudes des luttes quotidiennes et des grandes batailles où chacun des adversaires semblait jouer son dernier coup de dés. Elle espère et elle attend. La paix la trouvera prête à relever les ruines, d’après les traditions de labeur et d’ordre qui faisaient des régions septentrionales de la France une enviable proie.

Les villages, les bourgs et les cités disséminés dans l’étroite zone où tombent les projectiles ont eu des fortunes bien diverses. Dans les secteurs que la géographie et les combinaisons militaires vouent aux batailles périodiques, partout enfin où le terrain a été disputé pied à pied, les bâtimens modestes, confortables ou luxueux sont transformés en tas de décombres par l’obus égalitaire. Ce qui a échappé au canon et à l’incendie est utilisé au gré de soldats inventifs et pratiques. Quand les habitans, aujourd’hui dispersés au loin, reviendront dans leur petite patrie, ils trouveront dans les endroits les plus invraisemblables les épaves de leur mobilier. Au fond des postes téléphoniques, dans les abris de commandement et les galeries-cavernes, s’entassent les glaces, les objets de cuisine et de literie, les portraits de famille, les fauteuils Louis-Philippe et les commodes Dufayel. La théorie : « Nul bien sans maître, » appliquée avec soin, donne aux combattans, pendant les jours souterrains de leur incertaine existence, l’illusion du chez soi, tout en limitant les pertes des légitimes possesseurs. La destruction complète ne confère pas, en effet, aux ruines la paix de la mort. L’adversaire suppose toujours que les caves sont intactes et transformées en cantonnemens de repos ; il croit que les pans de murs abritent les cuisiniers ; il voit des observatoires dans les cheminées qui jaillissent comme des colonnes au-dessus des gravats ; il flaire, dans ces pignons décapités, dans ces vestiges de façades, dans ces monticules de pierres, de briques et de pisé, un écran pour les artilleurs, un point d’appui formidable pour les fantassins. Fusans et percutans s’abattent sur les ruines que fréquentent cependant les corvées régulières et les braves troupiers, en quête d’une bonne aubaine qui leur assurera un minimum de confort : le génie envoie si peu de matériaux !

La déchéance des jardins, des parcs, des bois, qui les embellissaient naguère, fait paraître plus farouche encore l’aspect de ces lieux dévastés. Les arbres dressent en moignons informes leurs troncs calcinés ; les feuilles ne verdiront plus sur les branches déchiquetées. Plus destructeurs que les cyclones, les obus ont coupé comme des allumettes les bouleaux centenaires, les peupliers gigantesques, les frênes robustes, les chênes majestueux. Mais, entre ces colosses décapités, les baliveaux grandissent, préservés par leur faiblesse ; ils sont les gages d’une richesse et d’une beauté que le temps reconstituera.

Le temps ! Sous l’action lente, mais incessante des jours qui passent, les campagnes incultes ressemblent aux pampas des continens inexplorés. Les champs et les prés se confondent sous la neige de l’hiver, sous la végétation folle des belles saisons ; l’herbe désagrège le macadam des routes, efface les chemins de culture et les sentiers ; les fossés, les rigoles se comblent, et les eaux de pluie s’étendent en marécages que les drains éventrés par les pioches des combattans ne peuvent plus dessécher. Les machines et les engins agricoles, abandonnés par les industriels et les paysans dans la hâte de leur exode, se rouillent ou s’enlizent sans emploi. Peut-être l’administration, civile ou militaire, aurait-elle été prévoyante en faisant réunir en temps opportun à l’arrière tout cet outillage qu’il sera difficile et coûteux de remplacer quand la paix réveillera les champs et les ateliers. Les lièvres et les lapins, les cailles et les perdrix pullulent sur les jachères, joyeux de vivre dans une époque où les humains ne pensent plus qu’à se chasser entre eux. Pourtant leur quiétude n’est pas sans bornes. Parmi les soldats tapis dans les tranchées, des braconniers irréductibles veillent, à qui la volupté des visites aux collets bien placés fait oublier le danger des promenades furtives hors des boyaux.

Dans les secteurs réputés tranquilles, où la canonnade intermittente n’atteint jamais une grande intensité, la population a préféré les risques d’un obus hypothétique aux tristesses de l’exil. Seules, quelques maisons aux façades éventrées, aux toits défoncés, témoignent çà et là de l’insécurité ambiante. Ailleurs, c’est la topographie qui assure aux localités une inviolabilité relative. Les Allemands n’aiment guère gaspiller leurs munitions et, s’ils ne possèdent pas d’observatoires convenables, ils ne font pas volontiers sur les cantonnemens des tirs qu’ils seraient incapables de régler. Ainsi, dans la région du bois Le Prêtre, les villages étaient à peu près intacts et les habitans y vivaient sans trop d’alarmes à deux kilomètres environ de tranchées où l’on se battait jour et nuit avec fureur.

Quand ce n’est pas le profil du terrain ou les difficultés d’observation qui préservent les agglomérations rurales et urbaines, il faut attribuer la longanimité apparente de l’ennemi a de machiavéliques desseins. Nos combattans, dont l’esprit est sans cesse en éveil, ne sont jamais à court d’explications. D’après eux, les Allemands ménageraient des centres agricoles ou industriels dont ils espèrent s’emparer tôt ou tard ; ils respecteraient les localités où leurs nationaux ont conservé des intérêts d’actionnaires, de commanditaires ou d’associés, grâce à des artifices que les enquêtes les plus subtiles ne permettent pas toujours de découvrir. Mais le temps a fait justice de ces combinaisons d’avant-guerre. En réalité, l’ennemi ne bombarde pas nos villages pour que nos artilleurs respectent ses cantonnemens dans les zones où il ne juge pas opportun de se montrer agressif. Il contraint donc au moins quelques familles françaises à séjourner dans les petites villes et les villages qu’il occupe à proximité de ses tranchées. Nous ne pouvons pas, sans nécessité pressante, tirer sur nos compatriotes pour troubler le repos d’adversaires qui ne manqueraient pas d’user de représailles. Ferions-nous évacuer les localités en arrière de notre front pour avoir la liberté de nos actes, que la situation ne serait pas modifiée. Des otages qu’il nous répugne de mettre à mal sans raison majeure habiteraient toujours les villages français derrière le front allemand. Aussi laisse-t-on jusqu’au dernier moment les indigènes profiter des avantages économiques et militaires qui résultent d’une entente tacite, rarement violée d’ailleurs par l’un ou l’autre parti.

Les pertes matérielles que l’invasion a fait éprouver aux autochtones comme aux réfugiés sont en effet quelque peu atténuées par les affaires de toutes sortes qui germent autour des troupes nombreuses. Chaque maison devient un petit bazar où, pendant les relèves entre deux séjours aux tranchées, les gradés et les soldats se procurent à des prix de guerre l’indispensable et le superflu. Outre la lingerie, la mercerie et la parfumerie de pacotille, la vente licite ou clandestine de liquides, variés assure d’importans bénéfices aux habitans. Certains d’entre eux, actifs et débrouillards, réalisent assez vite de petites fortunes en devenant les fournisseurs bénévoles et diligens des ordinaires et des officiers d’approvisionnement. Ainsi le Sénat et la Chambre des Députés, quand ils votaient « les Cinq sous du poilu » ne se doutaient pas qu’ils aidaient au relèvement économique des malheureuses régions où se décidera le sort du pays. Les centimes multipliés chaque jour par les centaines de milliers d’hommes rassemblés sur le front français font des sommes considérables que se partagent, selon leur adresse, les « civils » de nos cantonnemens.

Faut-il les blâmer si, comme l’affirment quelques grincheux, ils exploitent les militaires en leur vendant très cher des colifichets et des denrées de mauvais aloi ? Non, car ces pauvres gens, qui sont aussi des gens pauvres, méritent notre commisération. Autant que les combattans, ils ont l’obus errant sur leurs têtes et les lendemains douteux. Leurs manies, leurs préjugés, leurs coutumes séculaires sont contrariés, désorganises par les « consignes de la Place » et les ordres des majors de garnison, Les réfugiés ont tout quitté, souvent tout perdu. Les natifs sont contraints de nettoyer leurs cours, de renoncer au libre usage de leurs granges et de leurs caves, de faire disparaitre les beaux tas de fumier dont ils s’enorgueillissaient, de s’enfermer quand la nuit tombe. Leurs actes, leurs gestes, leurs correspondances sont surveillés, épiés, contrôlés. Ils ne peuvent aller et venir sans laissez-passer ; ils vivent dans une atmosphère de méfiance où la lettre anonyme sévit. Ils s’observent entre eux, et souvent dans chacun d’eux le militaire soupçonneux voit un traître ou un espion : « Les Boches se gardent bien de bombarder par ici ; ce n’est pas naturel… » Et les imaginations galopent. Elles transforment des incidens futiles en preuves de connivences criminelles. Les éclipses fortuites d’une bougie derrière une fenêtre, la fusée ou le pétard lancés le soir par des enfans qui s’amusent, la flânerie sur la route ou dans les champs de trois personnes qui s’éloignent et se rapprochent au fil de la conversation comme les traits et les points de l’alphabet Morse, les ombrelles que les femmes balancent en se promenant, le linge mouillé qui sèche au soleil, les ailes des Eurekas ouvertes ou fermées, sont des signaux qui transmettent aux guetteurs ennemis les relèves imminentes, les projets éventés, les variations d’effectifs, les emplacemens de canons.

Certes, nos adversaires sont rusés et dépourvus de toute espèce de scrupule ; ils sont capables de toutes les astuces ; ils ont sûrement mis à profit leur voyage d’aller et retour entre la Belgique et la Marne pour organiser ou compléter sur place leur service de renseignemens. Mais je ne pense pas qu’il en reste quoi que ce soit aujourd’hui. Les coïncidences regrettables dont nous sommes parfois victimes ont surtout pour cause, quand elles sont localisées, les bavardages imprudens de téléphonistes qui ne se méfieront jamais assez des appareils à induction. Quand elles se manifestent à propos d’événemens importans, ce n’est pas les téléphones des tranchées, ni les habitans de la zone des cantonnemens qu’il faut incriminer.

Sans doute les secrets militaires seraient mieux gardés dans une région déserte. Sans doute l’évacuation tardive des villes et des villages où pendant longtemps ont pu résider « les civils » devient un indice certain de projets que l’ennemi devrait ignorer et qu’il devinera toujours trop tôt. Mais, outre les avantages matériels qu’assure la présence des habitans, elle exerce une salutaire influence sur le moral des troupes au repos. Que de regrets, pendant les accalmies parfois assez longues en Champagne pouilleuse, attisait le souvenir de la Woëvre et du bois Le Prêtre au vacarme infernal, mais à qui l’accueillante et plantureuse Lorraine donnait tant de charmes !

Certes la relève des tranchées ne ressemble pas à une partie de plaisir ; mais chacun reprend contact dans les cantonnemens populeux avec l’existence à peu près normale des pays civilisés. Tous y détendent leur esprit : ils y voient d’autres humains que leurs compagnons habituels de misère et de bataille ; ils y font laver leur linge et réparer leurs vêtemens. Presque tous, en souvenir de la mort qui les a frôlés, sentent s’aviver ou se réveiller leur foi religieuse, et la plupart s’accoutument à chercher dans l’assiduité aux offices du soir une garantie contre les risques prochains. Beaucoup, en échange d’un matelas ou d’une botte de paille supplémentaire. se rendent utiles ; ils aident leurs hôtes dans les travaux agricoles ou remplacent les ouvriers absens chez les patrons que la guerre a désemparés.

Ainsi, proche du champ de bataille, l’agriculture ne manque plus de bras. Cette affirmation paradoxale ne sera pas contredite par tous ceux qui ont vu pendant ces temps troublés les terres bien cultivées donner d’abondantes récoltes. C’est en effet un spectacle peu banal que celui des cultivateurs poussant la charrue ou balançant la faux à quelques centaines de mètres des tranchées avancées. Mais ces oasis de jardins, de vergers et de champs rendent plus pénible le contraste des immensités incultes qui les entourent, déchiquetées par les tranchées et les boyaux, parsemées d’excavations où sommeillent des projectiles intacts dont le réveil accidentel, plus tard, sera terrible, hérissées de boursouflures qui dissimulent mal des tombes entr’ouvertes, jalonnées çà et là de petites croix sans nom.

À cette population flottante des villages du front s’ajoutent des colonies stables de militaires que leurs fonctions exemptent du séjour périodique dans les tranchées. Chaque localité possède sa petite garnison ; territoriaux employés à l’établissement des positions successives et des voies ferrées ; conducteurs et scribes des trains régimentaires et des compagnies hors-rang ; états-majors des brigades et des divisions ; escadrons divisionnaires et compagnies du génie, artilleurs de la Lourde et personnel des ambulances. Tout ce monde vit comme en villégiature, papote, s’agite et travaille, gêne et enrichit les habitans. Les moindres réduits sont catalogués chambres, et la plus mauvaise paillasse isolée entre quatre murs est cédée au plus offrant et dernier enchérisseur. Ainsi, dans les localités urbaines et rurales, les « civils » sont en camp-volant, tout secoués par la fièvre de l’attente et du gain, et la vie communale n’est plus qu’à l’état de souvenir.

L’autorité militaire y pourvoit de son mieux, secondée par les débris des conseils municipaux. Elle réglemente la voirie, multiplie les abreuvoirs, les lavoirs et les fontaines ; elle répartit les caves qui sont les meilleurs abris contre les bombarde-mens, distribue des masques protecteurs contre les émissions de gaz, fournit des vivres, procure des travailleurs. Elle réagit contre le gaspillage en improvisant des garde-meubles où s’entassent les richesses des indigènes qui se sont expatriés. Mais la vigilance utilitaire des majors de garnison ne s’étend pas au-delà des limites de la commune ou du cantonnement. J’ai rarement vu employer ou démonter et transporter hors de la zone des obus les outillages complets d’usines, les réserves de matières premières, les stocks de produits ouvrés que les industriels et les commerçans chassés par l’invasion laissaient à la garde de Dieu et de nos armées.

Ils retrouveront tout cela, comme les grands propriétaires terriens retrouveront leurs machines et leurs granges, comme les habitans pauvres ou non qui se sont éloignés des coups retrouveront leurs maisons et leurs mobiliers, si les fureurs des batailles prochaines ne ravagent pas celles des régions du front qui n’ont pas jusqu’à présent trop souffert de la guerre. Mais partout ailleurs il faudra du temps, des sommes immenses, un labeur acharné, le cordial accord de tous, pour rebâtir villes et villages, pour niveler les champs bouleversés, pour rendre sa fertilité à la terre brûlée par les obus percutans. Que de ressources ne trouvera-t-on pas, alors, dans les barrières édifiées par nos labeurs de fourmis, si l’Etat donne aux communes réorganisées les matériaux enfouis dans les positions de défense qui sillonnent leurs territoires !

L’ardeur ne manquera pas aux exilés d’aujourd’hui pour refaire leurs petites patries plus belles qu’autrefois. Ils ne sont pas allés loin pour attendre la fin du cataclysme. Parfois on en voit qui reviennent explorer, sous les ruines, la cachette où ils avaient abrité leurs biens les plus précieux. Ils ne croyaient pas que leur absence durerait si longtemps. Entassés dans les bourgades ou les villes qui bordent la zone d’opérations, ils observent le va-et-vient des voitures d’ambulance, ils écoutent les bruits lointains des canonnades, ils contemplent les lueurs qui font à certains soirs flamboyer l’horizon comme les éclairs des orages lointains, ils épient sur les troupes qui passent les signes prometteurs d’espérance et de foi.

L’espérance et la foi, ils l’ont quand même, malgré la stabilité apparente du front, malgré les mois qui s’écoulent. Ils savent que notre tâche est rude, mais ils nous ont vus à l’œuvre, et ils nous ont ouvert un crédit illimité de confiance et de patience. Que les geignards de l’arrière, s’il y en a, fassent comme eux : les Alliés n’en abuseront pas. Dans la digue circulaire que nos ennemis cherchent à renverser ou à franchir, les vannes tôt ou tard s’ouvriront en même temps, qui donneront passage à notre irrésistible reflux.


PIERRE KHORAT.

  1. Voyez le numéro du 1er mai 1915 : la Guerre en Flandre vue par un journaliste américain.