Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 33

G. Charpentier (Vol. IIp. 213-221).


XXXIII

CONSÉQUENCES DE L’ÉMEUTE


lors ils se frottent les membres avec de l’eau-de-vie, se mettent du sel cuisant sur les écorchures des pieds, se chaussent de sandales neuves et, comme pendant la discussion la nuit est arrivée, chacun se munit d’une longue lanterne blanche.

Redevenus complètement gracieux, ils nous font signe que tout est prêt. Nous montons en voiture, et le cortège part en fendant la foule que tous ces incidents ont rassemblée.

Les arbres de la route qui, pendant le jour, nous paraissent immenses, prennent à la lueur de nos lanternes des dimensions invraisemblables. Le regard qu’on jette au-dessus de sa tête voit les grands troncs s’élancer dans la nuit à une hauteur vertigineuse, et ces colonnes parallèles semblent ne pas avoir de fin et plonger dans l’immensité.

Pour se donner du courage, les djinrikis poussent des cris rythmés, en se répondant les uns aux autres, comme font les bateliers du Nil. Leurs notes sonores retentissent en syncopes sous la sombre voûte des cryptomerias. Ces clameurs, ces lumières, la vitesse de la course, l’énormité des arbres qui défilent, tout cela est étrange, impressionnant.

Ces hommes nus qui s’agitent, des flammes à la main, et dont les silhouettes sombres dansent sur les gros troncs et voltigent dans les feuillages ; cette course désespérée accompagnée de cris de possédés ; ces plantations exotiques dont l’âge se perd dans l’histoire du Japon ; l’obscurité, l’éclat, le bruit, voilà du fantastique digne d’une menée de sabbat.

Enfin, voici la ville. Mais les faubourgs n’en finissent pas, la nuit est déjà avancée, et je commence à regretter d’avoir forcé nos hommes à continuer la route. Leur marche haletante et ralentie, leurs cris essoufflés et affaiblis, leurs pieds ensanglantés, leurs yeux creusés, leurs nez amincis et leurs bouches sèches me font vraiment craindre qu’ils ne tombent épuisés de fatigue et de douleur.

Nous sommes arrivés.

Mais l’hôtel est plein ; il faut chercher ailleurs, et ces malheureux reprennent leur course à travers la ville.

Second hôtel. Pas de place.

Nous continuons à errer dans les rues désertes. Enfin, nous trouvons une maison qui veut bien nous recevoir. Il est près de minuit.

À peine sommes-nous installés qu’on introduit dans notre chambre un Japonais qui se confond en politesses. Il frappe à plusieurs reprises le sol de son front et n’avance qu’en rampant. C’est l’employé de la police, le préposé aux passeports ; il vient s’informer si nous sommes en règle.

L’interprète me paraît décidé, depuis la révolte des djinrikis, à jouer un personnage muet. Kondo s’étend sur la natte, moi aussi, et le rapport de la police se fait à quatre pattes.

Il faut pourtant souper. Mais nous n’en avons pas fini avec les indiscrets. Dans le couloir qui mène à notre appartement, je vois s’agiter à terre des ombres noires ; quelque chose comme un troupeau de phoques.

Les amphibies s’avancent peu à peu, par soubresauts irréguliers, et, arrivés sur le seuil, relèvent la tête : ce sont nos djinrikis.

Ils sont rasés de frais, ont revêtu leurs kimonos bleu foncé, vêtement de cérémonie pour les koskaïs. Les physionomies, toujours souriantes, sont graves néanmoins, quelques plis du front contredisent le rictus de la bouche.



C’est le djinriki beau parleur qui fait le discours ; à chaque période, il s’incline profondément et aspire entre ses dents. Tshiouské opine du bonnet et dit son mot ; la foule approuve et salue en même temps que l’orateur. Kédjiro se cache dans les coins et pouffe de rire à son habitude. Tout ce monde se tient à genoux.

Ce qu’ils demandent ? Parbleu, une bonne étrenne pour leur surcroît de fatigue. C’est trop juste. L’étrenne est donnée.

Mais, encouragé par cette réussite, l’orateur veut faire un coup de maître, et, noblement, il refuse le cadeau comme insuffisant.

Alors l’affaire se gâte et je suis obligé de les envoyer promener, ce qui ne s’effectue pas sans quelques protestations. Kédjiro rit toujours. Kondo met en réserve le bakchich qu’ils seront bien heureux de retrouver demain.

Nous allons donc enfin pouvoir dormir.

Mais, non ! L’hôtel est plein de monde. C’est à grand’peine, en serrant des voisins déjà installés, qu’on a pu nous fabriquer des chambres toutes petites ; les murs de papiers sont tout à fait insuffisants pour nous séparer des autres voyageurs dont nous entendons les conversations, les rires et les ronflements ; il y en a même qui font de la musique, jouent du samissen et chantent ; il y a aussi des enfants qui pleurent.

Si bien que, avant d’avoir fermé l’œil, nous sommes rappelés à notre devoir de voyageurs par les cris désagréables du corbeau matinal.

Nos traîneurs semblent aussi dispos que s’ils n’avaient pas marché depuis huit jours et nous partons enfilant, de nouveau, les interminables avenues de grands cryptomerias.

En route nous nous arrêtons à Nakatokodjiro pour admirer un arbre énorme de 10 mètres de circonférence, de l’espèce appelée kiaki. Sous son ombre un petit temple de bois, couvert de tuiles de pierre, d’un fort joli style, est consacré à Inari, le dieu des récoltes. Devant sont les débris de deux renards en pierre et, dans l’intérieur, des ex-voto représentant deux renards se regardant, l’un jaune, l’autre blanc ; ce sont les symbolismes du riz non décortiqué et du riz prêt à être mangé. D’autres ex-voto représentant un gâteau fait en forme de miroir japonais ; c’est, à la fois une offrande économique, la peinture permettant de supprimer le renouvellement journalier du gâteau, et un symbole, car le miroir dans la religion shintoïste est un emblème de pureté.

Une petite cabane ouverte à tout vent contient un petit temple portatif et deux hallebardes en bois. Le tout sert les jours de fête et figure dans les processions.

À Osawa, nous déjeunons. Nous sommes servis par un beau garçon de seize ans qui a relevé son kimono dans sa ceinture pour être plus alerte ; on dirait un jeune seigneur florentin du 16e siècle qui aurait oublié de mettre son maillot de soie.

La chambre où nous nous trouvons a servi au Mikado se rendant à Nikko. Une inscription nous l’apprend. Elle n’a pourtant rien de bien luxueux. Le cabinet de toilette se compose d’une planche posée sur un ruisseau d’eau courante ; deux petits sceaux de bois manœuvrant autour d’une poulie sont destinés à faciliter les ablutions.

Le temps est lourd, il fait très chaud. Nous laissons nos hommes prolonger leur sieste ; d’autant que nous sommes assurés de coucher ce soir à Nikko. Ils en profitent pour s’offrir des bains brûlants, graisser les roues de leurs voitures, jouer aux échecs ou causer gaiement.

Dans l’après-midi, nous repartons en suivant toujours la route pittoresque ornée de grands arbres.

Parfois le chemin se creuse entre les avenues. Les berges d’un vert vif sont constellées de fleurs rouges à cinq pétales que les Japonais appellent roues. Ce soubassement de gazon fleuri est surmonté par les immenses colonnades d’arbres verts dont les racines tourmentées et dénudées se tordent sur le bord de la route, tout comme dans une composition de Gustave Doré.



Enfin nous voilà à Souzouki, village qui précède les temples de Nikko. Le paysage d’un aspect sauvage ressemble au Jura. Les femmes sont roses et blanches comme des Bourguignonnes.

On avertit nos djinrikis que le maire de l’endroit a pris un arrêté qui leur enjoint de se vêtir en entrant dans le village. Il paraît que les Anglais et les Anglaises commencent à venir à Nikko en tournées de touristes et les ladies ont fait des plaintes au sujet de la tenue des traîneurs de voiture.

En plein champ, cela n’a pas d’importance, mais, quand il y a du monde, cela gêne les dames de penser qu’on les regarde, tandis qu’elles voient.

Nos hommes ne se le font pas dire deux fois. Prenant leur ténogoui qu’ils avaient sur la tête, ils le nouent autour du cou et satisfont ainsi aux ordres du magistrat.

Du reste nous pouvons contempler M. le maire lui-même, car c’est notre aubergiste. Il se présente dans notre appartement pour nous saluer en qualité d’hôte et nous demander nos passeports en tant qu’officier public.

Pendant qu’il prend nos signalements, Regamey, son crayon à la main, lui rend la pareille.

Il pleut. Pour ne pas nous mouiller les pieds, nous essayons des chaussures japonaises. Regamey et M. Sarazin réussissent assez bien. Pour moi, après avoir manqué deux ou trois fois de me casser le cou, je renonce vaincu par la douleur que me fait à la naissance de l’orteil la courroie de la sandale. Kondo est désolé de cet insuccès, il m’assure que mon tabi (ce brodequin blanc qui ressemble à un gant de pied) est trop étroit… Je renonce néanmoins.

Malgré la pluie, nous traversons le village fort garni de boutiques où l’on vend des objets en bois, spécialité du pays. Nous allons jusqu’aux ponts sacrés jetés sur un large torrent ; mais nous remettons à demain la visite aux temples.

En revenant, nous passons devant l’hôtel de nos djinrikis ; ils sont installés à une galerie du premier étage où ils font sécher à l’air vif leurs membres nus enduits de saké. M. le maire, où êtes-vous avec votre arrêté ?