Promenades Littéraires (Gourmont)/Le comte de Gobineau


LE COMTE DE GOBINEAU


Depuis qu’il y a une littérature et une pensée françaises, c’est-à-dire depuis bientôt un millier d’années, presque tous les grands esprits européens ont eu dans la France intellectuelle quelques-unes de leurs racines. Dante s’était nourri de nos poètes et de nos théologiens ; nos chansons de geste donnent leurs dernières fleurs dans les épopées lyriques ou ironiques de l’Arioste, de Cervantès, du Tasse ; Shakespeare prend à Montaigne sa philosophie : le doute qui grimace dans Hamlet est celui qui sourit dans les Essais ; Descartes enseigne à Spinoza sa discipline ; notre théologie scolastique aboutit à Kant et meurt avec lui, de même que notre génie classique trouve en Gœthe son dernier épanouissement ; des observations amères de nos moralistes, Schopenhauer construit son grand drame métaphysique ; Pascal et La Rochefoucauld, Stendhal et Gobineau furent parmi les maîtres de Nietzsche.

Le comte de Gobineau, historien, philosophe, poète et romancier, est célèbre en Allemagne ; il le devient en France.

Il y a en Allemagne, depuis une dizaine d’années, une « Société Gobineau » (Gobineau-Vereinigung), fondée pour étudier l’œuvre et les idées de l’écrivain méconnu dans sa patrie. Sur environ deux cents membres, on trouve huit Français, au premier desquels voici M. Paul Bourget et le fondateur de l’anthroposociologie, M. G. Vacher de Lapouge. L’attention fut attirée sur Gobineau, en France, à la fin de 1902, par la publication que fit la Revue des Deux Mondes de trente-quatre Lettres de Prosper Mérimée au comte de Gobineau. Cependant, dès 1899, M. André Hallays avait risqué sur lui un timide article dans les Débats. D’autres suivirent, puis un livre, puis un cours public dans une Université à côté. Voici maintenant un choix de ses œuvres qui le met à la portée de tout le public lettré[1].

Par un hasard, dont je n’ai, d’ailleurs, tiré nul profit, le nom du comte de Gobineau fut un des premiers noms d’écrivains qui frappèrent mes oreilles d’enfant, en même temps que ceux de Jules Janin, de Leroy-Beaulieu et du marquis de Lonlay. Tous les quatre étaient célèbres, mais inégalement, dans les châteaux de l’obscur coin de Normandie où je grandissais, peu soucieux du phénomène littéraire. Jules Janin était le plus estimé ; on annonçait sa venue, l’été, comme un événement. Ni de lui, ni des autres, je n’ai le moindre souvenir visuel. M. de Gobineau fit au moins une apparition, sans doute amené par Janin, car lui aussi écrivait aux Débats, où il avait publié un roman, Ternove[2], puis des articles. De cette apparition, il resta dans ma famille un petit volume, Souvenirs de voyage : Céphalonie, Naxie et Terre-Neuve, auquel je pris un certain plaisir. Jamais je n’oublierai ce petit dialogue entre sa mère, qui ne fait rien, et une jeune fille qui fait de la tapisserie :

« — Maman, ne pensez-vous pas que si je faisais la langue du chien d’un vert plus clair, cela vaudrait mieux ?

« — Oui, mon enfant mais je l’aimerais mieux violette, c’est plus naturel. »

Ainsi M. de Gobineau m’enseigna, dès mon jeune âge, les principes du réalisme.

L’Histoire des Perses et l’Essai sur l’inégalite des races humaines donnent de Gobineau une autre idée que Céphalonie ; mais il serait dommage qu’il n’eût pas écrit ces récits aimables où il y a de délicieuses pages et de très fines observations.

Les Pléiades sont d’un talent plus élevé, mais peut-être plus inégal. Riches d’idées, elles sont également riches de bizarreries. Nietzsche a pu trouver dans ce roman compliqué le germe de sa théorie de l’éternel retour, comme dans la Renaissance le principe de sa Généalogie de la morale et même de sa Volonté de puissance. « La grande loi du monde, dit Gobineau, ce n’est pas de faire ceci ou cela, d’éviter ce point ou de courir à tel autre ; c’est de vivre, de grandir et de développer ce qu’on a en soi de plus énergique et de plus grand. » On interpolerait ce passage dans tel livre de Nietzsche que le critique le plus en éveil n’oserait en soutenir l’inauthenticité.

Mais c’est dans l’Essai sur l’inégalité des races humaines qu’il faut chercher les idées maîtresses de Gobineau. Nietzsche, qui l’admirait beaucoup, se fit lire ou relire ce livre par sa sœur, pendant un des hivers qu’ils passèrent ensemble à Bâle de 1875 à 1878. Cependant, l’éloge outré des races germaniques, qui remplit l’Essai, était moins fait pour séduire Nietzsche, admirateur de la tradition gréco-latine, que Wagner, tout allemand. Avec Wagner, qu’il connut dans les dernières années de sa vie, Gobineau s’entretenait, paraît-il, de la régénération de l’humanité ; mais tous deux étaient vieux et las. Nietzsche n’aurait pas beaucoup goûté l’idée d’une rénovation du monde par le germanisme et surtout le germanisme wagnérien.

« Quand on explique une victoire, dit Thucydide, par ceci, que le vainqueur avait pour lui le bon droit, on profère une absurdité, car l’histoire n’est pas la morale[3]. » Et il énumère les causes réelles de la supériorité des peuples dans les batailles, qui sont les forces matérielles, nombre des soldats et des vaisseaux, armement, argent, d’une part ; de l’autre l’intelligence, en tant qu’elle saura pratiquement utiliser ces ressources. Ce sont là des vérités tellement évidentes qu’il ne semble pas raisonnable, tout d’abord, d’en faire honneur au grand historien. Mais au temps de Thucydide, qui était aussi, à peu d’années près, le temps d’Hérodote, ces vérités, loin d’être banales, étaient toutes neuves.

On pourrait, avec des restrictions, faire le même raisonnement, à propos des idées de Gobineau sur la race que l’on appelle aryenne. La supériorité du rameau humain qui a donné au monde les civilisations de l’Inde, de la Perse, de la Grèce, de Rome, de l’Europe moderne, n’est aucunement contestée. Au temps de Gobineau, cette notion de l’unité ethnique indo-européenne était encore assez vague. Il la précisa, tout en la restreignant. C’était son droit et, même en cela, il a devancé les données présentes de la science, car si l’on admet toujours l’unité linguistique originaire de ce vaste groupe, on est loin d’être d’accord sur l’unité ethnique. « À mesure, dit Gobineau, que les peuples se civilisent, s’agrandissent, deviennent plus puissants, leur sang se mélange et leurs instincts subissent des altérations graduelles. » C’est fort exact, et l’histoire des Romains, pour ne parler que de l’antiquité, justifierait seule cette déclaration. Gobineau donne comme exemple la race française, qui commença à décliner le jour qu’elle subit l’influence méridionale : pour lui, en effet, ce n’est pas l’élément latin, mais bien l’élément germanique (franc), qui a été le ferment de la civilisation française. Il dit fort nettement : « Là où l’élément germanique n’a jamais pénétré, il n’y a pas de civilisation à notre manière. » On sait maintenant que plusieurs des grands esprits directeurs de la renaissance italienne étaient d’origine allemande ou franque[4],

Ce qui empêche Gobineau de rendre pleine justice aux civilisations grecque et romaine, c’est qu’il les trouve entachées de sémitisme. Les dernières recherches historiques semblent lui avoir donné raison. Les Grecs subirent de très bonne heure l’influence des Phéniciens. La trace en est visible dans l’Odyssée. Quant aux Romains, il est certain qu’à l’époque impériale il y avait, à Rome et dans tous les centres de civilisation romaine, un très grand nombre de Sémites : les premiers chrétiens d’Italie se recrutèrent très probablement dans la colonie juive.

Gobineau n’admire complètement que les anciens Perses et les Germains. La supériorité des Germaine il la voit dansl’instinct de propriété : tout Germain primitif s’attachait à l’odel, domaine inviolable où il était maître absolu. Ce trait continue, aujourd’hui encore, à marquer toutes les races germaniques, ou touchées par le germanisme, tandis que les races du midi, plus ou moins empreintes de Sémitisme, ont une tendance au communisme. Gobineau oppose la stabilité du véritable Aryen, qui veut une maison, à l’état nomade et vague du Sémite, qui se déplace volontiers, lui et sa tente, et qui même quand il a connu la maison reste encore nomade. Cependant l’Aryen, lui aussi, change volontiers de demeure et même de climat, mais c’est avec la volonté de se construire un nouveau foyer, un nouvel odel.

Tout cela n’est pas péremptoire. La théorie générale de Gobineau est restée nuageuse, mais comment en serait-il autrement, quand il s’agit, en somme, de faire la synthèse de l’histoire de l’humanité ? Et comment pourrions-nous suivre, sans de perpétuelles objections intérieures, le développement d’une idée historique qui ne tient compte que des races et néglige le milieu, le sol, sans lequel est impossible la formation d’une race ?

Il faut lire son livre, non pour l’ensemble, mais pour les détails, pour les remarques ingénieuses et très souvent justes dont il est parsemé.

Si on est obligé de protester contre des affirmations, telles que « Dans le progrès ou la stagnation, les peuples sont indépendants des lieux qu’ils habitent, » on ne demande, au contraire, qu’à trouver des sujets de méditation en des affirmations comme celles-ci : « Les races humaines sont intellectuellement inégales ; l’humanité n’est pas perfectible à l’infini. — Les races métisses ont des civilisation métisses. »

Le livre de Gobineau qui fut, de son vivant, le moins inconnu, porte un titre très séduisant pour tous les curieux d’idées et de mœurs : les Religions et les philosophies dans l’Asie centrale. L’auteur, bien instruit par un long séjour en Perse, nous montre comment l’islamisme est superficiel chez tous les peuples non sémites qui ont adopté cette religion. Il y avait de son temps, aux environs de Trébizonde, une population accommodante qui entretenait à la fois des mollahs et des popes (ou l’équivalent) ; les uns lui lisaient le Coran et les autres l’Évangile. Fréquentant la mosquée, le vendredi, ces gens trop dévots ne manquaient aucun des offices dominicaux. On retrouve, paraît-il, un mélange analogue de croyances chez presque tous les Asiatiques occidentaux. Ces hommes, que l’on nous représente comme esclaves d’une civilisation purement traditionnelle, sont au contraire très épris de toutes les nouveautés ; mais, légers, indécis, ils n’ont jamais la force de faire entièrement peau neuve et ils accumulent dans leurs cerveaux troublés les notions religieuses ou philosophiques les plus contradictoires.

… Je songe, en passant, qu’un Persan, qui aurait la perspicacité de M. de Gobineau, ferait assez facilement parmi nous des remarques analogues…

Fils de l’antique peuple iranien, qui avait créé cette belle et pure religion de Zoroastre, ces admirables poèmes religieux de l’Avesta, le Persan ne s’est jamais bien accoutumé aux pratiques du mahométisme. Il y a un désaccord certain entre la race et la religion officielle. De là un scepticisme latent qui se traduit par des formules, telles que « L’encre des savants est plus précieuse que le sang des martyrs. » C’est parmi les « mirzas », les fonctionnaires, que règne surtout cette sorte d’incrédulité candide. Ils ne sont pas tout à fait ignorants des affaires intellectuelles de l’Occident. Les Russes leur apportèrent des lumières. Ils savent qu’un personnage singulier exista, qui s’appelait Voltaire, et voici l’idée qu’ils s’en font, ou qu’ils s’en faisaient du temps où M. de Gobineau était ministre plénipotentiaire à Téhéran.

« Valatèr était un écrivain français, mais que homme ! un vrai chenapan ! Il se promenait dans les bazars, le bonnet sur l’oreille et la chemise déboutonnée, une main sur le gama, le poing sur la hanche. Il passait ses jours chez les Arméniens, à boire, et ses nuits ailleurs. Ce qu’il avait surtout en haine, bien qu’il fît des malices à chacun, c’étaient les moullas (prêtres). Oh ! pour les moullas, il n’était misères dont il ne les assommât. Aussi ne l’aimaient-ils point et se plaignaient-ils toujours de lui au chef de police. Mais il était madré : il échappait sans peine à toutes les poursuites. Dans ses moments de bonne humeur, il a composé une quantité de chansons qu’on lit encore : les unes sont sur ces infortunés moullas, qu’il arrange de toutes pièces, et les autres sur le vin des Arméniens et les charmes des femmes qu’il fréquentait. C’était un terrible vaurien ! »

Ils parlent également de Napoléon, qu’ils nomment Naplyoun, « prince, disait un haut fonctionnaire, d’une valeur, d’une sagesse et d’une science incomparables » ; mais ils n’ont retenu de son histoire que des anecdotes déformées, pleinement ridicules.

En écrivant les Religions et les philosophies de l’Asie centrale, M. de Gobineau a voulu montrer que l’islamisme n’empêche pas ces peuples d’avoir une certaine liberté d’esprit ; les exemples qu’il en donne nous inclinent plutôt à considérer ces races comme tombées ou retombées dans l’enfance. Elles sont capables d’une certaine finesse, mais non de jugement.

Les livres de Gobineau dont il a été question dans cette étude rapide valent tous la peine d’être lus. Tous font réfléchir, soit qu’ils suggèrent des contradictions motivées, soit que l’on y trouve de ces idées nouvelles, qui paraissent anciennes, dès qu’on les connaît, tant elles sont justes et saines.

Gobineau est un écrivain original, mais très inégal. Un choix parmi son œuvre était nécessaire. Celui que vient de nous donner M. Jacques Morland est très satisfaisant. Il a d’ailleurs été bien accueilli du public lettré, qui commence à rendre justice à ce philosophe, encore méconnu hier, et que voilà maintenant mis à sa place parmi nos meilleurs esprits du dix-neuvième siècle et parmi ceux qui ont porté à l’étranger la pensée française.

1905.
  1. Pages choisies, précédées d’une étude par Jacques Morland (Société du Mercure de France).Un volume in-18.
  2. Ouvrage très rare et dont on ne connaît en France qu’un seul exemplaire. Il a été édité à Bruxelles.
  3. Cf. Alfred Croiset, les Orateurs attiques.
  4. Cf. Woltmann, die Germanen und die Renaissance in Italien (1905), et A. Van Gennep, le Rôle des Germains dans la Renaissance italienne (Revue des Idées, février 1906).