Promenades Littéraires (Gourmont)/Lettres d’amour

Promenades LittérairesMercure de France (p. 221-227).


LETTRES D’AMOUR


On s’est étonné que ces lettres d’amour de Musset ne fussent pas plus littéraires et on a dit qu’elles ajouteraient peu de chose à sa gloire. Je trouve au contraire qu’elles ont une singulière et rare qualité, celle d’être sincères, démontrer l’hommeau naturel, dans toute la belle naïveté du désir et de la joie. Mais quand il s’agit d’un homme célèbre, le public est toujours disposé à croire que ces émotions furent d’une sorte merveilleuse et plus qu’humaine. Il confond les émotions avec l’expression des émotions, ce qui est pourtant assez différent, car si l’émotion est toujours vraie, l’expression, chez un homme de génie ou de talent, la revêt d’un caractère d’art, artificiel et volontaire. L’art demande du sang-froid ; le propre des émotions est au contraire de le faire perdre, plus ou moins, selon les tempéraments quand on est leur proie, on ne s’appartient plus, et chez les plus littéraires des hommes, l’art a perdu son emprise. Pour faire une œuvre d’art avec ses lettres d’amour à Aimée d’Alton, Musset n’avait qu’à en garder copie, à les corriger, à les refaire à tête reposée : nous aurions un meilleur roman d’amour, nous n’aurions plus, ce qui est infiniment plus précieux, des lettres d’amour.

Dans ces lettres, dit-on, à part quelques phrases, dues plutôt à la distinction sociale qu’au talent du poète, il n’y a presque rien qui les différencie des lettres écrites par le premier bon jeune homme à sa bonne amie. D’abord, cela est fort exagéré. Il n’en est pas une où l’on ne sente l’imagination et la sensibilité, naturellement élégantes, d’Alfred de Musset ; l’expression de la passion y est tour à tour contenue et dévergondée, avec une inconsciente adresse qui se devine sous la naïveté de l’amoureux, et sans que jamais vienne la gâter rien de vulgaire ou de grossier. Il se sert des moyens qu’il a en son pouvoir et ces moyens sont loin d’être à la portée du premier venu. Mais, cette remarque faite, croit-on qu’il y ait un abîme entre l’amour chez un poète et l’amour chez un rustre ? Qu’il se traduise par des exclamations bêtes ou par des chants sublimes, ce sera toujours, au point de départ et au point d’arrivée, le même amour. Tous les deux seront frappés du même coup ; n’étant pas du même métal, ils ne rendront pas le même son, mais la blessure sera la même et appellera la même guérison. La nature n’a pas des projets différents avec l’un plutôt qu’avec l’autre ; c’est la même chair et elle la mène vers la même extase guidée par le même désir. C’est la même étoffe, il n’y a que la broderie qui diffère. Je reconnais qu’à la vérité la beauté de la broderie n’est pas indifférente, mais il faut savoir aller au fond des choses. Ses lettres sont d’un Musset jeune, gai, spirituel, voluptueux ce ne sont pas des qualités extrêmement rares chez un homme de vingt-six ans. Si toutes les femmes donnaient à publier les lettres d’amour qu’elles ont reçues d’un amoureux de cet âge béni, je crois tout de même qu’il y en aurait peu d’aussi agréables que celles de Musset. Tout le monde aime, mais peu savent exprimer leur amour en un beau langage. Il y a bien des sortes d’oiseaux, il n’y a qu’un rossignol. Quoi qu’on dise, Aimée d’Alton a été une personne avisée, de ne point jeter au feu ces billets ; elle nous eût privés d’un petit livre qui ne sera plus oublié et que toutes les jeunes femmes voudront souvent relire, car les femmes sensibles à l’amour le sont, encore plus peut-être, à l’expression de l’amour. Recevoir par la poste, deux fois par semaine, une de ces lettres, c’est cela qui améliorerait l’existence ! Rien que cela « 30 décembre. Il faut que je te voie, ma chère et blanche blonde, peux-tu venir aujourd’hui, tout de suite ? Veux-tu te mettre en fiacre et dire au porteur à quelle heure tu veux être à ma porte. Je me meurs de toi. » C’est la plus brève elle témoigne d’une impatience amoureuse assez caractéristique de cette correspondance. Hélas ! Il nous manque la réponse, toutes les réponses. Musset n’avait pas l’ordre et la méthode d’Aimée d’Alton.

C’était une fille de l’épopée. Le nom de son père est inscrit sur l’arc de triomphe. Ces choses avaient alors une importance : elles disent maintenant qu’Aimée appartenait au clan libéral et qu’elle avait échappé aux influences religieuses de la Restauration. En 1837, elle a perdu sa mère depuis longtemps déjà, fréquente le salon de sa cousine Caroline d’Alton et celui de Mme Jaubert que Musset appelait sa marraine. C’est un milieu élégant, lettré, sans beaucoup de préjugés, Elle lit beaucoup, connaît tout ce que Musset a publié, aussi bien la Confession d’un enfant du siècle que les Contes d’Espagne et d’Italie. Elle a plutôt l’allure d’une jeune femme que celle d’une jeune fille. La conversation et les jeux de salon la conduisent à une certaine familiarité avec le poète qu’elle admire, si bien qu’un jour, on ne sait trop à quel propos, elle lui brode et lui offre une bourse, qui devait devenir la bourse du Caprice. La correspondance commence là. Avec son imagination un peu fébrile, Musset a vu dans ce cadeau, peut-être innocent, une invite à lui faire la cour. Il est touché, ému qu’une belle jeune fille s’inté sse à lui. On ne sait ce que répondit Aimée, ni s’il manque des lettres dans la première série, mais cela alla très vite.

Il était question de le charger d’une facile mission diplomatique en Espagne ; dès la seconde lettre, il se dérobe, ayant senti quelque chose se préparer dans sa vie, qui aura beaucoup plus d’attrait pour lui que les habits brodés : « Je crois vous aimer. » Et avant d’être bien certain de l’état de son cœur, il la convie à l’amour, lui expose une sorte de philosophie de la vie d’après laquelle, quand on a eu des déceptions (il pense à George Sand), il ne faut pas se décourager, et jouir, au contraire, du bonheur de se retrouver vivant : « On vit, et il faut aimer pour vivre encore. Ces deux premières lettres sont du mois de mars. À la troisième, qui est d’avril, ils sont amants par le désir. Et les lettres passionnées vont se suivre, enjouées et pleines de bonheur, folles et reconnaissantes. Ils ne se sont point rencontrés encore, cependant ; Aimée est à la campagne, mais elle a avoué son amour et le poète s’écrie, ravissant enfantillage : « Il me semble qu’à ton premier baiser il va m’éclore une fleur dans le cœur. »

Dès la quatrième lettre, alors qu’on n’en était encore qu’aux préliminaires, à la vérité très vifs, Musset s’est laissé aller à écrire dans son enthousiame : « Adieu, adorée, adieu, ma chère maîtresse… » L’adorée trouva qu’on allait un peu vite, que le poète se donnait trop de libertés, et l’on sait par une note manuscrite de sa main que sa réponse commença ainsi « J’ai lu dans quelque endroit qu’on ne doit pas vendre la peau de l’ours qu’on ne l’ait mis par terre. » Aimée eut raison, pour sa réputation, de rédiger cette note, car, à entendre Musset, elle se serait donnée à lui pour ainsi dire au premier appel. Les expressions du poète, fort brûlantes, sont en effet des plus équivoques Ne lui parle-t-il pas, dans la même lettre, de la blancheur de son corps, exactement comme s’il l’avait déshabillée ? Il faut relire plusieurs fois ces premières lettres pour ne pas s’y tromper et n’être pas dupe de l’imagination du poète. Aimée se fit honnêtement désirer, même après avoir consenti à des baisers futurs. Ce n’est pas avant la fin d’avril qu’elle consentit à aller retrouver Musset chez lui. Jusque là, les folies d’amour ne sont que des folies rêvées, On ne saurait croire à quel point chez Musset l’imagination pouvait se substituer à la réalité ; Toujours est-il que, la veille du grand jour, du 18 avril au 9 juin, il y a une lacune dans la correspondance. Il est probable que ces lettres ont été supprimées comme trop vives. Ainsi nous n’avons point les hymnes, cela devait être de vraies hymnes, où le poète chantait, non pas sa victoire, mais son bonheur. Nous passons brusquement des désirs de la passion à une constatation fort raisonnable : « Plus je vais, plus je t’aime ! » Il nous manque le cri.

Cela n’est pas sans enlever de sa valeur au document qu’auraient pu être ces lettres, mais il faut savoir quelque gré à la pudeur de cette amoureuse de ne les avoir toutes détruites. Est-ce bien à elle, d’ailleurs, que sont dues les suppressions ? On sait qu’en 1860 elle épousa Paul de Musset, qui connaissait sa liaison avec son frère et n’avait donc nul motif d’être jaloux. Aussi, quand elle lui fit lire les lettres, Paul, sans aucune surprise, les classa et les révisa. Mais il se peut qu’il se soit permis aussi d’en supprimer quelques-unes qui témoignaient à l’excès d’une flamme dont il n’avait plus que des lueurs. N’étant pas jaloux du fait (Aimée d’Alton semble avoir eu bien d’autres amants obscurs), il le fut de l’expression. C’est assez humain. La liaison avec Alfred de Musset avait duré deux ans. Elle ne se dénoua pas brusquement puisqu’en 1848 ils avaient encore des relations amicales et familières, mais il y avait longtemps, à cette date, qu’ils ne s’aimaient plus d’amour. Ce ne fut qu’un moment, mais, plus favorisé que tant d’autres moments aussi bien employés, il a laissé une trace heureuse de son passage, qui ne sera pas effacée.