Promenades archéologiques
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 35 (p. 514-548).
◄  05
07  ►
PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES

VI.[1]
LES PEINTURES D’HERCULANUM ET DE POMPÉÏ.

W. Helbig. — T. Wandgemälde der vom Vesuv verschütteten Städte Campaniens. — II. Untersungen über die campanische Wandmalerei. Leipzig. Breitkopf et Härtel.

Je ne m’aviserais pas d’entretenir le public d’un sujet aussi spécial que les peintures de Pompéi, et qui échappe par tant de côtés à ma compétence, s’il n’avait paru, dans ces dernières années, d’excellens ouvrages où elles sont étudiées avec une autorité et une science à laquelle les connaisseurs ont rendu justice. Quoique ces peintures frappent tous ceux qui les regardent, il ne faut pas croire qu’elles livrent du premier coup tous leurs secrets. Celui qui se contente de jeter un moment les yeux sur elles sans s’être préparé d’avance à les comprendre court le risque de n’emporter de sa visite que des notions vagues et une impression fugitive. Pour les apprécier comme il convient, quelques études sont nécessaires. Ces études, M. Helbig s’est chargé de les faire pour nous. Les ouvrages qu’il leur a consacrés sont le guide le plus sûr du voyageur sérieux qui veut parcourir avec profit les ruines des villes campaniennes et tirer des fresques qui en couvrent les murs quelques connaissances précises sur le caractère et l’histoire de l’art ancien.

L’auteur de ces ouvrages, M. Wolfgang Helbig, est l’un des deux secrétaires de l’institut que l’Allemagne entretient à Rome et qui, il y a quelques mois, célébrait sa cinquantaine. À côté du vénérable M. Henzen, qui s’occupe surtout d’épigraphie, M. Helbig est chargé de ce qui concerne l’archéologie figurée. C’est une science qu’on peut appeler nouvelle, car elle n’a guère plus d’un siècle d’existence. Winckelmann fut le premier qui, dans son Histoire de l’art critique, fit connaître avec quelle méthode et dans quel esprit on doit interpréter les monumens de la Grèce et de Rome. Ce fut presque une révélation : l’Allemagne savante se précipita vaillamment à la suite de l’illustre érudit vers ces études qu’il avait renouvelées, et comme son exemple prouvait qu’il faut vivre au milieu de ces monumens eux-mêmes, et pour ainsi dire dans leur familiarité, pour en avoir la pleine intelligence, elle a voulu établir à Rome, sur le Capitole, une écore archéologique où ses jeunes savans viendraient se former. M. Helbig est l’un des élèves de cette école, et il en était à peine sorti qu’il y est revenu pour la diriger. On n’a pas hésité, malgré sa jeunesse, à le mettre à la place de M. Brunn, qui allait occuper une chaire à l’université de Munich, et il a montré, par ses travaux, que cet héritage périlleux n’était pas trop lourd pour lui.

Les fonctions de M. Helbig l’avaient jusqu’à présent retenu dans l’étude des arts anciens, et il semblait destiné à n’en pas sortir, lorsqu’on l’a vu, dans ces derniers temps, se tourner tout d’un coup vers l’archéologie préhistorique. Ce changement inattendu a surpris, et même scandalisé, quelques personnes. On a eu peine à comprendre qu’il abandonnât ainsi le terrain solide de l’antiquité classique pour les époques primitives, où jusqu’ici tout paraît incertain ; on s’est demandé comment il avait le courage de préférer aux chefs-d’œuvre de Polygnote et de Phidias l’étude des haches de bronze et des flèches en si ex.

M. Helbig avait répondu d’avance à ces objections, et expliqué, dans la préface d’un de ses livres les plus récens[2], de quelle manière cette curiosité nouvelle lui état venue. Après s’être longtemps occupé des arts, il a voulu connaître les métiers ; il lui a semblé qu’il n’était pas juste de négliger tout à fait, ce qui est nécessaire à l’existence pour ce qui en fait l’agrément et la parure. Des artistes il est donc descendu aux ouvriers, et dans son désir de nous donner une histoire du travail chez les nations anciennes, il a voulu remonter aux origines mêmes de ces nations et voir comment elles apprirent à se servir des métaux et à façonner l’argile. Il se trouve précisément que quelques curieux, en fouillant dans les plaines de la Haute-Italie le terrain que les gens du pays appellent terramara, y ont découvert les débris d’une société primitive où l’on ne connaissait pas l’usage du fer. M. Helbig pense que ces débris appartiennent à ces peuples de race aryenne qu’on appelle italiques, et qui furent les aïeux des Sabins, des Ombriens, des Osques et des Latins. Ils venaient, dans leur grande migration, de se séparer des Grecs, leurs frères, qui s’étaient arrêtés dans l’Épire ; eux, poussant plus loin, avaient passé les Alpes, pour s’établir dans les plaines du Pô ; ce sont les véritables ancêtres des Romains ; M. Helbig les étudie à leur entrée même dans la péninsule et sur le sol qui fut en Italie leur première étape. Ce qu’il y a de nouveau dans son travail, c’est qu’il ne se contente pas, comme on fait, d’observer les ossemens ou les détritus qui se trouvent dans la boue des terramares ; il s’est avisé de profiter de renseignemens dont on ne s’était pas encore assez servi. Le passage de la barbarie à la civilisation ne s’étant pas fait en un jour, il pense que le souvenir de ces âges primitifs ne s’est pas effacé non plus tout d’un coup, et qu’il doit en rester quelque trace dans les époques qui suivent. Il n’a pas de peine à en signaler dans Homère : ces prêtres du Jupiter de Dodone, les Selles, dont le poète nous dit a qu’ils ne se lavent pas les pieds et qu’ils couchent sur la terre, » on s’est souvent demandé ce qu’ils pouvaient être ; ne sont-ils pas simplement de ces conservateurs obstinés, comme on en trouve dans les associations sacerdotales, qui veulent à tout prix garder les anciens usages, et qui continuent à faire par dévotion ce que leurs pères faisaient par nécessité ? À Rome, où tous les régimes se sont fait gloire de rester fidèles au passé, nous voyons les souvenirs des temps les plus reculés persister jusqu’à la fin de l’empire. Quand les frères Arvales, sous le règne de l’empereur Gordien, faisaient tant de cérémonies avant d’introduire dans leur bois sacré un instrument de fer, ils ne se doutaient pas qu’ils exécutaient à la lettre un rite qui remontait à l’âge de bronze. M. Helbig a donc raison de croire que, parmi les usages des peuples civilisés, il y en a qui rappellent le temps où ils étaient encore barbares, et qu’il convient de profiter de la connaissance que nous avons des époques historiques pour arriver à mieux comprendre les temps antérieurs à l’histoire.

Mais, quelque intérêt que présentent ses travaux d’archéologie préhistorique, je n’ai pas l’intention de le suivre aujourd’hui sur ce terrain nouveau. Restons dans le domaine de l’art ancien, où il s’est complu si longtemps à rester lui-même. Ses ouvrages sur les peintures murales des villes campaniennes méritent d’être étudiés à part, et je serais heureux de faire partager au lecteur l’intérêt et le profit que j’ai trouvés à les lire.

I.

M. Helbig a publié sur les peintures d’Herculanum et de Pompéi deux ouvrages qui se complètent l’un par l’autre. Le premier nous en donne le catalogue minutieux, avec des descriptions aussi précises que possible, et les classe d’après leur sujet, quand on est assez heureux pour le découvrir. Dans l’autre, l’auteur traite toutes les questions que ces peintures soulèvent ; il cherche surtout à savoir jusqu’à quel point les artistes qui les ont faites sont originaux et si l’on peut connaître à quelle école ils appartiennent.

De ces deux livres, il est naturel que ce soit le second qui se lise avec le plus de plaisir ; mais le premier, quoique plus aride en apparence, est peut-être encore plus utile. Même isolé de l’autre ouvrage qui lui sert de commentaire, ce catalogue est plein des renseignemens les plus curieux. — Il me semble qu’on peut juger une époque non-seulement par les livres qu’elle lit volontiers, mais par les tableaux qu’elle aime surtout à regarder: c’est un indice qui ne trompe guère sur son caractère et sur ses goûts. Appliquons cette règle au catalogue de M. Helbig. Sur l,968 peintures qu’il a classées et décrites, il y en a un peu plus de 1,400, près des trois quarts, qui de quelque manière se rattachent à la mythologie, c’est-à-dire qui représentent les aventures des dieux ou les légendes de l’âge héroïque. Ce chiffre indique la place que les souvenirs religieux du passé tenaient dans la vie de tout le monde au Ier siècle. Les incrédules même et les indifférens en subissaient le prestige ; quand les consciences leur échappaient, ils régnaient encore sur les imaginations. C’est une réflexion qu’on a souvent l’occasion de faire lorsqu’on étudie l’art ou la littérature de cette époque, mais nulle part elle ne frappe plus qu’à Pompéi. Il importe d’y insister quand on songe qu’au moment même où les artistes décoraient à profusion les villes campaniennes de ces images de dieux et de héros, le christianisme commençait à se répandre dans l’empire. Saint Paul venait précisément de passer tout près de ces rivages, en se rendant de Pouzzoles à Rome, et l’on a quelques raisons de croire que la coquette et voluptueuse ville que le Vésuve allait engloutir avait reçu la visite de quelques chrétiens[3]. Ils prêchaient leur doctrine et célébraient leurs mystères dans ces maisons dont les murs leur rappelaient à tout moment un culte ennemi. La multitude de ces peintures mythologiques nous donne une idée des obstacles qu’avait à surmonter le christianisme. La religion contre laquelle il luttait s’était mise en possession de toute l’existence. Il était bien difficile au païen d’oublier ses dieux ; il les retrouvait partout, non-seulement dans les temples et sur les places publiques, remplies de leurs images, mais dans sa demeure privée, sur les murs de ces salles et de ces chambres où il vivait avec sa famille, en sorte qu’ils paraissaient se mêler à tous 1es actes de sa vie intime, et que celui qui les abandonnait semblait rompre en même temps avec, tous les souvenirs et toutes les affections du passé. C’est sur ces peintures que s’arrêtaient les premiers regards de l’enfant ; il les admirait avant de les comprendre. Elles entraient dans sa mémoire, elles se confondaient avec ces impressions de jeunesse qui ne s’oublient pas. Les pères de l’église ont donc raison de faire remarquer que ce qui Donnait alors tant de partisans à la mythologie, c’est qu’elle prenait tout le monde au berceau et presque avant de naître ; aussi Tertullien disait-il avec autant de vigueur que de ; vérité : Omnes idololatria obstetrice nascimur.

Nous voilà donc bien informés par le spectacle que nous offrent les peintures de Pompéi de l’importance que la mythologie avait conservée, sinon, dans les croyances, au. moins dans les habitudes de la vie. Mais quel était le caractère de cette mythologie ? De quelle façon, et, dans quelles aventures ces dieux et ces héros étaient-ils présentés d’ordinaire à leurs adorateurs ? Ici encore le catalogue de M. Helbig est fort instructif. Il nous montre, que ce sont des histoires d’amour que ces peintres préfèrent à toutes les autres. Jupiter ne paraît occupé, chez eux, qu’à séduire Danaé, Io, ou Léda, et à enlever Europe. La poursuite de Daphné par Apollon est le sujet de douze tableaux ; Vénus est représentée quinze fois dans les bras de Mars, et seize fois avec le bel Adonis. Il en est de même des autres divinités, et il n’est guère question, dans toutes ces peintures, que de leurs galanteries. Voilà ce qu’un monde élégant et futile avait fait de la vieille et grave mythologie. Il est vrai de dire qu’elle n’avait pas beaucoup résisté. Une des grandes forces, de ces anciennes religions qui ne possédaient pas de livres sacrés, qui n’étaient pas fixées et liées par des dogmes, était de s’accommoder aisément aux opinions et aux goûts de chaque époque. Celle de la Grèce a suffi à tout pendant des siècles ; et c’est pour cela qu’elle a vécu si longtemps. Depuis Homère jusqu’aux néo-platoniciens, elle a su prendre toutes les formes : tantôt sérieuse, tantôt folâtre, toujours poétique, elle servit aux artistes à exprimer leurs idées les plus diverses, leurs sentimens les plus contraires ; elle, permit aux philosophes de revêtir de couleurs brillantes leurs plus profondes doctrines. Au moment dont nous nous occupons, elle se pliait, avec sa fécondité et sa souplesse ordinaires, aux caprices d’une société amie du repos et de la joie, riche, heureuse, assurée du lendemain par un pouvoir redouté, délivrée des soucis sérieux de la politique, et n’en ayant plus d’autre que de passer gaîment la vie, qui aimait à se représenter elle-même sous la figure de ses dieux et à idéaliser ses plaisirs en les prêtant aux habitans de l’Olympe. Nous trouvons donc un attrait de plus dans les peintures de Pompéi, quand nous songeons qu’elles sont l’image d’une époque et nous aident à la comprendre. — Mais, puisque j’ai parlé tout à l’heure du christianisme et que j’ai fait voir que cette affection qu’on avait gardée pour la mythologie devait être un obstacle à ses progrès, il faut ajouter qu’il pouvait rendre l’obstacle moins sérieux en montrant ce que cette mythologie était devenue et qu’elle n’était plus qu’une école d’immoralité. On pense bien qu’il ne manqua pas de le faire. De savans critiques ont accusé de nos jours les pères de l’église d’ignorance ou de calomnie quand ils se moquent des amours des dieux et qu’ils prétendent que toutes ces aventures qu’on leur attribue ne sont que la glorification des plus honteuses passions de l’homme. Ils répondent que ces fables ont un sens plus profond, qu’elles recouvrent de grandes vérités et ne sont en réalité qu’une explication allégorique des plus importans phénomènes de la nature. On a raison sans doute si l’on songe à a mythologie des époques primitives, mais il est sûr que celle du Ier siècle, au moins dans l’esprit des gens du monde, n’avait plus ce caractère. Ceux qui faisaient peindre dans leurs maisons les amours de Jupiter pour Danaé ou pour Ganymède n’étaient pas des sages qui voulaient exprimer quelque pensée cosmogonique : c’étaient des voluptueux qui désiraient s’exciter du plaisir ou se réjouir les yeux d’une image agréable. Il n’y a plus là la moindre intention de mythe ou d’allégorie ; c’est uniquement la vie humaine qui est représentée, et la pensée du peintre ne va pas plus loin que de reproduire des scènes d’amour pour le plus grand plaisir des amoureux. Il n’était donc pas possible de réfuter les docteurs chrétiens quand ils attaquaient avec tant de violence l’immoralité de la mythologie, et ceux qui écoutaient leurs invectives n’avaient qu’à lever les yeux sur les murs de leurs maisons pour reconnaître qu’au fond ils n’avaient pas tort.

Les autres peintures, qui ne rentrent pas dans la mythologie, sont ou des reproductions d’animaux et de nature morte, ou des paysages, ou des tableaux de genre. Ces derniers méritent d’être étudiés séparément. Ce sont ceux qu’on regarde avec le plus de curiosité, quand on parcourt Pompéi : comme ils reproduisent des scènes réelles et des personnages vivans, ils semblent animer pour nous la ville déserte et lui rendre les habitans qu’elle a perdus. Parmi ces tableaux, qui sont nombreux, M. Helbig distingue deux classes différentes et bien tranchées. Dans les uns, le sujet, malgré ce qu’il a d’ordinaire et de commun, est traité d’une manière plus relevée. On y trouve un certain souci de la composition ; les personnages sont opposés l’un à l’autre pour se faire valoir par le contraste. Le peintre cherche avant tout la vérité ; mais il ne se refuse pas le droit de l’orner et de l’embellir ; il choisit, parmi les aspects divers qu’elle nous offre, ceux qui lui semblent le plus agréables. Ce sont d’ordinaire des femmes qu’il représente, des femmes qui jouent, qui se parent, qui dessinent, qui chantent ou qui écoutent des propos d’amour ; il leur donne des attitudes naturelles, mais en même temps gracieuses, et l’on voit qu’il est préoccupé partout de la beauté : c’est de la peinture idéaliste. Dans les autres tableaux, la réalité domine. L’artiste ne se met plus en peine de choisir certains incidens et d’en omettre d’autres, c’est-à-dire de composer. Il prend le sujet tel qu’il est et les personnages comme il les voit ; il se plaît à nous montrer des boutiques de boulangers, des ateliers de foulons, des gladiateurs, des athlètes dans leur costume authentique, des scènes d’amour vulgaire, où les femmes sont parées de ces toupets qui étaient à la mode du temps des Flaviens: c’est le triomphe du réalisme. Cette différence, qui frappe dès qu’on y prend garde, n’est pas un accident ; elle se retrouve partout, aussi bien dans les tableaux dont le sujet est le plus grossier que dans les autres. M. Helbig fait très justement remarquer que, parmi les peintures que la pudeur du dernier régime avait reléguées dans le musée secret, il est aisé de distinguer des obscénités idéalistes et des obscénités réalistes.

Faut-il en conclure que nous sommes en présence de deux écoles différentes, et que nous avons à Pompéi le spectacle, que nous donnent souvent nos expositions de peinture, d’artistes qui luttent entre eux pour s’attirer la faveur du public par des procédés contraires ? M. Helbig ne le pense pas, et il est sûr que, quand on compare les tableaux qui appartiennent aux deux genres opposés, il est difficile de le croire. À côté des diversités qu’on vient de signaler, ils présentent tous des ressemblances frappantes, et l’on peut dire en somme qu’ils se ressemblent beaucoup plus qu’ils ne diffèrent. On est même tenté de faire quelquefois à ces peintres le reproche d’être trop monotones et de ne pas assez éveiller la curiosité par l’imprévu des sujets et la nouveauté de l’exécution, il y a chez eux des degrés divers de talent, il ne paraît pas y avoir de différence de méthode ou de doctrine. C’est ce qui porte M. Helbig à croire que les deux classes de tableaux qu’il vient de distinguer ont pour auteurs les mêmes artistes, mais qu’ils travaillaient autrement parce qu’ils étaient placés dans des situations différentes.

Ils devenaient franchement réalistes lorsqu’ils étaient mis en face de la réalité. Si le maître de la maison qu’ils devaient décorer était un de ces amateurs enragés de l’amphithéâtre ou du cirque. qui voulait en avoir sans cesse le spectacle sous les yeux, ou simplement s’il était curieux des scènes de tous les jours, l’artiste les copiait exactement pour lui plaire. Il allait voir les gladiateurs exécuter leurs exercices dans la grande caserne qu’on a découverte près du théâtre, et les reproduisait comme il les avait vus. Il transportait sans plus de façon dans les fresques les personnages qui fréquentaient le forum ou les rues de la petite ville. Soyons sûrs que ces foulons, ces aubergistes, ces boulangers, ces marchands de poissons, qui ornent les murailles des maisons pompéiennes, habitaient les boutiques où l’on retrouve encore leurs ustensiles. Ces femmes demi-nues, dont les cheveux se relèvent sur le front d’une façon si étrange, sont celles mêmes qui vendaient leurs faveurs à très bas prix dans ces cellules étroites qu’on ne laisse pas visiter à tout le monde, et qui contiennent des dessins si grossiers et des inscriptions si brutales. Le peintre avait observé lui-même ces paysans et ces ouvriers avec leur tunique à capuchon, comme nos moines, assis à une table en face d’un verre de vin, qu’il a rendus d’une manière si vivante ; il avait vu de ses yeux ce soldat au teint basané, chaussé de larges bottes, couvert d’un ample vêtement, qui dit gaîment au cabaretier en lui tendant son verre : Allons, un peu d’eau fraîche : Da fridam pusillum. Ce qui prouve que ce sont bien les gens du pays que l’artiste reproduisait dans ses personnages, c’est qu’ils frappent encore aujourd’hui par leur ressemblance, et qu’on les reconnaît au premier coup d’œil pour les avoir rencontrés sur les places ou dans les boutiques de Naples. Ainsi l’origine de cette classe particulière de tableaux que M. Helbig appelle des peintures réalistes est aisée à trouver : le peintre qui les a faits imitait fidèlement les scènes qu’il avait devant les yeux.

Pour les autres, la question présente plus de difficultés. Elle est pourtant beaucoup plus importante à résoudre, car ils sont plus nombreux que ceux dont je viens de parler ; sans compter qu’on peut encore y joindre tous les tableaux qui se rattachent à la mythologie, et dont j’ai dit qu’ils formaient les trois quarts de ceux qu’on a trouvés à Pompéi. Voilà donc un nombre considérable de peintures qui ont à peu près le même caractère, qui semblent faites d’après les mêmes procédés, et dont il s’agit de savoir de quelle source elles peuvent venir.

Je ne crois pas d’abord qu’il y ait lieu de se demander si elles sont l’œuvre d’artistes originaux, qui les ont imaginées tout exprès pour en orner les maisons des villes campaniennes : ce serait une supposition fort peu vraisemblable. Il a bien fallu admettre que les tableaux de genre qui représentent des scènes locales et des personnages du pays ont été créés dans le pays même et pris directement sur la réalité ; mais ces tableaux sont peu nombreux, et en général de peu d’importance. Quant aux autres, qui sont souvent de grandes œuvres et révèlent quelquefois un talent très distingué de composition, il est difficile de croire qu’ils aient été faits pour Herculanum et pour Pompéi. Ces petites villes ne méritaient guère qu’un peintre se mît en si grands frais d’invention pour elles. Ce qui prouve d’ailleurs que ces peintures ne leur étaient pas uniquement destinées, c’est qu’on les a retrouvées aussi dans d’autres pays ; on a découvert ailleurs, surtout à Rome, des restes d’habitations entièrement décorées comme celles des villes de la Campanie[4]. Les murs de es maisons contiennent quelques-uns des plus gracieux tableaux de genre qu’on admire au musée de Naples, et les mêmes sujets mythologiques traités de la même façon ; par exemple, l’Io gardée par Argus et délivrée par Mercure qu’on voit dans la maison de Livie, au palais des Césars, ressemble tout à fait aux six ou sept compositions :qui rappellent la même aventure à Pompéi. N’est-ce pas la preuve que ces artistes avaient préparé d’avance un certain nombre de tableaux, qu’ils s’étaient exercés à les peindre et qu’ils les reproduisaient partout où l’on avait besoin de leurs services ? Mais ces tableaux, pas plus à Rome qu’à Pompéi, ils n’en étaient réellement les créateurs ; ils n’en avaient imaginé ni le sujet, ni l’ordonnance. Ce qui permet de l’affirmer, c’est que dans les scènes de quelque importance, l’invention vaut toujours mieux que l’exécution. Elle témoigne d’une force de conception, d’une habileté à composer, d’un talent enfin, qui paraît supérieur à celui de l’artiste obscur qui est l’auteur de la fresque. Il est, je crois naturel d’en conclure que ce n’est pas le même qui a exécuté la peinture et imaginé le sujet, et que les artistes pompéiens, au lieu de prendre la peine d’inventer, se contentaient le plus souvent de reproduire des tableaux connus, en les appropriant aux lieux auxquels ils étaient destinés. Ainsi s’expliquent la rapidité de leur travail et leur inépuisable fécondités Comme ils avaient dans leur mémoire et pour ainsi dire au bout de leur pinceau une foule de sujets brillans qu’ils avaient pris à des maîtres illustres, ils n’étaient pas en peine d’achever rapidement la décoration d’une maison et pouvaient le faire à bon compte. Ils ne travaillaient donc pas de génie, ils peignaient de souvenir ; ce ne sont pas des inventeurs, mais des copistes.

C’est probablement la raison qui fait que les connaisseurs et les critiques du Ier siècle traitent si mal la peinture de leur temps. Nous avons à ce sujet l’opinion d’un homme d’esprit, d’un amateur éclairé des lettres et des arts, personnage curieux et plein de contrastes, fort léger dans ses mœurs, très grave dans ses jugemens, qui vivait comme les gens de son époque et affectait de penser comme ceux d’autrefois. Pétrone, dans son roman satirique, imagine que ses héros, de vrais coureurs d’aventures, se promènent un jour sous un portique orné, selon l’habitude, de peintures précieuses. Ils prennent grand plaisir à les regarder, ils veulent en savoir la date, ils cherchent à en comprendre le sujet, et se mettent .à en discuter ensemble. Le passé, comme c’est l’usage, les ramène vite au présent, et ils arrivent bientôt à s’entretenir de l’art contemporain. Ils en parlent fort sévèrement ; l’admiration qu’ils éprouvent pour les anciens artistes les rend très durs pour ceux de leur siècle Ils trouvent que les arts sont en pleine décadence, et que c’est l’amour de l’argent qui les a perdus. À ce propos viennent des plaintes que, depuis lors, nous avons entendu bien souvent répéter : Le passé, c’était l’âge d’or ; « les beaux-arts y brillaient de tout leur éclat, parce qu’on aimait alors la vertu toute nue… Est-il étonnant qu’ils soient maintenant délaissés quand on voit que les dieux et les hommes préfèrent de beaucoup un lingot d’or à toutes les statues et à tous les tableaux que ces pauvres Grecs, ces fous de Phidias et d’Apelle, se sont donné la peine de faire ? » La conclusion, c’est « que la peinture est morte et qu’il n’en reste Même plus de trace. » Cette opinion est à peu près celle de Pline l’Ancien, un juge moins prévenu, et en général plus équitable. Il affirme quelque part « que la peinture est en train de mourir, » et dans un autre endroit « qu’elle n’existe déjà plus. » Voilà des arrêts bien rigoureux. Ceux qui viennent de visiter Pompéi ont quelque peine à y souscrire. Quand ils se rappellent ces scènes si habilement composées, ces figures si élégantes, si gracieuses, qu’ils songent que ces tableaux ont été exécutés en si peu de temps, par des artistes inconnus, pour des villes de province, il leur est impossible de croire que l’art fut dans un état aussi désespéré que Pline et Pétrone le prétendent. Mais tout s’explique lorsqu’on se souvient que ces tableaux charmans ne sont après tout que des copies ; ils n’ont pas le mérite de l’invention, et c’est dans l’invention que Pétrone et Pline, qui se piquaient d’être des classiques, faisaient surtout consister la grandeur de la peinture. Puisqu’elle ne sait plus créer par elle-même et qu’elle ne vit que d’imitation, il leur semble qu’elle est morte. Voilà d’où vient leur sévérité.

Nous ne sommes plus dans la même situation qu’eux. Aujourd’hui que les modèles n’existent plus, ils ne peuvent pas nuire par la comparaison aux imitations qu’on en a faites. Nous ne descendons plus des originaux aux copies, ce qui est toujours très dangereux pour elles ; au contraire, ce sont les copies qui nous permettent de remonter aux originaux perdus et de nous figurer ce qu’ils pouvaient être. Ce service qu’elles nous rendent nous dispose d’abord très bien pour elles. Loin de nous plaindre que les artistes pompéiens ne soient pas des génies inventeurs, nous sommes tentés de leur savoir gré de n’avoir presque rien tiré d’eux-mêmes. En se contentant de reproduire les inventions des autres, ils nous reportent vers un des plus grands siècles de l’art antique, que nous ne connaîtrions pas sans eux. Seulement, pour ne pas nous égarer, pour tirer d’eux un profit certain, une première étude est nécessaire : nous devons essayer d’abord de retrouver la source à laquelle ils avaient puisé ; il faut arriver à savoir à quelle époque de l’histoire, à quelle période de l’art appartenaient ces peintres dont ils ont copié les tableaux.

Nous pouvons d’abord affirmer sans crainte que les artistes pompéiens n’appartenaient pas à une école qui de quelque manière pût s’appeler romaine. Ils travaillaient dans une ville d’Italie, pour des gens qui étaient fiers de se dire citoyens romains, à une époque où l’on était plus sensible que jamais à la gloire nationale, et cependant ils sont demeurés tout à fait étrangers à l’influence de Rome. Tandis qu’à leurs côtés la sculpture, grecque aussi d’origine, prenait plaisir à peupler les places publiques des images de la famille impériale, eux n’ont jamais songé à peindre les exploits d’Auguste ou de ses successeurs. L’histoire de Rome, cette glorieuse histoire qui faisait l’étonnement du monde, ne les a jamais inspirés. Dans leurs tableaux mythologiques, les sujets sont toujours empruntés à des traditions et à des légendes grecques. Il y avait pourtant à ce moment un grand poème romain, consacré par l’admiration publique, qu’on savait par cœur dans le monde entier, et à Pompéi autant qu’ailleurs, nous en avons la preuve : c’était l’Énéide de Virgile. Cet ouvrage, qui se rattache par tant de côtés à l’épopée homérique, n’était pas fait pour déplaire à des artistes grecs. Ils ne se trouvaient pas dépaysés dans un poème où la Grèce est partout présente et dont le héros est emprunté à l’Iliade. L’Énéide leur offrait à chaque pas des scènes tout à fait semblables à celles qu’ils étaient accoutumés à peindre. Ils n’avaient donc pas à changer de méthode pour les reproduire et pouvaient devenir romains presque sans sortir de leurs habitudes. Ils ne l’ont pourtant fait que très rarement. Parmi toutes les peintures de Pompéi, il n’y a que cinq tableaux qui semblent inspirés par l’épopée de Virgile ; encore l’un d’eux est-il une caricature. Il représente un jeune singe à longue queue couvert d’une cotte de mailles, embarrassé d’une épée, qui porte un vieux singe sur son épaule et traîne un petit singe par la main : c’est Énée sortant de Troie avec son père et son enfant. Dans les autres, un seul a quelque importance ; c’est une imitation très fidèle d’une scène du XIIIe livre de l’Énéide. Énée, atteint d’une flèche dans le combat, s’appuyant d’une main sur sa javeline, de l’autre sur l’épaule de son fils en pleurs, livre sa jambe au médecin, le vieil lapyx, qui essaie d’arracher le dard de la blessure. Au-dessus de lui, sa mère Vénus, descendant du ciel, apporte le dictame qui doit le guérir. Ce n’est pas une des bonnes peintures de Pompéi. L’attitude des personnages est embarrassée, l’ensemble manque d’aisance, et l’on voit que, le sujet n’étant pas familier à l’artiste, il ne l’a pas traité avec plaisir. Il semble qu’au moins l’aventure de Didon aurait dû tenter quelques peintres de talent. Macrobe nous dit en effet qu’on l’avait sans cesse reproduite dans les tableaux, les bas-reliefs, les tapisseries, et que les artistes paraissaient préférer ce sujet à tous les autres. Il ne s’agit pas assurément des artistes de Pompéi, car M. Helbig, en cherchant bien, n’a pu trouver que deux tableaux où il fût question de Didon, encore cette attribution est-elle fort incertaine[5]. Ce n’est guère, il faut l’avouer, surtout si l’on songe que l’histoire d’Ariane abandonnée par Thésée, qui ressemble tant à celle de Didon, a donné naissance à plus de trente ouvrai, es dont quelques-uns sont de grande dimension et d’un travail remarquable.

Cette absence à peu près complète de sujets tirés de l’histoire ou des légendes romaines, cette sorte d’affectation de les éviter, même quand ils avaient le mérite d’être embellis et comme préparés pour la peinture par le génie de Virgile, ne peut s’expliquer que par une seule supposition : il faut admettre que les peintres qu’imitaient les artistes pompéiens appartenaient à une école toute grecque, et que cette école florissait avant l’époque où l’influence de Rome a dominé le monde. Ce n’est encore qu’une indication assez vague ; pour aller plus loin, pour déterminer d’une façon plus précise le temps où ces peintres vivaient, il faut regarder de plus près et étudier avec plus de détail les peintures mêmes de Pompéi.

Nous avons vu que ces peintures se ressemblent beaucoup entre elles et qu’au premier abord elles paraissent être toutes de la même époque. On en distingue pourtant quelques-unes, en regardant bien, qui diffèrent un peu des autres et semblent se rapporter à des écoles plus anciennes. Tel est, par exemple, le célèbre tableau du Sacrifice d’Iphigénie, un des plus beaux qu’on ait découverts à Pompéi, et qui, par un rare bonheur, se trouve être aussi l’un des mieux conservés. Au centre, Iphigénie en larmes, tendant les bras au ciel, est apportée à l’autel par Ulysse et par Diomède. Aux deux extrémités opposées, Agamemnon se voile la face pour ne pas voir la mort de sa fille ; Calchas, serrant le couteau dans sa main, semble se préparer tristement à son rôle cruel de sacrificateur. En haut, Diane arrive, dans un nuage léger, avec la biche qui doit être offerte à la place de la jeune fille. Il semble à M. Helbig, juge expert en cette matière, que l’arrangement si régulier du tableau, la correspondance symétrique des personnages, la couleur du fond, les plis des vêtemens rappellent une époque de l’art assez ancienne. Il fait remarquer que les figures sont disposées de telle sorte qu’on n’aurait presque aucune peine pour faire du tableau un bas-relief. Ce qui est plus caractéristique encore, c’est que Diomède et Ulysse sont représentés plus petits qu’Agamemnon et Calchas, d’après cette règle antique et un peu naïve qu’il faut que l’importance des personnages se reconnaisse à leur taille. Tout en présentant ces observations curieuses, M. Helbig ne va pas jusqu’à prétendre que ce beau tableau remonte à une époque très reculée. Il y a dans tous les temps des artistes qui retournent volontiers en arrière, et qui aiment à reprendre les anciennes méthodes et les vieux procédés. Pline, parlant de deux peintres célèbres qui travaillèrent au temple de l’Honneur et de la Vertu, que Vespasien faisait reconstruire, dit de l’un d’eux qu’il ressemblait plus aux anciens : Priscus antiquis similior. C’est sans doute un artiste de ce genre qui est l’auteur du Sacrifice d’Iphigénie ; comme il aimait l’archaïsme, il a conçu et exécuté son tableau à la manière antique, et les peintres pompéiens, selon leur usage, l’ont fidèlement copié.

Mais les exceptions de ce genre sont rares à Pompéi, et l’on peut dire qu’à peu près toutes les peintures y sont de la même école. Cette école, M. Helbig est parvenu à établir, par une suite de raisonnemens et de comparaisons, que c’était celle qui florissait à la cour des successeurs d’Alexandre. C’est donc l’art alexandrin ou hellénistique que les artistes pompéiens ont imité et dont leurs peintures peuvent nous donner quelque image.

II.

Qu’il est fâcheux que nous ne possédions pas une histoire complète de la littérature et des arts de la Grèce à l’époque alexandrine ! Ce n’est certes pas un temps qui puisse se comparer avec le siècle de Périclès. Le goût s’est étrangement affadi ; la subtilité, la recherche, le pédantisme, ont pris la place du naturel ; on sent que les jours d’invention facile sont passés et que l’originalité ne s’obtient plus sans efforts. Mais que d’éclat encore dans cette décadence ! À côté de défauts choquans, que de rares qualités ! que de grâce et de délicatesse dans cette poésie prétentieuse ! que d’audace et de nouveauté dans ces spéculations téméraires ! Partout enfin, dans la critique, dans la philosophie, dans les sciences exactes, dans les beaux-arts, que d’idées agitées, que d’horizons nouveaux entrevus ! Cette dernière fécondité de l’esprit grec, qui se rajeunit au moment où il semblait épuisé de produire, est un spectacle curieux qui mérite d’attirer l’attention de tous les amis des lettres. Mais elle a encore pour nous un autre intérêt. Songeons que les Romains n’ont été en relation directe avec l’Orient qu’après la mort d’Alexandre. C’est alors « que les vaincus mirent la main sur leurs fiers vainqueurs » et que la Grèce les conquit en leur communiquant sa littérature et ses arts. C’est aussi à ce moment qu’il importe de l’étudier pour savoir ce qu’elle a pu donner au monde occidental par l’intermédiaire de Rome et ce qui est entré d’elle dans le grand courant de notre civilisation. Cette question a trop d’importance pour ne pas tenter les savans de tous les pays. Aussi plusieurs des travaux que vient de publier l’Allemagne sont-ils dirigés de ce côté. Il y a quelque temps, nous étions conduits, en analysant l’ouvrage de M. Rohde sur le roman grec, à parler de la littérature alexandrine d’où il est sorti[6]. Le livre de M. Helbig nous y ramène aujourd’hui. Pour nous faire comprendre le caractère des peintures de Pompéi, qui ne sont que des copies d’une école hellénistique, il est forcé d’étudier les conditions nouvelles dans lesquelles l’art s’est trouvé après Alexandre : suivons-le dans ces intéressantes recherches.

Je ne crois pas qu’il y ait d’autre exemple d’une révolution aussi rapide et aussi durable que celle qui fut opérée par les victoires d’Alexandre. Quelques années lui suffirent, non-seulement pour vaincre l’Orient, mais pour le transformer. Ce qui est plus étonnant encore dans cette courte et décisive expédition, c’est que le vainqueur en sortit presque aussi changé que le vaincu ; en sorte qu’on peut dire qu’après la mort du roi de Macédoine une ère nouvelle commença pour le monde. De ses anciennes qualités, qui avaient fait sa gloire, la Grèce en perdit quelques-unes et en garda d’autres. Elle ne cessa pas de cultiver les arts, et même le goût qu’elle avait toujours éprouvé pour eux sembla devenir plus vif encore. Alexandre s’était honoré de l’amitié de Lysippe et d’Apelle ; ses successeurs, continuant la tradition, aimèrent à s’entourer d’artistes, et quelquefois ils devinrent artistes eux-mêmes. Attale III, le dernier roi de Pergame, modelait en cire et ciselait en airain, Antiochus Épiphane se reposait des fatigues de la royauté dans l’atelier d’un sculpteur. Rien ne leur coûtait pour posséder les statues ou les tableaux qui les avaient charmés. Ils payaient aux artistes des sommes insensées. Un de ces princes proposa aux Cnidiens, qui étaient fort obérés, de se charger de toutes leurs dettes s’ils voulaient lui céder l’Aphrodite de Praxitèle. Un autre, dans la vente que faisait Mummius du butin de Corinthe, poussa le Bacchus d’Aristide jusqu’au prix de 100 talens (500,000 francs). Mummius, qui n’en croyait pas ses oreilles, jugea qu’un tableau qu’on voulait payer si cher devait être une merveille, et il garda le Bacchus pour Rome. La passion furieuse de ces amateurs couronnes ne connaissait pas de limites ni d’obstacles. Rien ne leur était sacré quand il s’agissait de conquérir un bel ouvrage. Ce sont eux qui ont enseigné aux proconsuls romains le moyen de se former une riche galerie aux dépens des divinités les plus respectées : ils ont été véritablement les maîtres de Verres. Dans les guerres continuelles qu’ils se faisaient entre eux, les trésors des dieux n’étaient pas plus en sûreté que ceux des rois. Prusias Ier, quand il envahit le territoire de Pergame, ne se fit aucun scrupule d’enlever d’un sanctuaire vénéré la statue de Vulcain, œuvre célèbre de Phyromaque. De bon côté, Ptolémée Évergète, dans son expédition d’Asie, sous prétexte de reprendre les images sacrées que Cambyse avait emportées d’Égypte, pénétrait dans les temples et prenait tous les objets d’art qui s’y trouvaient. C’est ainsi que tant de chefs-d’œuvre s’entassèrent dans les palais de Pergame, d’Antioche et d’Alexandrie, ils n’y devaient pas rester, car les généraux romains à leur tour, instruits par l’exemple des rois grecs, firent main basse sur ce riche butin et l’apportèrent à Rome pour en orner leurs triomphes.

Des princes et des rois ces goûts descendirent bientôt aux simples particuliers. La succession d’Alexandre, comme on sait, fit naître des troubles et des guerres sans fin. Jamais le pouvoir ne fut disputé avec plus d’ardeur, plus facilement conquis et plus tôt perdu qu’alors. Dans ces époques agitées, les grandes fortunes se font et se défont vite. Aussi ces parvenus qui se souvenaient de la veille et craignaient le lendemain s’empressaient-ils de jouir de leurs richesses éphémères. La comédie de Ménandre a popularisé le type de ces soldats d’aventure qui venaient dévorer en quelques jours, chez les courtisanes d’Athènes, l’argent qu’ils avaient gagné à la cour des souverains de l’Orient. Elle aime à les montrer bien reçus de leurs maîtresses et flattés par leurs parasites tant que durent les dariques ou les philippes d’or, puis chassés et raillés quand ils n’ont plus rien dans leur bourse. Parmi ces enrichis, il y en avait qui faisaient de leur fortune un meilleur usage : ils imitaient leurs maîtres et achetaient des tableaux ou des statues pour en orner leurs maisons.

C’était une nouveauté. M. Helbig pense que, dans la grande époque de l’art, les artistes ne travaillaient guère pour les particuliers. On nous dit sans doute qu’Agatharcus décora la maison d’Alcibiade, mais Alcibiade ne pouvait pas passer pour un citoyen connue les autres. D’ordinaire les peintres gardaient leur talent pour le public. Ils couvraient les vastes murailles des portiques de scènes empruntées aux vieilles légendes et aux poèmes d’Homère, ou ils composaient des tableaux qui devaient être placés dans des temples. Peut-être leur aurait-il semblé que c’était humilier l’art que de le faire servir aux plaisirs d’un seul homme. Pline au moins le laisse entendre, et il ajoute en termes magnifiques que leurs tableaux, au lieu d’être enfermés dans une maison où quelques privilégiés pénètrent à peine, avaient la ville entière pour demeurer, que tout le monde pouvait les contempler, et qu’un peintre alors appartenait à tout l’univers : pictor res communis terrarum erat. Mais il semble que, quand les cités grecques perdirent leur liberté, sous Alexandre, leurs habitans se soient un peu détachés d’elles. On se sentait moins obligé envers la république depuis qu’elle ne donnait plus aux citoyens les mêmes droits et qu’on intervenait moins directement dans ses affaires ; on en était moins fier, on ne se souciait plus autant de l’embellir, on songeait moins à elle et plus à soi ; l’argent qui n’était plus destiné aux monumens publics, on le garda pour décorer sa maison, dont on fit le centre de son existence. Les peintres naturellement flattèrent ce goût nouveau, dont ils devaient profiter. « On peut distinguer, dit Letronne[7], deux momens principaux dans l’histoire de l’art grec: celui pendant lequel il fut consacré uniquement à entretenir la foi religieuse par les images des dieux et la peinture de leurs bienfaits, à réveiller le patriotisme des citoyens par le spectacle toujours vivant des grandes actions de leurs ancêtres, où, par conséquent, chaque production de l’artiste avait sa destination et sa place marquée d’avance, et celui où l’art ne fut plus, pour ainsi dire, que de commande, où ses productions devinrent des objets de luxe, mis sur la ligne des raretés, assimilés aux produits de l’industrie, recherchés moins comme beaux que comme chers, et furent entassés dans les palais des rois et des riches, pour le vain plaisir des yeux. » Dès lors l’artiste perdit le goût de ces grandes peintures qui étaient faites pour un mponment déterminé, qui devaient répondre à la destination et à l’architecture de l’édifice, qui en reproduisaient le caractère et ne se comprennent qu’à la place qu’elles occupent. Il travailla dans son atelier selon ses caprices à des sujets de son choix, sans s’inquiéter de ce que deviendraient ses tableaux, ou plutôt sûr d’avance qu’il se trouverait toujours un riche amateur qui les paierait cher et qui en ferait l’ornement de sa demeure. C’est ainsi qu’à la place des grandes fresques ou des vastes toiles destinées aux monumens publics, on commença à peindre ce que M. Helbig appelle avec justesse des tableaux d’appartement (cabinetsbilder), comme on dit la musique de chambre pour l’opposer à celle de théâtre ou d’église. Ils devaient être accrochés le long, des murailles dans les maisons particulières, et devinrent, selon Cicéron, une sorte de besoin et comme un luxe indispensable pour ceux qu’on appelait les heureux du monde.

M. Helbig a fort bien montré, et c’est peut-être la meilleure partie de son livre, que le système de décoration de Pompéi découle de cet usage. Quoi qu’on ait prétendu, il n’a rien de commun avec la grande peinture monumentale appliquée aux parois des temples ou des portiques dans la première époque de l’art grec. Il suffit, pour s’en convaincre, d’étudier la manière dont les scènes mythologiques ou autres, qui ornent les maisons campaniennes, sont disposées sur les murailles. En général, elles n’en couvrent qu’une partie ; elles sont placées au milieu d’une décoration d’architecture destinée à les faire ressortir, distribuées dans des compartimens réguliers, et très souvent entourées d’un cadre qui paraît s’appuyer sur la cimaise ou reposer sur des consoles. On voit que l’artiste a voulu faire une sorte de trompe-l’œil, et donner l’impression à ceux qui regardent que ces peintures étaient des tableaux véritables. Ce système de décoration ne s’explique que lorsqu’on songe aux habitudes et aux goûts de l’époque alexandrine dont nous venons de parler. On a vu que c’était devenu une sorte de fureur chez les grands personnages de suspendre des tableaux précieux aux murs de leurs maisons. Mais c’est un luxe qui se paie cher, et tout le monde ne peut pas se passer d’aussi coûteuses fantaisies. Il fallait être un roi d’Égypte ou de Syrie, ou tout au moins un puissant ministre ou un général redouté, avoir longtemps pressuré les peuples et pillé sans scrupule les pays voisins, pour se faire construire de ces salles immenses que les historiens décrivent avec admiration, soutenues par cent pilastres ou cent colonnes de marbre, avec des statues merveilleuses devant les colonnes et des tableaux de maîtres dans l’intervalle. Les bourgeois s’en tiraient à meilleur compte : ils faisaient peindre à fresque sur leurs murailles de faux pilastres qui encadraient de faux tableaux, et dans leur petite maison, en regardant les murs de leur péristyle, ils éprouvaient sans doute un plaisir semblable à celui des rois ou des grands seigneurs, quand ils se promenaient dans leurs palais, au milieu de chefs-d’œuvre. La fresque était donc un moyen économique, à l’usage des petites gens, pour imiter l’exemple des riches. Comme elle demande une exécution rapide et qu’on y souffre des imperfections de détail, les artistes en profitèrent pour travailler plus vite, ils purent produire à meilleur marché, et l’art devint une industrie. Pétrone dit que « c’est l’audace des Égyptiens qui a inventé cette imitation en raccourci du grand art : Aegyptiorum audacia tam magnæ artis compendiariam invenit ; » et cette opinion est très vraisemblable. Il est naturel que le pays où l’on avait sans cesse en spectacle le luxe irritant des grands personnages soit celui même où l’on a cherché à se procurer à moins de frais quelques-unes de leurs jouissances. Pétrone ajoute que l’usage de ce procédé commode a perdu la peinture. C’est aussi ce qu’il est aisé de comprendre : les pauvres, ou, si l’on veut, les moins aisés, l’avaient imaginé pour imiter de quelque façon l’exemple que leur donnaient les riches ; les riches à leur tour ne tardèrent pas à l’emprunter aux pauvres. Comme les peintres de fresque arrivaient par l’habitude à une exécution assez satisfaisante, on finit par se contenter des copies qu’ils faisaient des tableaux célèbres, et la peinture originale ne fut plus encouragée. De là, la colère des critiques et des connaisseurs : M. Helbig fait remarquer que Pline et Pétrone s’expriment au sujet de « cette invention égyptienne » du même ton que certains amateurs de nos jours parlent de la photographie, qu’ils accusent de perdre l’art véritable.

Tout du reste confirme l’origine que M. Helbig attribue aux fresques d’Herculanum et de Pompéi. Les tableaux dont elles sont des copies devaient bien être du temps des successeurs d’Alexandre ; ils en portent clairement la marque, ils en ont tous les caractères. Un des grands changemens qui se fit alors dans le monde grec, c’est que la monarchie remplaça presque partout la république. Autour du monarque et de sa femme se réunirent des officiers, des ministres, des serviteurs, des poètes, des artistes ; une cour enfin se forma, et, comme il arrive toujours, l’influence de la cour se fit bientôt sentir dans les mœurs publiques. Elles devinrent plus polies, plus élégantes, plus raffinées. On prisa par-dessus tout la distinction des manières, les agrémens de l’esprit, la finesse des entretiens, les plaisirs délicats de la société. Il est de règle que l’amour soit le grand intérêt des réunions mondaines où les deux sexes sont rassemblés : aussi prit-il beaucoup d’importance dans la société, et par suite dans la littérature de ce temps. La poésie va désormais en vivre, et les arts imiteront la poésie. Mais l’amour, comme le peignent d’ordinaire les artistes alexandrins, n’est pas cette passion furieuse qu’Euripide a représentée dans Phèdre. M. Helbig a raison de dire que leur peinture ne s’inspire plus de l’épopée, comme celle de Polygnote, ou même de l’ancien théâtre tragique : elle emprunte plutôt ses sujets à l’idylle et à l’élégie, genres favoris de la poésie hellénistique. L’amour est chez elle un mélange de galanterie et de sentimentalité. Elle aime à représenter les déesses et les héroïnes que désole quelque infortune amoureuse : OEnone abandonnée par Pâris, Ariane sur la côte de Naxos, suivant des yeux le navire qui emporte son amant, Vénus qui regarde mourir dans ses bras le chasseur Adonis sont les sujets favoris de ces peintres. Mais ils ont grand soin que la douleur de ces belles délaissées ne nuise pas à leur beauté. Leur désespoir a des attitudes très élégantes ; elles sont inconsolables, mais parées ; elles portent des colliers, de doubles bracelets, et leurs cheveux sont enfermés dans des filets d’or. Il est rare d’ailleurs qu’il n’y ait pas, dans un coin du tableau, quelque petit Amour qui donne un air plus riant à la scène, quand elle menace de devenir trop sévère. Les Amours sont encore plus nombreux dans les fresques de Pompéi que dans les tableaux de Watteau, de Boucher et des autres artistes de notre XVIIIe siècle. Ils forment le cortège ordinaire de Vénus ; ils l’aident à se parer, lui présentent ses bijoux et tiennent le miroir où elle se regarde. Ils l’amènent à Mars qui l’attend ; ils entourent Adonis blessé, soutiennent son bras, écartent ses vêtemens, portent sa houlette et sa lance. C’est un Amour encore qui conduit Diane dans la caverne d’Endymion et lui montre le bel adolescent endormi. Quand OEnone essaie de retenir par son désespoir son époux infidèle qui va la quitter, Pâris est indifférent à ses reproches et semble à peine l’écouter : je le crois bien ; l’artiste a représenté derrière lui un Amour qui se penche à son oreille d’un air caressant, et l’entretient sans doute de sa nouvelle passion. Dans ces divers tableaux, les Amours ne sont que des accessoires ; il y en a d’autres où ils forment le tableau tout entier. On nous les montre tout seuls et livrés aux occupations qui sont ordinairement le partage de l’homme. Ils dansent, ils chantent, ils jouent, ils festinent ; le fouet levé, ils conduisent un char traîné par des cygnes, ou essaient à grand’peine de diriger un attelage de lions[8]. Ils font la vendange, ils écrasent le blé dans un moulin, aidés par de jolis petits ânes qu’ils mènent avec des guirlandes de fleurs. Ils vendent, ils achètent, ils chassent, ils pêchent à la ligne, et cette distraction paraît si bien à nos peintres un plaisir divin qu’ils l’attribuent plusieurs fois à Vénus elle-même. Un des plus agréables tableaux et des plus connus, dans ce genre précieux et coquet, est celui de la Vendeuse d’Amours. Une vieille femme vient de prendre un petit Amour dans une cage et le tenant par les ailes le présente à une jeune fille qui veut l’acheter. Celle-ci ne paraît pas être tout à fait à ses débuts, car elle tient déjà un autre Amour sur ses genoux ; elle n’en regarde pas moins avec beaucoup de curiosité celui qu’on va lui vendre et qui tend joyeusement les mains à sa nouvelle maîtresse.

J’ai déjà dit un mot de ce que devint la mythologie dans la nouvelle école de peinture ; on a vu que les vieux mythes perdirent leur sens profond et sérieux. Un des procédés ordinaires de ces peintres, quand ils reprennent les sujets auxquels l’art ancien avait donné une grandeur idéale, c’est de les ramener autant qu’ils le peuvent à des proportions humaines ; ils se plaisent à effacer tout à fait la distance qui sépare les dieux des hommes et à traiter les légendes héroïques comme des aventures de la vie de tous les jours. On voit bien qu’en peignant les amours des dieux l’artiste a toujours sous les yeux ce qui se passait à la cour des Séleucides ou des Ptolémées. Dans le fameux Jugement, Vénus, qui veut être préférée, coquette avec Pâris comme une femme du monde. Tandis que Polyphème, assis sur le bord de la mer, chante ses douleurs sur sa lyre, on voit arriver sur un dauphin un Amour qui lui apporte une lettre de Galatée. Mars et Vénus sont des amoureux prudens qui ne veulent pas être découverts pendant qu’ils se livrent à leurs doux entretiens ; une peinture de Pompéi les montre qui, pour être avertis de l’approche des indiscrets, ont soin de se faire garder par un chien. Voilà une façon bien vulgaire d’introduire la vie réelle dans les légendes héroïques. Tout ce qu’avaient conservé d’un peu rude et d’antique ces vieilles histoires se trouve adouci, ou, si l’on veut, affadi dans les peintures pompéiennes. La tradition voulait que Narcisse fût mort en se mirant dans un ruisseau ; mais un ruisseau aurait paru sans doute trop rustique à ces délicats ; on l’a remplacé par un bassin élégant que remplit un Amour en versant l’eau d’un vase à long col.

Le caractère de cette peinture indique clairement son âge : c’est bien l’art alexandrin que nous avons sous les yeux ; mais est-il sûr que cet art soit fidèlement reproduit dans les fresques de Pompéi, et jusqu’à quel point peut-on se servir d’elles pour le juger ? C’est une question délicate que M. Helbig a traitée avec beaucoup d’intérêt. Il montre d’abord, par l’étude des conditions mêmes de la peinture à Pompéi, qu’il devait y avoir entre l’original et les copies des différences inévitables. Les maisons pompéiennes sont en général petites, l’espace que l’architecte livrait au peintre n’avait pas ordinairement beaucoup d’étendue et ne comportait guère ce que les Grecs appelaient la « mégalographie. » La dimension a beaucoup d’importance dans les arts, et souvent les grands sujets, quand on les enferme dans un cadre trop étroit, deviennent des tableaux de genre. C’est ce qui arrive à Pompéi, où les fresques ne sont ordinairement que des réductions de compositions plus larges et plus vastes. Ajoutons que, si ces fresques nous paraissent manquer un peu de variété, la faute n’en est pas tout à fait imputable à l’école alexandrine d’où elles procèdent. Parmi les innombrables sujets que leur livrait cette école, les artistes pompéiens étaient forcés de choisir, ils prenaient plutôt les scènes riantes et gaies et fuyaient celles qui étaient trop lugubres. « Une peinture violente bouleverse l’âme, » disait Sénèque. Ces bons bourgeois qui voulaient vivre joyeusement, dans ce pays heureux, au pied des pentes verdoyantes du Vésuve, n’auraient pas aimé qu’on leur mît sous les yeux toutes les horreurs de l’antique mythologie. Les crimes de la famille d’Agamemnon, la mort d’Hippolyte, déchiré par les ronces du chemin, avaient donné lieu, nous le savons, à des tableaux célèbres de peintres alexandrins. Nous ne les retrouvons plus à Pompéi. Ils n’étaient pas à leur place dans ces salles réservées aux joies calmes de la famille. Quand les artistes pompéiens se hasardent à peindre quelque scène moins plaisante, le plus souvent ils la modifient. Dircé attachée à un taureau furieux, Actéon dévoré par ses chiens, ne sont plus chez eux que des prétextes pour des études de femmes nues ou d’agréables paysages. Voilà pour l’invention et le choix des sujets ; l’exécution présente encore plus de différences. Lorsqu’on reproduit un tableau dans une fresque, inévitablement on le dénature. La fresque ne comporte pas au même degré cette finesse de traits, cette perfection de détails, qui étaient les principales qualités des maîtres alexandrins. Du reste, ces qualités n’étaient pas celles que recherchaient surtout les peintres de Pompéi ; on peut même soutenir qu’ils n’en avaient pas besoin. Aujourd’hui que les maisons pompéiennes n’ont plus de toits, nous voyons leurs tableaux sous la lumière d’un soleil éclatant qui en fait ressortir les moindres défauts. Mais ils n’étaient pas faits pour ce grand jour. Les salles où ils étaient placés ne s’éclairaient ordinairement que par la porte, et même on avait pris des précautions pour que la lumière qui inondait l’atrium ne pénétrât pas toute par cette unique ouverture. Des voiles tendus d’une colonne à l’autre faisaient de l’ombre devant ces chambres où les habitans passaient les heures chaudes de la journée. Dans cette demi-obscurité, les imperfections de détail ne paraissaient pas, et les artistes pouvaient sans inconvénient négliger quelques-uns des mérites des modèles qu’ils imitaient.

Malgré ces réserves, qu’il était indispensable de faire, on peut admettre sans témérité que les fresques d’Herculanum et de Pompéi donnent une idée assez juste de la peinture alexandrine. M. Helbig. en est si convaincu qu’il essaie de retrouver dans ces copies incomplètes quelques-uns des tableaux célèbres dont les critiques anciens nous ont vanté la beauté. C’est une entreprise qui peut sembler d’abord un peu hasardeuse ; mais il ne faut pas oublier que, si ces tableaux sont aujourd’hui perdus, il nous reste au moins d’eux quelques souvenirs. Ils sont mentionnés brièvement chez les écrivains qui nous ont transmis l’histoire de la peinture antique : il est rare que les poète, j surtout ceux de l’Anthologie, n’aient pas consacré quelques vers à les décrire ; on en trouve des imitations plus ou moins exactes dans les bas-reliefs et sur les vases ; enfin, ce qui est plus important, ils ont dû être plusieurs fois reproduits sur les murailles des villes de la Campanie. En rapprochant ces copies diverses et les contrôlant par les renseignemens que les critiques et les poètes nous donnent, on aperçoit, ce que chaque artiste a pris à l’original, et l’on arrive à le reconstruite au moins dans son ensemble et ses grandes lignes. C’est ainsi que, par un effort de science et de sagacité, M. Helbig. nous rend deux tableaux fameux de Nicias, l’Andromède et l’Io. Le premier est reproduit deux fois à Pompéi dans des proportions qui n’y sont pas ordinaires ; l’autre ne l’est qu’une fois, mais on l’a fort heureusement retrouvé dans la maison de Livie, au Palatin. Ce sont deux belles peintures, qui paraissent faites pour se correspondre et qui se ressemblent assez pour qu’on les croie de la même main. Les copistes doivent avoir conservé l’ordonnance générale et les principales qualités du modèle ; ils nous permettent donc de nous figurer ce que devaient être ces deux ouvrages du grand artiste athénien, qui, selon Pline, excellait à peindre les femmes. C’est ce qui nous arrive aussi à propos d’un tableau encore plus célèbre que ceux de Nicias. Deux petites fresques de Pompéi représentent Médée au moment où elle va tuer ses enfans. Les savans sont d’accord pour admettre que ce sont des imitations d’un chef-d’œuvre de Timomaque, mais des imitations assez imparfaites. À côté de Médée, ces peintres ont placé ses deux fils qui jouent aux dés sous la surveillance de leur pédagogue. Ce détail dramatique, ce contraste saisissant entre la joie insouciante des enfans et les préoccupations terribles de la mère, appartient évidemment au tableau original. Le reste, dans les fresques pompéiennes, est moins heureux ; la figure de Médée surtout manque de caractère. Heureusement on a trouvé à Herculanum une Médée de dimensions plus vastes, et qui révèle un talent plus sûr. Cette fois elle est représentée seule, et sans ses enfans, la bouche entr’ouverte, les yeux égarés ; ses doigts serrent la poignée de l’épée d’un mouvement convulsif : elle paraît en proie à une indicible douleur. Cette figure, l’une des plus belles qui nous reste de l’antiquité, est certainement d’un peintre de génie, les copistes de Pompéi ne l’auraient pas imaginée, on y trouve la main du maître. De cette façon, en plaçant auprès de la Médée d’Herculanum le groupe des enfans que nous donnent les fresques pompéiennes, nous sommes sûrs d’avoir tout le tableau de Timoniaque[9].

C’est donc toute une époque importante de l’art grec qui s’est conservée pour nous dans ce coin de l’Italie. Le plaisir que nous prenons à voir ces tableaux augmente quand nous songeons qu’ils représentent seuls une grande école de peinture ; ce qui ne veut pas dire assurément qu’ils n’ont pas d’autre intérêt que de nous rappeler des chefs-d’œuvre perdus et qu’ils sont indignes d’être étudiés pour eux-mêmes. Je crains qu’à force de répéter les mots d’imitateurs et de copistes, nous n’ayons trop rabaissé le mérite de ces artistes inconnus. On ne leur rend pas justice quand on se contente de les appeler des décorateurs et qu’on les compare surtout aux décorateurs de nos jours. Ils imitaient sans doute, mais avec une certaine indépendance ; ils n’étaient pas tout à fait les esclaves de leurs modèles ; ils les interprétaient librement et n’hésitaient pas à les modifier d’après les conditions des lieux qu’ils avaient à peindre ou l’humeur du maître qu’il fallait contenter. Ce qui le prouve d’une manière certaine, c’est qu’on trouve à Pompéi un grand nombre de répliques, évidemment faites sur le même original, et qui ne se ressemblent jamais entre elles. Il entrait donc dans le travail de ces artistes quelque chose de personnel qui entretenait leur talent, qui les empêchait d’être de simples manœuvres et en faisait des peintres véritables. C’est ce qui les rendait capables d’inventer par eux-mêmes quand il en était besoin. Ils le faisaient rarement, étant forcés de travailler vite et trouvant plus expéditif d’emprunter aux autres que de se donner la peine d’imaginer. Nous avons vu pourtant qu’ils avaient pris quelquefois leurs inspirations dans les scènes dont ils étaient témoins et créé des tableaux de genre d’une inimitable vérité. Mais qu’ils inventent ou qu’ils imitent, ils font tout avec une aisance, une grâce, une rapidité d’exécution, une sûreté de main que nous ne pouvons nous empêcher d’admirer. Notre admiration redouble quand nous nous souvenons qu’ils travaillaient pour les bourgeois d’une petite ville, quand nous songeons surtout que, dans tout le monde romain, on devait avoir les mêmes goûts qu’à Pompéi et qu’il devait se trouver partout des artistes capables des mêmes ouvrages. C’est ce qui étonne et confond notre esprit. Les historiens nous disent qu’il n’y avait plus alors de peintres de génie, mais les peintures de Pompéi nous montrent que jamais les peintres de talent n’ont été plus nombreux. Nous nous vantons aujourd’hui de mettre l’aisance à la portée du plus grand nombre et de populariser le bien-être ; c’est un grand bienfait. Au Ier siècle, on avait fait quelque chose de semblable pour les arts. Grâce à ces procédés commodes qui permettaient d’en répandre les chefs-d’œuvre, ils avaient cessé d’être le privilège de quelques-uns pour devenir le plaisir de tout le monde.


III.

M. Helbig, en étudiant de près les peintures pompéiennes, n’a pu s’empêcher de remarquer combien elles ressemblent à certaines poésies de la grande époque des lettres latines, surtout à celles des élégiaques ou des didactiques qui chantent la mythologie et l’amour. Ces ressemblances sont en effet très frappantes. Chez les poètes, comme chez les peintres, les mêmes sujets se reproduisent sans cesse, et ils sont traités d’une façon presque semblable. Les uns et les autres aiment à exprimer les mêmes sentimens ; ils recherchent les mêmes qualités et n’évitent pas les mêmes défauts. Faut-il en conclure que les peintres se sont inspirés des poètes et qu’ils ont pris dans leurs ouvrages le sujet de leurs tableaux ? Nous avons vu qu’il n’en est rien, et M. Helbig a victorieusement démontré qu’ils sont demeurés presque entièrement étrangers à la littérature de Rome. Doit-on croire au contraire que ce sont les poètes qui ont imité les peintres ? Cette supposition ne serait pas beaucoup plus vraisemblable, et dans tous les cas elle est inutile. Nous avons un moyen plus simple de tout expliquer : s’ils se ressemblent, c’est qu’ils puisaient à la même source ; peintres et poètes travaillaient sur les mêmes modèles, ils étaient les élèves des maîtres d’Alexandrie, et voilà comment ils pouvaient arriver à se rencontrer, même sans se connaître.

On sait que les Romains ne possèdent pas une littérature vraiment originale et qu’ils ont toujours vécu d’emprunt. Ils imitèrent d’abord la poésie classique des Grecs, c’est-à-dire celle qui a fleuri depuis Homère jusqu’à l’époque d’Alexandre. C’était, il faut l’avouer, bien choisir leurs modèles ; mais je ne crois pas qu’on doive leur faire trop d’honneur de leur préférence : ils n’étaient guère en état, dans ces temps reculés, de distinguer l’ancienne littérature grecque de la nouvelle, et les écrivains du siècle de Périclès de ceux qui vivaient à la cour des Ptolémées ; peut-être même n’ont-ils jamais fait très nettement cette distinction, et lion est surpris de voir leurs critiques les plus éclairés parler plus tard d’Apollonius de Rhodes à peu près comme d’Homère, d’Aratus comme d’Hésiode, de Callimaque comme de Pindare. Le choix qu’ils firent alors s’explique moins par la finesse de leur goût que par les circonstances. Les vieux poètes grecs, quoiqu’un peu effacés dans le monde par la gloire d’écrivains nouveaux, continuaient à régner sans partage dans les écoles. Les grammairiens les expliquaient à leurs élèves et ils faisaient le fond de l’éducation publique. Comme les Romains connurent d’abord la Grèce par l’intermédiaire des professeurs qui venaient élever leurs enfans, ils furent naturellement amenés à admirer et à imiter les écrivains qu’on imitait et qu’on admirait dans les écoles, c’est-à-dire ceux de l’âge classique. Il faut dire aussi que, par leur grandeur et leur simplicité, ces vieux poètes convenaient à un peuple énergique et jeune, qui était en train de conquérir le monde. Malheureusement les mâles vertus des premiers Romains ne résistèrent pas à leur fortune, et au moment où elles commençaient à s’altérer, le progrès même de leurs conquêtes les mit en relation plus directe avec les-Grecs. Après avoir connu la Grèce dans les écoles et par les livres, ils allèrent la voir chez elle et prirent l’habitude de la parcourir. À Athènes, à Pergame, à Alexandrie, dans ces grandes villes qu’ils visitaient si volontiers, et dont plusieurs avaient été les capitales de royaumes puissans, ils trouvaient une société éclairée, polie, spirituelle, dans laquelle ils étaient heureux de vivre, une littérature différente de celle que leurs maîtres leur avaient enseignée, et qui du premier coup les charma. Le temps était favorable à cet art nouveau : il était né dans un-monde de gens délicats et raffinés, amis du plaisir et du repos, et qui avaient renoncé sans chagrin aux joies sérieuses de la liberté pour en éviter les périls ; il avait fleuri dans le voisinage des cours, sous la protection des souverains qui le regardaient comme une des plus belles décorations de leur pouvoir ; le succès qu’il obtint à Lomé dans la seconde moitié du VIIe siècle semblait bien montrer que la république était malade, qu’il s’établissait de nouvelles habitudes qui annonçaient l’avènement d’un autre régime, et que, dès l’époque de Sylla, on était prêt pour César. C’est en vain que quelques amis du passé résistèrent : Cicéron se plaignit amèrement de « ces amoureux d’Euphorion, » qui osaient railler Ennius et lui préféraient un bel esprit d’Alexandrie. Lucrèce aussi resta fidèle aux anciens poètes, les reconnut pour ses maîtres et se plut à imiter leurs vers vigoureux et sobres ; mais la nouvelle école avait pour elle ce qui donne le succès, la jeunesse et les femmes. Ces belles affranchies, qui régnaient dans les réunions du monde et gouvernaient les hommes politiques, aimaient à répéter les vers de Calvus et de Catulle. Dès lors l’imitation des alexandrins se glisse chez presque tous les poètes ; elle domine surtout chez Ovide et chez Properce, qui se proclame sans détour l’élève de Callimaque et de Philétas.

Voilà pourquoi les élégiaques romains se sont si souvent rencontrés avec les peintres de Pompéi. Ces ressemblances ne sont pas de simples curiosités qu’il est agréable de noter au passage : M. Helbig pense qu’il y a un intérêt sérieux à les signaler, et qu’elles peuvent nous aider à mieux connaître la littérature du siècle d’Auguste. Comme les poètes d’Alexandrie sont perdus, il est difficile de dire jusqu’à quel point ceux de Rome les avaient fidèlement reproduits et de distinguer ce qu’ils leur empruntent de ce qui leur appartient. Pour le savoir, comparons-les aux peintures de Pompéi : quand leurs descriptions rappelleront fidèlement quelque tableau pompéien, nous en conclurons que le peintre et le poète avaient sous les yeux un modèle commun et qu’ils sont tous deux des imitateurs.

Nous ignorons à qui Catulle doit le plus beau de ses poèmes, celui où il dépeint Ariane abandonnée par Thésée et consolée par Bacchus. M. Riese pense qu’il l’a traluit de Callimaque, mais il n’en a pas donné de preuve certaine ; ce qui est sûr, c’est que ce sujet se trouve fort souvent reproduit sur les murailles de Pompéi ou d’Herculanum, et que par conséquent il devait être très commun chez les poètes d’Alexandrie. C’est bien aussi à la manière alexandrine que Catulle l’a traité : il mêle à des traits de passion profonde beaucoup de diminutifs gracieux, il ne néglige pas de décrire, en ce moment terrible, la toilette de son héroïne, de nous dire en passant un mot de sa chevelure blonde et de ses petits yeux charmans, de raconter enfin que, lorsqu’elle s’avance dans les flots pour essayer de suivre son amant qui s’enfuit, elle a soin de relever sa robe jusqu’au genou

Mollia nudatæ tollentem tegmina suræ.


Virgile aussi a commencé par céder au goût du moment et par imiter les alexandrins. C’est ce qui explique les défauts qu’on reproche à ses premiers ouvrages. On trouve dans ses Bucoliques quelques incohérences qui surprennent chez un esprit si juste et si fin. Ces bergers d’Arcadie qui habitent les bords du Mincio, ces hommes d’état devenus des pâtres, qui tressent des corbeilles de jonc dans des antres solitaires et chantent sur un chalumeau rustique pour se consoler des infidélités d’une comédienne qui a suivi un officier, cette façon de transporter à la campagne les événemens de la ville et de placer des allusions politiques au milieu de discussions pastorales, rappellent à M. Helbig les fantaisies étranges de certains paysages pompéiens, où l’on voit la ville et les champs bizarrement mêlés ensemble, des portiques élégans dans la solitude où Polyphème mène paître son troupeau, et un temple ionien couronné de guirlandes sur les hauteurs du Caucase, près du vautour qui dévore Prométhée[10]. Chez Properce, l’influence des alexandrins est plus visible encore ; aussi ses élégies présentent-elles plus de rapports que les églogues de Virgile avec les peintures pompéiennes. La mythologie y déborde : qu’il soit triste ou joyeux, tous ses sentimens s’expriment par des allusions à de vieilles légendes ; il n’a pas d’éloge plus délicat pour célébrer sa maîtresse que de la comparer aux héroïnes de l’ancien temps. S’il l’a surprise un jour la tête appuyée sur son bras et endormie, elle lui rappelle aussitôt Ariane étendue sur le rivage de Naxos, Andromède après sa miraculeuse délivrance, ou la bacchante épuisée qui tombe saisie d’un sommeil invincible dans les plaines de la Thessalie : ce sont des personnages que connaissent bien ceux qui ont visité les villes campaniennes, on les y retrouve partout. Quand Cynthie, après une longue résistance qui a désolé le poète, cède enfin à son amour, c’est par une explosion de mythologie qu’il célèbre sa victoire. « Non, le fils d’Atrée ne fut pas plus joyeux quand il vit tomber à ses pieds la forteresse de Troie. Ulysse, après tous ses voyages, n’aborda pas avec autant de plaisir aux rivages de son île chérie ; Électre, lorsqu’elle aperçut son frère, dont elle avait cru tenir les cendres dans ses mains, la fille de Minos en revoyant Thésée qu’elle venait de sauver du labyrinthe, n’ont pas éprouvé tant de bonheur que j’en ai connu la nuit dernière. Qu’elle m’accorde une autre fois ses faveurs, et je me tiens pour immortel ! » Les petits Amours, que nous avons trouvés si souvent dans les peintures pompéiennes, ne manquent pas non plus dans les poésies de Properce. Lorsqu’il se décerne à lui-même une sorte de triomphe pour avoir fait connaître aux Romains, dans toute sa beauté, l’élégie alexandrine, il y associe les Amours et veut qu’ils prennent place dans le même char que lui,

Et mecum in curru parvi vectantur Amores.


Il raconte, dans une de ses pièces les plus agréables, imitée par André Chénier, qu’une nuit, après avoir fait quelque débauche, il errait seul, et à pas mal assurés, dans la ville endormie, cherchant une bonne fortune coupable ; tout à coup il tombe au milieu d’une troupe de petits enfans que sa frayeur l’empêche de compter. « Les uns portaient de petites torches, d’autres tenaient des flèches, d’autres enfin semblaient préparer des liens pour m’attacher. Tous étaient nus. Alors l’un d’eux, plus résolu, s’écrie : « Le voilà ! saisissez-le ; vous le connaissez bien. C’est lui qu’une femme irritée nous a chargés de lui rendre. » Il dit, et déjà je sentais un nœud qui serrait mon cou. » Les autres s’approchent, l’enchaînent, le grondent, et le ramènent, repentant et heureux, à la maison de Cynthie. — N’est-ce pas le sujet d’un tableau charmant qu’on pourrait mettre en face de la Vendeuse d’Amours ?

Mais c’est Ovide surtout qui paraît avoir le plus profité des poètes d’Alexandrie ; aussi est-ce lui dont les vers rappellent le plus souvent les peintures pompéiennes, il serait aisé, parmi ces peintures, d’en choisir un certain nombre qui pourraient servir pour ainsi dire d’illustration à ses ouvrages, tant le poète et le peintre se ressemblent par moment. C’est tout à fait de la même manière qu’ils représentent Io délivrée par Mercure, Hercule filant chez Omphale, Pâris qui grave le nom d’OEnone sur l’écorce des arbres, Europe, « qui tient la corne du taureau d’une main, appuie l’autre sur son dos, tandis que le vent agite et gonfle ses vêtemens. » J’ai mentionné plus haut le tableau où l’inconsolable Polyphème reçoit une lettre de Galatée, qui lui est apportée par un Amour monté sur un dauphin. Cette bizarre invention fait songer tout de suite aux Héroïdes d’Ovide. Ce sont des épîtres amoureuses qui supposent non-seulement qu’on savait écrire et qu’on écrivait beaucoup du temps de la guerre de Troie, mais qu’on avait alors le moyen de faire porter ses lettres, même quand on les adressait à des gens dont on ignorait la demeure ou qu’on était relégué dans quelque île déserte. Voilà des habitudes qui ne conviennent guère à des époques si lointaines. Pour comprendre que des femmes écrivent des lettres si longues, où l’on trouve des pensées si brillantes et tant de connaissance du cœur humain, il faut admettre qu’on a pris la peine de les bien élever. Aussi le poète dit-il en termes exprès qu’elles ont eu des maîtres « et qu’on leur a enseigné les arts qui sont l’ornement de l’enfance. » En réalité, elles ne sont que des contemporaines de Corinne, qui ont fréquenté la bonne société et appris les usages de la galanterie dans l’Art d’aimer. C’est le système ordinaire d’Ovide de rajeunir par tous les moyens cette vieille mythologie, et les dieux n’y échappent pas plus que les héros. Ils perdent tout à fait chez lui cet air antique qui les rendait vénérables ; il en fait des hommes, et des hommes qui ressemblent à ceux parmi lesquels il passait sa vie. Hercule n’est plus qu’un athlète ordinaire qui se bat contre Achéloüs à la façon de ceux qu’on montre au peuple dans les jeux publics. Quand Minerve défie Arachné, elle se met au travail comme une bonne ouvrière, retroussant sa robe pour être moins gênée et faisant courir sa navette entre les fils « avec une ardeur qui lui fait oublier sa peine. » Le ménage de Jupiter manque entièrement de gravité. Junon est sans cesse occupée à surveiller son mari, qui lui donne de grands sujets d’être jalouse. Tout entretient ses soupçons. Il suffit d’un brouillard qui couvre un coin de la terre, pendant un jour serein, pour la rendre toute pensive. « Elle s’étonne, en voyant s’élever ce nuage qui n’a pas de raison de s’être formé, et sa première pensée est de regarder aussitôt où son mari peut être, car elle se souvient de toutes les infidélités dont il s’est rendu coupable. Comme elle ne le voit nulle part: Je serais bien étonnée, s’écrie-t-elle, s’il n’était pas en train de me tromper (aut ego fallor, aut ego l dor, ait) ; » et elle se met en mesure de le surprendre. Cette habitude de représenter tout à fait les dieux comme les hommes et de donner un air moderne à l’antique mythologie pour la rendre vivante, nous l’avons aussi remarqué dans les peintures de Pompéi. C’est la preuve qu’elle existait déjà chez les poètes d’Alexandrie. Mais Ovide est allé beaucoup plus loin que ses maîtres. Il mêle à tout une sorte de bonne humeur et de verve bouffonne qui n’est pas dans le génie des alexandrins. En les imitant, il les a profondément modifiés. M. Rohde, dans son livre sur l’origine du roman grec, fait remarquer que, s’il leur doit le fond de ses ouvrages, il se distingue d’eux par l’exécution. Les alexandrins étaient en général des gens méticuleux et compassés, des critiques autant que des poètes, fort sévères pour les autres et pour eux, qui, voulant plaire aux gens du monde, soignaient beaucoup leurs vers, qui polissaient et ciselaient leurs phrases, cherchaient à mettre de l’esprit ou de la science partout, et par conséquent ne produisaient guère. C’était véritablement un de leurs élèves que cet Helvius Cinna, l’ami de Catulle, qui mit neuf ans à achever un petit poème et le rendit si obscur à force de le travailler qu’il eut tout de suite des commentateurs, et que c’était une gloire de le comprendre. Ovide n’était pas un de ces regratteurs de syllabes, un de ces délicats qui ne se contentent jamais. Il avait l’imagination vive et la main rapide ; c’était son plaisir et son talent d’improviser. Il charma cette société non-seulement en suivant ses goûts et en flattant ses caprices, mais en l’éblouissant sans cesse d’ouvrages nouveaux. On peut dire de lui aussi qu’il remplace ces « tableaux d’appartement » de l’école alexandrine, si soignés, si léchés, par des fresques hardies, pleines de négligences et de défauts choquans, mais où l’on trouve une fécondité de ressources, une richesse de détails, une rapidité d’exécution qui séduisent les plus difficiles. — C’est une ressemblance de plus avec les peintres de Pompéi.

Mais ces peintres et ces poètes ne se ressemblent pas toujours. Il y a aussi quelques différences entre eux qu’il faut signaler avec soin, car elles achèvent de les faire bien connaître. Je ne veux pas parler seulement de celles qui sont la conséquence des conditions diverses de leurs arts : ils n’y pouvaient pas échapper, et elles se reproduisent partout. Quand Horace dit que la poésie est comme la peinture, — ut pictura poesis, — il n’entend pas exprimer une vérité absolue et qui ne souffre pas d’exception. Il savait bien, ce fin critique, que, si leur but est semblable, elles suivent des routes différentes pour y arriver. La peinture, qui travaille directement pour les yeux, est bien forcée de donner aux personnages de belles attitudes. Elle ne peut rien présenter au regard qui le choque, car l’image ne s’effaçant pas, l’impression durerait et deviendrait plus fâcheuse par sa durée même, le poète au contraire, qui s’adresse à l’imagination et peint d’un trait, peut se permettre des fantaisies qu’on ne pardonnerait pas au peintre. Je n’en veux prendre qu’un exemple. La légende racontait qu’Io avait été changée en vache ; c’est sous cette forme qu’elle est poursuivie par la colère de Junon, qui la met sous la garde vigilante d’Argus, le berger aux cent yeux. Ovide accepte la légende comme elle est, il n’y change et n’y cache rien ; au contraire, elle l’amuse et il s’y complaît ; ce qu’elle a de bizarre est précisément ce qu’il développe avec le plus de complaisance. Il dépeint la malheureuse Io qui n’a pas encore conscience de sa métamorphose : « Elle veut implorer son gardien et lui tendre les bras ; mais elle ne se trouve plus de bras qu’elle puisse tendre vers lui[11]. Elle essaie de parler, et ses paroles sont des mugissemens qui lui font peur. Elle s’approche d’une fontaine où, dans les temps plus heureux, elle avait coutume de se mirer, mais, dès qu’elle aperçoit ses cornes, elle s’enfuit épouvantée devant son image. » Tout cela est dit finement, avec un ton d’ironie fort agréable ; sans compter que le père d’Io lui-même, malgré sa douleur, ne se refuse pas une réflexion comique : « Et moi, dit-il, qui te cherchais un époux, qui songeais à me donner un gendre et des petits-fils ; c’est dans mon troupeau qu’il faut te choisir un mari, c’est dans mon troupeau que je me trouverai des petits-enfans ! » Un peintre ne pourrait pas se permettre ces plaisanteries. Il lui serait difficile d’exciter notre compassion pour une vache, de nous intéresser à son malheur, de nous faire souhaiter son salut. Io restera donc pour lui, en dépit de Junon, une belle jeune fille captive, surveillée par un méchant geôlier, qui lève les yeux, qui tend les bras au ciel pour appeler un libérateur. C’est tout au plus si les peintres les plus scrupuleux, et qui veulent à tout prix respecter la tradition, dessineront sur son front charmant deux petites cornes, à moitié dissimulées par les cheveux : c’est le seul souvenir que laissera dans un tableau la métamorphose de la fille d’inachus. Il en est de même pour son gardien : les cent yeux que la légende lui donne égaient beaucoup Ovide, qui le félicite de pouvoir se tourner comme il voudra sans perdre jamais du regard sa victime :

Ante oculos Io, quamvis aversus, habebat.


Supposons que le peintre veuille rester fidèle à la tradition, il ne fera jamais qu’une figure grotesque. Il s’en tire en représentant Argus comme un berger ordinaire, et en se contentant de lui mettre sur l’épaule une peau de léopard, dont les taches seront chargées de figurer, pour un spectateur complaisant, les cent yeux de la légende. Voilà comment le peintre évite des difficultés qui n’existent pas pour le poète, ce qui l’oblige quelquefois à traiter les mêmes sujets d’une manière différente.

Ces différences, je le répète, étaient inévitables, car elles tenaient aux conditions mêmes des deux arts, qui ne peuvent pas être changées : il est donc inutile d’y insister davantage. Mais il y en a une autre qui est plus importante et qui sépare profondément les peintres de Pompéi des poètes latins. — Tous les arts que la Grèce a donnés à Rome semblent avoir fait effort pour s’acclimater dans leur nouvelle patrie ; ils en ont pris de quelque façon les qualités et le caractère[12]. La peinture n’est jamais devenue romaine. Ce n’est pas qu’elle ait eu à se plaindre plus que les autres de l’accueil qu’elle a reçu des Romains. Depuis le jour où Paul-Ëmile fit venir d’Athènes Métrodore pour peindre les tableaux qui devaient orner son triomphe et le chargea d’élever ses enfans, les grands artistes trouvèrent à Rome la considération et la fortune. On y payait aussi cher les belles peintures que les statues des maîtres ; si l’on était fort empressé à remplir les places où les portiques des images en marbre ou en airain des dieux et des grands hommes, on ne l’était pas moins à décorer de fresques les monumens publics ou privés, et l’exemple de Pompéi nous montre combien ce goût était devenu commun. Ce qui prouve encore mieux que la peinture n’était pas sans honneur à Rome, c’est qu’elle fut un des premiers arts que les Romains aient eux-mêmes pratiqués. Avant l’époque des guerres puniques, un patricien qui appartenait à l’une des plus glorieuses maisons du pays ne dédaigna pas de se faire l’élève des artistes grecs et de décorer un temple de sa main. Son talent lui donna tant de renommée qu’on ne l’appela plus que Fabius le Peintre (Fabius Pictor) et que sa famille en garda le nom. À partir de ce moment, dans la liste des peintres qui se rendirent célèbres, les Romains ne manquent pas, et parmi ceux dont Pline nous a conservé le souvenir, il y en a un qui était si fier de son pays qu’il ne quittait jamais la toge, même quand il avait à monter sur quelque échafaudage : à peu près comme on prétend que Buffon se mettait en habit de cérémonie quand il composait son grand ouvrage. Mais qu’il portât la toge ou le pallium, l’artiste restait grec. En s’établissant en Italie, la peinture grecque ne changea pas de méthode ; elle ne modifia en rien ses habitudes, elle ne chercha ses inspirations que dans les souvenirs de son ancienne patrie. Letronne a raison de dire « que ce fut une plante qui se développa partout comme sur le sol natal, sans presque éprouver l’influence du changement de terrain et de climat. »

C’est au moins ainsi qu’elle nous apparaît à Pompéi. Il est vrai que M. Helbig, pour diminuer notre surprise de la voir devenir si peu romaine, dans une ville d’Italie, nous fait remarquer qu’elle n’y fut guère employée qu’à décorer des maisons particulières. Étant réservée à de simples bourgeois, et pour leurs appartemens privés, elle ne se crut pas obligée de prendre un air officiel. On lui laissa plus de liberté, et elle en profita pour ne pas sortir de ses anciennes habitudes. C’est ce qui montre précisément qu’elle y restait très volontiers fidèle, quand on ne lui faisait pas violence. Il ne faudrait pas conclure, comme on l’a fait, du spectacle de ces tableaux dont le sujet est toujours emprunté aux légendes de la Grèce, que Pompéi fut une ville tout à fait grecque. D’origine, sans doute, elle l’était, comme Naples, la molle et voluptueuse Naples, sa voisine. Ses habitans firent aux armées de Sylla une résistance acharnée ; mais, une fois vaincus, ils acceptèrent très aisément leur sort. Ils sont une preuve de plus de la facilité étrange avec laquelle le monde est devenu romain. Les anciens langages qu’ils parlaient du temps qu’ils étaient libres, l’osque et le grec, ils y avaient très vite renoncé pour le latin. Le latin n’est pas seulement la langue officielle des magistrats, dans leurs édits, et des décurions, dans leurs décrets : c’est l’idiome commun, celui des pauvres comme des riches, des paysans comme des citadins. Les enfans qui crayonnent leurs plaisanteries sur les murs, les jeunes gens qui, suivant l’usage antique, adressent un salut à leurs maîtresses, les oisifs qui, au sortir des jeux publics, célèbrent leur gladiateur préféré, les habitués de tavernes ou de lieux suspects qui éprouvent le besoin d’exprimer leurs impressions, le font toujours en latin. Non-seulement ils parlent la langue de leurs maîtres, mais ils partagent tous leurs sentimens. Sans doute il n’y a pas lieu d’être surpris que les images des princes de la famille d’Auguste se retrouvent sur les places publiques et que les inscriptions officielles soient pleines d’expressions de dévoûment et d’affection pour eux ; mais celles qui sont charbonnées sur les murailles par des gens du peuple, et qu’on ne peut soupçonner de flatterie et de mensonge, contiennent des protestations à peu près semblables. Le cri de : Vive l’empereur (Augusto féliciter !) n’y est pas rare. L’un de ceux qui l’écrivent sur un mur y ajoute cette pensée que le salut des princes fait celui de leurs sujets : Vobis salvis felices summ perpetuo ; un autre envoie à Rome, l’ancienne ennemie, des souhaits de bonheur et de prospérité : Roma vale ! Il n’y a aucune raison de douter que ces gens-là ne soient sincères, qu’ils n’expriment leur opinion et celle de leurs concitoyens. Dans un milieu aussi bien préparé, il n’est pas étonnant que l’Énéide de Virgile ait été très favorablement accueillie : elle était consacrée à la gloire de Rome, dont elle célébrait l’origine. D’ailleurs le poète avait su intéresser à son œuvre toute l’Italie : on pouvait voir de Pompéi cette pointe de Misène, tombeau d’un des compagnons d’Énée, que Virgile avait chantée ; on était près de ces champs Phlégréens où il avait mis l’entrée des enfers. Aussi l’Énéide, on peut l’affirmer, y a-t-elle été lue dans les écoles et dans le monde avec un très vif plaisir. Ce qui le prouve, c’est que les inscriptions gravées avec la pointe d’un couteau ou écrites au charbon, qui sont l’œuvre des écoliers ou des gens du peuple, en contiennent souvent des vers. On la savait donc par cœur, on la citait volontiers, et les illettrés même en connaissaient quelque chose. Il est donc probable que, dans une ville où Virgile paraît avoir été populaire, on aurait aimé à voir représenter sur les murs des maisons quelques-unes des scènes qu’il a décrites. Si les peintres ne l’ont presque jamais fait, s’ils ont si rarement mis sous les yeux des Pompéiens des sujets empruntés à leur poète favori ou des souvenirs de leur histoire nationale, c’est que l’art qu’ils pratiquaient était resté grec, qu’on le savait enfermé dans ses traditions et ses habitudes, et qu’on ne lui demandait pas d’en sortir.

Il n’en fut pas de même de la poésie, et c’est ce qui la distingue le plus de la peinture. Grecque aussi d’origine, elle consentit de bonne grâce et presque dès le premier jour à devenir romaine. Nævius emploie les formes de l’épopée homérique à célébrer les héros de l’ancienne Rome ; la muse de Sophocle chante les exploits de Décius, de Paul-Émile, de Brutus. Ce mélange arrive à sa perfection dans Virgile : nulle part les traditions des deux pays, le génie des deux peuples, les deux antiquités ne se sont plus harmonieusement unies que dans son poème, et c’est ce qui en fait l’admirable beauté. À ce moment, Rome paraît plus fière que jamais de son passé et plus occupée de son histoire. L’empereur, qui lui a pris la liberté, excite en elle l’orgueil national. Il lui montre sans cesse, pour occuper son imagination et prévenir ses regrets, l’immensité de son territoire, qui s’étend jusqu’aux limites du monde civilisé, et lui rappelle la manière héroïque dont elle l’a conquis. Pour dissimuler la nouveauté de ses institutions, il s’entoure, de tous les grands hommes de l’ancien temps, se met dans leur compagnie et se présente hardiment comme leur continuateur. Une sorte de mot d’ordre fut donné à tous les poètes contemporains de mêler à l’éloge du prince celui des héros de la république et les souvenirs de l’ancienne Rome. Aucun d’eux ne se dispensa de le faire. Les plus futiles mêmes, qui ne s’étaient jamais occupés que de leurs amours, prirent un ton plus grave et mêlèrent à leurs vers légers des chants patriotiques. Properce, en homme avisé, avait réglé d’avance l’emploi de toute sa vie. Il comptait « quand l’âge aurait chassé les plaisirs et semé sa tête de cheveux blancs, s’enquérir des lois de la nature, chercher comment se gouverne cette grande maison du monde, étudier les principes qui dirigent le cours de la lune, d’où viennent les éclipses et les orages, pourquoi l’arc-en-ciel boit les eaux de la pluie, quelle est la cause des agitations souterraines qui font trembler les plus hautes montagnes » ; en d’autres termes, il voulait rester un véritable alexandrin jusqu’à la fin de ses jours, et se proposait seulement de passer avec l’âge des élégies de Callimaque à la poésie didactique d’Aratus. Il ne résista pas pourtant aux sollicitations de Mécène ; il finit par célébrer, lui aussi, les vieilles traditions de Rome « et mettre tout le souffle qui s’échappait de sa faible poitrine au service de la patrie. » C’est ainsi que l’élégie romaine, toute fille qu’elle était des alexandrins, et fort attachée à ses modèles, mêla pourtant des nouveautés à ses imitations et osa placer souvent à côté des légendes grecques les souvenirs de l’histoire nationale. La peinture, on vient de le voir, ne l’avait presque jamais fait.

Il y avait donc dans cette poésie, qu’on traite aujourd’hui avec rigueur, un élément de force et de vie qui me paraît surtout ressortir quand on la compare à la peinture contemporaine. En se faisant romaine, elle flatta l’orgueil du pays, elle essaya de répondre au sentiment général. De ce côté, elle était originale et ne devait rien à l’école d’Alexandrie, qui n’a jamais connu ces élans de patriotisme. Quant à toute cette mythologie qu’elle lui avait trop facilement empruntée et que nous trouvons si fade et si obscure aujourd’hui, les Romains devaient assurément y prendre moins d’intérêt que les Grecs, chez lesquels elle était née ; mais on se trompe quand on croit qu’elle leur était tout à fait indifférente ou inconnue. La peinture l’avait popularisée chez eux de bonne heure. Avant même l’époque des guerres puniques, les artistes grecs avaient pénétré en Italie et y exerçaient leur métier. Plaute nous parle de tableaux qui décoraient de son temps des maisons particulières et représentaient Vénus avec Adonis ou l’aigle qui enlève Ganymède. Dans Térence, un amoureux qui hésite à commettre une assez méchante action raconte qu’il a perdu tous ses scrupules après avoir vu sur les murs d’un temple Jupiter qui séduit Danaé. Ce sont les sujets qu’on retrouve le plus souvent dans les villes de la Campanie. Ainsi, pendant plusieurs siècles, les peintres en avaient orné les édifices publics et privés. L’œil et l’esprit s’étaient habitués à les voir, les ignorans eux-mêmes, les illettrés étaient devenus insensiblement familiers avec eux, et l’élégie, qui devait à son tour les reprendre, se trouvait avoir d’avance un public tout préparé et beaucoup plus étendu qu’on ne le croit. La peinture et la poésie se sont donc aidées l’une l’autre ; nous avions raison de dire qu’il est utile de les comparer ensemble pour les mieux connaître, qu’elles s’éclairent mutuellement par leurs rapports, comme par leurs différences, et que M. Helbig, en nous renseignant mieux qu’on n’avait fait jusqu’ici sur les peintures de Pompéi, nous permet de porter un jugement plus juste sur les poètes de l’époque d’Auguste. C’est un service signalé, dont les amis des lettres latines doivent le remercier.


GASTON BOISSIER.

  1. Voyez la Revue du 15 avril, du 15 juillet, du 15 novembre 1877, du 1er avril, du 1er octobre 1878.
  2. Cet ouvrage est intitulé : Die Italiker in de Poebene. Beiträge zur altitalischen Kultur und Kunstgeschichte ; il a paru en 1879.
  3. On a trouvé une inscription tracée au charbon sur une muraille blanche, où on lit assez distinctement le mot de Christianus.
  4. Au mois d’avril dernier, en creusant au bord du Tibre pour agrandir le lit du fleuve, on a trouvé, devant les jardins de la Farnésine, les restes d’une charmante habitation romaine Elle se composait de longs corridors et de quelques chambres, dont l’une surtout avait été remarquablement décorée. Quand on la débarrassa de la boue humide qui la remplissait depuis peut-être dix-huit siècles, les couleurs avaient un éclat extraordinaire. On y remarquait, selon l’usage, des motifs d’architecture peints avec beaucoup d’élégance, des figures très hardiment dessinées, des colonnes reliées entre elles par des guirlandes et des arabesques, et, au milieu, des médaillons qui renferment des scènes de la vie ordinaire, des repas, des concerts, des sacrifices. Ce système de décoration est tout à fait semblable à celui des maisons pompéiennes, si ce n’est qu’il paraît plus soigné et traité par des artistes plus habiles. Ces belles peintures, menacées d’être de nouveau recouvertes par le Tibre, ont été enlevées avec précaution, et provisoirement déposées dans le cloitre de Sainte-Françoise Romaine, près du Forum.
  5. On vient d’en découvrir un autre qui est malheureusement effacé ; il n’en reste guère que les pieds des personnages et au-dessous leurs noms. On ne peut pas trop deviner quelle scène l’artiste avait voulu peindre ; ce n’est certainement pas celle de la caverne, car il y a des témoins.
  6. Voyez la Revue du 15 mars 1879.
  7. Dans ses Lettres d’un antiquaire à un artiste.
  8. Ces tableaux rappellent ceux qui représentent ces chars traînés par un perroquet et conduits par un papillon, fantaisies charmantes, tout à fait grecques, et qui semblent inspirées des plus gracieuses imaginations de Platon.
  9. On a la preuve que la Médée d’Herculanum, destinée à décorer un pan de mur très étroit, avait été détachée d’une fresque plus vaste. Le tableau dont elle faisait primitivement partie devait très probablement contenir les enfans et leur précepteur.
  10. La merveille du genre, comme l’appelle très justement M. Helbig, c’est un tableau qui représente l’aventure d’Actéon ; il se compose en réalité de plusieurs paysages juxtaposés, sur des plans divers, et avec des caractères très différens. Au premier plan, à l’extrémité droite, une nature sauvage, des rochers à pic, d’où se précipite un torrent ; vers le milieu, le torrent devient un ruisseau paisible, avec de petits ponts, des rives basses et des chèvres qui viennent y boire. Au second plan, un sacellum d’Artémis, très richement décoré ; plus loin, une maison romaine, avec une tour, un cryptoportique, et une statue sur un piédestal élevé. Le peintre semble avoir voulu réunir dans un seul tableau les divers genres de paysages qu’on exécutait à Pompéi, sans se préoccuper de l’effet produit par cet ensemble bigarré. Ces dissonances ne sont pas très rares dans les peintures pompéiennes.
  11. Illa etiam supplex Argo quum brachia vellet
    Tendere, non habuit quæ brachia tenderet Argo.

  12. Au début de son second ouvrage, M. Helbig étudie ce qu’est devenue la sculpture grecque à Rome ; il n’est pas disposé à croire qu’elle y ait rien inventé de nouveau. Ainsi les bustes, qu’on croit tout à fait propres à l’art romin, existaient déjà chez les Grecs. Les bas-reliefs des arcs de triomphe sont imités, dans leurs dispositions principales, de ces scènes si fréquentes sur les tombeaux qui représentent Bacchus triomphant des Indiens. M. Helbig reconnaît pourtant que la sculpture a pris à Rome un caractère puissant de réalisme qu’elle n’avait pas au même degré dans la Grèce ; il en donne pour exemple les bas-reliefs de la colonne Trajane. L’artiste qui a exécuté ce monument est imitateur dans les parties plus idéales de son œuvre, par exemple lorsqu’il représente une Victoire ; il devient original quand il traduit directement la réalité et qu’il reproduit les soldats romains ou les barbares dans leur costume exact et leurs attitudes vraies.