Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 37

G. Charpentier (Vol. IIp. 247-253).


XXXVII

CHEZ LES BONZES


L’évêque de Nikko habite la capitale. Le clergé de la montagne sainte est dirigé par un second grand prêtre auquel nous allons rendre visite.

On nous fait d’abord attendre assez longtemps chez le concierge qui entreprend, pour se renseigner, une longue conversation avec les interprètes. Kédjiro s’est institué notre porte-parapluie ; il ne nous quitte plus d’un pas et nous accompagne de son rire incessant ; il place de temps à autre son mot dans la conversation, mais il n’a pas osé pénétrer dans la loge du concierge et parle à la cantonade au pied des escaliers.

Enfin, nous faisant traverser des cours et des cuisines, on nous introduit dans un salon où l’on a dressé une table peu solide et des chaises branlantes.

Là nous attendons encore un assez long temps, mais nous nous consolons en admirant la superbe vue qu’on a sur le jardin de l’évêché et les montagnes pittoresques qui l’entourent.



Enfin le grand vicaire se présente. Il s’avance les yeux baissés, s’assoit à la table sans saluer et paraît attendre que nous commencions la conversation. Il est vêtu d’un surplis transparent violet recouvert d’une étole de damas violet ornée de roues blanches dans lesquelles on a figuré des croix latines. Sa tête est rasée et, dans ses doigts, s’agitent deux chapelets ; un brun à gros grains et un tout petit à perles blanches.

Kondo commence la litanie des compliments obligatoires. De temps en temps il incline la tête en avant et baisse la voix comme s’il était à bout de souffle ; c’est le suprême de la distinction quand on veut être très poli ; une aspiration dentale à chaque fin de phrase, la péroraison débitée d’une voix éteinte en frottant la table de son front, tout cela indique un homme qui sait son monde.

Le grand prêtre profite de chaque aspiration de Kondo pour pousser un « hé » approbatif qui sert de ponctuation au discours de son interlocuteur. À son tour il prend la parole et termine aussi d’un ton mourant, imperceptible en appuyant également sur la table son front rasé.

Les formules de politesses épuisées, la conversation s’engage. Ce prêtre savant veut bien me donner sur sa religion une quantité de renseignements dont j’étais loin de me douter après avoir lu pourtant ce qui a déjà été écrit sur le bouddhisme par les savants européens. Il est évident que, en passant à travers la Chine, les dogmes de Sakia Mouni se sont singulièrement modifiés. Du reste, il n’est ici question que de la secte Ten-daï, car chaque secte a des idées différentes, même sur les principes fondamentaux.

Le bonze m’offre d’envoyer demain matin un de ses docteurs pour m’expliquer les représentations religieuses que j’ai remarquées dans le temple d’Yoritomo, dédié aussi au deuxième Shiogoun, et, de plus, il m’invite à une grande cérémonie qu’il organisera en l’honneur de ma visite, dans le même temple, demain dans l’après-midi.

Je n’ai pas besoin de dire combien je suis ravi.

Pour mettre le comble à sa complaisance, il me mène dans sa petite chapelle et m’explique le sens et l’usage de tous les objets qui servent au culte.

Après quoi il envoie chercher dans sa bibliothèque des peintures anciennes et des livres précieux.

On déroule sur la natte d’un des salons un immense kakemono représentant Amida entre Quanon et Seïsi. Tout autour sont peints les enfers, tous les degrés de béatitudes et d’infortunes par où peuvent passer les âmes.

Pour faire le savant, je parle du Nirvana dont le prêtre n’a jamais entendu parler, vu que le paradis de sa secte s’appelle Saï-ho-go-kou-ra-kou-djo-do et non le Nirvana.

Mais serait-ce le Bouddha lui-même qui, descendu du ciel, vient élucider la question ? Quel est ce grand jeune homme à la démarche noble ? Sa tête rasée et son grand surplis de mousseline noire nous indique qu’il est prêtre, mais la blancheur de son teint, la beauté de sa figure font presque croire à l’apparition d’un être surnaturel. Un éventail bleu de ciel à moitié fermé est fixé dans sa poitrine au croisement de sa robe assez ouverte à cause de la chaleur.

Il s’accroupit sur la natte devant le grand tableau et, noyé dans les vastes plis de sa robe à larges manches, il s’incline et salue ; puis, pour se donner une contenance, il déploie son éventail qu’il agite vivement. Comme il se sent regardé, il se met à rougir ; à travers sa peau transparente, on voit le sang monter de la poitrine au cou et du cou au front. Nous demandons asile à un cultivateur dont la femme nous offre du thé. (Page 233.)

C’est le disciple du grand prêtre.

Il admire avec nous les précieux manuscrits, car il ne les a jamais vus de sa vie. Il a fallu l’occasion de notre visite pour lui dévoiler les richesses du temple qu’il habite.

Après force politesses, nous prenons congé de l’aimable grand prêtre qui nous accompagne jusqu’au perron de son habitation, du haut duquel il se prosterne pour nous saluer. Cette fois j’ai été prévenu ; ce n’est qu’après avoir rendu salutation pour salutation et avoir vu le bonze s’éclipser dans ses appartements, que je me hasarde à remettre mes chaussures.

En sortant de l’évêché, nous nous dirigeons du côté de ces belles vallées que nous avons aperçues du salon du grand prêtre, mais à peine sommes-nous engagés dans la campagne, la pluie se met à tomber et nous demandons asile à un cultivateur dont la femme nous offre du thé.



Nous demandons asile à un cultivateur dont la femme nous offre du thé.


Ce paysan est un ancien officier militaire ruiné par la réforme. Il se console en faisant de l’agriculture et en utilisant pour l’amélioration du sol des bras qui ne peuvent plus servir à le défendre.