Promenades dans Rome (édition Martineau, 1931, tome I)

STENDHAL

PROMENADES
DANS ROME
escalus
Mon ami, vous m’avez l’air d’être un peu misanthrope et envieux ?
mercutio
J’ai vu de trop bonne heure la beauté parfaite.
shakspeare
I




PARIS
LE DIVAN
37, Rue Bonaparte, 37

MCMXXXI

AVERTISSEMENT


Ce n’est pas un grand mérite, assurément, que d’avoir été six fois à Rome. J’ose rappeler cette petite circonstance, parce qu’elle me vaudra peut-être un peu de confiance de la part du lecteur.

L’auteur de cet itinéraire a un grand désavantage ; rien, ou presque rien, ne lui semble valoir la peine qu’on en parle avec gravité. Le dix-neuvième siècle pense tout le contraire, et a ses raisons pour cela. La liberté, en appelant à donner leur avis une infinité de braves gens qui n’ont pas le temps de se former un avis, met tout parleur dans la nécessité de prendre un air grave qui en impose au vulgaire, et que les sages pardonnent, vu la nécessité des temps.

Cet itinéraire n’aura donc point le pédantisme nécessaire. À cela près, pourquoi ne mériterait-il pas d’être lu par le voyageur qui va devers Rome ? À défaut du talent et de l’éloquence qui lui manquent, l’auteur a mis beaucoup d’attention à visiter les monuments de la ville éternelle. Il a commencé à écrire ses notes en 1817, et les a corrigées à chaque nouveau voyage.

L’auteur entra dans Rome, pour la première fois, en 1802. Trois ans auparavant elle était république. Cette idée troublait encore toutes les têtes, et valut à notre petite société l’escorte de deux observateurs qui ne nous quittèrent pas durant tout notre séjour. Quand nous allions hors de Rome, par exemple à la villa Madama ou à Saint-Paul hors des murs, nous leur faisions donner un bocal de vin, et ils nous souriaient. Ils vinrent nous baiser la main le jour de notre départ.

M’accusera-t-on d’égotisme pour avoir rapporté cette petite circonstance ? Tournée en style académique ou en style grave, elle aurait occupé toute une page. Voilà l’excuse de l’auteur pour le ton tranchant et pour l’égotisme.

Il revit Rome en 1811 : il n’y avait plus de prêtres dans les rues, et le Code civil y régnait ; ce n’était plus Rome. En 1816, 1817 et 1823, l’aimable cardinal Consalvi cherchait à plaire à tout le monde, et même aux étrangers. Tout était changé en 1828. Le Romain qui s’arrêtait pour boire à une taverne était obligé de boire debout, sous peine de recevoir des coups de bâton sur un cavalletto.

M. Tambroni, M. Izimbardi, M. degli Antonj, M. le comte Paradisi, et plusieurs autres Italiens illustres que je nommerais s’ils étaient morts, auraient pu faire avec toutes sortes d’avantages ce livre que moi, pauvre étranger, j’entreprends. Sans doute il y aura des erreurs, mais jamais l’intention de tromper, de flatter, de dénigrer. Je dirai la vérité. Par le temps qui court, ce n’est pas un petit engagement, même à propos de colonnes et de statues.

Ce qui m’a déterminé à publier ce livre, c’est que souvent, étant à Rome, j’ai désiré qu’il existât. Chaque article est le résultat d’une promenade, il fut écrit sur les lieux ou le soir en rentrant.

Je suppose que quelquefois on prendra un de ces volumes dans sa poche en courant le matin dans Rome. C’est pourquoi j’ai laissé quelques petites répétitions plutôt que de faire des renvois qui pourraient se rapporter au volume que l’on n’a pas avec soi. D’ailleurs ce livre-ci n’a point l’importance qu’il faut pour que l’on se donne la peine d’aller au renvoi. Je conseille d’effacer chaque article avec un trait de crayon, à mesure qu’on aura vu le monument dont il parle.

Toutes les anecdotes contenues dans ces volumes sont vraies, ou, du moins. l’auteur les croit telles.

PROMENADES
DANS ROME


Monterosi (vingt-cinq milles de Rome), 3 août 1827[1]. — Les personnes avec qui je vais à Rome disent qu’il faut voir Saint-Pétersbourg au mois de janvier et l’Italie en été. L’hiver est partout comme la vieillesse. Elle peut abonder en précautions et ressources contre le mal, mais c’est toujours un mal ; et qui n’aura vu qu’en hiver le pays de la volupté en aura toujours une idée bien imparfaite.

De Paris, en traversant le plus vilain pays du monde que les nigauds appellent la belle France, nous sommes venus à Bâle, de Bâle au Simplon. Nous avons désiré cent fois que les habitants de la Suisse parlassent arabe. Leur amour exclusif pour les écus neufs et pour le service de France, où l’on est bien payé, nous gâtait leur pays. Que dire du lac Majeur, des îles Borromées, du lac de Como, sinon plaindre les gens qui n’en sont pas fous ?

Nous avons traversé rapidement Milan, Parme, Bologne ; en six heures on peut apercevoir les beautés de ces villes. Là ont commencé mes fonctions de cicerone. Deux matinées ont suffi pour Florence, trois heures pour le lac de Trasimène, sur lequel nous nous sommes embarqués, et enfin nous voici à huit lieues de Rome, vingt-deux jours après avoir quitté Paris ; nous eussions pu faire ce trajet en douze ou quinze. La poste italienne nous a fort bien servis ; nous avons voyagé commodément avec un landau léger et une calèche, sept maîtres et un domestique. Deux autres domestiques viennent par la diligence de Milan à Rome.

Le projet des dames avec lesquelles je voyage est de passer une année à Rome ; ce sera comme notre quartier général. De là, par des excursions, nous verrons Naples, et toute l’Italie au delà de Florence et des Apennins. Nous sommes assez nombreux pour former une petite société pour les soirées qui, dans les voyages, sont le moment pénible. D’ailleurs, nous chercherons à être admis dans les salons romains.

Nous espérons y trouver les mœurs italiennes, que l’imitation de Paris a un peu altérées à Milan et même à Florence. Nous voulons connaître les habitudes sociales, au moyen desquelles les habitants de Rome et de Naples cherchent le bonheur de tous les jours. Sans doute notre société de Paris vaut mieux ; mais nous voyageons pour voir des choses nouvelles, non pas des peuplades barbares comme le curieux intrépide qui pénètre dans les montagnes du Thibet, ou qui va débarquer aux îles de la mer du Sud. Nous cherchons des nuances plus délicates ; nous voulons voir des manières d’agir plus rapprochées de notre civilisation perfectionnée. Par exemple, un homme bien élevé, et qui a cent mille francs de rente, comment vit-il à Rome ou à Naples ? Un jeune ménage qui n’a que le quart de cette somme à dépenser, comment passe-t-il ses soirées ? Pour m’acquitter avec un peu de dignité de mes fonctions de cicerone, j’indique les choses curieuses ; mais je me suis réservé très expressément le droit de ne point exprimer mon avis. Ce n’est qu’à la fin de notre séjour à Rome que je proposerai à mes amis de voir un peu sérieusement certains objets d’art dont il est difficile d’apercevoir le mérite quand on a passé sa vie au milieu des jolies maisons de la rue des Mathurins et des lithographies coloriées. Je hasarde, en tremblant, le premier de mes blasphèmes : ce sont les tableaux que l’on voit à Paris qui empêchent d’admirer les fresques de Rome. J’écris ici de petites remarques tout à fait personnelles, et non point les idées des personnes aimables avec lesquelles j’ai le bonheur de voyager.

Je suivrai cependant l’ordre que nous avons adopté ; car, avec un peu d’ordre, on se reconnaît bien vite au milieu du nombre immense de choses curieuses que renferme la ville éternelle. Chacun de nous a placé les titres suivants à la tête de six pages de son petit carnet de voyage :

1o Les ruines de l’antiquité : le Colysée, le Panthéon, les arcs de triomphe, etc. ;

2o Les chefs-d’œuvre de la peinture : les fresques de Raphaël, de Michel-Ange et d’Annibal Carrache (Rome a peu d’ouvrages des deux autres grands peintres, le Corrége et le Titien) ;

3o Les chefs-d’œuvre de l’architecture moderne : Saint-Pierre, le palais Farnèse, etc., etc. ;

4o Les statues antiques : l’Apollon, le Laocoon, que nous avons vus à Paris ;

5o Les chefs-d’œuvre des deux sculpteurs modernes : Michel-Ange et Canova ; le Moïse à San Pietro in Vincoli, et le tombeau du pape Rezzonico dans Saint-Pierre ;

6o Le gouvernement, et les mœurs qui en sont la conséquence.

Le souverain de ce pays jouit du pouvoir politique le plus absolu, et en même temps il dirige ses sujets dans l’affaire la plus importante de leur vie, celle du salut.

Ce souverain n’a point été prince durant sa jeunesse. Pendant les cinquante premières années de sa vie, il a fait la cour à des personnages plus puissants que lui. En général, il n’arrive aux affaires qu’au moment où ailleurs on les quitte, vers soixante-dix ans.

Un courtisan du pape a toujours l’espoir de remplacer son maître, circonstance que l’on n’observe[2] pas dans les autres cours. Un courtisan, à Rome, ne cherche pas seulement à plaire au pape, comme un chambellan allemand veut plaire à son prince, il désire encore obtenir sa bénédiction. Par une indulgence in articulo mortis, le souverain de Rome peut faire le bonheur éternel de son chambellan ; cela n’est point une plaisanterie. Les Romains du dix-neuvième siècle ne sont pas des mécréants comme nous ; ils peuvent avoir des doutes sur la religion dans leur jeunesse ; mais on trouverait à Rome fort peu de déistes. Il y en avait beaucoup avant Luther, et même des athées. Depuis ce grand homme, les papes, ayant eu peur, ont veillé sérieusement sur l’éducation. Le peuple de la campagne est tellement imbu de catholicisme qu’à ses yeux rien dans la nature ne se fait sans miracle.

La grêle a toujours pour but de punir un voisin qui a négligé de parer de fleurs la croix qui est au coin de son champ. Une inondation est un avertissement d’en haut, destiné à remettre dans la bonne voie tout un pays. Une jeune fille meurt-elle de la fièvre au mois d’août : c’est un châtiment de ses galanteries. Le curé a soin de le dire à chacun de ses paroissiens.

Cette superstition profonde des gens de la campagne se communique aux classes élevées, par les nourrices, les bonnes, les domestiques de toute espèce[3]. Un jeune marchesino romain de seize ans est le plus timide des hommes[4], et n’ose parler qu’aux domestiques de la maison ; il est beaucoup plus imbécile que son voisin le cordonnier[5] ou le marchand d’estampes.

Le peuple de Rome, témoin de tous les ridicules des cardinaux et autres grands seigneurs de la cour du pape, a une piété beaucoup plus éclairée ; toute espèce d’affectation est bien vite affublée d’un sonnet satirique[6].

Le pape exerce donc deux pouvoirs fort différents ; il peut faire, comme prêtre, le bonheur éternel de l’homme qu’il fait assommer comme roi[7]. La peur que Luther fit aux papes du seizième siècle a été si forte, que si les États de l’Église formaient une île éloignée de tout continent, nous y verrions le peuple réduit à cet état de vasselage moral dont l’antique Égypte et l’Étrurie ont laissé le souvenir, et que de nos jours on peut observer en Autriche. Les guerres du dix-huitième siècle ont empêché l’abrutissement du paysan italien.

Par un hasard heureux, les papes qui ont régné depuis 1700 ont été des hommes de mérite. Aucun État d’Europe ne peut présenter une liste semblable pour ces cent vingt-neuf ans. On ne saurait trop louer les bonnes intentions, la modération, la raison et même les talents qui ont paru sur le trône pendant cette époque.

Le pape n’a qu’un seul ministre, il segretario di stato, qui, presque toujours, jouit de l’autorité d’un premier ministre. Pendant les cent vingt-neuf années qui viennent de s’écouler, un seul segretario di stato a été décidément mauvais, le cardinal Coscia, sous Benoît XIII, et encore a-t-il passé neuf ans en prison au château Saint-Ange.

Il ne faut jamais demander de l’héroïsme à un gouvernement. Rome redoute avant tout l’esprit d’examen, qui peut conduire au protestantisme ; aussi l’art de penser y a-t-il toujours été découragé et au besoin persécuté. Depuis 1700 Rome a produit plusieurs bons antiquaires ; le dernier en date, Quirino Visconti, est connu de toute l’Europe et mérite sa célébrité. À mon gré, c’est un homme unique. Deux grands poètes ont paru en ce pays : Métastase, auquel nous ne rendons pas justice en France, et, de nos jours, Vincenzo Monti (l’auteur de la Basvigliana), mort à Milan en octobre 1828. Leurs œuvres peignent bien leurs siècles. Ils étaient fort pieux tous les deux.

La carrière de l’ambition n’est pas ouverte aux laïques. Rome a des princes, mais leurs noms ne se trouvent pas dans l’almanach royal du pays (le Notizie de Cracas) ou, s’ils s’y glissent, c’est pour quelque fonction de bienfaisance gratuite et sans pouvoir, comme celles qui furent ôtées à M. le duc de Liancourt par le ministre Corbière. Si le gouvernement représentatif n’amenait pas à sa suite l’esprit d’examen et la liberté de la presse, quelque pape honnête homme, comme Ganganelli ou Lambertini, donnerait à ses peuples une chambre unique chargée de voter le budget.

Il faudrait alors des talents pour être tesoriere, c’est le nom du ministre des finances. Cette chambre pourrait être composée de dix députés des villes, de vingt princes romains et de tous les cardinaux. Autrefois ces messieurs étaient les conseillers du pape.

On peut craindre ici une guerre civile et fort cruelle, aussitôt que les dix-neuf millions d’Italiens verront l’Autriche, qui est leur Croquemitaine, engagée dans quelque guerre de longue durée ; alors les deux partis tourneront les yeux vers le roi de France.

Rome est un État despotique ; mais les emplois sont à vie, et l’on ne destitue personne. Sous Léon XII, le carbonarisme et M. de Metternich ont tout changé. La terreur règne à Ravenne et à Forli[8]. Les hommes les plus distingués sont en prison ou en fuite. Florence est l’oasis où tous les pauvres persécutés d’Italie cherchent un asile. Ceux qui manquent tout à fait d’argent vont vivre en Corse.

Il y a deux façons de voir Rome : on peut observer tout ce qu’il y a de curieux dans un quartier, et puis passer à un autre ;

Ou bien courir chaque matin après le genre de beauté auquel on se trouve sensible en se levant. C’est ce dernier parti que nous prendrons. Comme de vrais philosophes, chaque jour nous ferons ce qui nous semblera le plus agréable ce jour-là ; quam minimum credula postero.


Rome, 3 août 1827. — C’est pour la sixième fois que j’entre dans la ville éternelle, et pourtant mon cœur est profondément agité. C’est un usage immémorial parmi les gens affectés d’être ému en arrivant à Rome, et j’ai presque honte de ce que je viens d’écrire.

9 août. — Notre projet étant de passer ici plusieurs mois, nous avons perdu quelques jours à courir, comme des enfants, à tout ce qui nous semblait curieux. Ma première visite, en arrivant, fut pour le Colysée, mes amis allèrent à Saint-Pierre ; le lendemain nous parcourûmes le Musée et les stanze (ou chambres) de Raphaël au Vatican. Effrayés du nombre de choses à noms célèbres devant lesquelles nous passions, nous nous enfuîmes du Vatican ; le plaisir qu’il nous offrait était trop sérieux. Aujourd’hui, pour voir la ville de Rome et le tombeau du Tasse, nous sommes montés à Saint-Onuphre : vue magnifique ; de là nous avons aperçu de l’autre côté de Rome le palais de Monte-Cavallo, nous y sommes allés. Les grands noms de Sainte-Marie-Majeure et de Saint-Jean-de-Latran nous ont ensuite attirés. Hier, jour de pluie, nous avons vu les galeries Borghèse, Doria, et les statues du Capitole. Malgré l’extrême chaleur, nous sommes toujours en mouvement, nous sommes comme affamés de tout voir, et rentrons, chaque soir, horriblement fatigués.

10 août. — Sortis de chez nous, ce matin, pour voir un monument célèbre, nous avons été arrêtés en route par une belle ruine, et ensuite par l’aspect d’un joli palais où nous sommes montés. Nous avons fini par errer presque à l’aventure. Nous avons goûté le bonheur d’être à Rome en toute liberté, et sans songer au devoir de voir.

La chaleur est extrême ; nous montons en voiture de bon matin ; vers les dix heures, nous nous réfugions dans quelque église, où nous trouvons de la fraîcheur et de l’obscurité. Assis en silence sur quelque banc de bois à dossier, la tête renversée et appuyée sur ce dossier, notre âme semble se dégager de tous ses liens terrestres, comme pour voir le beau face à face. Aujourd’hui nous nous sommes réfugiés à Saint-André della Valle, vis-à-vis les fresques du Dominiquin ; hier ce fut à Sainte-Praxède[9].

12 août. — Cette première folie s’est un peu calmée. Nous désirons voir les monuments d’une façon complète. C’est ainsi, maintenant, qu’ils nous feront le plus de plaisir. Demain matin nous allons au Colysée, et ne le quitterons qu’après avoir examiné tout ce qu’il y faut voir.

13 août. — Le 3 août nous traversâmes ces campagnes désertes, et cette solitude immense qui s’étend autour de Rome à plusieurs lieues de distance. L’aspect du pays est magnifique ; ce n’est point une plaine plate ; la végétation y est vigoureuse. La plupart des points de vue sont dominés par quelque reste d’aqueduc ou quelque tombeau en ruines qui impriment à cette campagne de Rome un caractère de grandeur dont rien n’approche. Les beautés de l’art redoublent l’effet des beautés de la nature et préviennent la satiété, qui est le grand défaut du plaisir de voir des paysages. Souvent, en Suisse, un instant après l’admiration la plus vive, il se trouve qu’on s’ennuie. Ici l’âme est préoccupée de ce grand peuple qui maintenant n’est plus. Tantôt on est comme effrayé de sa puissance, on le voit qui ravage la terre ; tantôt on a pitié de ses misères et de sa longue décadence. Pendant cette rêverie, les chevaux ont fait un quart de lieue ; on a tourné un des plis du terrain ; l’aspect du pays a changé, et l’âme revient à admirer les plus sublimes paysages que présente l’Italie. Salve magna parens rerum.

Le 3 août nous n’avions pas le loisir de nous livrer à ces sentiments, nous étions troublés par la coupole de Saint-Pierre qui s’élevait à l’horizon ; nous tremblions de n’arriver à Rome qu’à la nuit. Je parlai aux postillons, de pauvres diables fiévreux, jaunes et à demi morts ; la vue d’un écu les fit sortir de leur torpeur. Enfin, comme le soleil se couchait derrière le dôme de Saint-Pierre, ils s’arrêtèrent dans la via Condotti, et nous proposèrent de descendre chez Franz, près la place d’Espagne. Mes amis prirent un logement sur cette place ; là nichent tous les étrangers.

La vue de tant de fats ennuyés m’eût gâté Rome. Je cherchai des yeux une fenêtre de laquelle on dominât la ville. J’étais au pied du Pincio ; je montai l’immense escalier de la Trinità de’ Monti, que Louis XVIII vient de faire restaurer avec magnificence[10], et je pris un logement dans la maison habitée jadis par Salvator Rosa, via Gregoriana. De la table où j’écris je vois les trois quarts de Rome ; et, en face de moi, de l’autre côté de la ville, s’élève majestueusement la coupole de Saint-Pierre. Le soir, lorsque le soleil se couche, je l’aperçois à travers les fenêtres de Saint-Pierre, et, une demi-heure après, ce dôme admirable se dessine sur cette teinte si pure d’un crépuscule orangé surmonté au haut du ciel de quelque étoile qui commence à paraître.

Rien sur la terre ne peut être comparé à cela. L’âme est attendrie et élevée, une félicité tranquille la pénètre tout entière. Mais il me semble que, pour être à la hauteur de ces sensations, il faut aimer et connaître Rome depuis longtemps. Un jeune homme qui n’a jamais rencontré le malheur ne les comprendrait pas.

Le soir du 3 août j’étais si troublé, que je ne sus pas faire mon marché, et je paye mes deux chambres de la via Gregoriana beaucoup au delà de leur valeur. Mais en un tel moment comment s’occuper de soins si petits ? Le soleil allait se coucher, et je n’avais plus que quelques instants ; je me hâtai de conclure, et une calèche ouverte (ce sont les fiacres du pays) me conduisit rapidement au Colysée. C’est la plus belle des ruines, là respire toute la majesté de Rome antique. Les souvenirs de Tite-Live remplissaient mon âme ; je voyais paraître Fabius Maximus, Publicola, Menennius Agrippa. Il est d’autres églises que Saint-Pierre : j’ai vu Saint-Paul de Londres, la cathédrale de Strasbourg, le dôme de Milan, Sainte-Justine de Padoue, jamais je n’ai rien rencontré de comparable au Colysée.

15 août. — Mon hôte a placé des fleurs devant un petit buste de Napoléon qui est dans ma chambre. Mes amis gardent définitivement leurs logements sur la place d’Espagne, à côté de l’escalier qui monte à la Trinità de’ Monti[11].

Supposez deux voyageurs bien élevés, courant le monde ensemble ; chacun d’eux se fait un plaisir de sacrifier à l’autre ses petits projets de chaque jour ; et, à la fin du voyage, il se trouve qu’ils se sont constamment gênés.

Est-on plusieurs, veut-on voir une ville, on peut convenir d’une heure le matin, pour partir ensemble. On n’attend personne ; on suppose que les absents ont des raisons pour passer cette matinée seuls.

En route, il est entendu que celui qui met une épingle au collet de son habit devient invisible ; on ne lui parle plus. Enfin, chacun de nous pourra, sans manquer à la politesse, faire des courses seul en Italie, et même retourner en France ; c’est là notre charte écrite et signée, ce matin au Colysée, au troisième étage des portiques, sur le fauteuil de bois placé là par un Anglais. Au moyen de cette charte, nous espérons nous aimer autant au retour d’Italie qu’en y allant.

L’un de mes compagnons a beaucoup de sagesse, de bonté, d’indulgence, de douce gaieté ; c’est le caractère allemand. Il a de plus une raison ferme et profonde qui ne se laisse éblouir par rien ; mais quelquefois il oubliera pendant un mois d’employer cette raison supérieure. Dans la vie de tous les jours, on dirait un enfant. Nous l’appelons Frédéric : il a quarante-six ans.

Paul n’en a pas trente. C’est un fort joli homme, et d’infiniment d’esprit, qui aime les saillies, les oppositions, le cliquetis rapide de la conversation. Je crois qu’à ses yeux le premier livre du monde, ce sont les Mémoires de Beaumarchais. Il est impossible d’être plus amusant et meilleur. Les plus grands malheurs glisseraient sur lui sans lui faire froncer le sourcil. Il ne pense pas plus à l’année qui vient qu’à celle qui passa il y a cent ans. Il veut connaître ces beaux-arts dont on lui a tant parlé. Mais je suppose qu’il les sent comme Voltaire.

Je ne sais si je nommerai de nouveau Paul et Frédéric dans la suite de ces notes. Ils les ont eues chez eux pendant plus d’un mois. Je ne sais s’ils sont allés jusqu’au bout, mais ils ont trouvé leurs portraits ressemblants. Il y a deux autres voyageurs d’un tour d’esprit assez sérieux, et trois femmes, dont l’une comprend la musique de Mozart. Je suis bien sûr qu’elle aimera le Corrége. Raphaël et Mozart ont cette ressemblance : chaque figure de Raphaël, comme chaque air de Mozart, est à la fois dramatique et agréable. Le personnage de Raphaël a tant de grâce et de beauté, qu’on trouve un vif plaisir à le regarder en particulier, et cependant il sert admirablement au drame. C’est la pierre d’une voûte, que vous ne pouvez ôter sans nuire à la solidité.

Je dirais aux voyageurs : En arrivant à Rome, ne vous laissez empoisonner par aucun avis ; n’achetez aucun livre, l’époque de la curiosité et de la science ne remplacera que trop tôt celle des émotions ; logez-vous via Gregoriana, ou, du moins, au troisième étage de quelque maison de la place de Venise, au bout du Corso ; fuyez la vue et encore plus le contact des curieux. Si, en courant les monuments pendant vos matinées, vous avez le courage d’arriver jusqu’à l’ennui par manque de société, fussiez-vous l’être le plus éteint par la petite vanité de salon, vous finirez par sentir les arts.

Au moment de l’entrée dans Rome, montez en calèche, et, suivant que vous vous sentirez disposé à sentir le beau inculte et terrible, ou le beau joli et arrangé, faites-vous conduire au Colysée ou à Saint-Pierre. Vous n’y arriveriez jamais si vous partiez à pied, à cause des choses curieuses rencontrées sur la route. Vous n’avez besoin d’aucun itinéraire, d’aucun cicerone. En cinq ou six matinées, votre cocher vous fera faire les douze courses que, je vais indiquer.

1o Le Colysée ou Saint-Pierre.

2o Les loges et les salles de Raphaël au Vatican.

3o Le Panthéon, et ensuite les onze colonnes, restes de la basilique d’Antonin le Pieux, desquelles Fontana fit, en 1695, l’hôtel de la Douane de terre. C’est là qu’on vous conduit en arrivant à Rome, si votre consul ne vous a pas envoyé une dispense[12] à Florence. Là on s’ennuie et l’on prend de l’humeur pendant trois heures.

Une fois, j’ai déserté le vetturino en lui laissant mes clefs, et suis entré dans Rome comme un promeneur, par la porta Pia. Il faut suivre le chemin en dehors des murs, à gauche de la porte del Popolo, le long du Muro torto.

4o L’atelier de Canova, et les principales statues de ce grand homme dispersées dans les églises et dans les palais : Hercule lançant Lycas à la mer, dans le joli palais de M. le banquier Torlonia, duc de Bracciano, sur la place de Venise, au bout du Corso ; le tombeau de Ganganelli aux Saints-Apôtres ; les tombeaux du pape Rezzonico et des Stuarts à Saint-Pierre, la statue de Pie VI devant le maître-autel. Il faut s’accoutumer à ne regarder dans une église que ce qu’on y est venu chercher.

5o Le Moïse de Michel-Ange à San-Pietro in Vincoli ; le Christ de la Minerve ; la Pietà à Saint-Pierre, première chapelle à droite en entrant. Vous trouverez tout cela fort laid[13], et serez étonné de l’honorable mention que j’en fais ici.

6o La basilique de Saint-Paul à deux milles de Rome, du côté d’Ostie. Remarquez près de la porte de la ville, en sortant, la pyramide de Cestius. Ce Cestius fut un financier comme le président Hénaut. Il vivait sous Auguste.

7o Les ruines des Thermes de Caracalla, et, en revenant, l’église de la Navicella, San-Stefano Rotondo ; la colonne Trajane et les restes de la basilique découverte à ses pieds en 1811.

8o La Farnesina, près du Tibre, rive droite, côté étrusque. Là se trouvent les aventures de Psyché, peintes à fresque par Raphaël. Allez voir la galerie d’Annibal Carrache, au palais Farnèse et l’Aurore du Guide, au palais Rospigliosi, place de Monte-Cavallo[14].

Tout près de là, l’église de Sainte-Marie-des-Anges, par Michel-Ange : architecture sublime. La statue de Sainte-Thérèse à Santa Maria della Vittoria, et en revenant la jolie petite église appelée le Noviciat des Jésuites[15].

9o La villa Madama, à mi-coteau, sur le monte Mario. C’est une des plus jolies choses que Raphaël ait faites en architecture. Voyez, au retour, la villa di Papa Giulio, à une demi-lieue hors de Rome, près la porte del Popolo. Allez voir à côté le paysage de l’Acqua Acetosa. Le roi de Bavière y a fait placer un banc.

10o Les galeries Borghèse, Doria, Sciarra, et la galerie pontificale, au troisième étage du Vatican.

11o Si vous vous sentez disposé à voir des statues, faites-vous conduire au Musée Pio Clementin (au Vatican) ou aux salles du Capitole. Les pauvres têtes qui ont le pouvoir ne font ouvrir ces musées qu’une fois la semaine[16], cependant, si le peuple de Rome peut payer les impôts et voir un écu, c’est parce qu’un étranger a pris la peine de le lui apporter.

Il est impossible qu’une de ces choses-là ne vous plaise pas infiniment.

Allez revoir ce qui vous aura touché, cherchez les choses semblables. C’est la porte que la nature vous ouvre pour vous faire pénétrer dans le temple des beaux-arts. Voilà tout le secret du talent du cicerone.

Rome, 16 août. — Le Colysée offre trois ou quatre points de vue tout à fait différents. Le plus beau peut-être est celui qui se présente au curieux lorsqu’il est dans l’arène où combattaient les gladiateurs, et qu’il voit ces ruines immenses s’élever tout autour de lui. Ce qui m’en touche le plus, c’est ce ciel d’un bleu si pur que l’on aperçoit à travers les fenêtres du haut de l’édifice vers le nord.

Il faut être seul dans le Colysée ; souvent vous serez gêné par les murmures pieux des dévots qui, par troupes de quinze ou vingt, font les stations du Calvaire, ou par un capucin qui, depuis Benoît XIV, qui restaura cet édifice, vient prêcher ici le vendredi. Tous les jours, excepté au moment de la sieste ou le dimanche, vous rencontrez des maçons servis par des galériens ; car il faut toujours réparer quelque coin de ruines qui s’écroule. Mais cette vue singulière finit par ne pas nuire à la rêverie.

On monte dans les couloirs[17] des étages supérieurs par des escaliers assez bien réparés. Mais, si l’on n’a pas de guide (et à Rome tout cicerone tue le plaisir), l’on est exposé à passer sur des voûtes bien amincies par les pluies et qui peuvent s’écrouler[18]. Parvenu au plus haut étage des ruines, toujours du côté du nord, on aperçoit vis-à-vis de soi, derrière de grands arbres et presque à la même hauteur, San-Pietro in Vincoli, église célèbre par le tombeau de Jules II et le Moïse de Michel-Ange.

Au midi, le regard passe par-dessus les ruines de l’amphithéâtre, qui, de ce côté, sont beaucoup plus basses, et va s’arrêter au loin dans la plaine, sur cette sublime basilique[19] de Saint-Paul, incendiée dans la nuit du 15 au 16 juillet 1823. Elle est à demi cachée par de longues files de cyprès. Cette église fut bâtie[20] au lieu même où l’on enterra, après son martyre, l’homme dont la parole a créé ce fleuve immense qui, sous le nom de religion chrétienne, vient encore aujourd’hui se mêler à toutes nos affections. La qualité de saint, qui, une fois, fut le comble de l’honneur, nuit aujourd’hui à saint Paul. Cet homme a eu sur le monde une bien autre influence que César ou Napoléon. Comme eux, pour avoir le plaisir de commander, il s’exposait à une mort probable. Mais le danger qu’il courait n’était pas beau comme celui des soldats.

Du haut des ruines du Colysée, on vit à la fois avec Vespasien qui le bâtit, avec saint Paul, avec Michel-Ange. Vespasien, triomphant des Juifs, a passé sur la voie Sacrée, près de cet arc de triomphe, élevé à son fils Titus, et que, de nos jours encore, le Juif évite dans sa course. Ici plus près, est l’arc de Constantin ; mais il fut construit par des architectes déjà barbares : la décadence commençait pour Rome et pour l’Occident.

Je le sens trop, de telles sensations peuvent s’indiquer, mais ne se communiquent point[21]. Ailleurs ces souvenirs pourraient être communs ; pour le voyageur placé sur ces ruines, ils sont immenses et pleins d’émotion. Ces pans de murs, noircis par le temps, font sur l’âme l’effet de la musique de Cimarosa, qui se charge de rendre sublimes et touchantes les paroles vulgaires d’un libretto. L’homme le plus fait pour les arts, J.-J. Rousseau, par exemple, lisant à Paris la description la plus sincère du Colysée, ne pourrait s’empêcher de trouver l’auteur ridicule à cause de son exagération ; et, pourtant, celui-ci n’aurait été occupé qu’à se rapetisser et à avoir peur de son lecteur.

Je ne parle pas du vulgaire, né pour admirer le pathos de Corinne ; les gens un peu délicats ont ce malheur bien grand au dix-neuvième siècle : quand ils aperçoivent de l’exagération, leur âme n’est plus disposée qu’à inventer de l’ironie.

Pour lui donner une idée quelconque des restes de cet édifice immense, plus beau peut-être aujourd’hui qu’il tombe en ruines, qu’il ne le fut jamais dans toute sa splendeur (alors ce n’était qu’un théâtre, aujourd’hui c’est le plus beau vestige du peuple romain), il faudrait connaître les circonstances de la vie du lecteur. Cette description du Colysée ne peut se tenter que de vive voix, quand on se trouve, après minuit, chez une femme aimable, en bonne compagnie, et qu’elle et les femmes qui l’entourent veulent bien écouter avec une bienveillance marquée. D’abord le conteur se commande une attention pénible, ensuite il ose être ému ; les images se présentent en foule, et les spectateurs entrevoient, par les yeux de l’âme, ce dernier reste encore vivant du plus grand peuple du monde. On peut faire aux Romains la même objection qu’à Napoléon. Ils furent criminels quelquefois, mais jamais l’homme n’a été plus grand[22].

Quelle duperie de parler de ce qu’on aime ! Que peut-on gagner ? le plaisir d’être ému soi-même un instant par le reflet de l’émotion des autres. Mais un sot, piqué de vous voir parler tout seul, peut inventer un mot plaisant qui vient salir vos souvenirs. De là peut-être cette pudeur de la vraie passion que les âmes communes oublient d’imiter quand elles jouent la passion.

Il faudrait que le lecteur qui n’est pas à Rome eût la bonté de jeter les yeux sur une lithographie du Colysée (celle de M. Lesueur), ou du moins sur l’image qui est dans l’Encyclopédie.

L’on verra un théâtre ovale, d’une hauteur énorme, encore tout entier à l’extérieur du côté du nord, mais ruiné vers le midi[23] : il contenait cent sept mille spectateurs.

La façade extérieure décrit une ellipse immense ; elle est décorée de quatre ordres d’architecture : les deux étages supérieurs sont formés de demi-colonnes et de pilastres corinthiens ; l’ordre du rez-de-chaussée est dorique, et celui du second étage ionique. Les trois premiers ordres se dessinent par des colonnes à demi engagées dans le mur, comme au nouveau théâtre de la rue Ventadour.

Le monde n’a rien vu d’aussi magnifique que ce monument : sa hauteur totale est de cent cinquante-sept pieds, et sa circonférence extérieure de mille six cent quarante et un. L’arène où combattaient les gladiateurs a deux cent quatre-vingt-cinq pieds de long sur cent quatre-vingt-deux de large. Lors de la dédicace du Colysée par Titus, le peuple romain eut le plaisir de voir mourir cinq mille lions, tigres et autres bêtes féroces, et près de trois mille gladiateurs. Les jeux durèrent cent jours[24].

L’empereur Vespasien commença ce théâtre à son retour de Judée ; il y employa douze mille juifs, prisonniers de guerre ; mais il ne put le finir ; cette gloire était réservée à Titus, son fils, qui en fit la dédicace l’an 80 après Jésus-Christ[25].

Quatre cent quarante-six ans plus tard, c’est-à-dire l’an 526 de notre ère, les Barbares de Totila en ruinèrent diverses parties, afin de s’emparer des crampons de bronze qui liaient les pierres. Tous les blocs du Colysée sont percés de grands trous. J’avouerai que je trouve inexplicables plusieurs des travaux exécutés par les Barbares, et que l’on dit avoir eu pour objet d’aller fouiller dans les masses énormes qui forment le Colysée. Après Totila, cet édifice devint comme une carrière publique, où, pendant dix siècles, les riches Romains faisaient prendre des pierres pour bâtir leurs maisons, qui, au moyen âge, étaient des forteresses. Encore en 1623, les Barberini, neveux d’Urbain VIII, en tirèrent tous les matériaux de leur immense palais. De là le proverbe :

Quod non fecerunt barbari fecere Barberini[26].

17 août 1827. — Une fois, vers la fin du moyen âge (1377), Rome a été réduite à une population de trente mille habitants ; M. le cardinal Spina disait même hier douze mille ; maintenant elle en a cent quarante mille. Si les papes ne fussent pas revenus d’Avignon, si la Rome des prêtres n’eût pas été bâtie aux dépens de la Rome antique, nous aurions beaucoup plus de monuments des Romains ; mais la religion chrétienne n’eût pas fait une alliance aussi intime avec le beau ; nous ne verrions aujourd’hui ni Saint-Pierre, ni tant d’églises magnifiques répandues dans toute la terre : Saint-Paul de Londres, Sainte-Geneviève, etc. Nous-mêmes, fils de chrétiens, nous serions moins sensibles au beau. À six ans peut-être vous avez entendu parler avec admiration de Saint-Pierre de Rome.

Les papes devinrent amoureux de l’architecture[27], cet art éternel qui se marie si bien à la religion de la terreur ; mais, grâce aux monuments romains, ils ne s’en tinrent pas au gothique. Ce fut une infidélité à l’enfer. Les papes, dans leur jeunesse, avant de monter sur le trône, admiraient les restes de l’antiquité. Bramante inventa l’architecture chrétienne ; Nicolas V, Jules II, Léon X, furent des hommes dignes d’être émus par les ruines du Colysée et par la coupole de Saint-Pierre.

Lorsqu’il travaillait à cette église, Michel-Ange, déjà très vieux, fut trouvé, un jour d’hiver, après la chute d’une grande quantité de neige, errant au milieu des ruines du Colysée. Il venait monter son âme au ton qu’il fallait pour pouvoir sentir les beautés et les défauts de son propre dessin de la coupole de Saint-Pierre. Tel est l’empire de la beauté sublime ; un théâtre donne des idées pour une église.

Dès que d’autres curieux arrivent au Colysée, le plaisir du voyageur s’éclipse presque en entier. Au lieu de se perdre dans des rêveries sublimes et attachantes, malgré lui il observe les ridicules des nouveaux venus, et il lui semble toujours qu’ils en ont beaucoup. La vie est ravalée à ce qu’elle est dans un salon ; on écoute malgré soi les pauvretés qu’ils disent. Si j’avais le pouvoir, je serais tyran, je ferais fermer le Colysée durant mes séjours à Rome.

18 août. — L’opinion commune est que Vespasien fit construire le Colysée dans l’endroit où étaient auparavant les étangs et les jardins de Néron ; c’était à peu près le centre de la Rome de César et de Cicéron[28]. La statue colossale de Néron, [en marbre et de cent dix pieds,][29] fut placée près de ce théâtre ; de là le nom de Colosseo. D’autres prétendent que cette dénomination vient de l’étendue surprenante et de la hauteur colossale de cet édifice.

Comme nous, les Romains avaient l’usage de célébrer par une fête l’ouverture d’une maison nouvelle ; un drame, représenté avec une pompe extraordinaire, faisait la dédicace d’un théâtre ; celle d’une naumachie était célébrée par un combat de barques ; des courses de chars, et surtout des combats de gladiateurs, marquaient l’ouverture d’un cirque ; des chasses de bêtes féroces faisaient la dédicace d’un amphithéâtre. Titus, comme nous l’avons vu, fit paraître, le jour de l’ouverture du Colysée, un nombre énorme d’animaux féroces qui tous furent tués[30]. Quel doux plaisir pour des Romains ! Si nous ne sentons plus ce plaisir, c’est à la religion de Jésus-Christ qu’il en faut rendre grâce.

Le Colysée est bâti presque en entier de blocs de travertin, assez vilaine pierre remplie de trous comme le tuf, et d’un blanc tirant sur le jaune. On la fait venir de Tivoli. L’aspect de tous les monuments de Rome serait bien plus agréable au premier coup d’œil si les architectes avaient eu à leur disposition la belle pierre de taille employée à Lyon ou à Édimbourg, ou bien le marbre dont on a fait le cirque de Pola (Dalmatie).

On voit des numéros antiques au-dessus des arcs d’ordre dorique du Colysée ; chacune de ces arcades servait de porte. De nombreux escaliers conduisaient aux portiques supérieurs et aux gradins. Ainsi, en peu d’instants, cent mille spectateurs pouvaient entrer au Colysée et en sortir.

On dit que Titus fit construire une galerie qui partait de son palais sur le mont Esquilin, et lui permettait de venir au Colysée sans paraître dans les rues de Rome. Elle devait aboutir entre les deux arcs marqués des numéros 38 et 39. Là on remarque un arc qui n’est pas numéroté. (Voir Fontana, Neralco et Marangonius.)

L’architecte qui a bâti le Colysée a osé être simple. Il s’est donné garde de le surcharger de petits ornements jolis et mesquins, tels que ceux qui gâtent l’intérieur de la cour du Louvre. Le goût public à Rome n’était point vicié par l’habitude des fêtes et des cérémonies d’une cour comme celle de Louis XIV. (Voir les Mémoires de Dangeau.) Un roi devant agir sur la vanité est obligé d’inventer des distinctions et de les changer souvent. Voir les fracs de Marly, inventés par Louis XIV. (Saint-Simon.)

Les empereurs de Rome avaient eu l’idée simple de réunir en leur personne toutes les magistratures inventées par la république à mesure des besoins des temps. Ils étaient consuls, tribuns, etc. — Ici tout est simplicité et solidité ; c’est pour cela que les joints des immenses blocs de travertin qu’on aperçoit de toutes parts prennent un caractère étonnant de grandiose. Le spectateur doit cette sensation, qui s’accroît encore par le souvenir, à l’absence de tout petit ornement ; l’attention est laissée à la masse d’un si magnifique édifice.

La place où l’on donnait les jeux et les spectacles s’appelait arène (arena), à cause du sable qui était répandu sur le sol, les jours où les jeux devaient avoir lieu. On prétend que cette arène était anciennement plus basse de dix pieds qu’elle ne l’est aujourd’hui. Elle était entourée d’un mur assez élevé pour empêcher les lions et les tigres de s’élancer sur les spectateurs. C’est ce qu’on voit encore dans les théâtres en bois, destinés, en Espagne, aux combats de taureaux. Ce mur était percé d’ouvertures fermées par des grilles de fer. C’est par là qu’entraient les gladiateurs et les bêtes féroces, et que l’on emportait les cadavres.

La place d’honneur, parmi les Romains, était au-dessus du mur qui entourait l’arène, et s’appelait podium ; de là on pouvait jouir de la physionomie des gladiateurs mourants, et distinguer les moindres détails du combat. Là se trouvaient les sièges réservés aux vestales, à l’empereur et à sa famille, aux sénateurs et aux principaux magistrats.

Derrière le podium commençaient les gradins destinés au peuple ; ces gradins étaient divisés en trois ordres appelés meniana. La première division renfermait douze gradins, et la seconde quinze ; ils étaient en marbre. Les gradins de la troisième division étaient, à ce qu’on croit, construits en bois. Il y eut un incendie, et cette partie du théâtre fut restaurée par Héliogabale et Alexandre. La totalité des gradins pouvait contenir quatre-vingt-sept mille spectateurs, et on estime que vingt mille se plaçaient debout dans les portiques de la partie supérieure, bâtis en bois.

On distingue, au-dessus des fenêtres de l’étage le plus élevé, des trous dans lesquels on suppose que s’enchâssaient les poutres du velarium. Elles supportaient des poulies et des cordes, à l’aide desquelles on manœuvrait une suite d’immenses bandes de toile qui couvraient l’amphithéâtre et devaient garantir les spectateurs de l’ardeur du soleil. Quant à la pluie, je ne conçois pas trop comment ces tentes pouvaient mettre à l’abri de ces pluies battantes que l’on éprouve à Rome.

Il faut chercher dans l’Orient, parmi les ruines de Palmyre, de Balbec ou de Pétra, des édifices comparables à celui-ci pour la grandeur ; mais ces temples étonnent sans plaire. Plus vastes que le Colysée, ils ne produiront jamais sur nous la même impression. Ils sont construits d’après d’autres règles de beauté, auxquelles nous ne sommes point accoutumés. Les civilisations qui ont créé cette beauté ont disparu.

Ces grands temples élevés et creusés dans l’Inde ou en Égypte ne rappellent que les souvenirs ignobles du despotisme ; ils n’étaient pas destinés à plaire à des âmes généreuses. Dix mille esclaves ou cent mille esclaves ont péri de fatigue, tandis qu’on les occupait à ces travaux étonnants.

À mesure que nous connaîtrons mieux l’histoire ancienne, que de rois ne trouverons-nous pas plus puissants qu’Agamemnon, que de guerriers aussi braves qu’Achille ! mais ces noms nouveaux seront pour nous sans émotions. On lit les curieux Mémoires de Bober, empereur d’Orient vers 1340. Après y avoir songé un instant, on pense à autre chose.

Le Colysée est sublime pour nous, parce que c’est un vestige vivant de ces Romains dont l’histoire a occupé toute notre enfance. L’âme trouve des rapports entre la grandeur de leurs entreprises et celle de cet édifice. Quel lieu sur la terre vit une fois une aussi grande multitude et de telles pompes ? L’empereur du monde (et cet homme était Titus !) y était reçu par les cris de joie de cent mille spectateurs ; et maintenant quel silence !

Lorsque les empereurs essayèrent de lutter avec la nouvelle religion prêchée par saint Paul, qui annonçait aux esclaves et aux pauvres l’égalité devant Dieu, ils envoyèrent au Colysée beaucoup de chrétiens souffrir le martyre. Cet édifice fut donc en grande vénération dans le moyen âge ; c’est pour cela qu’il n’a pas été tout à fait détruit. Benoît XIV, voulant ôter tout prétexte aux grands seigneurs qui, depuis des siècles, y envoyaient prendre des pierres comme dans une carrière, fit ériger autour de l’arène quatorze petits oratoires, chacun desquels contient une fresque exprimant un trait de la Passion du Sauveur. Vers la partie orientale, dans un coin des ruines, on a établi une chapelle où l’on dit la messe ; à côté, une porte fermée à clef indique l’entrée de l’escalier de bois par lequel on monte aux étages supérieurs.

En sortant du Colysée par la porte orientale, vers Saint-Jean-de-Latran, on trouve un petit corps de garde de quatre hommes, et l’immense arc-boutant de briques, élevé par Pie VII, pour soutenir cette partie de la façade extérieure prête à s’écrouler.

Je parlerai dans la suite, quand le lecteur aura du goût pour ces sortes de choses, des conjectures proposées par les savants à propos des constructions trouvées au-dessous du niveau actuel de l’arène du Colysée, lors des fouilles exécutées par les ordres de Napoléon (1810 à 1814).

J’invite d’avance le lecteur à ne croire en ce genre que ce qui lui semblera prouvé, cela importe à ses plaisirs ; on ne se fait pas d’idée de la présomption des ciceroni romains.

Rome, 17 août. Que de matinées heureuses j’ai passées au Colysée, perdu dans quelque coin de ces ruines immenses ! Des étages supérieurs on voit en bas, dans l’arène, les galériens du pape travailler en chantant. Le bruit de leurs chaînes se mêle au chant des oiseaux, tranquilles habitants du Colysée. Ils s’envolent par centaines quand on approche des broussailles qui couvrent les sièges les plus élevés où se plaçait jadis le peuple roi. Ce gazouillement paisible des oiseaux, qui retentit faiblement dans ce vaste édifice, et de temps à autre, le profond silence qui lui succède, aident sans doute l’imagination à s’envoler dans les temps anciens. On arrive aux plus vives jouissances que la mémoire puisse procurer.

Cette rêverie, que je vante au lecteur, et qui peut-être lui semblera ridicule,

C’est le sombre plaisir d’un cœur mélancolique.

La Fontaine.

À vrai dire, voilà le seul grand plaisir que l’on trouve à Rome. Il est impossible pour la première jeunesse, si folle d’espérances. Si, plus heureux que les écoliers de la fin du dernier siècle, le lecteur n’a pas appris le latin péniblement durant sa première enfance, son âme sera peut-être moins préoccupée des Romains et de ce qu’ils ont fait sur la terre. Pour nous, qui avons traduit pendant des années des morceaux de Tite-Live et de Florus, leur souvenir précède toute expérience. Florus et Tite-Live nous ont raconté des batailles célèbres, et à huit ans quelle idée ne se fait-on pas d’une bataille ! C’est alors que l’imagination est fantastique, et les images qu’elle trace immenses. Aucune froide expérience ne vient en rogner les contours.

Depuis les imaginations de la première enfance, je n’ai trouvé de sensation analogue, par son immensité et sa ténacité, qui triomphe de tous les autres souvenirs, que dans Les poèmes de lord Byron. Comme je le lui disais un jour à Venise, en citant le Giaour, il me répondit : « C’est pour cela que vous y voyez des lignes de points. Dès que l’expérience des temps raisonnables de la vie peut attaquer une de mes images, je l’abandonne, je ne veux pas que le lecteur trouve chez moi les mêmes sensations qu’à la Bourse. Mais vous, Français, êtres légers, vous devez à cette disposition, mère de vos défauts et de vos vertus, de retrouver quelquefois le bonheur facile de l’enfance. En Angleterre, la hideuse nécessité du travail apparaît de toutes parts. Dès son entrée dans la vie, le jeune homme, au lieu de lire les poètes ou d’écouter la musique de Mozart, entend la voix de la triste expérience qui lui crie : Travaille dix-huit heures par jour, ou après demain tu expireras de faim dans la rue ! Il faut donc que les images du Giaour puissent braver l’expérience et le souvenir des réalités de la vie. Pendant qu’il lit, le lecteur habite un autre univers ; c’est le bonheur des peuples malheureux… Mais vous, Français, gais comme des enfants, je m’étonne que vous soyez sensibles à ce genre de mérite. Trouvez-vous réellement beau autre chose que ce qui est à la mode ? Mes vers sont à la mode parmi vous et vous les trouverez ridicules dans vingt ans. J’aurai le sort de l’abbé Delille. »

Je ne prétends nullement que ce soient là les paroles expresses du grand poète qui me parlait, pendant que sa gondole le conduisait de la Piazzetta au Lido.

La phrase qu’on vient de lire est la dernière précaution que je prendrai contre la petite critique de mauvaise foi.

Je me souviens que j’eus la hardiesse de lui faire de la morale : « Quand on est si aimable que vous, comment peut-on acheter l’amour ? »

Cette rêverie de Rome, qui nous semble si douce et nous fait oublier tous les intérêts de la vie active, nous la trouvons également au Colysée ou à Saint-Pierre, suivant que nos âmes sont disposées. Pour moi, quand j’y suis plongé, il est des jours où l’on m’annoncerait que je suis roi de la terre, que je ne daignerais pas me lever pour aller jouir du trône ; je renverrais à un autre moment.

19 août. — Paul, le plus aimable de nos compagnons de voyage, a pris le Colysée en grippe. Il prétend que ces ruines l’ennuient ou le rendent malade.

Voici la manière de se servir de cet Itinéraire : on peut faire les mêmes courses que nous, et alors lire le livre de suite. Ou bien, on peut chercher dans les titres courants, au haut des pages, la description du monument que l’on se sent la curiosité de voir ce jour-là. Tout le talent du cicérone consiste à conduire les voyageurs dont il s’est chargé aux monuments qui, dans un instant donné, doivent leur faire le plus de plaisir. Si, par exemple, il commençait par les fresques de Michel-Ange, à la chapelle Sixtine, il n’en faudrait pas davantage, si les voyageurs sont Français, pour les dégoûter à jamais de la peinture.

Je ne fatiguerai pas le lecteur, qui a déjà tant de choses à voir, en le forçant à lire les noms d’une foule d’artistes médiocres. Je ne nommerai que ce qui s’est élevé au-dessus de la qualité d’ouvrier. Les curieux qui voudront connaître les noms des auteurs de tant de statues maniérées et de tableaux ridicules qui garnissent les églises de Rome, les trouveront dans l’Itinéraire de Fea ou dans celui de Vasi. Ces messieurs avaient un but différent du mien ; d’ailleurs, ils craignaient de déplaire.

Je ne nommerai pas non plus les objets d’art par trop insignifiants ; on les verrait avec plaisir à Turin, à Naples, à Venise, à Milan ; mais, dans une ville riche de toutes les ruines de l’antiquité et de tant de monuments élevés par les papes, leur nom est un poids inutile pour l’attention, qu’il est facile de mieux employer.

Bandello, que Henri II fit évêque d’Agen (1550), est un excellent romancier, qui, je ne sais pourquoi, ne jouit pas de la réputation dont il est digne ; il a laissé neuf volumes de nouvelles charmantes, peut-être un peu trop gaies, où l’on voit, comme dans un miroir, les mœurs du quinzième siècle. Bandello se trouvait à Rome en 1504[31]. Il n’invente rien, ses nouvelles sont fondées sur des faits vrais. On y voit ce qu’était Rome du temps de Raphaël et de Michel-Ange. Il y avait bien plus de magnificence, d’esprit et de gaieté à la cour des papes qu’à celle d’aucun roi de l’Europe. La moins barbare était celle de François Ier, et l’on y trouvait encore bien des traces de grossièreté. Le sabre tue l’esprit.

Tous les genres de mérite, même celui qui est fondé sur l’art de penser et de découvrir la vérité dans les matières difficiles, étaient alors bien venus à Rome. Là se rencontraient tous les plaisirs. Une politesse qui passait pour parfaite ne nuisait point à l’originalité des esprits. Je conseille au voyageur de lire quelques nouvelles de Bandello, choisies parmi celles dont la scène est à Rome ; cela le guérira des préjugés qu’il a pu prendre dans Roscoe, Sismondi, Botta, et autres historiens modernes[32].

Pour moi, j’ai cherché à indiquer le plus de faits possibles. J’aime mieux que le lecteur trouve une phrase peu élégante, et qu’il ait, sur un monument, une petite idée de plus. Souvent, au lieu d’une expression plus générale, et par là moins dangereuse pour l’auteur, je me suis servi du mot propre. Rien ne choque davantage le bel usage du dix-neuvième siècle. Mais je tiens au mot propre, parce qu’il laisse un souvenir distinct.

20 août. — Si l’étranger qui entre dans Saint-Pierre entreprend de tout voir, il prend un mal à la tête fou, et bientôt la satiété et la douleur rendent incapable de tout plaisir. Ne vous laissez aller que quelques instants à l’admiration qu’inspire un monument si grand, si beau, si bien tenu, en un mot la plus belle église de la plus belle religion du monde. Regardez les deux admirables fontaines de la place ; l’imagination la plus riante peut-elle se figurer rien de plus joli ? Cherchez dans l’église le tombeau de Clément XIII (Rezzonico), de Canova. La piété du pape, la douleur des lions, la beauté du génie colossal, la simplicité de la figure de la Religion, méritent tous vos regards. Peut-être Canova n’avait-il pas l’âme assez sombre et assez forte pour inventer la tête de la Religion catholique ; peut-être aussi les formes élégantes, et surtout la pose du génie colossal, rappellent-elles un peu la fatuité moderne. J’aime mieux les anges en demi-relief du tombeau des trois derniers Stuarts ; ce sont bien là ces génies bienfaisants, gracieux intermédiaires entre un pouvoir inexorable non moins qu’immense et un être aussi faible que l’homme.

Près le tombeau des Stuarts se trouve la porte de l’escalier qui conduit sur les combles de Saint-Pierre. Montez, vous vous trouverez sur la place publique d’une petite ville. On parvient à la croix par un escalier qui rampe entre les deux calottes de la coupole. La vue que l’on a de l’intérieur de l’église au-dessous de soi est à faire frémir.

En revenant vers la façade, derrière les statues colossales, on aperçoit dans le lointain la montagne d’Albano. Après cette vue si belle, descendez dans les souterrains, vous y trouverez le tombeau de l’infâme Alexandre VI, le seul homme qu’on ait pu croire une incarnation du diable.

En sortant de Saint-Pierre, voyez l’architecture du mur extérieur de l’église, au couchant, derrière la sacristie. Après quoi passez à un objet absolument différent, allez aux jardins Borghèse ou à la villa Lante. Faute de cette méthode, vous vous fatiguerez étonnamment et arriverez plus vite au dégoût de l’admiration. C’est le seul sentiment que le voyageur ait à redouter ici.

Le curieux qui ne le craint pas est comme ces gens qui disent ne jamais s’ennuyer. Le ciel ne leur a pas vendu au prix de quelques instants de malaise cette sensibilité passionnée faute de laquelle on est indigne de voir l’Italie.

La société, et une société agitée de petits intérêts et de petits bavardages, est fort nécessaire pour prévenir ce dégoût d’admirer. Ce matin, lassés du sublime, après avoir vu Saint-Pierre, Frédéric et moi nous avons été saisis d’un accès de sommeil léthargique, tandis que notre calèche de Monte-Citorio (ce sont les fiacres de Rome) nous transportait au Palais Barberini. Nous allions y chercher le portrait de la jeune Beatrix Cenci, chef-d’œuvre du Guide. (Il est placé dans le cabinet du prince Barberini.)

Nous avons revu avec un vrai plaisir le beau lion antique en demi-relief sur l’escalier. Ce lion peut-il être comparé aux lions de Canova du tombeau de Clément XIII ? Cette question difficile nous eût donné mal à la tête. Nous nous sommes bornés aux plaisirs faciles que l’on trouve devant les tableaux. J’ai distingué le portrait d’un duc d’Urbin, par le Barroche, ce peintre qui rappelle le pastel, qui fut empoisonné si jeune et vécut toujours souffrant jusqu’à un âge avancé. Une tête de femme, de Léonard de Vinci, nous a fait plaisir. Ma raison a été obligée d’admirer le fameux tableau de la Mort de Germanicus, du Poussin. Le héros expirant prie ses amis de venger sa mort et de protéger ses enfants. Les deux portraits de la Fornarina, par Raphaël et Jules Romain[33], sont un exemple frappant de la manière dont le caractère d’un peintre change le même style[34].

L’immense plafond de Pierre de Cortone, au palais Barberini, nous a transportés dans un autre siècle, qui fut pour les beaux-arts ce que celui des Delille et des Marmontel a été pour la littérature française.

De là nous sommes allés voir l’atelier de M. Tenerani ; il y a du talent, même de l’originalité. Utinam fuisset vis ! Nous avons dîné à côté de jeunes artistes brillants de vivacité, chez Lepri (soixante-deux baïoques ou trois francs cinq sous pour deux), mais des serviettes peu blanches. Le soir, grand monde chez M. l’ambassadeur de *** ; huit ou dix cardinaux, autant de femmes remarquables, du moins à mes yeux. Mots spirituels et fins de M. le cardinal Spina. Quand on y réfléchit, on trouve, aux réparties de ce porporato, la profondeur du génie de Mirabeau. M. le cardinal de Gregorio a plus de verve que nos hommes les plus aimables et autant d’esprit ; il est fils de Charles III, Carlos tercero, cet homme singulier qui a tout fait en Espagne.

Les gens d’esprit, à Rome, ont du brio, ce que je n’ai observé qu’une seule fois chez un homme né à Paris. On voit que les hommes supérieurs de ce pays-ci méprisent l’affectation ; ils diraient volontiers : « Je suis comme moi ; tant mieux pour vous. » Le bon cardinal Hœfelin, malgré ses quatre-vingt-douze ans, est toujours dans le monde, occupé, comme Fontenelle, à adresser des choses fines aux jeunes femmes. J’aime le caractère ferme et vif de M. le cardinal Cavalchini, l’ancien gouverneur de Rome.

La conversation de ces hommes décidés est toujours singulière, pourvu qu’ils aient reçu assez d’éducation pour savoir rendre leurs idées. Les cardinaux ont à peu près le costume de Bartholo dans le Barbier de Rossini, un habit noir avec des passe-poils rouges et des bas rouges. Ils parlent beaucoup de Rossini, et ils parlent toujours aux plus jolies femmes, mesdames Dodwell, Sorlofra, Martinetti, Bonacorsi. Madame Dodwell est une jeune Romaine d’une famille française, les Giraud (prononcez Gira-o) ; cette charmante tête offre la perfection du joli italien. Giacomo della Porta copiait la beauté d’après des têtes comme celle de madame la princesse Bonacorsi, pour laquelle on se brûle la cervelle. Madame la duchesse Lante, qui a été la plus jolie femme de son temps, rappelle aujourd’hui, par les grâces de son esprit, ces femmes célèbres du dix-huitième siècle, chez lesquelles Montesquieu, Voltaire et Fontenelle aimaient à se rencontrer.

M. de La***[35] est l’homme aimable par excellence : gai, de bon goût, il représente sa nation telle qu’elle était autrefois[36]. M. d’Italinski, envoyé de Russie, est un philosophe de l’école du grand Frédéric : beaucoup d’esprit et de science, encore plus de simplicité ; c’est un sage comme le milord Maréchal de J.-J. Rousseau. On lui a donné des secrétaires de légation qui voient tout ce qui se passe en Italie, et dont l’esprit brillant rappelle la manière d’être des hommes les plus aimables du siècle de Louis XV. — Histoire du conclave de Léon XII nommé par le cardinal Severoli.

Je n’oublierai de la vie les moments heureux que je dois à l’esprit vif et pittoresque de M. le comte K***, mais, hélas ! je crains de nuire aux gens en les nommant dans un livre peu grave, qui va droit son chemin, sans s’incliner devant aucun préjugé, qu’il soit à gauche ou à droite.

On n’est pas plus aimable à rencontrer que M. de Funchal, ambassadeur du Portugal. C’est un esprit singulier qui chasse l’ennui d’un salon même diplomatique (où l’on ne peut parler de tout ce qui fait ailleurs le sujet habituel de la conversation). Au reste, rien de moins diplomatique que les soirées des ambassadeurs à Rome : excepté dans le groupe où se trouve l’ambassadeur, on parle de nouvelles comme chez Cracas.

Où trouver en Europe une réunion comparable à celle dont je viens de nommer quelques acteurs ? Chaque soir on rencontre les mêmes personnes dans un salon différent.

Les glaces sont excellentes ; les murs garnis de huit ou dix tableaux des grands maîtres. Le brio qu’il y a dans la conversation dispose à goûter leur mérite. Pour être poli envers le souverain, on dit, dans l’occasion, quelques mots en faveur de Dieu[37].

Les vexations éprouvées pour nos passeports, à Modène et ailleurs, nous avaient donné les préventions les plus injustes. Les voyageurs trouvent chez M. d’Appony des manières franches et fort polies ; on croirait parler à un jeune colonel hongrois. Depuis la lutte établie entre l’aristocratie de la naissance et celle de l’argent, je ne connais pas, en Europe, de salons préférables à ceux de Rome ; il est impossible que cent indifférents réunis se donnent réciproquement plus de plaisir ; n’est-ce pas la perfection de la société ?

En France, nous marchons à la liberté ; mais en vérité, par un chemin bien ennuyeux. Nos salons sont plus collet monté et plus sérieux que ceux d’Allemagne ou d’Italie. Je sais bien qu’on s’y présente pour avoir de l’avancement ou améliorer sa position dans son parti. Rien de pareil à Rome ; chacun cherche à s’amuser, mais à deux conditions : sans se brouiller avec sa cour et sans déplaire au pape. L’aimable comte Demidoff, qui s’est brouillé avec Léon XII, est allé s’établir à Florence.

J’ai eu le bonheur de recevoir cinq ou six invitations pour voir des tableaux précieux que l’on ne montre pas. Je me figure que ces chefs-d’œuvre ont été acquis d’une manière peu correcte, ou plutôt le propriétaire ne veut pas recevoir, dans sa chambre à coucher, vingt étrangers chaque semaine. Un Italien qui aime un tableau l’accroche en face de son lit pour le voir en s’éveillant, et son salon reste sans ornement. On veut ici des plaisirs réels, et le paraître n’est rien[38].

J’oubliais que ce soir j’ai été obligé de m’éloigner d’un groupe de jeunes femmes pour écouter un homme grave qui m’a fait toute l’histoire de Molinos, qui, avant d’aller en prison, fut sur le point d’être cardinal. L’histoire de Molinos est encore de mise à Rome ; c’est comme à Paris le ministère de M. de Serres. Vous savez sans doute que Molinos était un Espagnol qui proposait aux dames d’aimer Dieu comme un amant bon enfant. Ce système fut transporté en France par l’aimable madame Guyon, l’amie de Fénelon. Si Madeleine et Marthe, les amies de Jésus-Christ, eussent vécu du temps de Louis XIV, elles eussent été envoyées à la Bastille. Bayle a fait un excellent article sur mademoiselle Bourignon. Par les soins de Molinos, plusieurs dames romaines aimaient Dieu comme mademoiselle Bourignon. Cet amour est admirablement peint dans les lettres de sainte Thérèse ; on y trouve une sensibilité passionnée et pas d’affectation : c’est le contraire d’un poème moderne.


Grotta-Ferrata, 21 août. — Hier soir on nous a fait peur de la fièvre. Au mois d’août, nous a-t-on dit, il faut habiter les délicieux coteaux d’Albano, qui s’élèvent, comme une île volcanique, vers l’extrémité méridionale de la campagne de Rome. Le jour, on peut venir voir des monuments à Rome ; on peut même assister à des soirées ; mais il faut éviter de se trouver exposé à l’air une heure avant et une heure après le coucher du soleil. Tout cela n’est peut-être qu’un préjugé : beaucoup de gens ont la fièvre, et sans doute elle est terrible ; mais l’évite-t-on en quittant Rome ? M. le chevalier d’Italinski, envoyé de Russie, prétend que non ; il a quatre-vingts ans et habite ce pays depuis douze ou quinze. La plupart des personnes aimables que nous avons entrevues hier soir habitent les collines sur lesquelles Frascati, Castel-Gandolfo, Grotta-Ferrata et Albano sont nichés, par exemple la jolie madame Dodwell. Un Français fort obligeant, établi à Rome, nous a fait avoir une belle maison de campagne près du lac d’Albano. Nous l’avons louée pour deux mois à un prix fort modéré. À peine le marché fait, ce matin, de bonne heure, nous sommes partis par un soleil incroyable ; c’est la zone torride ; le cocher refusait presque de marcher. Pas un brin d’herbe verte dans la campagne, tout est jaune et calciné.

Nous avons eu plus de peur que de mal : notre calèche allait si vite, que nous avons créé du vent. À peine arrivés à la montée de la colline, nous avons trouvé un petit venticello délicieux qui venait de la mer. Nous l’apercevons en même temps, pas trop loin de nous sur la droite, elle est du bleu le plus foncé ; nous distinguons fort bien les voiles blanches des navires qui sillonnent cette mer d’azur.

Nous sommes tous amoureux de notre nouvelle habitation. Nous avons de grandes chambres superbes d’architecture, et proprement blanchies à la chaux tous les ans. Avant de me coucher, j’ai passé une heure à considérer, à la lueur de ma lampe de cuivre au long pied, les bustes antiques qui sont dans ma chambre. Si ce n’était leur poids énorme, je les achèterais pour les emporter en France. Il y a un César magnifique.

22 août. — De ma fenêtre je pourrais jeter une pierre dans le lac de Castel-Gandolfo ; et, de l’autre côté, à travers les arbres, nous voyons la mer. La forêt qui s’étend d’ici à Frascati nous offre une promenade pittoresque, et toute la journée nous y avons trouvé une fraîcheur délicieuse. À chaque cent pas, nous sommes surpris par un site qui rappelle les paysages du Guaspre. Pour tout dire en un mot, ceci est comparable aux rives du lac de Como, mais d’un genre de beauté bien plus sombre et majestueux.

Quelques personnages prudents ont voulu nous faire peur des brigands ; mais un homme d’esprit (M. le cardinal Benvenuti) les a supprimés. Le quartier général de ces messieurs était à Frosinone, pas fort loin d’ici, et l’on peut y aller par les bois sans paraître dans la plaine. Se faire brigand, dans ce pays, s’appelle prendre le bois (prendere la macchia) ; être brigand esser alla macchia. Le gouvernement traite assez souvent avec ces gens-là et puis leur manque de parole. Ce pays pourrait être civilisé en dix-huit mois par un général français ou anglais, et ensuite il serait aussi estimable que peu curieux ; quelque chose dans le genre de New-York.

Je désire, comme honnête homme, surtout quand je suis en butte aux vexations des polices italiennes, que toute la terre obtienne le gouvernement légal de New-York ; mais, dans ce pays si moral, en peu de mois l’ennui mettrait fin à mon existence.

En 1823, je fus à Naples avec un homme de bon sens, qui passait son temps à avoir peur qu’on ne lui volât dix-huit chemises qu’il avait dans sa valise. Nous nous sommes affranchis de ces tristes sensations : nous avons fort peu d’argent et des montres de trente-six francs ; nous ne fermons rien à clef. Ces précautions sont toujours de mise dans les pays sauvages. En Angleterre, on nous estimait d’après la beauté de la montre et des bijoux d’or déposés sur le somno. Les souverains qui paraissaient dans notre bourse, augmentaient évidemment notre considération. C’est que, dans les pays aristocratiques, il faut montrer la richesse, et la cacher ici. C’est par l’oubli de ces précautions qu’un grand nombre d’Anglais se font voler en Italie. Quelquefois, comme ce beau jeune homme tué près de Naples avec sa femme, ils se piquent d’honneur contre les brigands et font feu avec des pistolets de poche sur quatre ou cinq voleurs bien armés.

Le génie anglais est de lutter contre les obstacles. Nous, Français, qui n’avons pas ce mérite, sommes convenus de rire des petits vols, au lieu de faire une scène dans les auberges. On ne vient qu’une fois en Italie ; il faut faire le sacrifice de vingt-cinq louis, s’attendre à vingt-cinq petits vols, et ne jamais se mettre en colère. Ride si sapis. Cette admirable idée est de Frédéric.

23 août. — Nous avons traversé la forêt de Castel-Gandolfo à Frascati par de petits chemins délicieux, et sommes allés voir les ville Bracciano, Conti, Mondragone, qui tombent en ruines, Taverna, Ruffinella, et enfin la villa Aldobrandini, la plus charmante de toutes. Nous avons fait cent fois le péché d’envie. Les grands seigneurs qui firent construire ces belles maisons et ces jardins ont obtenu la plus belle union des beautés de l’architecture et de celles des arbres.

La campagne de Rome est jaune, la verdure a tout à fait disparu[39]. Il n’y a de vert que les pins et les chênes verts. Ces arbres sont bien sérieux ; nos yeux regrettent les souvenirs de Richmond et de Hagley-Park. Ah ! si les Anglais avaient eu un Palladio, que n’eût pas fait dans le genre des ville cette nation si riche et si aristocratique ! À mon âge, je ne puis encore me défendre d’un premier mouvement de respect pour un vieillard qui habite un beau palais.

Figurez-vous la villa Aldobrandini, au lieu de la maison carrée de Hagley (près Birmingham).

24 août. — Nous nous sommes trouvés ce matin une certaine disposition à recevoir des idées par des figures bien peintes, plutôt que par des mots alignés dans une ligne. Nous sommes allés à Rome, au palais Borghèse. Notre début, vraiment noble, a été de donner un scudo (cinq francs trente-huit centimes) au custode ; nous étions six[40]. Nous l’avons prié de nous mettre vis-à-vis la Descente de croix, tableau célèbre de la seconde manière de Raphaël, avant qu’il eût vu Rome et Michel-Ange. Nous avons vu la Chasse de Diane, du Dominiquin, la Sibylle de Cumes, du même ; les portraits de César Borgia et d’un cardinal, attribués à Raphaël ; l’Amour divin et l’Amour profane, du Titien ; un portrait de Raphaël, par Timoteo d’Urbin ; un portrait de la Fornarina, par Jules Romain. David a laissé vingt tableaux, et Raphaël, mort à trente-sept ans, trois cents. C’est que le dessin n’est qu’une science exacte fort accessible à la patience. Les personnages de la Descente de croix étaient un peu plus difficiles à créer que ceux du Léonidas. Ils ont l’âme noble et tendre. Or que pensez-vous de l’âme du père des Horaces ? Le style de la Descente de croix de Raphaël est dur et sec ; il y a de la petitesse dans la manière, c’est l’opposé du Corrége[41] ; on y trouve même une grosse faute de dessin. Le custode du palais Borghèse, touché de notre générosité, voulait à toute force nous montrer le reste de sa collection ; nous nous sommes enfuis. Nous étions, cinq minutes après, au palais Doria, dans le Corso, où nous avons vu le plus beau Claude Lorrain qui soit sur le continent (c’est le Moulin) ; un tableau du Garofolo, le Pont Lucano sur le chemin de Tivoli, et beaucoup d’autres paysages de Gaspard Duguet Poussin, dit le Guaspre ; le portrait de Machiavel, par André del Sarto ; six paysages demi-circulaires d’Annibal Carrache, qui y a représenté les époques les plus remarquables de la vie de la Madone, la Fuite en Égypte, la Visitation, la Naissance de Jésus, l’Assomption, etc. ; le portrait d’Innocent X, par Vélasquez, qui paraît singulier parmi de si belles choses, et une grande Madone de Sasso-Ferrato. Nous étions fatigués d’admirer. Nous sommes allés le soir à la jolie soirée de madame M……, et nous venons de rentrer chez nous, à Grotta-Ferrata, comme une heure sonnait. Il n’y a plus de brigands depuis deux ans ; cependant le cocher mourait de peur évidemment, ce qui ne rassurait pas nos compagnes de voyage.

Grotta-Ferrata, le 25 août. — Excepté dans les jours de vive émotion, où l’imagination est créatrice et donne des sensations même à propos d’un ouvrage médiocre, mes amis ne regardent un tableau qu’autant qu’il est attribué à un des vingt-neuf peintres dont voici les noms[42].

École de Florence

Michel-Ange.

Léonard de Vinci.

Le Frate.

André del Sarto.

École romaine

Raphaël.

Jules Romain.

Le Poussin.

Le Lorrain.

Pérugin.

Michel-Ange et Polydore de Caravage.

Le Garofalo.

École Lombarde

Luini.

Le Corrége.

Le Parmigianino.

École de Venise

Giorgion.

Le Titien.

Paul Véronèse.

Le Tintoret.

Les deux Palma.

Sébastien del Piombo.

École de Bologne

Les trois Carraches.

Le Guide.

Le Dominiquin.

Le Guerchin.

Cantarini on le Pesarèse.

Francia.

La plupart des tableaux de la galerie Borghèse ont été achetés directement des peintres ou des personnes qui les avaient eus de ceux-ci. C’est un des lieux du monde où l’on peut étudier avec le plus de sécurité le style d’un maître.

26 août. — Nous sommes retournés à Rome. Nous avons débuté par l’académie de Saint-Luc, où nous avons vénéré le crâne véritable du divin Raphaël. Il indique que Raphaël était de bien petite taille. Je serais ridicule si j’avouais l’attendrissement dont je me suis senti pénétré. Je me répétais à demi-voix :

Ille hic est Raphael, timuit quo sospite vinci
Rerum magna parens, et moriente mori.

Un goût sévère peut blâmer le marivaudage de cette pensée ; mais j’aime ces vers depuis si longtemps, que les répéter ajoute à mon émotion. On voit ici trois portraits de Raphaël faits par lui-même, et où il n’a eu garde de se donner ce petit air précieux d’un jeune duc modeste qu’on lui connaît à Paris, grâce à M. Quatremère.

En sortant de l’académie de Saint-Luc, nous sommes allés à San-Gregorio, à cause des deux Martyres de saint André, fresques admirables du Guide et du Dominiquin[43]. Situation tranquille et heureuse de cette petite église. Cela rappelle à Frédéric la Vie tranquille, roman d’Auguste la Fontaine.

J’aime bien mieux les fresques que les tableaux à l’huile ; mais les fresques sont invisibles pendant deux mois aux yeux qui arrivent de Paris. Nos compagnes de voyage regrettaient des tableaux à l’huile. D’excellents petits chevaux, méchants et maigres à faire peur, ont parcouru au galop tout l’intervalle qui nous séparait du Vatican. Là, au troisième étage du portique de la cour de Saint-Damase, dans une grande chambre dont les murs nus sont recouverts d’une teinte de vert tendre, nous avons trouvé la Transfiguration et la Communion de saint Jérôme, cent fois mieux placées, en vérité, que jamais elles ne le furent en France.

Comme on ne peut pas excommunier le pape, Pie VII s’est bien gardé de restituer aux couvents leurs biens et leurs tableaux. Il a réuni dans ce petit musée une cinquantaine d’ouvrages excellents. Le Crucifiement de saint Pierre, du Guide, plusieurs tableaux de Raphaël et du Pérugin. J’ai remarqué de ce dernier maître un Saint-Louis, roi de France, qui a la mine d’un jeune diacre contrit ; ce n’était pas la physionomie de cet homme sublime, qui eût été le meilleur disciple de Socrate. Mais, enfin, dans ce tableau est bien sensible la lumière dorée (comme si elle passait à travers un nuage au coucher du soleil) par laquelle ce peintre éclaire ses ouvrages, et qui en fait le ton général.

Le ton général du Guide est argentin ; celui de Simon de Pesaro, cendré, etc., etc. On remarque dans la Vierge au donataire, de Raphaël, une faute de dessin épouvantable dans le bras de la figure de saint Jean, maigre à faire peur. – Si je ne craignais de choquer les gens moraux, j’avouerais que j’ai toujours pensé, sans le dire, qu’une femme appartient réellement à l’homme qui l’aime le mieux. J’étendrais volontiers ce blasphème aux tableaux. À Paris, nous en étions si peu amoureux, que nous parlions de notre amour d’une façon presque officielle, comme un mari.

Cinq heures ont sonné, mes amis sont allés dîner chez un ambassadeur ; je suis descendu seul dans Saint-Pierre. Il y a justement un grand banc de bois à dossier vis-à-vis le tombeau des Stuarts (par Canova), où se trouvent ces deux anges si jolis. De là j’ai vu venir la nuit dans ce temple auguste. À la chute du jour sa physionomie change de quart d’heure en quart d’heure. Peu à peu tous les fidèles sont sortis ; j’ai entendu les derniers bruits, et ensuite les pas retentissants des porte-clefs fermant successivement toutes les portes avec un tapage qui faisait tressaillir. Enfin l’un d’eux est venu m’avertir qu’il n’y avait plus que moi dans l’église. J’étais sur le point de céder à la tentation de m’y cacher et d’y passer la nuit ; si j’avais eu un morceau de pain et un manteau, je n’y aurais pas manqué. J’ai donné deux pauls au porte-clefs, ce qui m’assure une immense considération pour l’avenir.

Voilà une journée telle qu’aucun autre pays de la terre ne peut la fournir. J’ai fait, à l’Armellino, dans le Cours, un dîner magnifique qui m’a coûté trois francs (cinquante-six baïoques). M. Mercadante était assis vis-à-vis de moi ; tout le monde parlait avec étonnement d’un courrier du commerce qui, traversant hier la forêt de Viterbe, a tué deux voleurs et pris le troisième. Ce courrier était Français, ce qui m’a fait plaisir. Après quoi, joli concert chez madame L*** ; la musique y était médiocre, mais on la sentait avec passion. Quels yeux divins que ceux de madame C***, écoutant un certain air bouffe de Païsiello (l’air du Pédant dans la Scuffiara, chanté avec verve par un amateur) ! Nous rentrons à Grotta-Ferrata à deux heures ; nous n’avons plus peur.

27 août[44]. — Ce qu’il y a de plus beau en musique, c’est incontestablement un récitatif dit avec la méthode de madame Grassini et l’âme de madame Pasta. Les points d’orgue, et autres ornements qu’invente l’âme émue du chanteur, peignent admirablement (ou, pour dire vrai, reproduisent dans votre âme) ces petits moments de repos délicieux que l’on rencontre dans les vraies passions. Pendant ces courts instants, l’âme de l’être passionné se détaille les plaisirs ou les peines que vient de lui montrer le pas en avant fait par son esprit. Cela, expliqué en dix pages élégantes, serait compris de tous et augmenterait la masse de science qui permet aux sots d’être pédants. J’en aurais le talent, que je ne le ferais pas. Je ne désire être compris que des gens nés pour la musique ; je voudrais pouvoir écrire dans une langue sacrée.

Les arts sont un privilège, et chèrement acheté ! par combien de malheurs, par combien de sottises, par combien de journées de profonde mélancolie ! Je remarquais au concert d’hier soir quelques-unes des plus jolies femmes de Rome. La beauté romaine, pleine d’âme et de feu, me rappelle Bologne, il y a ici de plus longs moments d’indifférence ou de tristesse.

On aperçoit l’effet du grand monde. Ces dames ont un peu de l’indifférence d’une duchesse de l’ancien régime[45] ; mais leur vivacité les emporte ; elles changent souvent de place, s’agitent beaucoup dans un salon, elles n’en sont que plus belles. Tant de mouvements dérangeraient à Paris une jolie robe de Victorine.

28 août. — La plus belle forêt du monde est celle de la Riccia. De grands rochers nus, couleur de bistre, percent au milieu de la plus belle verdure et des accidents de feuillage les plus pittoresques. On voit bien, à l’étonnante vigueur de la végétation, que la montagne d’Albano est un ancien volcan. Malgré la chaleur accablante partout ailleurs et la crainte des serpents, nous avons erré toute la journée à deux lieues environ de la Riccia. Nous avons commencé nos courses par revoir pour la cinquième fois les fresques du Dominiquin au couvent de Saint-Basile, à Grotta-Ferrata. Saint Nil, moine grec, [représenté dans ces fresques,] fut en son temps un homme du plus grand courage et tout à fait supérieur. Il a trouvé un peintre digne de lui. Ce que j’ai raconté de son histoire à nos compagnes de voyage a doublé l’effet de la fresque du Dominiquin. Je m’en suis profondément affligé avec ces dames. Elles sont loin encore d’aimer et de comprendre la peinture. Le sujet ne fait rien au mérite du peintre ; c’est un peu comme les paroles d’un libretto pour la musique. – Tout le monde s’est moqué de cette idée, même le sage Frédéric.

29 août. On a beaucoup parlé peinture hier soir chez madame la duchesse de D***. Il y avait sur le piano un magnifique portrait de César Borgia, par Giorgion[46], qu’elle voulait acheter. Un homme, remarquable par le feu de son esprit, a en quelque sorte improvisé sans projet ; il parlait des arts, et, comme il voyait son succès dans les yeux des auditeurs, il a réellement été touchant. Ce matin, la partie de notre petite caravane qui possède le pouvoir exécutif a décidé qu’au lieu d’aller chercher de la fraîcheur dans la grotte de Neptune, à Tivoli, comme le projet en avait été arrêté, nous irions voir des tableaux. Cette fois on a demandé des fresques.

Nous avons débuté par l’Aurore du Guide, au palais Rospigliosi ; c’est, ce me semble, la plus intelligible des fresques. [Cette charmante fresque a l’air moderne ; c’est que le Guide a imité la beauté grecque. Mais, comme il avait l’âme d’un grand peintre, il n’est pas tombé dans le genre froid, le pire de tous. Il a encore admis une ou deux têtes réelles, en corrigeant les défauts comme fait Raphaël : par exemple, les deux têtes contre le bord du tableau, à gauche.

La peinture de sotto in su est une absurdité qui cependant fait plaisir. Il ne faut pas chicaner le Guide sur la lumière qui fuit de deux points différents, ce que vous apercevez tout de suite en considérant l’ombre portée sur la cuisse du génie qui porte un flambeau. En admirant ce chef-d’œuvre, vous avez maudit mille fois le graveur Raphaël Morghen, qui en a publié une si indigne caricature. Ce Raphaël-là ne sait pas dessiner ; tout le monde le sait ; mais ici il n’a pas même su graver les têtes.

Dans la chambre, à droite du salon, où est l’Aurore[47], il y a une tête de génie dans un tableau de Samson, par Louis Carrache : on dirait cette tête faite par le Guerchin. La salle à gauche est célèbre à cause d’un mauvais tableau du Dominiquin : David triomphe, la tête de Goliath à la main ; Saül, jaloux, déchire ses vêtements. Tout a poussé au noir dans ce tableau, excepté les chairs et surtout les pieds.

Comme nous étions fort près de l’église de Santa-Maria degli Angeli, nous y sommes entrés.

Rome compte vingt-six églises consacrées à cet être sublime qui est la plus belle invention de la civilisation chrétienne. À Lorette, la Madone est plus Dieu que Dieu lui-même. La faiblesse humaine a besoin d’aimer, et quelle divinité fut jamais plus digne d’amour ! Sainte-Marie-des-Anges fut construite par les ordres de Pie IV ; on profita de deux salles des Thermes de Dioclétien ; Michel-Ange fut l’architecte : c’est une croix grecque de trois cent trente-six pieds romains de longueur, sur trois cent huit de large. La grande nef à quatre-vingt-quatre pieds de hauteur, et soixante-quatorze de large. Vanvitelli a gâté cette église en 1749. Remarquez huit colonnes énormes, chacune d’un seul morceau de granit égyptien.

Fraîcheur étonnante de la fresque du Dominiquin. Le ciel devait ce dédommagement à ce grand homme, pour toutes les intrigues de ce charlatan de Lanfranc dont il fut la victime. Dans quel plat oubli est tombé ce Lanfranc, qui fut un si grand peintre pour les rois et les grands seigneurs de 1640 ! Fraîcheur charmante du pied droit de saint Sébastien. Le cheval au galop est trop long ; un peu de confusion dans les femmes que le soldat à cheval éloigne de l’instrument de supplice. Abattu par la misère et par la persécution, le pauvre Dominiquin manquait un peu d’invention. Par contre, l’esprit sans talent a la composition : exemple, M. Gérard.

Le pauvre cicerone aveugle qui me fait voir le Saint-Sébastien m’a raconté l’histoire courante : Zabuglia scia le mur sur lequel cette fresque avait été peinte à Saint-Pierre, et la transporta ici. On eut tous ces soins, parce que l’opinion générale est qu’après Raphaël vient le Dominiquin. Je suis de cet avis : après les trois grands peintres, Raphaël, le Corrége et le Titien, je ne vois pas qui peut le disputer au Dominiquin. Annibal Carrache s’est trouvé n’avoir pas d’âme. Le Guide était un homme léger ; reste le Guerchin. La dispute s’établirait entre la Sainte-Pétronille et le Saint-Jérôme ; entre les fresques de Saint-André della Valle et la fresque de l’Aurore à la villa Ludovisi ; l’Agar du musée de Milan et la Sibylle du Capitole, au palais des Conservateurs. Que mettrait-on à côté des Jeux (la chasse) de Diane au palais Borghèse ? Dominiquin fut grand paysagiste. La fresque du Guide, à San-Gregorio-Magno, bat la sienne vis-à-vis.

La cour Farnèse tranche du Colysée. Les âmes sèches, plus sensibles à l’architecture qui admet trois centièmes de crainte de la mort, ont un peu peur pour la cour Farnèse. Leur vanité piquée se venge par des plaisanteries lorsqu’on leur expose le genre gracieux des grands peintres ; le Corrége est haï des Français[48].]

Nous sommes allés rapidement (sans faire arrêter la calèche et sans céder à aucune tentation) à Saint-André della Valle ; le Saint-Jean du Dominiquin a été compris, ensuite les trois autres évangélistes. L’air si noble, tempéré par une timidité charmante, des figures de femmes qu’il a peintes au-dessus du grand autel, a produit tout l’effet possible, et un si grand effet, que l’on est allé sur-le-champ à la galerie Borghèse, où nous n’avons regardé que la Chasse de Diane du Dominiquin. La jeune nymphe qui se baigne sur le premier plan, et qui peut-être louche un peu, a séduit tous les cœurs. Nous avons passé fièrement les yeux baissés devant les autres tableaux. Enfin on est arrivé à a la Farnesina.

Là sont les fresques les plus belles peut-être de Raphaël, et certainement les plus faciles à comprendre : les sujets sont pris dans l’histoire de Psyché et de l’Amour, jadis mise en français par la Fontaine. Après une demi-heure passée en silence à regarder, on s’est souvenu qu’hier soir on fit plusieurs allusions à la vie de Raphaël. À Rome, Raphaël est comme autrefois Hercule dans la Grèce héroïque ; tout ce qui a été fait de grand et de noble dans la peinture, on l’attribue à ce héros. Sa vie elle-même, dont les événements sont si simples, devient obscure et fabuleuse, tant elle est chargée de miracles par l’admiration de la postérité. Nous parcourions doucement le joli jardin de la Farnesina, sur la rive du Tibre ; ses orangers sont chargés de fruits. L’un de nous a raconté la vie de Raphaël, ce qui a semblé augmenter l’effet de ses ouvrages.

Né le vendredi saint 1483, il mourut à pareil jour en 1520, à l’âge de trente-sept ans.

Le hasard, juste une fois, sembla rassembler tous les genres de bonheur dans cette vie si courte. Il eut la grâce et la retenue aimable d’un courtisan, sans en avoir la fausseté ni même la prudence. Réellement simple comme Mozart, une fois hors de la vue d’un homme puissant, il ne songeait plus à lui. Il rêvait à la beauté ou à ses amours. Son oncle Bramante, le fameux architecte, se chargea toujours d’intriguer pour lui. Sa mort à trente-sept ans est un des plus grands malheurs qui soient arrivés à la pauvre espèce humaine.

Il était né à Urbin, petite ville pittoresque située dans les montagnes, entre Pesaro et Pérouse. Rien qu’à voir ce pays, on conçoit que les habitants doivent briller par l’esprit et la vivacité. Vers 1480, les beaux-arts y étaient à la mode. Le premier maître de Raphaël fut son père, peintre médiocre sans doute, mais non pas affecté (voir un tableau de Jean Sanzio, au musée de Brera, à Milan). Le peintre non affecté étudie la nature, et la rend comme il peut. Le peintre maniéré enseigne à son malheureux élève certaines recettes pour faire un bras, une jambe, etc. (Voir les tableaux des grands peintres loués par Diderot, les Vanloo, les Fragonard, etc.) Raphaël, encore enfant, acquit de nouvelles idées en voyant les ouvrages de Carnevale, peintre moins médiocre que son père[49]. Il alla à Pérouse travailler dans la boutique de Pierre Vannucci, que nous appelons le Pérugin. Bientôt il fut en état de faire des tableaux absolument semblables à ceux de son maître, si ce n’est que ses airs de têtes sont moins bourgeois. Ses figures de femmes sont déjà plus belles ; leur physionomie annonce un caractère noble sans être sec. C’est à Milan, au musée de Brera, que se trouve l’un des chefs-d’œuvre de la jeunesse de Raphaël, le Mariage de la Vierge, gravé par le célèbre Longhi. L’âme tendre, généreuse, pleine de grâces, du jeune peintre, commence à se faire jour à travers le profond respect qu’il sent encore pour les préceptes de son maître. On voyait, avant la Révolution, chez M. le duc d’Orléans, un Christ portant sa croix et marchant au supplice, charmant petit tableau absolument du même caractère ; c’était comme un bas-relief. Raphaël eut toujours horreur des compositions chaudes, si chéries de Diderot et autres gens de lettres ; cette âme sublime avait senti que ce n’est qu’à son corps défendant que la peinture doit représenter les points extrêmes des passions.

Le Pinturicchio, peintre célèbre par les ouvrages qu’il avait faits à Rome avant la naissance de Raphaël, prit ce jeune homme avec lui pour l’aider dans les fresques de la sacristie de Sienne. Ce qui est incroyable, c’est qu’il n’en fut pas jaloux, et ne lui joua aucun mauvais tour. Bien des personnes pensent que la peinture n’avait rien produit jusqu’alors d’aussi agréable que les grandes fresques de cette sacristie ou bibliothèque. Raphaël ne fut pas seulement l’aide du Pinturicchio ; à peine âgé de vingt ans, il se chargea des esquisses et des cartons de la presque totalité de ces fresques charmantes, et qui semblent peintes d’hier, tant les teintes ont conservé de fraîcheur. Ces immenses tableaux représentent les diverses aventures d’Enéas Silvius Piccolomini, savant célèbre, qui devint pape sous le nom de Pie II et régna six ans.

Il me semble que l’on peut attribuer à Raphaël plusieurs des têtes admirables que l’on voit dans cette sacristie. Au lieu de cet air dévot, égoïste et triste que l’on trouve ordinairement dans les têtes peintes vers 1503 dans l’État romain et la Toscane, quelques-uns des personnages des fresques de Sienne annoncent un caractère pieux, tendre et un peu mélancolique, qui fait désirer de devenir leur ami. Si ces gens-là avaient plus de force d’âme, ils s’élèveraient à la générosité.

En 1504, Raphaël quitta Sienne pour Florence, il y rencontra un des génies de la peinture, fra Bartolommeo della Porta ; ce moine montra à son jeune ami le clair-obscur, et Raphaël lui enseigna la perspective.

En 1505, nous trouvons Raphaël à Pérouse, où il peint la chapelle de Saint-Sévère. La Déposition de croix que nous avons vue au palais Borghèse est de ce temps. Raphaël retourna ensuite à Florence, d’où il partit pour Rome en 1508. Les ouvrages qu’il a faits de 1504 à 1508 sont de sa seconde manière : par exemple, la Madone avec Jésus enfant et saint Jean, au milieu d’un paysage orné de rochers, que l’on admire à la tribune de la galerie de Florence[50].

En 1508, Raphaël, âgé de vingt-cinq ans, arriva à Rome : jugez des transports que la vue de la ville éternelle dut faire naître dans cette âme tendre, généreuse et si amoureuse du beau ! La nouveauté de ses idées et son extrême douceur excitèrent l’admiration du terrible Jules II, avec lequel, grâce au Bramante, il se trouva d’abord en relation. Ainsi, comme Canova, ce grand homme n’eut aucun besoin de l’intrigue. À cette époque, la seule passion que nous trouvions chez Raphaël est celle de l’antique. On le chargea de peindre les stanze du Vatican ; en peu de mois il fut regardé par Rome entière comme le plus grand peintre qui eût jamais existé. Pour une fois, la mode se trouva d’accord avec la vérité. Raphaël devint l’ami de tous les gens d’esprit de son temps, parmi

 
  1. Stendhal, sur l’exemplaire Serge André, a tracé au crayon ces lignes au bas de cette première page : « Hypocrisie abominable dans tout ce qui a le moindre rapport du G[ouvernemen]t avec la R[eligion]. Rien sans hypocrisie, mais cette habitude du mensonge jusqu’au dernier moment, où le démenti est in-niable et apparaît brillant, est si ancienne que l’hypocrisie en est moins abominable. N. D. L. E.
  2. Variante de Stendhal sur l’exemplaire Serge André « ne rencontre ». N. D. L. E.
  3. Note manuscrite de Stendhal sur l’exemplaire de la Baume : « Dès qu’en agissant il n’a pas le sentiment du nouveau, le Romain s’ennuie. Le bourgeois romain s’attache à l’amant de sa femme aussi tendrement qu’à celle-ci. » N. D. L. E.
  4. Voir l’Ajo nell’ imbarazzo, comédie fort gaie du comte Giraud. Les arrangeurs qui nous l’ont fait connaître à Paris ont eu peur de nos mœurs qui sont collet monté, ils ont remplacé la gaieté par des mots fins.
  5. Correction manuscrite de l’exemplaire Crozet : « son voisin le fils du cordonnier ou du marchand d’estampes, juin 41. » N. D. L. E.
  6. Voir le sonnet sur les cardinaux nommés en dernier lieu ; dix personnes sont peintes en seize vers.
  7. Histoire de ce pauvre jeune homme qui a été mazzolato à la porte del Popolo, en 1825. Il était innocent. Détails de l’exécution de Béatrix Cenci, en 1599 ; bonté de Clément VIII, qui régnait alors : anxiété de ce pape pour lui conférer une absolution, juste au moment nécessaire.
  8. Note manuscrite de l’exemplaire Crozet : « … et les nobles de ces pays-là sont tout aussi persécutés que les plébéiens. Beaucoup de prêtres de ces pays-là sont libéraux. » N. D. L. E.
  9. Note manuscrite de l’exemplaire Crozet : « Pourquoi le Dominiquin n’est-il pas mis sur la ligne de Raphaël, de Corrége et de Titien ? Il fut pauvre et sans intrigue. Cet affreux défaut lui nuit même après deux siècles. Juin 1811. » N. D. L. E.
  10. Note manuscrite de l’exemplaire Crozet : « Les phrases comme celles-ci étaient un paratonnerre en 1829. Le fait est que M. de Blacas fit un peu réparer ce long escalier tout ébréché par le temps. Et M. de Blacas sot et insolent ne laissait pas maltraiter les Français. N. D. L. E.
  11. Addition manuscrite de l’exemplaire Crozet : « Ne soyons pas trop polis, leur ai-je dit ce matin. Supposez deux voyageurs… » N. D. L. E.
  12. Stendhal sur l’exemplaire Crozet a ajouté de sa main au mot dispense, entre parenthèses : « lascia passare. » N. D. L. E.
  13. Note manuscrite sur l’exemplaire Crozet : « ou du moins fort insignifiant ». N. D. L. E.
  14. Note de l’exemplaire Crozet : « Le prince Rospigliosi permet d’entrer le mercredi et le samedi. » N. D. L. E.
  15. Note manuscrite de l’exemplaire Crozet : « J’étais si amoureux de cette sainte Thérèse que j’ai envoyé mon domestique de place en acheter le plâtre. Mme Lamp[ugnani] l’a jetée par la fenêtre le lendemain matin. Les formes de la tête sont communes et pitoyables vues de près. Quelle différence avec la tête de la jeune femme du tombeau de Paul III Farnèse. J’ai acheté vingt francs les Mémoires manuscrits de la vie intime de ce pape. Elle a émerveillé et amusé l’une de mes soirées. Il se sauve du haut du château Saint-Ange avec une corde. » N. D. L. E.
  16. Note manuscrite de l’exemplaire Crozet : « … qu’une fois la semaine, et les mêmes jours (lundi et jeudi) les musées du Capitole et du Vatican qui sont à une lieue, cependant si le peuple… » N. D. L. E.
  17. Correction manuscrite de l’exemplaire Crozet : « On parvient au couloir… » N. D. L. E.
  18. Correction manuscrite de l’exemplaire Crozet : « … peuvent céder sous le poids de votre curiosité. » N. D. L. E.
  19. Note de Stendhal sur l’exemplaire Crozet « … cette basilique (ôtez sublime). » N. D. L. E.
  20. Addition manuscrite sur l’exemplaire Crozet : « … de cyprès d’un couvent qui est sur le premier plan tout près du Colisée. Saint-Paul-hors-les-Murs sur la rive du Tibre fut bâtie au lieu même… » N. D. L. E.
  21. Addition manuscrite de l’exemplaire Crozet : « Elles [se] rassemblent en gerbes et prennent les épis de tous les souvenirs de toute une jeunesse agitée. » N. D. L. E.
  22. Addition manuscrite sur l’exemplaire Crozet : « et l’on se sent disposé à mépriser les vaincus. » N. D. L. E.
  23. Addition manuscrite de l’exemplaire Crozet : « … ruiné vers le midi parce que pendant deux cents ans il a servi de carrière aux Farnèse, aux Barberini, à tous les neveux de pape qui bâtissaient un Palais. » N. D. L. E.
  24. Addition manuscrite de l’exemplaire Crozet : « … Les sots de nos jours méprisent les gladiateurs sauf à mourir de peur quand les soldats prussiens on russes rentrent à Paris. » N. D. L. E.
  25. Chercher au Musée, à Paris (n° 1047), le tableau de Jules Romain, dont le premier plan peint si nettement la cérémonie du triomphe de Veapasleu et de Titus, et l’arc triomphal sous lequel les fs prisonniers sont contraints de passer. Cette cérémonie était pour les peuples anciens comme serait aujourd’hui donner un soufflet à toute une armée, ou signer la capitulation de Baylen.
  26. Ce que n’ont pas fait les barbares, les Barberins l’ont fait. Paul II fit abattre le côté méridional.
  27. Ce n’est pas quand la vertu la plus pure occupe la chaire de saint Pierre, et quand les personnes appelées à l’administration des peuples sont remarquables par la réunion de la piété et des talents, qu’il est nécessaire, pour l’écrivain philosophe, de protester de son respect pour les autorités établies. Malgré leurs erreurs, elles maintiennent l’ordre légal, et cet ordre est maintenant le premier besoin des sociétés. Il faudra peut-être des siècles à la plupart des peuples de l’Europe pour atteindre au degré de bonheur dont la France jouit sous le règne de Charles X.
  28. Note manuscrite de Stendhal sur l’exemplaire de la Baume : « La villa de Cicéron est sur la colline au-dessus de l’ancienne Tusculum. À l’orient et en dehors de Tusculum, on trouve à l’entrée de la Cloaca un arc aigu apparemment fabriqué dans les premiers siècles de Tusculum. Les habitants de Rome détruisirent Tusculum au xiie siècle. Les malheureux habitants se logèrent sous des cabanes de frasca : de là Frascati. Ils n’habitaient que la citadelle de l’ancien Tusculum, à ce qu’on croit d’après les fouilles. »
  29. Sur l’exemplaire Serge André Stendhal indique « après le Colysée ajouter : Là se trouvait le colosse de Néron, il était de marbre et avait cent dix pieds (Nardini). » N. D. L. E.
  30. Ut fera quæ nuper montes amisit avitos
    Altorumque exul nemorum, damnatur arenæ
    Muneribus, commota ruit ; vir murmure contra
    Hortatur, nixusque genu venabula tendit
    Illa pavet strepitus, cuneosque erecta theatri
    Despicit, et tanti miratur sibila vulgi.

    Claud. in Ruf., I. II.
  31. Voir le comte Mazzuchelli : ce savant de Brescia avait un esprit judicieux et un peu lourd, et d’ailleurs ne voulait pas se brouiller avec la justice. Le comte Mazzuchelli a laissé d’excellentes notices sur la plupart des Italiens célèbres du moyen âge. Pignotti, Muratori, Hazzuchelli et Verri doivent être crus de préférence à tous les historiens modernes. Si, après avoir lu l’Histoire de Toscane de Pignotti, et l’Histoire de Milan de Verri, en tout 12 vol. in-8°, la curiosité est excitée et non pas fatiguée, on peut entreprendre la collection des écrivains originaux dont Verri et Pignotti ont donné des extraits faits avec conscience.
  32. Les amateurs de ces peintures naïves, énergiques et vraies, peuvent demander le Novelliere publié en 1815 par Silvestri, à Milan, 22 volumes.
  33. Note manuscrite de Stendhal sur l’exemplaire de la Baume : « Portrait du violon que l’on force Raphaël à mettre dans le Parnasse. La modestie de Léonard. La Fornarina copiée par Jules Romain d’après l’original qui est au palais Barberini. Une autre copie à Borghèse. » N. D. L. E.
  34. La Fornarina, dont les palais Barberini et Borghèse ont des portraits, n’est pas la femme qui a servi de modèle pour l’un des plus beaux portraits de la Tribune de la galerie de Florence. J’ai cherché la vérité sur ce détail dans la Vie de Raphaël. Le portrait de Florence a pendant longtemps été attribué au Giorgion ; mais il porte la date de 1612, et à cette époque le grand peintre de Venise était mort. On retrouve à la galerie de Modène la même femme peinte par le Giorgion.
  35. Stendhal corrige de sa main sur l’exemplaire Crozet : « M. le Duc de Laval. » L’édition de 1854 imprime : M. de Laval. N. D. L. E.
  36. Addition manuscrite de l’exemplaire Crozet : « Il a même cette pointe de bizarrerie aimable : il s’arrête dans la rue devant Polichinelle. » N. D. L. E.
  37. Note de Stendhal sur l’exemplaire Crozet : « ou plutôt de son alentour. Parler de l’être s… » N. D. L. E.
  38. Voir le Baron de Fœneste, curieux roman d’Agrippa d’Aubigné.
  39. Note manuscrite de Stendhal sur l’exemplaire de la Baume : « Vin. La culture de la vigne ne convient plus. Le vin qui se vendait 45 écus ne se vend plus que 27. Il faut rompre les vignes. Les clairvoyants commeM. Colonna commencent. Aucune culture qui exige beaucoup de bras ne convient. La journée d’ouvrier chez un peuple de paresseux est hors de prix. Il faut donc avoir recours aux prairies artificielles ou, si l’on a le temps d’attendre, aux forêts. Le vin qu’on apporte des pays de… à 8 ou 10 lieues de Rome rend la vigne impossible. Depuis 2 ans, M. Colonna ne retire rien de ses vignes situées, ce me semble, du côté de Gabies. Il y a 4 ou 5 ans, elles rendaient le 7 à 8 %. » N. D. L. E.
  40. Une personne seule donne deux francs, et, si elle porte un titre, dix francs. Voilà le mécanisme de l’effet du titre sur le Romain. Il ne se croit nullement honoré par la présence de l’homme titré, en cela le contraire du calicot français, qui vous méprise si vous payez comptant ce que vous prenez chez lui.
  41. Sur les tableaux du Palais Borghèse, Stendhal a écrit dans les notes manuscrites de l’exemplaire Serge André les lignes suivantes : « La Danaé du palais Borghèse, vraiment du Corrège. Le bout du pied me le prouve. Les restaurateurs ont enlevé presque partout ailleurs les dernières teintes du Corrège. Chercher ce qu’ils ont oublié de laver. Quand la couleur est fort ancienne elle devient friable et en lavant un peu un tableau on l’enlève. 21 octobre 1831. » N. D. L. E.
  42. Note manuscrite de Stendhal sur l’exemplaire de la Baume : « Les quatre plus grands peintres : Raphaël et le Corrège ex æquo, Le Titien et le Dominiquin. Après ceux-ci, le Lorrain dans son genre. Rome n’a produit aucun grand artiste. Métastase seulement dans un autre genre. Jules Romain n’est que le premier aide de camp de Raphaël. » N. D. L. E.
  43. Note manuscrite de Stendhal sur l’exemplaire de la Baume : « 6 novembre 1831. La Judith du Dominiquin, à la villa Aldobrandini, de la première classe des grands ouvrages. L’un des chefs-d’œuvre du Dominiquin et de la peinture. Il y a une force et une décision bien rares chez le pauvre Dominiquain avvilito par la pauvreté, le manque de succès et, en quelque sorte, le mépris public. » N. D. L. E.
  44. Sur l’exemplaire Serge André Stendhal écrit à cette Daga une note au crayon : « Je passe une heure à lire Nardini, c’est peut-être le seul homme de bon sens qui ait écrit sur les ruines de Rome. Il ne se vendit à personne, grande différence avec un savant moderne. » N. D. L. E.
  45. Voir la Galerie des Dames françaises, Londres (Paris) 1790, in-8°, de 207 pages, contenant cinquante-huit portraits du temps. Le peintre est ridicule, mais il y a de la ressemblance. M. le docteur Villermé donne une explication singulière de la mauvaise santé des grandes dames en 1789.
  46. M. le comte Borgia, de Milan, après avoir fait la guerre du temps de Napoléon avec une bravoure digne de ses aïeux, protège les arts pendant la paix ; il vient de faire exécuter par Palaggi une fort bonne copie de ce portrait. L’original appartient au célèbre graveur Longhi, le maître des Anderloni et des Garavaglia, dont je vous conseille d’acheter les gravures.
  47. Correction légitime de Colomb. Stendhal dans ses notes rapides sur les feuillets ajoutés à l’exemplaire Serge André avait écrit : « à droite de l’Aurore ». N. D. L. E.
  48. Ce long fragment entre crochets est une addition de l’édition de 1853 et remplace ces quelques lignes qui figuraient seules sur l’édition originale : « Comme nous étions fort près du Saint-Sébastien, fresque du Dominiquin, à l’église de Sainte-Marie-des-Anges, nous y sommes entrés. L’architecture de Michel-Ange est si belle, qu’il ne s’est point trouvé d’attention de reste pour le pauvre Saint-Sébastien, un peu terne dans sa couleur et un peu portefaix dans sa forme. » La première partie de cet addendum figure de la main de Stendhal sur l’exemplaire Serge André. J’ai rétabli son texte. N. D. L. E.
  49. Les curieux peuvent chercher la Vie de Raphaël par l’Anonyme, 150 pages in-4°. Le Florentin Vasari est ennemi de Raphaël et partisan de Michel-Ange.
  50. J’ai énoncé un peu sèchement toutes ces dates, parce que l’on a publié quarante volumes peut-être sur cette époque de la vie de Raphaël. On a voulu embrouiller tout ceci. En général, ces fatras sont écrits par des partisans de Michel-Ange, grands ennemis de Raphaël. C’est ici surtout qu’il ne faut croire que ce que l’on a vérifié sur les ouvrages de ce grand peintre. Un religieux de ma connaissance est allé s’établir à Urbin. Après trois ou quatre ans de travaux, il nous donnera une vie de Raphaël en trois volumes. Voilà la littérature consciencieuse que l’on rencontre souvent en Italie. Ici le plaisir est de travailler et non d’obtenir une récompense.