Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 6

G. Charpentier (Vol. IIp. 39-41).


VI

À TRAVERS TOKIO


Il faut nous arracher à nos contemplations artistiques. L’heure avancée nous rappelle que l’homme ne vit pas seulement de sensations intellectuelles. Il faut aller déjeuner.

Nous traversons l’étang sacré sur le petit pont de pierre et nous nous engageons sous les hauts ombrages de Shiba.

On appelle ainsi un parc montagneux, accidenté par des vallons sombres, des pentes abruptes et des futaies immenses. Temples colossaux, tours sacrées, chapelles dorées, tombeaux de bronze ornent ce lieu pittoresque, particulièrement affectionné par le troisième Shiogoun de la dynastie d’Yeyas, Yemitzou (1624), qui sut y déployer avec succès sa passion pour les monuments luxueux.

Mais nous n’avons pas le temps d’admirer ces merveilles. Nous laissons le massif boisé sur la droite, et nous suivons à gauche un sentier où l’on dirait qu’il fait nuit, tant les ombres épaisses projetées par les arbres plusieurs fois séculaires font opposition avec la lumière éclatante d’où nous sortons.

Le sentier aboutit à une sorte de carrefour planté d’énormes peupliers itshoo dont la feuille a la forme d’un éventail. Là, nous trouvons des djinrikis dont les jambes rapides nous entraînent au centre de la ville où nous espérons faire connaissance avec quelque restaurant, fût-il indigène.

Nos hommes entreprennent à travers les quartiers les plus populeux une de ces courses folles que connaissent seuls les cabs de Londres, les ânes du Caire et les djinrikis de Tokio.

Comme il fait très chaud et qu’il est midi, les boutiques sont généralement voilées d’étoffes sombres découpées en larges lanières verticales et agrémentées de grands caractères blancs. Quelquefois le rideau est une grande frange de rotins jaunes sur lesquels les caractères ressortent en noir.

Aux cris de nos tireurs de voitures, les promeneurs se mettent subitement à l’écart pour nous laisser passer, et, si la rue est étroite, la foule se réfugie dans les boutiques, disparaissant à moitié derrière les rideaux dont les lanières laissent entrevoir des visages étonnés, mais toujours souriants.

Enfin, nous arrivons au quartier nouveau, dans la grande rue de Guinnza, construite à peu près à l’européenne et plantée de deux maigres rangées d’arbres minuscules et poussiéreux afin d’imiter le boulevard des Italiens.

Là se trouve un restaurant français fort convenable.

Après le repas, nous reprenons nos voitures et nous enfilons la longue rue qui se déroule indéfiniment à travers la ville, mais en perdant, à partir du pont Kioo bashi, son aspect européen.

La voie continue à la japonaise sous le nom de Nihon bashi doori ornée à droite et à gauche de boutiques bien garnies. Bronzes, livres, faïence, étoffes, jouets, antiquités, les étalages se succèdent tantôt sombres, tantôt brillants, et cette rue interminable ne cesse d’offrir aux chalands les produits les plus variés et les plus attrayants de l’industrie japonaise.

Nous nous arrêtons un moment devant les magasins de Mitsouï où se vendent les étoffes du pays, depuis le kimono de coton teint à l’indigo jusqu’aux riches foukoussas en soie brodée. Le service est fait par de petits garçons qui répondent d’une voix glapissante aux ordres qu’on leur donne ; cela fait comme un pépiement incessant de jeunes oiseaux, et les lourds barreaux de bois qui entourent l’habitation du côté des cours complètent la volière.

Nous remontons en voiture. Les djinrikis reprennent leur vol à travers la foule animée. Les boutiques défilent devant nous comme dans un rêve. On ne comprend vraiment pas qui peut acheter tant de choses.

Nous traversons encore un pont, Megané bashi, — le pont de la lunette, à cause des deux arceaux ronds qui le supportent, — et les étalages continuent à faire la haie des deux côtés de la rue.

Cette revue des boutiques finit enfin. La voie s’élargit. Devant nous se dressent de vastes escaliers qui montent et s’enfoncent dans la verdure immense. Nous sommes arrivés aux jardins sacrés d’Ouéno. Encore un endroit ravissant où Yemitzou, le Shiogoun constructeur, a laissé les traces de ces magnificences ; mais, hélas ! là, comme à Shiba, le temple principal a été brûlé, à Shiba, par l’intolérance, il y a six ans ; à Ouéno par la guerre civile, il y a dix ans.