Promenades Littéraires (Gourmont)/Le caractère de La Fontaine

Promenades LittérairesMercure de France (p. 143-151).


LE CARACTÈRE DE LA FONTAINE


J’ai déjà indiqué comment l’histoire de la littérature française n’a presque jamais été considérée qu’au point de vue de la morale et de l’éducation, mais c’est un sujet sur lequel on peut revenir. Toutes les critiques, d’ailleurs, que l’on fera de ce système n’y changeront rien. Éternellement, les gens de bien, même ceux qui se croient le plus dégagés de la préoccupation éducatrice, se souviendront, et au besoin on leur rafraîchirait la mémoire, qu’il s’agit d’abord de former la jeunesse aux beaux sentiments et jamais ils ne consentiront à dissocier dans un grand écrivain le génie littéraire et la valeur morale, la valeur de soumission à la coutume. Leur formule ne varie pas et ne peut varier. Ils font qu’ils trouvent dans Racine comme dans Bossuet, dans Montesquieu comme dans la Fontaine,

L’accord d’un beau talent et d’un beau caractère.

Presque seul, Voltaire échappe ; il est convenu que c’était un vaurien. Il est le diable, il est le repoussoir de la littérature française. On lui adjoint quelques compagnons de réprobation, tels que Saint-Evremont, Chamfort et autres serre-file. Le reste constitue l’élite qui ne participa pas moins à la vertu qu’à l’intelligence. Et tout cela est si parfaitement nuancé que l’opinion adhère joyeusement à ces jugements qui s’accordent si bien avec l’idée moyenne que le public se fait, qu’il doit se faire, de l’être exceptionnel avec quoi l’on fabrique cette compote qui s’appelle des morceaux choisis. N’y eut-il pas des livres innocents et qui formèrent des générations, intitulés « Leçons de morale et de littérature » ? Ils ont fondé la tradition, et quoiqu’il y ait maintenant une tendance à la rompre, il y a encore une tendance à la respecter. N’oubliez pas que vous parlez pour la jeunesse et n’allez pas nous représenter La Fontaine sous d’autres traits que ceux du « Bonhomme ». Ce mot peint à la fois son talent, ses mœurs, ses vertus, sa simplicité et, comme dit Brunetière, qui n’en fut pas dupe, sa dignité et sa délicatesse.

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Quelle bonhomie ! On dirait du Hobbes ou du Machiavel. Il abandonna sa femme et courut la prétantaine ; quelle bonhomie ! Souvenez-vous du « J’y allais » : quelle bonhomie ! Du conte des Lunettes : quelle bonhomie ! Un peu salée, à la vérité, mais qui n’en prouve que mieux son inaltérable, invincible, éternelle bonhomie !

Certes, celui qui trouva ce mot pour caractériser La Fontaine rendit un grand service à la littérature considérée comme expression morale, puisqu’il permit d’y incorporer le poète, qu’autrement on n’aurait pas su par quelle porte faire passer. Voyez avec quelle magnifique ingénuité en joue encore M. Edmond Pilon, qui vient de publier sur lui une attrayante étude, neuve par certains côtés[1]. M. E. Pilon raconte La Fontaine, en citant ou analysant à leur date, comme des actes de sa vie, ses œuvres, même les moindres ou les moins connues, et toutes invariablement, jusqu’au Voyage de Paris en Limousin, où il se montre si rêche et si sec, jusqu’aux Contes, d’un si âpre mauvais goût, nous sont présentées comme le produit de la bonhomie. Cela donne un grand ton d’unité, mais de fausseté aussi, à ce petit livre. Mais je n’ai pas à en faire la critique. M. Georges Grappe s’en est chargé et y a réussi à merveille, sans cesser d’être amical, ce qui est également mon désir. Mais, pourrait me répondre, comme à son censeur, M. E. Pilon, un La Fontaine qui ne serait pas le Bonhomme ne serait plus La Fontaine, et ni éditeurs ni public ne l’accepteraient. Puis, comment le prendre alors ? Si on racontait au vrai le détail de sa vie, on en aurait vite fait une sorte de Verlaine, moins accentué sans doute, ou de Musset plus pondéré et moins expansif. Et comment présenter un tel personnage ! N’aurait-il point l’air d’un paradoxe ? Sans doute, mais j’aurais aimé qu’il l’eût essayé.

Bonhomie implique une certaine dose de jovialité dont je ne trouve guère de trace dans La Fontaine, sauf aux Contes où la gaieté est bien forcée et pour ainsi dire toute d’imitation. Il était d’humeur et probablement d’aspect assez sombres. Il ne parlait pas volontiers, et cet homme, au demeurant très fin, n’avait aucun esprit. Il semblait indifférent à tout et ne se réveillait qu’à une discussion d’amour ou de philosophie. Sans doute aimait-il ses amis à la proportion qu’ils respectaient son attitude. Sa figure longue et régulière a une grande expression d’ironie tempérée par beaucoup d’indifférence. Les paupières tombent sur des yeux dédaigneux. La bouche est grande et sèche.

L’animal est fort méchant,
Quand on l’attaque, il se défend.

Il l’était, comme tous les égoïstes, quand on les trouble dans la méditation de leurs plaisirs. Je ne sais quelle vague et très calme tristesse voile toute la physionomie, par-dessus le sourire distant des yeux. Elle a du charme. On y voit le reflet du feu intérieur

Et les sombres attraits d’un cœur mélancolique.

La Fontaine ne fut ni paresseux, ni passionné pour le travail, et ce n’est que lorsqu’il vit ses productions bien accueillies qu’il y mit un peu de l’ardeur que lui laissaient ses occupations amoureuses, seul genre d’activité où il ne connut pas la nonchalance. Encore ne se préoccupa-t-il guère de choisir, acceptant toutes les femmes selon que les hasards de la vie les lui offraient, pareil en cela à beaucoup d’hommes qui ont laissé pourtant la réputation de délicats. Mais, autant que d’amour, c’était un grand amateur d’amitié, et c’est dans cet ordre de sentiments qu’il montre toute la libéralité de son cœur désintéressé. Les malheurs de Fouquet n’eurent pas de courtisan plus tenace, de familier plus dévoué : sa fidélité lui valut même une sorte d’exil qu’il trouva tout naturel. On lui avait fait du bien, il le rendait à sa manière, dépourvu d’initiative (c’est trop fatigant), mais non de bonne volonté.

S’il eût rencontré une femme aimable, il n’eût demandé qu’à être un mari agréable, pourvu qu’on n’exigeât de lui presque rien de ce qui constitue les charges du mariage. C’était un égoïste sensible, de ceux qui souffrent du malheur de ceux qui les aiment, parce que cela trouble leur propre quiétude. Ne sentant pas chez sa femme une grande tendresse, il s’en désintéresse bientôt au point d’oublier qu’il eût été jamais marié, lui laissant une liberté dont elle usa de son mieux et dont il fut le seul à ne point paraître scandalisé. Il n’est, semble-t-il affirmer par sa conduite, de liens que les liens volontaires. En littérature, il pensait de même et fut plus explicite : « Il faut s’élever au-dessus des règles qui ont toujours quelque chose de sombre et de mort. » Il n’admet que le sentiment et le goût, lesquels nous élèvent au-dessus des règles, font qu’on n’y est point asservi, qu’on les juge, qu’on ne les suit pas en ce qu’elles ont de défectueux ou de faux. C’est déjà la liberté d’écrire avec, pour seul guide, la loi qu’on se pose à soi-même, comme c’est, dans un autre ordre, la liberté de vivre, sans autre norme que le sentiment de sa propre conduite. Va-t-on encore voir là de la bonhomie ? J’y vois au contraire un esprit d’une remarquable logique, et l’expression d’une philosophie singulièrement puissante et hardie. La Fontaine ne déroge jamais à ce principe de liberté, ni dans sa vie ni dans ses écrits, sinon par excès. Sa vie fut celle d’un homme qui prend le temps comme il vient, les plaisirs comme ils tombent, et ses écrits s’en trouvèrent marqués d’originalité au point d’être inimitables, car on imite une manière, on n’imite pas une nature.

Quand on ne se soumet qu’au goût et au sentiment, cela revient à dire qu’on n’obéit qu’à sa fantaisie. C’est bien ce qui caractérise l’œuvre de La Fontaine. Ses premiers écrits notables lui sont dictés par sa reconnaissance et sa fidélité pour Fouquet : c’est le Songe de Vaux, c’est le Voyage en Limousin. Le hasard de ses lectures l’incline successivement à écrire ses Contes, ses Fables, Adonis, Psyché ; le hasard de ses amours, les Élégies et presque tout son Théâtre. Nul plan préconçu, nulle vocation particulière que pour la beauté,

Et la grâce plus belle encore que la beauté.

Sa soumission aux événements est si grande que, le quinquina étant devenu un remède à la mode, il chante le Quinquina, où il y a d’ailleurs quelques-uns (pas beaucoup) de ses plus agréables vers. Si Baruch l’eût plus d’une heure extasié, il eût voulu mettre en vers Baruch. C’est peut-être cette toquade pour Baruch qui le porta à versifier le Dies iræ, où se retrouvent des versets du prophète. Pourquoi écrivit-il la Captivité de saint Malc ? On le sait peut-être, mais j’aime mieux imaginer que c’est uniquement que cette histoire l’avait touché. Qu’il y a loin d’une telle nature à celle d’un Racine qui taille en marbre chacune de ses émotions, en dispose avec art les rigides plis, et brusquement un jour en interrompt la galerie ! La Fontaine ne sait jamais ce que deviendra le poème qu’il commence :

Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ?

Nulle œuvre, peut-être, n’est plus remplie de contrastes. Il est l’homme du moment. Il versifie tout, un jour l’explication d’un songe :

Tenir entre ses bras sa belle toute nue,

un autre, s’amuse à imiter la manière grotesque de Neufgermain, ou termine un conte gaillard par un vers mélancolique :

Le fond des bois et leur vaste silence.

Il est toujours tout à lui-même et multiplie dans ses récits les allusions à ses amours ou à ses déboires d’amours. Souvent même, en ce siècle où la pruderie chrétienne refuse toute existence à l’égoïsme si naturel à l’homme, prétendant que le moi est haïssable (il n’y a que le moi d’intéressant, parce qu’il n’y a que le moi de vivant), il construit un conte uniquement pour disserter sur ses affaires personnelles. Belphégor, c’est pour railler sa femme, qu’il avait déjà admonestée dans le Voyage en Limousin, où elle est gravement reprise de son goût pour les romans de chevalerie.

Lui-même ! Voilà qui l’intéresse bien plus que la satire générale de la société dont on a voulu voir le tableau critique dans la galerie de ses fables. La Fontaine n’eut jamais, je crois, de si vastes desseins, et c’est précisément parce qu’il ne les a pas eus qu’il donne l’illusion de les avoir réalisés. Cet homme était bien trop égoïste pour s’intéresser de si près aux autres hommes, et la morale de ses fables, si dure, si hautaine, si cruelle même, prouve bien qu’il n’a nulle intention de réforme. Il prend la vie comme elle est, et la peint telle qu’il la voit. Mais comme on sent que ça lui est indifférent ! C’est une idée bien singulière de vouloir faire de La Fontaine un moraliste. Il ne perçoit le bien et le mal que dans leurs rapports avec lui-même. Il s’amuse de l’un comme de l’autre, et au moment qu’on le croit le plus occupé à méditer sur les conflits des petits et des grands, des rois et des peuples, il prépare le papier où il va écrire le Diable en enfer. La Fontaine est d’une inconscience magnifique. Il est la nature même. Si par hasard c’était en ce sens qu’on eût insisté sur sa « bonhomie », je n’y trouverais rien à redire. Cependant il faut définir les mots. Son œuvre est la philosophie de l’égoïsme ingénu. Traduisez cela par un seul mot, si vous voulez, mais sachez du moins ce qu’il contient.

  1. Paris, Plon-Nourrit, 1 vol. in-18.