Promenades Littéraires (Gourmont)/La poésie d’Henri de Régnier

Promenades LittérairesMercure de France (p. 207-215).


LA POÉSIE D’HENRI DE RÉGNIER


Dans les premiers mois de l’année 1887, une très petite revue, les Écrits pour l’Art, causait quelque émoi parmi les jeunes poètes, effarouchant définitivement les rares vieux maîtres qui avaient supporté avec sérénité les audaces de la Vogue. Le groupe qui occupait cette petite revue s’intitulait « symboliste-instrumentiste », et reconnaissait pour chef d’orchestre René Ghil, que son extraordinaire Traité du Verbe venait de rendre fameux ; il se composait principalement de quatre poètes qui sont tous arrivés à la réputation : Stuart Merril, Francis Vielé-Griffin, Emile Verhaeren et Henri de Régnier. L’accord dura l’espace d’un printemps ; les musiciens abandonnèrent leur chef, qui recruta incontinent une nouvelle fanfare, mais fort médiocre, et se retirèrent chacun chez soi. Henri de Régnier avait déjà publié deux petits recueils de vers, les Lendemains (1885), Apaisements (1886). Il donne, cette même année (1887), Sites, et l’année suivante, Épisodes. Cette série de poèmes, qui forme ses œuvres de jeunesse, contient beaucoup de pages charmantes, d’une tristesse élégante et fière, pures de forme et d’une belle sonorité. Mais l’originalité du poète n’y est encore que très rarement visible. La sensibilité est personnelle ; l’expression est empruntée. Le vers cependant va perdre de sa rigidité, les images vont devenir plus ingénieuses et plus riches. Dès cette année 1888, il travaille à un nouveau recueil, auquel il destinait d’abord le joli nom de « Glorioles » et qui parut, deux ans plus tard, appelé Poèmes anciens et romanesques. Le véritable Régnier commence là. Le dessin n’est pas encore achevé, mais les trails principaux apparaissent assez nets dans l’esquisse que les années vont préciser.

C’est en arrivant à Tel qu’en songe que l’on jouit du plein épanouissement de cette belle fleur orgueilleuse et mélancolique. Il y a un dahlia, cultivé dans les jardins où l’on aime les floraisons singulières, qui est tout noir, d’un noir soyeux de velours, avec, au centre de la large corolle, un œil d’or ; et cet œil d’or est éclatant et triste, taciturne et fier. Je songe à ce dahlia, songeant à la poésie d’Henri de Régnier.

Il semble l’avoir définie lui-même en écrivant :

C’était l’Espoir
Qui fut assis dans l’ombre auprès du fleuve noir.

Et cela me fait voir encore une fois l’œil jaune et limpide dans la fleur ténébreuse. Tel qu’en songe est un poème, et non un recueil de poésies. C’est le poème, non du découragement, mais d’un découragement passager et qui sera vaincu par le retour de la joie. Il s’agit d’une crise et non d’une maladie définitive ; le poète le sait et cela lui permet de rythmer avec soin sa délicieuse mélancolie. Tous les organismes sensitifs connaissent ces états où l’on souffre et où l’on se délecte de sa souffrance ; mais on ne s’en délecte que parce que l’on en prévoit la fin ; il y a une espérance cachée au fond de l’âme. Une telle douleur n’en est pas moins sincère et vraie au moment où elle est ressentie. Née d’une mauvaise ivresse, elle est aussi réelle que née d’une incontestable blessure. La douleur, comme la joie, n’est qu’une manière de sentir, indépendante des causes logiijues que le vulgaire attribue à nos grimaces ou à nos sourires.

Mais qu’importe la sincérité d’une attitude, si l’attitude est belle ? Le poète, selon Baudelaire, doit être un comédien. Et peut-être que sa comédie sera meilleure si elle n’est pas vécue trop profondément. Les grandes douleurs sont muettes ; celles des poètes sont abondantes en paroles, parfois éloquentes. Henri de Régnier est éloquent et abondant. Ce sont des mérites que l’on n’a guère vus en poésie depuis Victor Hugo. L’abondance de Verlaine était d’un causeur plutôt que d’un orateur. Leconte de Lisle était lent à dérouler ses lourdes draperies. Mallarmé fut un silencieux pareil, à ces rochers d’où tombe tous les matins une goutte, une seule goutte d’eau pure. Heredia est encore plus avare de son verbe. Parmi les poètes plus jeunes, quelques-uns sont féconds ; aucun n’a l’abondance harmonieuse et sûre d’Henri de Régnier. Les vers faibles, sans rythme ou sans couleur, sont extrêmement rares dans son œuvre ; sa poésie, aux mouvements bien réglés, s’enroule d’un pas hiératique et mesuré autour d’une idée ou d’un sentiment, çomme une procession autour d’une basilique. Et ce sont des lumières, des orfèvreries, des soies qui éclatent ou luisent, cependant qu’un chant profond assure la régularité des gestes et qu’une pensée divine pacifie les visages.

Dans Tel qu’en songe, la procession est plus lente et, mystérieuse, c’est dans la nuit qu’elle s’allonge, éclairée des seules étoiles. Il est impossible de lire ce poème sans ressentir une impression d’angoisse. Les chants du cortège, car ce sont les funérailles de l’espoir, ne sont plus que des murmures ; le bruit des vers s’assoupit comme des pas sur l’herbe ; puis le rêveur se trouve seul, abandonné même des ombres qui marchaient devant lui, et une voix, comme lointaine, dit :

Je t’ouvre le château de songe et de sagesse
Où le seuil ruiné disjoint la porte haute,
Et, si l’âtre allumé chauffe mal ta détresse,
Pense à tes jours perdus et pleures-en la faute.

Si dans la forêt triste où le vent rôde et peine,
Les arbres, un à un, s’effeuillent aux ruisseaux,
Songe que c’est l’automne où la vendange est vaine
A ceux qui, dès l’aurore, ont quitté leurs travaux.

Je t’attends sur le seuil où le soir est plus sombre
Que tout le crépuscule où ta douleur frissonne ;
La demeure où j’accueille est la maison de l’ombre,
Et mon visage est grave en face de l’automne.

Ces vers, pour parler sans métaphores, sont très beaux et d’une grande sûreté de langue, en même temps que très nouveaux par leur contexture intime, leur musique recueillie, et cette fluidité dans un dessin où il n’y a ni une gaucherie, ni un mensonge.

Les Poèmes anciens et romanesques et Tel qu’en songe représentent la période purement symboliste de Henri de Régnier ; les deux volumes suivants indiquent que le poète, comme d’autres, vers le même moment, comme Moréas, comme Pierre Louys, s’est tourné vers la Grèce, où

La terre retentit du galop des centaures.

La Grèce des poètes d’aujourd’hui n’a plus rien de classique. C’est une terre de rêve où l’on va jouer avec les nymphes,

Je sais que toute Nymphe est femme par sa chair,

et cela pourrait se passer dans la forêt de Fontainebleau ou sur les plages de Bretagne aussi bien que dans les bois de l’Olympe ou sur le rivage de Lesbos. Henri de Régnier ne se donne même pas le souci de se servir de noms grecs ; il ne cherche pas, comme Leconte de l’Isle, à évoquer le passé ; ses Jeux rustiques et divins sont les jeux d’un poète français qui, après une crise senlimentale, de taciturne redevient souriant :

Viens, la douceur de vivre éclot dans nos pensées.

Il est des écrivains heureusement doués qui sont également à l’aise dans le vers et dans la prose, Victor Hugo, par exemple, Baudelaire, et, plus près de nous, Stéphane Mallarmé. L’auteur des Amants singuliers appartient à ce groupe privilégié. Sa prose est sobre et droite, quoique riche d’images. Le ton est naturel, précieux çà et là, comme il convient à un homme d’esprit.

On retrouve en Régnier prosateur, avec la poésie en plus, quelques-unes des qualités de Laclos, de Mérimée et d’Anatole France. Il domine son sujet et régit ses personnages : peut-être même abuse-t-il parfois de son pouvoir pour les faire agir selon son goût personnel plutôt que selon la stricte logique de leur caractère. Mais cet arbitraire se retrouve dans presque toutes les créations des poètes. Rien n’est plus difficile à un poète, c’est-à-dire à un homme d’une grande sensibilité, que l’objectivité pure. Molière lui-même s’y soustrait parfois, et Goethe aussi ; Dante, toujours. Il n’y a peut-être que Shakespeare dont la personnalité paraisse entièrement absente des œuvres qu’il créa. Quant à l’objectivité vulgaire du romancier sans idées et sans nerfs, elle n’est pas rare ; elle l’est trop peu. Henri de Régnier qui, hier encore, était un poète qui a écrit un roman et quelques contes, pourrait bien devenir, d’ici quelques années, un romancier qui a commencé par publier plusieurs volumes de vers. Je le regretterais, car s’il n’est pas le plus « poète » de nos poètes, il est le plus parfait, celui qui représente le mieux, à cette heure, la tradition du vers français considéré comme la mesure de notre goût esthétique, de notre sensibilité verbale.

On lui a reproché une certaine froideur, qui n’est, je crois, qu’une certaine discrétion. Les confidences et les familiarités répugnent à son goût. Les sujets les moins personnels sont ceux qui lui agréent. Et si, comme Tel qu’en songe, un de ses poèmes nous initie à une crise de sa vie sentimentale, c’est enveloppé de voiles et de réticences qu’il s’offre à notre curiosité. Ses joies lui furent des thèmes, comme ses ennuis, mais rien que des thèmes et moins encore, des points de départ. Il n’a pas la naïveté de ces poètes qui croient découvrir la volupté ou la douleur.

Il a peut-être trop peu de naïveté. Mais son caractère est ainsi, et on l’accepte volontiers. Sans être parvenu à la popularité, il a de nombreux lecteurs et nul ne lui conteste une des premières places, sinon la première, parmi les poètes de sa génération. Il est donc représentatif d’une phase du goût, d’un moment de la beauté poétique.

1901.