LES ÎLES

PROMENADES DANS LE GOLFE
SAINT-LAURENT.


I.

EN DESCENDANT LE FLEUVE.


Il me semble encore que les choses que je vais vous raconter se passaient hier ; et d’ici, je revois le quai de la Reine tout encombré de pesants colis, de chaînes d’ancres, de rouleaux de câbles, au milieu desquels chuchotaient, riaient et discutaient, bruyants matelots, gens d’affaires et amis venant serrer la main et souhaiter un heureux retour à ceux qui s’embarquaient.

Le steamer sur lequel nous partions était de la taille d’un aviso de première classe, fortement membré, un peu étroit, ce qui — pour les novices — lui faisait trop prêter la bande au roulis, mais à première vue il promettait de se bien défendre à la mer, promesse qu’il nous a noblement tenue. Dans sa cale, sur son pont, le long de ses passerelles, sur son gaillard d’arrière, s’étalait la plus étrange des cargaisons, et dans ce pandémonium indescriptible s’était donné rendez-vous tout ce qui peut servir à un homme qui, sept mois sur douze, se donne le luxe de vivre comme Robinson Crusoë, loin de toute distraction, de toute amitié, de tout secours humain.

Le Napoléon III partait ce matin-là pour ravitailler les phares de la côte et du golfe Saint-Laurent.

Dans les flancs de sa sainte-barbe sommeillaient dix mille livres de poudre à canon qui — affaire de nerfs probablement — m’ont toujours semblé être un voisinage peu rassurant pour une centaine de barils de pétrole que nous avions à fond de cale. Des quarts de porc salé et de farine, des ballots de marchandises, des caisses d’épiceries balancées lourdement au crochet d’un fort palan, descendaient et disparaissaient par les écoutilles, pendant que sur le pont on rangeait des cages à poules non loin de deux vaches qui ruminaient mélancoliquement au pied du grand mât, en songeant à ces vertes prairies des plaines d’Abraham qu’elles allaient échanger contre les brouillards de l’Anticosti. Un cochon, insoucieux de son sort, se frottait le dos sur l’affût d’un canon, regardant d’un air satisfait un groupe de matelots qui jetaient de grosses toiles cirées sur des balles de foin destinées à être exposées à l’air, pendant que des camarades empilaient des planches et des bardeaux le long des bastingages. Sur la dunette, une charrette donnait l’accolade à une baleinière. Partout ce n’était que chaos, bourdonnement et travail. L’équipage soigneux et attentif s’empressait de mettre la dernière main aux préparatifs du départ, et l’ordre se faisait vite au milieu de ce tohubohu.

Le carré des passagers faisait bientôt oublier tous ces bruits et cet inextricable fouillis. Le petit salon de l’arrière était simple, coquet avec ses tentures vertes, bien emménagé, et son demi-cercle de divan promettait plus d’une bonne heure de sieste aux coureurs et aux travailleurs de la mer. La salle à dîner où nous devions passer de si douces soirées, se montrait propre, bien éclairée, assez large pour mettre à l’aise quinze personnes. Elle nous permettait d’entrer de plain pied dans des cabines parfaitement ventilées ; et c’était plaisir de voir par leurs portières soulevées un lit frais et bien blanc. Tout promettait donc d’aller pour le mieux sur le meilleur des bateaux possibles, et je ne me laissai distraire de toutes ces douces choses que par le premier tour de l’hélice qui nous entraînait vers l’inconnu.

Le temps était superbe, le fleuve calme, mon cigare délicieux, et tout en jetant un regard à ceux qui restaient et qui agitaient leur mouchoir en signe d’adieu, je me mis à examiner curieusement ceux qui devaient être mes camarades de voyage.

Sur la dunette se promenait en paletot gris, le binocle gris d’acier à cheval sur un nez passablement rubicond, un homme à favoris gris dont la tête s’élançait triomphalement hors d’une cravate verte, pour aller s’enfouir sous un chapeau melon. D’une voix bégayante, mais accompagnant chaque mot d’un coup d’œil dont la vivacité suppléait aux lenteurs de la parole, il donnait des ordres à un colosse qui, debout sur le gaillard d’avant, la moustache en brosse, le teint hâlé, le nez dans le vent, répétait d’une voix de tonnerre chaque monosyllabe tombé des lèvres de son supérieur.

Le monsieur bègue était notre capitaine, un de nos pilotes les plus expérimentés ; l’homme au torse herculéen, à la physionomie franche et ouverte qui l’écoutait, n’était que premier lieutenant. Rude tête que celle de LeBlanc, je vous l’assure : il avait le flair des mystères de l’abîme, et sentait une caye, un grain ou un danger à dix lieues à la ronde.

LeBlanc ne savait ni lire, ni écrire, mais sa vie s’était passée sur l’océan. La mer était le livre de cet homme d’airain, et comme la pauvreté et le hasard en lui fermant le chemin de l’école l’avaient jeté loin de toutes connaissances humaines, il avait appris seul, et ne connaissait pour camarades de collège que la tempête et le danger. LeBlanc savait donc par cœur la navigation que nous allions faire, et si de notre époque personne n’eût songé à lui pour en faire un chevalier de la Toison d’Or, du temps de Jason il serait passé d’emblée amiral, et aurait été de force à mener l’expédition des Argonautes. À tribord, près du capot d’échelle, la casquette galonnée sur le coin de la tête, l’uniforme boutonné jusqu’au col, le teint bronzé, le nez en bec d’aigle, l’œil doux et profond, Jérôme Savard, notre deuxième lieutenant, s’occupait à transmettre automatiquement les ordres qui pleuvaient du banc de quart à l’adresse de l’homme à la roue.

De la cambuse au capotin qui menait à la salle à manger, notre maître d’hôtel, Raphaël Côté, faisait trottiner son gros ventre tout en transportant fines poulardes, langues salées et grosses pièces de résistance. Cela ne l’empêchait pas, suivant la course qu’il tenait, de lancer un bon mot à William Déchêne, le cordon bleu du bord qui suait et soufflait devant ses fourneaux chauffés à rouge, de saluer obséquieusement un passager qu’il ne connaissait pas, ou de lorgner d’un œil de fin connaisseur les meilleurs plats du jour. Gai comme pinson, il commençait ce jour-là un service agréable pour tous et qui ne se ralentit pas une seconde pendant la durée de nos trois croisières.

Ce va et vient de l’illustre Raphaël faisait pressentir les tintements de la cloche du dîner. Nous étions alors par la travers du phare de Saint-Laurent d’Orléans, et au moment où j’allais me lever, j’aperçus dans la direction du sud scintiller au soleil le clocher de la petite église de Beaumont. Je n’ai jamais pu regarder ce temple agreste et sans prétentions, sans que ma pensée ne repliât ses ailes sur elle-même. Sous cette voûte de bois, étoilée dans le genre du siècle dernier, dans ces vieux murs de 1732, non loin de ces fonts baptismaux à la balustrade en fer forgé et fleurdelysé, dorment la chair de ma chair, les os de mes os. C’est là que mes deux frères Charles et Pierre et que ma chère sœur Joséphine attendent, calmes et impassibles dans la tombe, le jour où il sera du bon plaisir de Dieu de mêler ma poussière à leur poussière.

Personne au milieu de ceux qui prenaient l’air sur le pont et regardaient d’un œil distrait ce paysage — pour moi le plus aimé, sinon le plus ravissant du monde — ne se serait douté que j’étais en frais de broyer du noir, et déjà autour de moi les manies d’un chacun s’accentuaient.

À deux pas de là, un étudiant en médecine, propriétaire d’un énorme colis de drogues où s’étaient glissés une foule d’instruments aussi utiles que désagréables, tâtait la clientèle du bord, parlant du mal de mer à celui-ci, pronostiquant un rhumatisme à celui-là, faisant à un troisième qui l’écoutait d’un air hagard, le résumé des premiers soins qu’il fallait donner à un noyé, et prévenant chauffeurs et matelots qu’il distribuerait pro bono publico, tout ce qu’exigent brûlures, contusions ou cassures, enfin toute cette série de surprises qui existent entre le perroquet de hune et l’arbre de couche de l’hélice.

Dans les jambes de ce Samaritain anglais, courait et jasait le plus endiablé des gamins, master Birdie, homme de dix ans aux réponses phénoménales, aux théories renversantes, qui un jour, à table, se prit à causer d’histoire naturelle avec un joyeux shérif de ma connaissance, bel esprit, grand parleur, et certes de fil en aiguille ce ne fut pas ce dernier qui eût le beau rôle dans la discussion.

Assis sur un rouleau de chanvre, M. Gagnier, gardien du phare de la pointe aux Bruyères sur l’île d’Anticosti, vrai type du canadien des anciens jours, causait à voix basse avec M. Malouin, jeune homme qui était parti de San Francisco pour aller embrasser son vieux père — autre gardien de phare — et oublier au milieu des joies de la famille sept longues années de travail et d’absence.

Un passager désolé confiait déjà tristement à l’un des ingénieurs qu’il avait eu tort d’oublier son paletot et de partir pour le golfe Saint-Laurent comme on part de chez soi, par une matinée ensoleillée, pour faire le tour du Belvédère. Un autre, debout près du mât d’artimon, chaussé dans ses bottes de sept lieues, coiffé d’une casquette aux formes cosmopolites, le lorgnon ferme sous l’arcade sourcilière, discutait gravement avec son autre compagnon de route, Agénor Gravel, l’importante question de savoir quel était le meilleur temps pour prendre en mer le coup d’appétit, lorsque Raphaël vint mettre tout le monde d’accord en sonnant vigoureusement la cloche, et clerc médecin, hommes de lettres, gardiens de phare, fils de famille et gamin disparurent en un clin d’œil du pont, pour aller se mettre en rang d’ognons autour de la table hospitalière du Napoléon III.

Je n’ai pas besoin de dire que ce premier dîner fut assez silencieux. Chacun étudiait la physionomie de son voisin ; mais Agénor, qui n’y allait jamais par quatre chemins, et avait déjà la velléité de tutoyer le capitaine, eut bien vite fait circuler parmi les convives cette gaîté chaude et pétillante qui ne cessa de régner entre nous, aux jours de pluie comme aux jours de soleil. C’était une singulière tête que cet Agénor Gravel, et puisque son nom reviendra souvent sur mes lèvres pendant le récit de ce voyage, j’aime autant vous faire son portrait tout de suite.

Assez grand, large d’épaules, borgne sans le laisser voir le moins du monde, causeur jovial et bon enfant lorsqu’on lui demandait un service ou une anecdote, saupoudrant le moindre récit d’une légère pointe d’exagération gasconne, ce qui n’était pas désagréable, triste comme un saule pleureur dès qu’il approchait une plume de l’encrier, Agénor avait été une foule de choses pendant le cours de sa vie aventureuse. Tour à tour avocat, zouave pontifical, homme de lettres, journaliste, naturaliste, collectionneur, bibliophile, ce nouveau Vichnou avait tout juste conservé de ses différentes incarnations ce qu’il fallait pour véritablement constituer ce qu’on appelle un bon garçon, trois mots dont on fait de nos jours un usage immodéré, et que l’on applique trop souvent à tort et à travers au premier venu.

Railleur sans fiel, hardi par tempérament, serviable et discret par goût, jouissant d’une bonne santé et de l’aurea mediocritas d’Horace, joyeux, bon, prodigue de fout ce qu’il avait, il prenait la vie comme elle se présentait à lui, sans permettre à l’ambition, à l’excès de travail ou à l’envie de lui faire des cheveux blancs, des rides et de la bile avant le temps. Ses ennemis le fuyaient pour ne pas être forcés de devenir ses amis, et sans son incomparable paresse, maître Agénor aurait été de force à courir après eux, pour se les concilier, en ouvrant la conversation par leur dire tout le mal qu’il pensait de lui, et leur faire part de tout le bien qu’il voulait aux autres.

On sait déjà qu’Agénor avait une manière particulière de s’y prendre pour faire causer les gens ; aussi ne faut-il pas s’étonner si le lendemain de notre départ, nonchalamment couchés sur une peau de buffle, la tête appuyée sur une bosse de chaloupe, nous étions déjà en frais de prendre des notes sur l’intéressante conversation que nous tenait le gardien d’un des phares de l’Anticosti.

Ceux qui sont habitués aux petites grandeurs, aux grandes misères et aux minces bonheurs des villes, ne sauraient se faire une idée de la vie que mènent là-bas ces braves gens. Obligés de faire cuire leur pain, de tailler leurs habits, de travailler à la menuiserie, de chasser, pêcher, être à la fois médecin, calfat, brasseur, que sais-je ? l’été ils n’ont pour distraction que la culture d’un petit carré de terre, si toutefois l’avare récif le permet, l’hiver que d’interminables pipes fumées en tête à tête avec les épaves arrachées à la tempête, et qui flambent tristement dans l’immense âtre en pierre de la cuisine de la tour.

Notre interlocuteur, M. Gagnier, était un des privilégiés de la bande. Il desservait un phare confortable, spacieux, et lui du moins, pouvait chausser ses raquettes, ou s’acheminer le long des sentiers battus par les ours et les fauves, pour visiter ses voisins et échapper ainsi, cinq ou six fois l’an, au terrible supplice de l’isolement.

— Ah ! monsieur, disait-il à Agénor, si vous saviez comme la solitude et le silence amènent l’homme à être serviable et à aimer son semblable. Mon plus proche voisin fit un jour trente-cinq milles à pied pour venir m’apporter une lettre. D’ailleurs, ajouta-t-il en clignant de l’œil, c’était un rude jarret que celui de mon compère James. Dans un temps de disette il fut onze jours sans pouvoir fumer. Enfin n’y tenant plus, il part, enjambe dix-huit milles par une pluie battante, et me tombe dessus au moment où j’allais souper. Je veux le forcer à passer des habits secs, et à boire un bon verre de rhum. Le rhum, il l’avala sans se faire prier ; mais pour ce qui est des hardes et du souper, il fit la sourde oreille, et se mit à battre le briquet et à fumer avec tant d’appétit, qu’une demi-heure après, il était malade, comme un écolier qui a voulu faire l’homme et s’est imbibé de nicotine. Pauvre James ! il devait mourir plus tard d’une maladie bien pire que celle-là, et en attendant ce fut lui qui entra l’un des premiers dans la maison de Gamache et le trouva mort, étendu de tout son long sur le plancher, et la main crispée sur l’anse d’une cruche de whiskey.

— Comment Gamache, l’homme aux relations diaboliques, Gamache le mystérieux, Gamache le terrible, le grand Gamache buvait autant que cela ? fit d’un ton de profonde commisération maître Agénor, tout en laissant passer un soupir encore tout parfumé par un vieux rhum de Sainte-Croix.

— Oui, monsieur, puisque c’est ce vice qui l’a tué, reprit gravement Gagnier. D’ailleurs Gamache n’était pas aussi méchant que nous le fait la légende. Basque, mais bon cœur sous sa rude écorce, il s’était entouré de mystère, et se faisait fine réputation de sorcier pour ne pas se voir déranger dans cette vie de liberté et d’isolement qu’il aimait autant que sa gourde et son fusil.

Puis secouant les cendres de sa pipe par dessus la lisse de plat-bord, notre interlocuteur ajouta :

— Nous allons bien, messieurs ; voilà que nous sommes déjà par le travers de la Pointe-à-l’Outarde.

Et nous indiquant la terre de la main, Gagnier reprit gravement :

— Voyez-vous là-bas cette maisonnette blanchâtre qui se détache sur les tons gris de la côte ? C’est la demeure d’Hawkins, un homme qui a fait une fin bien tragique ! Par un de ces temps clairs et froids de décembre, il aperçut un navire abandonné dans les glaces qui montaient lentement avec le reflux. La batture était solide et prise au loin, le temps beau, l’air sec mais sans vent, et, suivi d’un chien, Hawkins partit résolument et se dirigea vers l’épave. Malheureusement le long de la route le vent se fit, la neige fouettée par la brise se mit à poudrer, la mer se prit à travailler sourdement la glace, et bientôt l’infortuné se trouva à la merci d’un îlot flottant. Qu’advint-il ? comment et quand le pauvre Hawkins mourut-il ? nul ne le sait. Seulement, à quelques jours de là, sa femme voyait revenir au logis le fidèle terreneuve, portant noué au cou, en signe d’adieu et de souvenir, le mouchoir de son maître. Le printemps suivant, Hawkins était retrouvé au large de la Pointe de Mons, gelé, dans l’attitude de la prière, le front, les mains et les genoux scellés encore à sa banquise solitaire !

Pendant que nous écoutions attentivement ces récits de la mer, le Napoléon filait joyeusement dans une forte brise de nord-est. La veille, nous avions ravitaillé le Bicquet ; aujourd’hui nous courions dans le nord laissant par tribord les côtes verdoyantes du sud qui, vues de cette distance, paraissent sombres, élevées, ne laissant voir çà et là sur les flancs escarpés des Schick-Shoacks qu’une éblouissante tache de neige, jetée là par l’hiver en signe d’éternel défi au soleil d’été.

Déjà nous avions entrevu Bersimis avec son joli village et son église ; vers cinq heures nous doublions la Pointe de Mons[1], et l’approche du phare nous était annoncée, en amont, par deux croix de bois qui abritent des tombes de naufragés, et font le plus triste effet sur cette côte montagneuse et boisée, tranchée de fois à autres par des falaises grises, coupées à pic.

Dès sept heures du soir la première chaloupe du steamer était mise à l’eau, et bientôt nous descendions à terre. Debout sur les galets, le maître de céans nous attendait pour nous souhaiter la bienvenue dans son aride domaine, et mettre à notre disposition son fils, dans le cas où nous aimerions à escalader les huit étages du phare, solide construction en pierre qui trône majestueusement au milieu de ses dépendances, de sa poudrière, et de son abri à canon, et qui, de la hauteur de ses 75 pieds, semble narguer les tempêtes de la rose des vents. Nous profitâmes de la bienveillance de notre nouvel ami, montant, grimpant, soufflant, touchant à tout, demandant des explications sur tout, jusqu’à la minute où il nous ramena sains et saufs, mais hors d’haleine sur les galets de la grève.

Le soleil était alors à son couchant, et je n’oublierai jamais le spectacle qui nous ravit ce soir-là. La tour détachait sa façade blanche sur les teintes pourpres de l’occident. Au loin, la mer dormait, et son immense respiration venait mourir au pied des roches moussues que frangeaient de légers flocons d’écume. Debout, dans la porte cintrée du phare, entouré de sa famille qui l’écoutait anxieuse, Ferdinand Fafard, tête nue, la main tremblante, lisait d’une voix qui voulait paraître ferme une lettre que nous lui apportions de l’un de ses fils. Le lecteur pesait gravement chaque mot, savourait à longs traits chaque ligne, s’interrompant pour jeter de temps à autre, par dessus ses lunettes, un regard sur son auditoire attentif.

Cette scène touchante aurait mérité les honneurs de la peinture.

Fermez les yeux et groupez autour de Fafard brunes têtes de fillettes, jeune homme au teint hâlé, profil de vieille et bonne ménagère canadienne ; mettez au fond les âpres teintes d’un paysage du Labrador ; semez sur l’horizon une poignée de nuages cuivrés qui courent vers le couchant ; relisez, avant de crayonner, ce que je viens de vous dire plus haut, et vous aurez un tableau vrai, sinon ravissant.

— Ah ! le manque de nouvelles, nous disait le brave Fafard, c’est ce qui nous rend la vie si triste. J’ai bien là, ajoutait-il en montrant sa lettre, de quoi me consoler pour quelques jours ; mais mon fils Pierre, qu’est-il devenu ? Et mon plus jeune frère, laissé malade dès l’automne dernier, est-il mort ? Et ma petite propriété du Saguenay, est-elle brûlée lors des derniers incendies ? L’incertitude fait pousser bien des cheveux blancs. Heureux encore si nous n’avons que cela — mais les jours d’hiver se font quelquefois bien longs ici ; à preuve ceux de l’an dernier. Figurez-vous que vers la fin de l’automne, dès les premières bordées de neige, ma famille fut attaquée par les fièvres typhoïdes. Les débuts de la terrible maladie en mirent sept au lit, et bientôt les autres suivirent. J’étais seul valide. Mon plus proche voisin demeurait à vingt milles, et comme les mauvaises nouvelles n’ont pas besoin d’un fort vent pour être portées au loin, le phare était déjà signalé comme un foyer d’infection aux Indiens qui faisaient un détour pour ne pas le trouver sur leur passage. Un seul homme fut touché de mon malheur. Un matin Laurent Thibeau se présenta à ma porte et me fit part de sa détermination de rester avec moi et de m’aider. Tout alla mieux pour quelque temps ; mais comme nous étions alors aux derniers jours de la navigation, les brouillards et la neige se mirent de la partie, et nous forcèrent de tirer du canon toutes les demies, quelquefois tous les quarts d’heure. Alors la vibration se faisait terrible dans cette tour haute de 75 pieds. Nos malades ne pouvaient la supporter, et avant chaque détonation, il fallait monter les cinq étages du phare transformés en infirmerie, avertir ces pauvres malheureux, et mettre de la ouate dans les oreilles des plus nerveux. Les jours succédèrent ainsi aux nuits sans apporter autre chose que le chagrin, l’inquiétude et les insomnies. Laurent et moi, nous étions en train de perdre la tête ; le service du phare et des malades ne se faisait plus que machinalement, lorsque Dieu prit pitié de nous, et dans sa miséricorde nous envoya le repos et la joie, en déterminant une convalescence générale.

Un mois de tranquillité nous remit frais et gaillards, et comme les grands froids étaient venus, j’eus le plaisir de mener une partie de mon hôpital faire visite à mon confrère de l’Île-aux-Œufs. C’est cette île qu’il y a là-bas, à dix lieues sous le vent ; le golfe était pris en vive glace, et de ma vie je n’ai fait plus belle course en traîneau. Vous voyez, messieurs, que le bon Dieu nous aime encore, et qu’il ne nous abandonne pas tout à fait, ajouta-t-il sous forme de péroraison, en versant un verre de champagne à maître Agénor, et en lui disant :

— Goûtez ferme, M. Gravel, c’est du meilleur. Je l’ai acheté il y a quinze jours d’un de nos pêcheurs de la Trinité, qui en a sauvé bien d’autres du malheureux naufrage du navire marseillais du capitaine Figueron, venu à la côte en septembre passé.

Puis, comme nous faisions mine de nous retirer :

— Allons, messieurs, une nouvelle tournée à votre prompt retour et à votre bonheur. Quant à vous autres, mes gars, mettez le petit canot à la mer, et faites un brin de conduite à la chaloupe de ces messieurs. Peut-être, avant que l’ancre du Napoléon ne soit levée, auront-ils le temps de trouver dans leurs cabines quelques vieux journaux de par chez nous. Ici, les morceaux en sont bons à lire.

Et ce fut ainsi que par un beau clair de lune, sur une mer splendide, nous quittâmes Ferdinand Fafard de la Pointe de Mons, enchantés de notre nouvelle connaissance, et joyeux d’avoir causé avec lui et de lui avoir donné une bonne minute de distraction. Nos rameurs glissaient gaiement sur le flot, qui s’ouvrait pour nous laisser passer. Au loin, on entendait les ronflements d’une baleine qui venait respirer à la surface : sur nos têtes une aurore boréale s’amusait à couler des tuyaux d’orgue pour les refondre ensuite, et de la terre le grand cyclope de pierre nous regardait aller et disparaître. Agénor en ce moment eut une inspiration. Sa mémoire était implacable, et il se mit à déclamer aux matelots ébahis le commencement du beau travail de Paul Parfait sur le phare.

— « À l’heure où le soir tombe, invariablement il s’allume ; peu à peu l’ombre enveloppe sa tour blanche et l’on ne voit plus surgir au loin qu’un point brillant, étoile factice posée par la main de l’homme au bord des flots. Que la nuit soit claire ou sombre, calme ou tumultueuse, l’étoile luit toujours de son éclat doux, paisible, immuable, pour ne s’éteindre qu’avec le retour de l’aube. Qui pourrait considérer sans émotion cette lueur perdue dans l’espace, en songeant que c’est elle qui, à travers les brumes, sous la pluie qui fouette et le vent qui fait rage, trace au navigateur sa route, lui marque les écueils à éviter ou la passe à gagner ?

« Par les nuits étoilées, le phare trace sur la mer un sillon lumineux, et par les nuits noires, il montre encore à travers l’ombre son grand œil vigilant. Qui ne croirait alors volontiers que le phare est vivant ? Qui ne s’adresserait à lui comme à un être capable de comprendre ? »

D’une oreille distraite j’écoutais. Ma pensée était ailleurs ; et la déclamation d’Agénor avait réveillé en moi d’autres idées.

Je songeais à la vie humble, pleine d’abnégation et de dévouement, que menaient les modestes gardiens de ces phares.

— À chacun sa fonction dans le grand rouage humanitaire. Ceux-ci, me disais-je, doivent être premiers ministres, généraux ou millionnaires : ceux-là seront pauvres, méconnus, mais dévoués S’il en faut des premiers pour guider les états, perfectionner les engins de mort et acheter tout ce qui s’achète sur terre, il en faut aussi des seconds pour accomplir une mission de paix, aider et réconforter ceux qui souffrent et qui sont en péril.

Mais comme même ici-bas, tout se compense, ce n’est pas sur les lèvres de ces déshérités que vient errer le soupir que laissait échapper le cardinal d’Amboise mourant, lorsque se retournant vers son infirmier, il lui disait :

— Ah ! frère Jean !… que ne suis-je toujours resté frère Jean !


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  1. La pointe de Mons est ainsi nommée en l’honneur de Pierre du Gua, sieur de Mons, l’infatigable explorateur des côtes de l’Acadie et le fidèle ami de Champlain. L’amiral Bayfield est le seul qui ait maintenu la véritable orthographe de ce nom. Presque toutes les autres cartes indiquent ce lieu sous le nom de Pointe des Monts, ce qui est un non-sens topographique.