Promenades Littéraires (Gourmont)/L’Enfance d’un grand écrivain

Promenades LittérairesMercure de France (p. 5-12).

L’ENFANCE D’UN GRAND ÉCRIVAIN

On vient de publier un livre plein de renseignements et d’anecdotes sur l’enfance de M. Renan[1] C’est une occasion pour parler un peu de Renan, encore une fois, et surtout pour risquer quelques observations sur l’intelligence chez les enfants. Presque tous les animaux supérieurs sont plus intelligents pendant leur jeunesse. Le signe qu’ils en donnent est leur amour du jeu, c’est-à-dire de l’exercice désintéressé. L’intelligence est désintéressée. Elle trouve son but dans la manifestation même de son activité ; ce n’est que par surcroît et comme par accident qu’elle devient pratique. Mais on peut dire aussi que plus un acte est désintéressé et plus il peut approcher de la perfection : il est donc d’autant plus pratique qu’il est plus désintéressé. Il l’est par croît, mais il l’est nécessairement. De deux artistes, l’un qui fait un tableau pour gagner de l’argent, et l’autre qui peint « pour s’amuser », pour jouer, pour obéir à son génie, il y a tout à parier que c’est celui qui n’y pensait pas qui finira par « valoir le plus », comme disent les Américains. Le génie s’accompagne presque toujours d’une forte propension au jeu ; les grands hommes, en leurs moments de détente, se conduisent volontiers comme des enfants, et beaucoup ne sont que de grands enfants de génie. M. Renan aimait à jouer. Mais, homme d’église et de cabinet, il jouait silencieusement, pareil aux enfants de chœur qui se font, derrière l’autel, des niches muettes. Il lisait des romans. C’était sa passion secrète. Plus d’une fois, dit-on, Mme Renan dut confisquer le livre badin où l’auteur des Origines du Christianisme perdait son temps avec délices. « Monsieur Renan, lui disait-elle d’un ton sévère, je vous rendrai cette baliverne quand vous aurez fini votre article pour M. Buloz. » Et l’écrivain attristé reprenait le fil de ses idées sur Averroès ou sur l’origine du langage. Plus tard, ce besoin de jouer prit chez Renan une forme plus élevée. Au lieu de lire des romans, il en fit soi-même. Ayant choisi la forme du dialogue, il écrivit le Prêtre de Némi, l’Abbesse de Jouarre, et plusieurs autres fantaisies également inutiles à sa gloire, mais dont l’inutilité même prouve à quel point le goût du jeu resta développé en lui jusqu’à la veille de sa mort.

C’est le privilège des grandes intelligences qu’elles gardent toujours la faculté du sourire et parfois du rire. L’enfant ne s’est pas aboli entièrement dans l’homme mûr ; il s’y dissimule, comme dans une cachette, prêt à sortir dès qu’on le lui permettra.

L’enfant est de l’intelligence presque pure, quand il est intelligent ; car il y a des enfants stupides, c’est-à-dire malades ou dégénérés. La plupart des hommes ont eu leur grande période intellectuelle de huit à quatorze ans. Souvent elle se prolonge jusqu’aux confins de la période sensuelle, qui coïncide avec le plein épanouissement physique. Elle dépasse rarement cette période, qui est critique : absorbé par des plaisirs qui peuvent devenir tyranniques, préoccupé de l’avenir, chargé de soins et d’affaires, l’homme périclite intellectuellement. Cela est fort visible dans le monde littéraire. Sur vingt jeunes gens de dix-huit ans qui semblent d’intelligence à peu près égale, il y en aura la moitié qui, dix ans plus tard, auront baissé ; le reste, sauf un ou deux, demeure stationnaire. Mais demeurer stationnaire, quand il s’agit de l’intelligence, c’est décroître, car, à mesure que s’accumulent les années, le monde extérieur projette sur elles une ombre de plus en plus épaisse.

Une preuve plus directe, plus universelle et plus vérifiable de la supériorité intellectuelle des enfants, c’est leur extraordinaire capacité de connaissance. S’il fallait apprendre à quarante ans le quart de ce que l’on enseigne avec fruit à un gamin de douze ans, combien d’hommes y résisteraient ? Les notions les plus disparates, l’histoire et l’algèbre, la grammaire et la géographie entrent facilement dans cette petite tête saine et avide. Le désintéressement est immense : l’enfant apprend sans but, pour le seul plaisir, satisfait d’exercer son cerveau aussi bien que ses muscles. On voit la même chose, en des proportions infimes, chez les animaux. Les jeunes chiens, les jeunes chats semblent parfois vraiment intelligents ; c’est le moment de les dresser, et ils se laissent faire, à moins que, s’ils sont par trop jeunes, l’instinct du jeu ne prenne le dessus. Ces mêmes bêtes, à mesure qu’elles grandissent, perdent de leur vivacité ; la nature les amène très vite au sentiment de leur véritable devoir, qui est de laisser une postérité. Le jeu devient pour eux exceptionnel, et bientôt ils ne jouent plus du tout. L’enfance ne survit pas dans la maturité des animaux. On exhibe parfois un singe anthropoïde qui donne vaguement l’impression de quelque chose d’humain. Elles ressemblent à des vieillards, ces bêtes, et ce sont des enfants. Vienne la puberté, à la place du vieux monsieur qui s’assied sur une chaise, boit un verre de Champagne et fume un cigare, vous n’aurez plus qu’un animal féroce et stupide : chez les grands singes, l’intelligence ne dépasse jamais la période de l’enfance.

Un fait, qui se vérifie toujours, prouve bien que l’intelligence est beaucoup plus fréquente chez les enfants que chez les hommes ; c’est ceci que, très souvent, au collège, le futur grand homme ne se distingue pas bien nettement des cinq ou six enfants qui tiennent la tête de leur classe. Il n’est pas toujours le premier, ni le second. Il brille dans un ordre d’études très différent de celui où il doit s’illustrer. Pasteur, au collège, n’estimait que la littérature ; il fît une tragédie en vers. Il arrive même que le génie futur soit un élève non pas médiocre, mais fantasque et qu’il se fasse mésestimer des professeurs. Une réunion d’adolescents dans un lycée de Paris forme une masse prodigieuse d’intelligence, une masse bien supérieure à ce qu’elle serait, si l’on pouvait, vingt ans plus tard, réunir ces enfants à l’état d’hommes. Quel sera, parmi tous ces égaux, celui qui les fera oublier tous ? Il faudrait interroger de vieux professeurs. Presque tous avoueraient que, s’ils ont porté des pronostics, ils se sont trompés fréquemment.

Les deux rivaux de Renan, au petit collège de Tréguier, sont morts jeunes, tous deux prêtres. Seraient-ils devenus des rivaux de Renan dans la vie : c’est peu probable. Enfants exceptionnels, ils n’auraient sans doute été que des hommes fort obscurs. Au collège Saint-Nicolas-du-Chardonnet, à Paris, le jeune Renan parut beaucoup moins brillant qu’à Tréguier. Ses notes d’histoire, la première année, portent ceci : « Bien ; un peu lent à se mettre au courant. » Personne, à ce moment-là, ne songea sans doute que cet enfant, lent à se mettre au courant de l’histoire, allait, quinze ans plus tard, révolutionner un des chapitres les plus importants de l’histoire de l’humanité. Ce n’est que plus tard, au séminaire de Saint-Sulpice, que le jeune Renan commença de montrer quelques-unes des parties supérieures de son intelligence. Jusque-là, il avait été le très bon élève, celui qui donne des espérances. Seront-elles tenues ? On n’en sait rien ; mais les chances ne sont même pas égales : l’élève le plus distingué reste cela, généralement, dans la vie, un homme distingué, et pas autre chose.

Il peut arriver pire : nous connaissons tous d’anciens brillants élèves, dont la destinée fut des plus médiocres.

Faut-il interpréter ces faits par un accroissement continu d’intelligence chez l’homme de génie ? Je ne le crois pas, et, si je le croyais, je n’aurais pas écrit cette étude qui tend à une conclusion toute contraire. En général, l’homme de génie, l’homme supérieur, est celui qui réussit à maintenir constant son niveau intellectuel, étant donné que ce niveau est naturellement très élevé. Dans la même catégorie, rentre l’homme moyen, l’homme normal : il a un niveau intellectuel moyen, il le maintient moyen, et c’est encore très beau.

Dans la seconde catégorie, rentrent tous les hommes qui ne savent pas maintenir ce niveau intellectuel : ceux qui, à dix, quinze ans, vont de pair avec un Renan et qui, à quarante, sont même incapables de comprendre la pensée dont leur pensée fut rivale. Ils n’en jouent pas moins dans la vie un rôle souvent immense ; en souvenir de leurs années d’intelligence, ils se rangent volontiers d’eux-mêmes parmi l’élite : et c’est pour cela que, de notre temps, l’élite intellectuelle a les idées si courtes.

1903.
  1. René d’Ys, Ernest Renan en Bretagne, d’après des documents nouveaux. Préface de Jules Claretie (Émile-Paul, éditeur).