Promenades Littéraires (Gourmont)/La fécondité de Flaubert

Promenades LittérairesMercure de France (p. 176-182).


LA FÉCONDITÉ DE FLAUBERT


Si l’opinion n’a pas encore mis Flaubert à sa vraie place, cela doit tenir, en grande partie, à la réserve de sa production, le public s’étant malheureusement habitué à associer l’idée de gloire à l’idée de fécondité illimitée. En fait, il est assez excusable, la plupart des écrivains célèbres du dix-neuvième siècle, Victor Hugo et Balzac, Alexandre Dumas et Zola, et bien d’autres ayant entassé volumes sur volumes. Les hommes se sont donc habitués à considérer comme une des preuves péremptoires du génie la multiplicité des œuvres, et des critiques, pourtant distingués, ont eu l’aberration de faire état de cette opinion vulgaire. Sans doute, il y a dans la production intense et sans arrêt une preuve de force et de santé physiques On se voit en présence d’un organisme vigoureux, souple et résistant. La machine est bien construite, ses roues s’engrènent à merveille les unes dans les autres, rien ne frotte, rien ne crie, — et la farine du moulin tombe dans les blutoirs abondante et continue. Cependant, pour continuer la métaphore, il faut examiner la qualité du blutoir qui déterminera la pureté de la farine. Il y a des fécondités malheureuses et qui donnent une farine mal blutée, une littérature où il y a autant de son que de fleur. Les plus grands écrivains, quand leur fécondité n’est pas soumise à la règle d’un esprit critique, n’échappent pas à ce malheur de produire de temps en temps un sac de son. Victor Hugo lui-même a jeté au public des œuvres sans valeur ; la Comédie humaine de Balzac est fort mêlée et contient plus d’un fantoche sans vie ; dans les innombrables compilations romanesques d’Alexandre Dumas, de George Sand, qui pourtant emplirent le siècle de leur bruit, un bon choix est d’autant plus difficile qu’on n’en lit déjà presque plus rien ce n’est plus la farine mal blutée, où un peu de son a passé, c’est du son où l’on trouve des traces de farine. Des auteurs infiniment féconds et qui occupèrent l’opinion pendant quarante ans ont sombré le jour même de leur mort, quelquefois même avant, dans la nuit définitive, tels Scribe ou Eugène Suë. Considérée d’un certain point de vue, la fécondité, telle que la comprend le vulgaire, n’est peut-être qu’une maladie, analogue à celle de ces arbres fruitiers qui donnent des fruits en abondance, mais chétifs, pierreux et rabougris. Il y en a une autre, qui est celle de Racine, de Baudelaire, de Flaubert, de Mallarmé ; il y a une fécondité qui est à la fois prudente et riche, mesurée et magnifique, qui est celle de l’arbre qui ne produit que le petit nombre de fruits qu’il peut nourrir et mener à bien, dans lesquels il va concentrer toutes les puissances de sa sève.

Il n’y a pas un livre de Flaubert qui ne soit une œuvre de premier ordre, une œuvre type, le modèle d’un genre particulier, l’exemple où s’exercent encoreles jeunes écrivains à leurs débuts. Ces livres sont au nombre de six, en y comprenant les Trois Contes et en mettant de côté, sauf Bouvard et Pécuchet, les œuvres posthumes et la correspondance. Or, quel est l’écrivain, eût-il laissé cent et deux cents œuvres différentes, chez lequel on peut en choisir six d’une valeur égale à la pauvre demi-douzaine de tomes qui composent le bagage royal de Flaubert ? Ces six volumes, on ne les trouverait même pas peut-être chez Balzac, où le déchet s’accentue d’année en année. Oui, il y a Stendhal, qui lui aussi n’a laissé qu’un petit nombre d’œuvres dont presque aucune n’est indifférente, mais Stendhal, qui est un écrivain plus personnel, est aussi un écrivain beaucoup moins complet que Flaubert. Il ne donne guère de satisfactions qu’à l’esprit, tandis que Flaubert comble de plaisirs à la fois notre intelligence et notre sensibilité, la beauté plastique de son style égalant la beauté spirituelle de sa pensée.

Maintenant il ne faudrait pas croire que Flaubert, non plus que Stendhal, non plus que personne, ait acquis d’emblée sa maîtrise. Je montrais précédemment qu’il n’a pas toujours écrit avec difficulté et que quand le sujet agréait particulièrement à son tempérament il était capable de l’enlever avec une certaine fougue, sans que la forme en fût pour cela plus négligée. Aujourd’hui je veux indiquer que Flaubert pourrait également, si l’on tient compte de tous ses labeurs cachés, figurer parmi les écrivains matériellement féconds. Il faut noter aussi que cet homme qui sembla débuter dans les lettres à l’âge de trente-cinq ans, fut au contraire un précoce, puisque l’on possède de lui le manuscrit d’un drame écrit à l’âge de quatorze ans et que, de dix à treize ans, il ébaucha de multiples projets littéraires, commença un roman sur Isabeau de Bavière, rédigea beaucoup de petites comédies, qu’il jouait avec ses amis, devant sa famille.

En dix ans, de 1835, à 1845, époque où il se donna tout entier à la Tentation de saint Antoine, le jeune Flaubert (il était né en 1821) composa une trentaine d’œuvres, petites et grandes, dont les manuscrits existent et sont conservés avec soin. Voici des drames en cinq actes, dont les sujets seuls diraient la date : Frédégonde et Brunehaut, la Mort du duc de Guise, Louis XI. Puis ce sont des contes historiques ou philosophiques avec des titres singuliers comme Rage et impuissance, conte malsain pour les nerfs sensibles et les âmes dévotes, comme Un Parfum à sentir ou les Baladins, conte philosophique moral ou immoral, ad libitum. Voici un poème en prose dont on devine le romantisme, Rêve d’Enfer, un roman dont la truculence n’est pas douteuse, Ivre et Mort. Il s’adonne aux recueils de pensées : les Agonies, pensées sceptiques. Il ne néglige ni la critique historique, ni la critique littéraire, étudie Rome et les Césars, Rabelais. Voici les Mémoires d’un fou, qu’on a publiés, il y a quelques années, à un très petit nombre d’exemplaires, des notes de voyage, en Italie, aux Pyrénées, en Bretagne, en Orient. On peut enfin trouver dans le Colibri, petit journal littéraire de Rouen, divers contes et divers essais. Tout cela, et j’en passe, formerait, avec la correspondance, dont tout n’a pas été publié, beaucoup de volumes. Pendant dix ans, au moins, Flaubert fut, comme tant d’autres, d’une fécondité intempestive et immodérée. Sa curiosité se portait de tous les côtés à la fois, et il subissait toutes les influences, même celles du milieu rouennais, qui n’était pas la meilleure, mais dont il devait bientôt se délivrer, ce que Rouen ne lui a pardonné que tout récemment. Je pense que le plus grand effort de Flaubert fut de dompter cette fécondité juvénile, de sacrifier à une œuvre unique les nombreux projets qui enchantaient son imagination. Il choisit le plus difficile, mnis aussi le plus riche en idées, en images, en contrastes, cette Tentation qui devait rester l’œuvre fondamentale de sa vie et occuper pendant trente ans toutes les heures qu’il ne donnait pas à des œuvres différentes. La vraie et heureuse fécondité de Flaubert date donc du moment où il eut le courage du sacrifice. Mais quelle récompense ! Madame Bovary, qui scelle le tombeau du romantisme comme Don Quichotte avait enterré les romans de chevalerie ; Salammbô, d’une si prodigieuse imagition ; l’Éducation sentimentale, récit mélancolique et voilé des premières désillusions que la vie lui avait apportées ; Bouvard et Pécuchet, enfin, œuvre au-delà de laquelle il n’y a rien, œuvre unique, sans style visible, sans imagination, sans parure d’aucune sorte, œuvre dépouillée de tout ce qui fait l’attrait d’un roman, et qui est pourtant le plus émouvant des romans. Que l’on ne reproche pas à Flaubert le découragement de ses héros, les déceptions dont ils souffrent tous inévitablement. Son pessimisme ironique ne détourne ni de la vie ni de l’action. Seulement, il prévient les hommes que, si beaux que soient leurs désirs, ils sont presque toujours irréalisables, et que c’est même là leur beauté. Mais, ironie suprême, la vie de Flaubert a démenti mieux que toute œuvre, cette philosophie amère. Il avait un but, et il l’a rempli complètement. Son orgueil rêvait d’être un grand écrivain et il est mort dans la gloire, et depuis sa mort sa gloire n’a fait que grandir et s’aviver. Elle est solide, la gloire de Flaubert. Elle se dresse, hors de l’atteinte même de la sottise, car les sots qui le nieraient rendraient hommage au plus grand découvreur de la bêtise humaine qui fût depuis Molière. Des gens se plaisent à M. Homais ; pour moi, j’aime aussi le curé Bournisien, l’homme au « rire opaque », d’une bêtise si profonde et si ecclésiastique. Mais il faudrait étudier tous les types de Flaubert ; ce serait très amusant, mais très long. Rien, du reste, ne montrerait mieux la prodigieuse fécondité de ce grand poète, qui fut en même temps un grand comique.