Promenades Littéraires (Gourmont)/Les traducteurs

Promenades littérairesMercure de France (p. 162-171).


LES TRADUCTEURS


Les historiens de la littérature française n’ont pas fait une grande place aux traducteurs, et même ils les passent généralement sous silence. Isaac Benserade, qui mit l’histoire romaine en rondeaux, ou maître Adam, qui, si péniblement, chevilla ses laborieuses Chevilles, les requièrent, mais ne leur parlez pas de Pierre Saliat qui mit le premier Hérodote en français, ni de Jean Baudouin qui fit connaître à la France les œuvres de François Bacon, ni d’Antoine de La Place, le premier traducteur de quelques pièces de Shakespeare. Ils ignorent l’influence que ces hommes, dont je n’ai cité que quelques-uns et presque au hasard, eurent non pas certes par leur génie, mais par leur initiative, sur les orientations successives de l’esprit français. Je crois bien qu’on s’imagine encore, et même plus que jamais, que la littérature française s’est développée au cours des siècles selon une originalité majestueuse, jamais troublée par les apports de l’extérieur. Ne voyait-on point récemment M. Lasserre, dans son fulgurant Traité du Romantisme, faire abstraction de lord Byron, qui pourtant modela tant d’esprits romantiques à son image ? La vérité est que la littérature française, qui n’est si vivace que parce qu’elle s’est constamment renouvelée, ne s’est jamais renouvelée que sous des souffles venus du dehors, souvent de très loin, et cela depuis les temps les plus anciens jusqu’aux temps les plus récents, depuis le douzième siècle, la « matière de Bretagne » succédant à la « matière de France », jusqu’au dix-neuvième, la « matière romantique » succédant à la « matière classique », celle-ci d’ailleurs n’étant que la floraison, bientôt fanée, de l’œuvre des traducteurs du seizième siècle qui avaient brusquement jeté la « matière de l’antiquité » dans l’imagination française. Ceci ne sera clair que pour ceux qui ont une vue historique de notre littérature, mais je ne puis pas, à propos d’une question spéciale à propos d’un livre dont je vais parler bientôt, entreprendre un cours de littérature française. Cela serait pourtant bien utile, car il est peu de « matières » plus mal connues, encore qu’il en soit peu de mieux enseignées, mais peut-être que l’on ne saurait enseigner un tel ensemble de connaissances de luxe et que rien n’y remplace l’expérience et le maniement, même distrait, des vieux livres. Cette influence de la pensée, et quelquefois, comme on l’a vu récemment, de la forme étrangère, sur ce que l’on appelle la tradition française, et qui n’est qu’une illusion, est visible à chaque période de renouvellement littéraire, comme elle est visible à chaque période analogue dans l’histoire particulière d’un esprit. Ils sont très rares, ils sont pour tout dire inexistants et impossibles, les esprits qui pourraient se renouveler en puisant dans leur propre substance. Si vastes qu’elles soient, une sensibilité et une intelligence ont assez vite fait le tour d’elles-mêmes ; si étendue dans l’espace et le temps que soit leur expérience, elle a ses limites et ne peut, au moment nécessaire, se raviver que par des contacts avec une sensibilité, avec une intelligence très différentes et qui l’étonnent et qui la surexcitent. C’est Corneille découvrant le drame espagnol, Voltaire découvrant les Anglais, Lamartine découvrant Byron, Renan découvrant chez les Allemands qu’il y a une vérité historique. Le mécanisme est toujours le même, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un groupe. Il arrive même ceci qu’un courant d’idées qui avait perdu presque toute sa force la récupère en passant d’un individu à un autre, d’un groupe à un autre : le drame espagnol était mourant quand il féconda le génie de Corneille ; l’antiquité semblait morte ou à jamais travestie quand le groupe des traducteurs du seizième siècle la suscita à la vie et lui conféra une si forte influence qu’elle devait pendant trois siècles se substituer à celle de la civilisation française, jusqu’à l’heure où le romantisme acheva d’en briser le courant désorganisé.

Il y a une objection à l’importance de l’œuvre des traducteurs, c’est que le fleuve d’idées qu’ils semblent déterminer est presque toujours antérieur à leurs traductions. Mais ce n’est qu’une apparence. S’ils ne sont pas inventeurs, ils sont consolidateurs. Sans eux, le courant n’aurait presque toujours été qu’un torrent sans lendemain ou même un petit ruisseau bientôt perdu dans les marais de la routine. Nous avons vu de nos jours les idées de Schopenhauer et plus tard celle de Nietzsche faire leur travail de renouvellement dans quelques esprits, avant que leurs œuvres fussent encore connues du public français. M. Henri Albert achève seulement sa version de Nietzsche ; celle de Schopenhauer, bien plus lointaine, n’a été complétée que ces mois derniers. Sans doute, mais plusieurs générations ont déjà puisé dans l’une et dans l’autre des principes d’activité ou de nirvana (peu importe : dans le domaine des idées c’est l’absence d’idées et non leurs tendances qui constitue la mort), des principes de renouvellement, ce qui ne serait pas arrivé sans le courage heureux, sans la persévérance des traducteurs. En un mot, ils fixent ce qui n’aurait été que fugitif et ils mettent à la portée de tous, c’est-à-dire du génie comme du pauvre esprit, une source nouvelle et permanente de rafraîchissement. Émile Hennequin, qui eut des idées ingénieuses et qui fut traducteur aussi bien que théoricien de la critique, a qualifié d’écrivains francisés les étrangers quiont été incorporés à la littérature française, ceux qui font, avec une nuance qui indique l’acclimatement, partie de notre domaine spirituel. Oubliera-t-on le nom du jardinier qui les transplante et veille sur leurs nouvelles racines ? Si Baudelaire n’avait pas écrit les Fleurs du Mal, n’aurait-il pas encore sa place marquée dans notre histoire littéraire comme traducteur et tuteur d’Edgar Poe, encore qu’il n’ait pas toujours été le premier ? Je l’avoue, je mets bien au-dessus des poètes de petite sensibilité et de petite rhétorique, dont notre littérature s’est si maladroitement encombrée, les noms d’Amyot, de Pierre Saliat, de Jacques Gohory, de Jean Baudouin, de l’abbé Desfontaines, de Letourneur, d’Amédée Pichot, de Bourdeau, d’Henri Albert. Par eux sont entrées pour la première fois chez nous, et y sont demeurées, quelques-unes des images et des idées les plus belles et les plus riches qui soient. Franchement, je les prise un peu plus que les Benserade et les Bernis. M. Pierre Villey aussi. C’est pourquoi j’aime son livre qui étudie les Sources d’idées au seizième siècle[1].

« Si la France a été au seizième siècle le théâtre d’une révolution intellectuelle et morale si profonde, c’est que, de toutes parts, les idées nouvelles l’ont envahie, ont pénétré les cerveaux et les ont bouleversés. » Voilà le thème développé par M. Villey. Maintenant, comment la France entra-t-elle en contact avec ces idées et d’où venaient-elles ? Le contact se fit en Italie, où il eut lieu non seulement avec la civilisation italienne, beaucoup plus avancée que les civilisations septentrionales en politesse, entente de la vie, raffinement de poésie ou d’érudition, mais avec la civilisation païenne, à l’influence de laquelle la forme italienne de la religion catholique n’avait opposé aucun obstacle. C’est aussi en Italie ou par l’Italie que la France connut d’abord l’imagination espagnole qui frappera la nôtre d’autant plus qu’elle en était plus éloignée, qu’elle était plus originale. Ce premier contact avec l’Espagne se renouvellera et se prolongera, à mesure que ses découvertes géographiques et ses conquêtes lointaines ou européennes empliront le monde, et de l’Espagne il s’étendra au Portugal dont les conquistadors ne le cèdent pas beaucoup aux Castillans et aux Aragonais. Mais rien ne fut comparable à l’invasion de l’esprit français par l’esprit antique : il en fut pour ainsi dire retourné, il en fut ému jusqu’aux racines. Il est probable que nous ne pouvons pas nous faire une idée de la sorte d’ivresse que provoqua dans les cerveaux français la traduction d’Ovide par Louis des Masures ou celle d’Anacréon par Remy Belleau. On a découvert, ces dernières années, deux ouvrages de l’antiquité grecque, très divers, mais également considérables pour les mœurs ou pour la politique ; ils furent traduits aussitôt, la République athénienne, d’Aristote, par M. Théodore Reinach, les Mimes, d’Hérondas, par Pierre Quillard, et passèrent à peu près inaperçus, sinon des spécialistes. C’est que, malgré tout, ces œuvres ne nous révélaient presque rien : aucune œuvre de l’antiquité grecque ou latine ne peut plus être pour nous une révélation ; celles que nous ignorons encore nous les devinons, nous les pressentons. On l’a bien vu encore, lors de la publication, toute récente, de fragments de Ménandre. Placez ces trois épisodes au seizième siècle : les cervelles en sont bouleversées. Remarquons ici que la qualité littéraire de l’œuvre nouvelle n’a pas grande importance ; il suffit qu’elle apporte des idées, même en leur temps banales, en complète opposition avec les idées du milieu où elles entrent pour la première fois. Ceci s’applique admirablement aux Héroïdes d’Ovide que vulgarisait Charles Fontaine. On peut noter ici le rôle capital que jouent en littérature l’ignorance des écrivains, leur aptitude à être frappés par la nouveauté de toute œuvre qu’ils ne connaissent pas. La bêtise, condition de vie, dit Nietzsche ; on peut ajouter : l’ignorance, condition d’art. Les déclamations d’Ovide, grâce à cela, parurent comme un renouveau de l’expression amoureuse, et les mignardises d’Anacréon qui n’ajoutaient pas grand’chose à la finesse naturelle de notre esprit, n’en firent pas moins déprécier le Roman de la Rose, les magnifîques plaintes d’amour d’Eustache Deschamps, la désinvolture de Marot. Ces traductions, et l’Homère de Salel et de Jamjn et surtout le Pétrarque de Vasquin Phillieul, ne préparèrent pas les poètes de la Pléiade, qui puisaient aux sources, mais leur façonnèrent un public capable de les comprendre et ayant mis d’abord sa propre sensibilité en accord avec celle qui les voulait émouvoir. Un poète sans public peut faire figure dans le futur, mais non dans le présent.

Pour que les esprits acceptent le nouveau comme tel, pour qu’ils en soient émus, il faut qu’ils le désirent. Il y a là un élément qui échappe à l’analyse. Pourquoi se mit-on, en France, au seizième siècle, à désirer des idées nouvelles, à les vouloir, à les découvrir dans n’importe quelle œuvre étrangère, même médiocre et où elles n’existaient guère, sinon par contraste, je ne le sais trop pour ma part. On peut toujours faire appel à la lassitude d’une civilisation usée, mais pourquoi cette civilisation, au lieu d’endormir les esprits, les met-elle au contraire dans cet état spécial d’innervation où l’on attend autre chose, n’importe quoi ? De vraie explication il n’y en a pas, ou il n’y en a que dans la psychologie humaine, dans cet état permanent d’insatiabilité où vivent les hommes et grâce auquel, quand on ne leur apporte pas tout fait ce nouveau qu’il leur faut à tout prix, ils le cherchent en eux-mêmes, ne le trouvent pas, et alors éclatent en une de ces révoltes physiques et destructives qui dépassent toujours le but qu’elles se proposaient.

Il nous faut du nouveau, n’en fût-il plus au monde.

Ce n’était pas le cas au seizième siècle. Il s’offrait à tous de toutes parts. Il allait venir de toutes les régions à la fois, de celles endormies dans les siècles et de celles endormies dans l’espace, de l’antiquité, dont on retrouvait l’histoire[2], de l’Amérique, qui n’avait pas encore de nom, de l’Asie, qui ne portait que des noms de légende sous lesquels il n’y avait guère que de l’imaginé, et qui allait enfin révéler sa réalité. Il y eut tant de nouveau révélé à la fois, presque au même moment, que cela força les esprits à un grand travail de classement qui les habitua à la réflexion. Avec les idées nouvelles, les traducteurs apportaient aussi un instrument quasi nouveau, indispensable à les mettre en valeur, une langue plus riche, plus souple, quoique un peu oratoire, pleine de mots et de tours nouveaux, qui obligeait aussi à l’effort intellectuel. C’est à ce moment que fut créée, au moins dans sa beauté latente, la langue admirable du dix-septième siècle, qui fait que quand on la connaît un peu, on a presque envie de rougir de la sienne. Depuis déjà quelque temps, on ne sépare plus l’étude du seizième siècle de celle du dix-septième, mais le livre de M. Villey, en attirant l’attention sur les traducteurs, va permettre de souder encore plus étroitement ces deux époques, dont la seconde n’est vraiment que l’épanouissement des promesses de la première. J’avais déjà publié quelques notes sur la préparation du romantisme par les traductions de l’anglais au dix-huitième siècle. Le livre de M. Villey fait voir comment se prépara le siècle qui restera toujours, du point de vue de l’art d’écrire et peut-être de la pensée, le grand siècle. D’aucuns penseront que c’est là une œuvre qui, pour être plus lointaine, n’en est que plus importante.

  1. Librairie Plon, 1 vol. in-12.
  2. A vrai dire. l’antiquité n’avait guère jamais cessé d’être connue, quoique mal connue. A partir du douzième siècle on se passionna pour l’histoire de Rome, pour l’histoire de Troie, vue à travers des abrégés d’Homère, pour les gestes d’Alexandre ; le Roman de la rose provient tout droit de l’Art d’aimer, d’Ovide. Mais les poètes et les traducteurs (il y en avait déjà) avaient trop naïvement incorporé à la manière française les fables anciennes et le public était trop ignorant pour y découvrir aucun contraste avec les idées courantes. Ou plutôt il n’y avait pas encore de lecteurs, donc de public, il n’y avait que des écouteurs.