Promenades Littéraires (Gourmont)/Un homme qui pense

Promenades LittérairesMercure de France (p. 119-127).


UN HOMME QUI PENSE


Depuis, et avant La Rochefoucauld, il y a dans tous les pays, mais surtout en France, des hommes qui font profession de penser, c’est-à-dire de publier des « pensées ». J’écris le nom de La Rochefoucauld, parce que c’est lui qui a donné au genre sa plus haute valeur littéraire et philosophique. Il n’a point, d’ailleurs, prétendu rédiger des pensées, mais bien des maximes et des réflexions morales. Le mot « pensées » est plus récent. Il appartient à Joubert, l’ami de Chateaubriand. Joubert passa sa vie à penser, comme d’autres passent leur vie à vivre. Il était beaucoup plus capable de penser que de vivre ; il ne vivait qu’en pensée. Les Pensées de Joubert et les Maximes de La Rochefoucauld sont les deux bréviaires des penseurs contemporains et, à vrai dire, il est peu de pensées, soi-disant nouvelles, qui ne se trouvent dans l’uni ou l’autre de ces petits livres. Presque toutes celles que l’on n’y rencontrerait pas, il faut les demander à Pascal. Mais Pascal a pensé sans le faire exprès. Les Pensées sont des thèmes de méditation ; il les a écrites pour lui et non pour nous. S’il avait vécu dix ans de plus, nous ne connaîtrions pas ses pensées sous la forme primitive qui nous est familière ; presque chacune serait devenue le chapitre d’un livre ou le paragraphe d’un chapitre.

Avant La Rochefoucauld, on pensait en vers. Il y a deux célèbres « penseurs » en vers, M. de Pibrac et Pierre Mathieu. Ils ont tous les deux leur mérite et un certain génie. Pibrac est le plus connu. Mathieu est le plus solennel. Comme Pibrac, il enferme uniformément sa pensée dans un quatrain. Il pense en quatre vers, jamais en trois, ni en cinq. En voici des exemples[1] ;

Le fruit sur l’arbre prend sa fleur et puis se nouë,
Se nourrit, se meurit, et se pourrit enfin :
L’homme naist, vit et meurt, voilà sur quelle rouë
Le temps conduit ton corps au pouvoir du destin.

Cette vie est un arbre et les fruits sont les hommes,
L’un tombe de soy-mesme et l’autre est abattu.
Il se despouille enfin de feuilles et de pommes,
Avec le mesme temps qui l’en a revestu.

C’est à Pierre Mathieu que j’ai songé en lisant les nombreux petits livres de M. Edmond Thiaudière. Tous les deux sont moralistes, et tous les deux sont pessimistes. Cependant l’un écrit en vers et l’autre en prose. Celui qui écrit en prose n’a pas moins de naïveté que son ancêtre du xviie siècle. Comme lui, il est surpris que l’homme soit égoïste, orgueilleux, avare, sensuel, vain, étourdi, absurde. Il n’a pu se résigner à considérer froidement la vie telle qu’elle est ; il la regarde telle qu’elle devrait être, et il note, avec une certaine colère, les différences qu’il remarque entre la réalité et son idéal. Ce n’est pas le pessimiste heureux de voir que les hommes, par leur conduite, justifient sa philosophie ; c’est le pessimiste qui a cherché pendant trente ans un prétexte honorable pour devenir optimiste et qui n’a pu le trouver.

M. Thiaudière, qui a commencé par être pessimiste, l’est donc resté. Si nous en doutions, chacun de ses livres nous contredirait, car ils portent tous, sans aucune exception, ce sous-titre : Notes d’un Pessimiste. Il y en a sept, qui s’étendent sur un espace de plus d’un quart de siècle. On n’accusera donc pas ce « penseur » de manquer de suite dans les idées ou d’avoir été doué d’un caractère versatile. Il faut pourtant faire remarquer que les titres de ces recueils vont en s’adoucissant. Les premiers sont durs, sombres, désespérés ; les derniers avouent un idéal, donc un espoir. En voici la liste ; elle vaut une étude psychologique : 1. La Proie du Néant. — 2. La Complainte de l’Être. — 3. La Décevance du Vrai. — 4. La Soif du Juste. — 5. L’Obsession du Divin. — 6. La Fierté du Renoncement. — 7. La Haine du Vice.

Tout cela fait beaucoup de pensées ; cela en fait peut-être dix mille. Jamais homme ne pensa si abondamment. Comment s’y reconnaître ? On éliminera d’abord les banalités et les redites. Il y en a beaucoup, et c’était inévitable. Après ce long travail, on se trouvera en face de deux sortes de pensées, que l’auteur lui-même a caractérisées, lorsqu’il a dit : « Ce qui constitue le vrai talent pour un écrivain, c’est d’exprimer de façon rare des pensées communes, ou, mieux encore, de façon commune des pensées rares. » Cette dernière catégorie est assez fréquente chez M. Thiaudière. Moins indulgent que lui, j’aurais assez aimé que les pensées rares fussent exprimées d’une façon rare, et non commune ; mais c’est beaucoup demander. M. Thiaudière, qui est souvent un penseur ingénieux, est rarement un écrivain original — définition exactement conforme à son idéal.

C’est même peut-être parce qu’il n’est pas très artiste, qu’il est pessimiste. Celui qui a le don du style ne fait à la vie d’autre reproche que d’être trop difficile à peindre ; mais il l’aime précisément à cause de la peine qu’il prend chaque jour pour la transposer dans son œuvre. Il ira parfois jusqu’à la détester ; il ne la méprisera jamais.

Il y a d’autres causes au pessimisme. C’est souvent une rancune ; c’est aussi une déception. Je pense que le pessimisme de M. Thiaudière est né d’une déception toute philosophique. La vie lui a donné moins qu’il n’avait demandé, et il en a éprouvé du chagrin. C’est un cœur trop tendre et une intelligence trop logique. Parti à la recherche du Juste et du Vrai, il est revenu les mains vides, l’estomac creux et les lèvres desséchées. Cherchez et vous trouverez : il a cherché et il n’a pas trouvé. Cela a suffi pour le troubler, rendre sa bouche amère et lui inspirer ce cri : « Malheureux, les esprits qui ont le mirage de l’absolu ! Ils prennent en dédain tout ce qui n’est que relatif, c’est-à-dire le fond même de la vie. »

Il ne faut pas avoir le mirage de l’absolu ; c’est en effet un grand malheur, et une affection qui peut aller jusqu’à corrompre la raison, puisqu’elle affaiblit la sensibilité.

Pessimiste avoué, M. Thiaudière a tenu à donner une définition de sa philosophie : « Qu’est-ce qu’un pessimiste ? C’est un homme absolument dégoûté : — en philosophie, de toutes les doctrines ; — en politique, de tous les partis ; — en littérature, de toutes les écoles ; — en anthropologie, de tous les hommes et de lui-même ; — en amour, de toutes les femmes ; — en religion, de tous les dieux. » Nous voilà renseignés, non peut-être sur le pessimisme lui-même, mais du moins sur la signification que l’auteur donne à son mot favori. Il est dégoûté de tout, et il va chercher à nous en dégoûter nous-même.

II dira, de l’amitié, par exemple : « Il n’est pas rare de voir deux anciens amis se traiter mutuellement de canaille, mais il est rare qu’ils n’aient pas raison tous les deux » ; de la gratitude : « Il y a des gens capables de gratitude, mais, par malheur, ce n’est presque jamais ceux-là que nous obligeons » ; de l’amour : « Négoce, vanité, trahison, luxure, voilà les principaux condiments, isolés ou réunis, de ce rag^oût peu rag-oûtant que la civilisation nous sert sous le nom d’amour » ; et encore : « Pour quiconque n’a plus de mère, il est encore un moyen aussi sûr d’être aimé, c’est d’avoir un chien, mais il n’en est pas d’autre ».

Je doute que de tels aphorismes satisfassent un grand nombre d’hommes. Seraient-ils vrais, qu’il ne faudrait pas les accepter, car ils rendraient l’air irrespirable. Mais ils ne sont pas vrais ; ils représentent tout au plus la manière de sentir d’une sensibilité malade ; ils représentent aussi la manière de raisonner d’une raison aveuglée par l’égoïsme. Il y a beaucoup d’égoïsme dans le pessimisme. Ni l’amitié ni l’amour ne sont des biens extérieurs à l’homme ; ils sont en lui. Pour être aimé, il faut aimer d’abord. Celui-là seul ne rencontre ni l’amitié, ni l’amour, qui n’est capable ni d’amitié ni d’amour. Le pessimiste ne serait-il décidément qu’un enfant qui boude dans son coin ? Allons, surmontez votre amourpropre, avancez-vous, faites un beau sourire. Pourquoi voulez-vous qu’on ne vous réponde pas ? Le sourire appelle le sourire. Pour être heureux, il faut faire d’abord les gestes du bonheur.

« Les marionnettes optimistes, dit M. Thiaudière, dans son dernier recueil, sont celles qui ne s’aperçoivent pas que leur trémoussement est ridicule. » Précisément. On devient ce que l’on croit être, et le meilleur moyen d’être malheureux est de se donner l’illusion du malheur. Se trouver ridicule, c’est vouloir être ridicule ; c’est se mépriser soi-même. Les marionnettes optimistes peuvent nous faire rire ; l’important, pour elles, est de ne pas rire d’elles-mêmes. Nouveau trait du pessimiste : la défiance de soi-môtne.

Il n’y a pas, cependant, que des choses dures dans les pensées de M. Thiaudière ; il y a des choses fines, et qui, tout en inclinant vers la tristesse, restent fines : « Il est bien rare que deux esprits ou deux cœurs se touchent sans que l’un au moins des deux éprouve un froissement » ; ou encore, dans un autre ton : « On porte avec aisance sa propre vanité, mais celle d’autrui semble bien lourde » ; et ceci : « Les deux choses les plus nécessaires à l’homme, l’une très commune, l’autre très rare, sont le pain et la sagesse ».

Ces réflexions sont tirées du dernier recueil, la Haine du Vice ; c’est le septième et le meilleur, peut-être. L’âpreté du pessimiste s’y est réellement atténuée. La vie est considérée plutôt avec mélancolie qu’avec horreur, ce qui devient acceptable. Tout à la fin du volume, on lit ceci : « Y a-t-il rien qui vaille la noblesse d’âme ? C’est vraiment la fleur de la vie humaine. » Quoi, philosophe pessimiste, vous admettez qu’il y a de nobles âmes ? Quelle contradiction ! Le monde n’est donc plus absolument mauvais ? Dernier trait du pessimiste : après avoir chassé le soleil, il le rappelle pour se donner de l’ombre.

1903.
  1. D’après l’édition originale, infiniment rare ; Tablettes on Quatrains de la vie et de la mort, par Pierre Mathieu, conseiller du Roy. A Rouen, chez Daniel Cousturier, au Chapeau Rouge, 1623.