Promenades Littéraires (Gourmont)/Psychologie nouvelle

Promenades LittérairesMercure de France (p. 100-105).


PSYCHOLOGIE NOUVELLE


On s’en est mieux rendu compte après la lecture de son roman, Mort de quelqu’un, qu’il y a du nouveau et qui peut devenir fécond dans la méthode de M. Jules Romains, l’unanimisme. Je crois aussi qu’elle serait goûtée davantage, s’il l’appliquait d’une façon moins stricte et moins visible. Ce n’est pas du tout une sotte idée que de montrer la participation des foules et des groupes aux émotions d’un individu ou même la participation des choses aux émotions humaines en général. On doit cependant faire des réserves sur ce dernier procédé qui semble un peu tiré des féeries et de ces caricatures à la Delaw, où les maisons rient, où les arbres pleurent, où les choses vivent d’une vie purement comique, parce qu’elles ne sont pas faites pour la vie. Il faut prendre garde à cela et se souvenir que l’émotion que nous prêtons aux choses ne peut être qu’un reflet. Il n’y a pas de paysages tristes ni de chambres tristes, il y a des paysages ou des chambres regardés, vécus, sentis tristement ou gaiement. Mais on pourrait objecter que la psychologie dans un roman n’a nul besoin d’être scientifique. Elle peut prendre une forme fantaisiste, elle peut s’exprimer par contrastes et oppositions : le lecteur redressera facilement les termes. Peut-être, à condition que l’on ne heurte pas trop brusquement ses habitudes de pensée et que l’on prenne un certain ton de lyrisme souriant qui l’avertisse que l’on côtoie la région du rêve. Il est vrai qu’alors la méthode ne serait guère nouvelle. M. Jules Romains a la prétention, et elle est justifiée, de ne relever que de lui-même, d’inaugurer une sorte de psychologie géométrique il est trop perspicace pour s’être dissimulé les périls de sa manière.

Godard est un mécanicien des chemins de fer retraité ; il a perdu sa femme et n’a pas d’enfants, mais ses vieux, très vieux parents vivent encore, dans un coin de province. Il demeure à Paris, n’a pas de relations et sa seule liaison avec la vie directe est une affiliation à une Société de secours mutuels. Il n’est rien, à peine un atome social, et pourtant l’existence de ce rien n’est pas sans avoir de certains prolongements dans le monde. Ses parents pensent à lui, ou plutôt le pensent ; de même tels de ses anciens camarades, de ses amis d’enfance. Godard, l’isolé, vient à mourir d’une pleurésie : quels vont être les retentissements de cette mort dans les fragments du monde où on s’apercevait, même très vaguement, de son existence ? On ne peut guère prendre, pour le soumettre à l’analyse, un événement moins important en soi. Godard est bien le premier venu ; c’est le petit retraité sans attaches sociales. Il a un nom comme on a un numéro d’ordre dans les bureaux d’omnibus. C’est une ombre lourde ; on entend ses pas dans l’escalier : quelqu’un passe, quelqu’un monte. L’ombre ne fait soudain plus de bruit : quelqu’un vient de mourir. Et pourtant, cela remue l’atmosphère, cela déplace des molécules qui vont se reconstruire selon une nouvelle architecture. Et il meurt à des intervalles variés dans les diverses consciences qui le pensent un peu. Il est déjà défunt à Paris qu’il vit encore au fond d’un paysage en province. S’il est vrai, et j’ai essayé jadis de le prouver dans la Dernière conséquence de l’Idéalisme, que l’on ne vit, en somme, que dans la proportion où l’on est pensé, il est clair que Godard, symbole de tous, ne meurt que lentement et successivement, et qu’il ne sera tout à fait disparu que le jour où la dernière pensée l’aura abandonné. Ceci, dans le roman de M. Jules Romains, ne ressort pas d’une dissertation philosophique, mais d’une mise en action des milieux où traîne, après la mort physique, cette pauvre vie, en sa pauvre survie. Illusion, piège dont on ne peut se déprendre ! Il vit, puisque je le pense. C’est ce qu’exprime avec une magnifique naïveté le vieux père Godard, quand il a reçu le télégramme funèbre : « Le matin, avant la dépêche, Jacques vivait. Une dépêche ne suffit pas à changer le monde. »

Ce livre, mieux que les analyses les plus aiguës, que les raisonnements les plus tassés, met en relief l’importance de la pensée. Il nous montre sa propagation à travers les êtres et les choses. Elle s’étire, elle pousse ses ramifications et ses vrilles jusqu’à ce qu’elle rencontre une autre pensée avec laquelle elle s’envoûte. M. Jules Romains perçoit ce mécanisme avec lucidité. Il le voit fonctionner, il le décrit. Il n’est pas besoin pour qu’elle se communique, pour qu’elle influe, que la pensée s’exprime, qu’elle soit entendue. Elle est une force qui s’affirme par sa seule existence et dont l’activité est nécessitée, comme on dit en jargon. Est-il dupe de son analyse ? Je ne le crois pas, mais sa discipline exige qu’il en ait l’air. Il sait tout aussi bien que moi que les cerveaux ne peuvent communiquer les uns avec les autres qu’au moyen des sens. Il sait aussi, ce qui est indéniable, que ces intercommunications échappent très souvent à l’observation, que l’analyse même n’en découvre pas la subtilité, et c’est ce dont il profite habilement pour nous imposer son merveilleux psychologique. Mon avis est qu’on l’accepte comme méthode indirecte et simplifiée. Cela n’a pas d’inconvénient si l’on se souvient bien qu’une pensée ne peut être influencée par une autre pensée que si elle pense cette pensée initiale. Or, elle ne peut en avoir connaissance que par les moyens sensoriels que la nature a mis à notre disposition. Pour employer un exemple à la Jules Romains, deux groupes d’aveugles, séparés par une cloison de verre, pourraient évoluer indéfiniment sans avoir l’un sur l’autre aucune influence. Nous devons être d’accord.

Cette synthèse, ou cet essai de synthèse autour d’un mort, a certainement quelque chose d’émouvant. La disparition de ce Godard n’a évidemment aucun intérêt pour le monde, et pourtant, de conséquence en conséquence, le monde s’en trouve remué. Les éléments se tassent et remplissent peu à peu l’espace médiocre qu’il tenait et les tassements ne vont jamais sans crevasses, sans déhanchements. On saura gré à Jules Romains d’avoir insisté sur cette universelle solidarité. Cela ne diminue pas, comme on pourrait le croire, l’importance des forces personnelles, puisque cela prolonge au contraire leur influence dans le groupe social, chaque individu apparaissant tour à tour comme le pivot de ce groupe.

On ne sera pas étonné d’apprendre qu’une étude de ce genre exige une certaine attention pour être bien comprise. La lecture n’en est pas récréative et la qualification de roman ne dissimule aucun élément romanesque. On sait d’avance tout ce qui va arriver et cela se réduit à presque rien il n’y a de surprise que dans les explications qui surgissent du mode de groupement des faits. Mais je suis comme M. Barrès, j’aime les livres ennuyeux d’une certaine qualité, car la chose dont j’ai le moins besoin au monde, c’est d’être diverti.