EXTRAIT D’UNE LETTRE DE M. P. DE TCHIHATCHEF[1] À M. ÉLIE DE BEAUMONT.

Naples, 9 décembre 1861.

Hier, 8 décembre, à une heure trente minutes après midi, on sentit à Naples une très-légère secousse que je n’avais point remarquée, étant en ce moment dans la rue de Tolède ; mais, à trois heures environ, vers la riviera de la Chiaja, je fus surpris de voir l’horizon du côté du Vésuve enveloppé dans une épaisse fumée que l’on me dit provenir du pied même du versant sud-sud-ouest de la montagne.

À la tombée de la nuit, vers sept heures du soir, les hauteurs de Torre del Greco apparurent éclairées par des colonnes de feu (environ quatre à cinq) échelonnées sur une ligne dont la direction paraissait être du nord-nord-est au sud-sud-ouest. Ces colonnes s’unissaient par des nuances moins lumineuses et formaient en quelque sorte un seul rideau de flammes.

Ce matin, 9 décembre, je me suis empressé de me transporter à Torre del Greco. L’atmosphère à Naples était sereine, la mer parfaitement calme ; mais à mesure que je me rapprochais du village, le ciel devenait terne à cause de la fumée et des cendres qui tombaient à Portici comme une pluie très-fine.

Je trouvai les habitants de Torre del Greco livrés à la plus vive agitation et occupés à émigrer en masse avec les effets qu’ils pouvaient emporter.

Ils m’apprirent qu’ils avaient éprouvé, dans la journée du 8 décembre, plus de vingt et une secousses qui se sont succédé à différents intervalles, depuis onze heures du matin jusqu’à trois heures après midi, et que, vers trois heures, de fortes détonations souterraines furent suivies par d’épaisses colonnes de fumée et de cendres qui se sont élevées à peu de distance au nord du village sur le versant sud-sud-ouest de la montagne.

Je me suis empressé de remonter le village, et j’ai pu voir les murs de plusieurs maisons profondément lézardés.

À peine eus-je dépassé les derniers enclos du village, que je me trouvai au milieu d’une immense agglomération de scories des interstices desquelles s’échappaient des milliers de petits jets de fumée.

Ruines à Torre del Greco (8 décembre 1861). — Dessin de Riou d’après une photographie.

Les habitants de Torre del Greco m’assurèrent positivement que non-seulement toutes ces matières étaient le produit de la veille, mais encore deux monticules coniques que je voyais un peu plus haut (à six cents mètres environ au nord-nord est de Torre del Greco, à deux kilomètres environ au nord-ouest du couvent des Camaldules). Ces deux monticules coniques, dont les sommets vomissent d’épaisses colonnes de fumée, étaient inaccessibles à cause de la grêle de pierres et de cendres incandescentes qu’elles lançaient et qui, vues de Naples au milieu des ténèbres, ont pu paraître comme autant de colonnes de flammes.

À peu de distance au sud des monticules, se trouvaient, échelonnées sur une ligne dirigée d’est-nord-est à ouest-sud-ouest, trois cavités creusées dans le sol même, consistant en sables volcaniques préexistants ; elles étaient séparées les unes des autres par des parois ou cloisons irrégulières. Quant aux cavités elles-mêmes, elles avaient une forme très-régulière d’entonnoirs, dont la profondeur n’était probablement pas au delà d’une vingtaine de mètres, et la circonférence peut-être d’une quarantaine de mètres. Le fond était plat.

Des colonnes de fumée semblables à celles qui s’élançaient des sommets des deux monticules coniques sortaient également du fond des entonnoirs, probablement par des fissures imperceptibles. L’émission de la fumée avait lieu par saccades, et se trouvait précédée par un roulement sourd semblable à une décharge lointaine d’artillerie.

Après chaque détonation, la fumée s’élançait en gerbes gigantesques et se déroulait en masses blanches ou grisâtres, de forme globulaire, ce qui offrait un spectacle vraiment grandiose. Une odeur de soufre se faisait sentir d’une manière très-appréciable…

Pendant deux heures que je me suis trouvé sur ces surfaces imprégnées de feu, j’ai observé une curieuse oscillation dans une masse déchiquetée de scorie qui se souleva et s’abaissa à deux reprises, mais sans déranger les fragments presque incolores qui la composaient ; on eût dit un mouvement passager et local de gonflement ou de boursoufflures.

En retournant à Naples, j’ai vu la pluie de cendres diminuer graduellement, puis disparaître. Un nuage blanc sale masquait le Vésuve. À Naples, le ciel était d’un azur foncé et le soleil dans toute sa splendeur.

P. de Tchihatchef.



  1. Voyageur russe qui a publié, entre autres ouvrages : Voyage scientifique dans l’Altaï (1846) ; L’Asie Mineure, description physique, statistique et archéologique de cette contrée (1853-1856).