Promenades Littéraires (Gourmont)/La satire dans le Roman de la Rose

Promenades LittérairesMercure de France (p. 317-322).


LA SATIRE DANS LE ROMAN DE LA ROSE


Sans doute il ne faut pas chercher au moyen une liberté intellectuelle comparable à la nôtre ; les gens capables de penser y sont en petit nombre, mais ceux qui pensent le font hardiment et sans ménagement aucun pour les communes croyances. Dès le treizième siècle, il y a une tendance à l’émancipation et M. Abel Lefranc, dans son cours du Collège de France, peut faire remonter jusque-là, et même plus haut encore, ce qu’on a appelé les origines de la Renaissance. Pour ma part, je ne serais pas éloigné, à un certain point de vue, d’accorder plus d’indépendance intellectuelle au siècle de Louis IX. Avant les comédies de Molière, du moins, on ne vit pas alors d’œuvre aussi hardie que le Roman de la rose, qui s’achevait à peu près comme mourait saint Louis. Ce roman, qui est en même temps une sorte d’encyclopédie des idées et des mœurs, devait faire l’éducation des deux siècles suivants et conduire les hommes très loin dans la liberté. L’imprimerie lui donna un regain d’influence qui se perpétua jusque vers l’époque de Rabelais, après lequel il se manifesta une décroissance marquée, sinon peut-être dans le fond de la pensée, du moins dans la manière de l’exprimer. L’esprit chrétien de la Réforme a soufflé par là et flétri bien des fleurs. On doit rendre cette justice à l’époque précédente, qu’elle est beaucoup plus catholique que chrétienne, beaucoup plus païenne, beaucoup plus près du culte de la nature. Il y a dans le Roman de la Rose un magnifique éloge de la beauté de la nature qui fait penser à Platon ou à Lucrèce : « La nature est comme une fontaine toujours courante et toujours pleine d’où découle toute beauté. Son lit c’est l’immensité. Que dire de son corps et de sa face ? Rose ni neige sur la branche n’est si vermeille ou si blanche. Il faut la contempler, sans la comparer à rien, sans espérer la comprendre. » Quatre cents ans plus tard, Fénelon voudra aussi louer la nature, mais quelle déchéance, quelle niaiserie, que de fadaises dans la tête du contemporain de Louis XIVI !

Je ne sais pas pourquoi Jean de Meung, qui termina le Roman de la Rose et lui donna sa valeur philosophique et satirique, n’est pas plus connu, plus cité, mis avec plus d’éclat au rang de nos plus grands poètes. Voyez avec quelle verve ironique il cingle les moines mendiants, un des fléaux du moyen âge. J’emprunte le résumé qu’en a fait M. Marteau « Le meilleur moyen d’être heureux sur terre, c’est de bien vivre et de s’enrichir sans travailler. Or, pour y arriver, c’est bien simple : il suffit de savoir tromper autrui et de voler impunément. C’est pourquoi (c’est Faux-Semblant qui parle, un prototype de Tartufe) je prends mille déguisements ; mais celui que je préfère, c’est l’habit de la religion. Non pas celui des prêtres séculiers, pauvres hères qui vivent maigrement dans leurs campagnes, pas même celui des prélats. Non, je suis mieux que cela, je suis un moine mendiant. Je n’ai ni demeure fixe, ni patrie. Nous prêchons la pauvreté et nous nageons dans l’abondance ; nous prêchons l’humilité et nous bâtissons des palais splendides ; nous prêchons l’abstinence et nous nous gorgeons de précieux vins et de morceaux délicieux. Pourvu qu’on soit riche et qu’on nous paie, on peut impunément commettre les plus grands crimes : notre absolution ne se donne pas, elle se vend. Quant aux vilains, ils peuvent mourir sans confession, nous ne nous dérangeons pas pour si peu. Car de la religion, nous prenons le grain et laissons la paille. Vous le savez, ce n’est pas à la niche du chien qu’il faut chercher la graisse ; aussi je ne hante que les palais des riches, des usuriers, des seigneurs, des comtes et des rois. Nous descendons encore à confesser les bourgeoises pourvu qu’elles soient jolies. » Rabelais, dit M. Abel Lefranc, n’est jamais allé aussi loin. Il serait peut-être plus juste de dire que Rabelais n’a pas traité les moines avec un moindre mépris, mais qu’il y a mis moins d’âpreté ; il a été plus jovial. Jean de Meung est d’un tout autre caractère. Quand il se met à la satire, il atteint aussitôt le ton d’un Juvénal. C’est un passionné et un cynique, en même temps qu’un philosophe et un poète. Il n’y a d’ailleurs en lui aucun christianisme vivant et il ne cite presque jamais que des auteurs païens ; il manie fort bien la mythologie, qu’il préfère visiblement à la Bible, et il ne fait jamais appel qu’à la nature et à la raison.

Jean de Meung, comme bien d’autres poètes de la même époque, a une conception toute réaliste et même toute païenne de l’existence ; ils sont beaucoup moins empêtrés que nous dans les subtilités morales. Comme leurs lecteurs, qui accueillaient leurs récits avec une vraie délectation, ils veulent, avant tout, vivre et jouir de la vie. Leur but, parmi tant de fictions, qui nous semblent un peu puériles, est d’en indiquer le moyen, qui est de céder délicatement à ses passions. Ils ne sont dupes ni de l’honnêteté des hommes, ni de la chasteté des femmes et ne parlent jamais de la vertu sans un certain sourire, qui en dit plus long que leurs paroles. Je ne les crois guère religieux, surtout Jean de Meung. En tout cas, la religion leur est tout extérieure, ne pénètre pas leurs âmes, qui restent libres, et c’est d’un œil clairvoyant qu’ils considèrent les choses et les hommes. M. A. Lefranc n’est pas loin de voir, dans le Roman de la Rose, un esprit tout moderne et tout dégagé des préjugés du temps. Mais alors ne faut-il pas porter le même jugement sur le public qui reçut ce poème avec un enthousiasme qui ne se démentit pas pendant plus de deux siècles ? Et ne faut-il pas confesser que l’idée que nous nous faisons du moyen-âge est singulièrement erronée ? C’est un des mérites des livres qui furent beaucoup lus de nous renseigner avec certitude sur l’état d’esprit de leurs fidèles. Le Roman de la Rose est de ceux-là. Il nous assure au moins qu’il y avait, au temps de sa vogue, un large parti d’esprits libres, amoureux de la vie et de la beauté. Et ce parti commençait à être si fort que les théologiens s’élevèrent brutalement contre lui. Au commencement du quinzième siècle, le célèbre Gerson, à qui l’Imitation est quelquefois attribuée, prêchait encore contre le Roman de la Rose et en réclamait la destruction : « Qu’un tel livre soit donc supprimé et anéanti pour jamais, surtout dans les endroits où l’auteur met en scène des personnages infâmes et prohibés, comme la vieille réprouvée qui doit être condamnée au supplice du pilori… » Malgré le pieux personnage, cette « vieille réprouvée » n’en continue pas moins à faire l’éducation des amants et à faciliter leurs amours, à mettre à la disposition de la jeunesse, qui trouvait ses discours délectables, les trésors de son expérience de vieille amoureuse. Le Roman de la Rose est sur tous les « dressouers », nous dit Noël du Fail, le vieux conteur, avec les Quatre fils Aymon, Ogier le Danois, Mélusine, la Légende dorée. Et pourtant il disait bien du mal des femmes ! Mais je crois que les femmes aiment encore mieux cela que de fades louanges dont les accablent les naïfs féministes d’aujourd’hui. Il est vrai qu’il ne ménage pas davantage les hommes et qu’il les pare volontiers de tous les vices. Mais si mauvais que soit chaque sexe pris séparément, il les convie à ce qu’il tient pour la vertu suprême, à l’amour : « Pensez à mener bonne vie, que chacun aille embrasser sa mie, et que chacune embrasse son ami, le baise, le festoie, le réjouisse. Entr’aimez-vous loyalement et jamais ne serez blâmés… » Quelques vers plus hauts, en rouvrant mon Roman de la Rose, j’ai noté un très beau passage où Jean de Meung invective ceux « qui ne se veulent remuer pour l’espèce continuer ». En termes magnifiques et avec les mêmes mots il décrit à la fois l’acte d’amour et l’acte de labour, et c’est une des plus belles choses que je connaisse, chaste à force de naïve impudeur. Le public de ce livre-là était singulièrement intelligent et délicat.