Promenades Littéraires (Gourmont)/L’Almanach des Muses pendant la Révolution
L’ALMANACH DES MUSES PENDANT LA RÉVOLUTION
« Une vue de la littérature, isolée de l’histoire des nations, dit Chateaubriand, au début de son Essai sur la littérature anglaise, créerait un prodigieux mensonge ; en entendant des poètes successifs chanter imperturbablement leurs amours et leurs moutons, on se figurerait l’existence non interrompue de l’âge d’or sur la terre… Il y a toujours chez une nation, au moment des catastrophes et des plus grands événements, un prêtre qui prie, un poète qui chante. »
Sans doute ; mais ce prêtre et ce poète, par leur sérénité ou leur indifférence, sont la preuve que, même au moment des plus tumultueuses catastrophes politiques, il y a encore des retraites, en un pays anciennement civilisé, où l’on peut vivre en paix, prier, rêver, faire des vers — et même badins. Il serait puéril et, en effet, mensonger, de prendre pour témoin quelques petits poètes, que la Révolution ne fut qu’un trouble bénin ; mais le petit poète est un signe que tout n’est pas perdu.
En 1793, tout n’était pas perdu, mais presque tout. On avait vu mourir à la fin où au cours de l’année précédente la plupart des recueils littéraires ou scientifiques. L’homme le plus désintéressé ne se désintéresse pas de sa vie ; et, le meilleur, le seul moyen de vivre alors, pour qui n’était pas du parti des bourreaux, était de se taire et de se terrer. Oa se demandait donc, vers le temps où l’on tuait le roi, si l’Almanach des Muses allait paraître : il parut.
Ce recueil, fondé par Delalain, en 1764, était lu de tous les poètes et de tous les amateurs de poésie. Il se reliait au passé par les Annales poétiques où le même éditeur avait recueilli en quarante volumes des extraits des poètes vieux et modernes, de Charles d’Orléans à Voltaire. Avoir une piécette de versiculets dans l’Almanach des Muses était le rêve de tous les poètes inconnus. Et en France tout le monde fait des vers. Jusqu’à trente ans, le Français est poète ; au delà, il devient homme d’État et aspire à gouverner son pays. Un des désirs de Chateaubriand débarquant à Paris fut de faire agréer un poème par le sieur Delalain ou Vigée, le directeur. C’était difficile. Un avis de l’éditeur placé en tête du volume de J791 nous en avertit « Ceux qui voudront faire insérer des pièces de poésies, etc. On les prévient que l’éditeur recevant Une quantité prodigieuse de lettres à ce sujet, il luiestimpossible d’y répondre ; mais on peut être sûr que toutes les pièces qui lui parviennent sont examinées avec le plus grand soin. » L’éditeur ne change pas, sans doute parce que son métier est toujours le même ; mais les poètes sont encore plus toujours les mêmes. Le désir de M. le chevalier de C… fut accompli ; sous cette signature abrégée, l’Almanach des Muses de 1790 publia l’Amour de la Campagne :
Que de ces prés l’émail plaît à mon cœur !
Tout, dans ce morceau ingénu, n’est pas si mauvais que le premier vers, et c’est encore la meilleure page de tout le volume :
Rentré dans la nuit des tombeaux,
mon ombre encor, tranquille et solitaire,
dans les forêts cherchera le repos.
Au séjour des grandeurs mon nom mourra sans gloire,
mais il vivra longtemps sous les toits de roseaux…[1].
« Mon nom mourra sans gloire », c’est-à-dire je voudrais que mon nom vive dans la gloire, mais j’ai trop d’orgueil pour laisser soupçonner mon désir aux hommes que je méprise et que pourtant je voudrais dompter, ou séduire. » Le caractère de Chateaubriand est déjà tout entier dans cette piécette qui, venue de toute autre main, serait sans grand intérêt.
L’année 1790 est, comme l’indique un sous-titre, le « choix des poésies fugitives de 1789 ». Il faut se souvenir de cela pour juger des réactions de la politique sur l’esprit des poètes. » Le volume débute par une Ode de Ginguené, Avril 1789 :
O Louis ! ô Roi populaire !
François tombez à ses genoux !
il brise le sceptre arbitraire :
il ne règne plus que pour vous.
M. Necker y est appelé
le Cygne du Lac Genevois !
Presque tous les autres poètes ignorent la politique ou n’y font quede très vagues allusions. Voici des fables, par M. de Fontanes, M. de Florian, M. Le Bailly, voici la Petite Chienne, le Merle et l’Hirondelle, un « fabliau », par M. Imbert, des chansons ; la romance fait son début sentimental, sous le patronage de l’idylle à la Gessner et à la Berquin. Tout est mièvre. Pons de Verdun, futur buveur de sang, insère un morceau appelé les Réponses galantes. C’est d’une bêtise inimaginable. Un M. Carn** qui n’est autre que Lazare Carnot, expose la Revue des amours, la revue « que Vénus fît de ses enfants » :
— Je suis, dit l’un, l’Amour fidèle.
— Moi, je suis l’Amour papillon.
— Moi, j’aime à dompter la cruelle,
— Moi, j’aime un facile tendron.
Le malheureux, auquel on en donnerait douze, avait trente-huit ans ! « Il cultiva la poésie dans sa jeunesse, dit un dictionnaire, et on trouve quelques-unes de ses productions dans l’Almanach des Muses. » Robespierre ne faisait plus de vers en 1790, mais il était sans doute encore membre de l’Académie « littéraire et bachique », les Rosati, et peut-être daigna-t-il lire le Remerciement à Messieurs de la Société des Rosatis d’Arras, sur la réception de l’auteur, par M. Damas :
Quoi ! dans un diplôme enchanteur,
du Dieu des vers dignes apôtres…
Je ne sais s’il faut voir dans la « fable allégorique » le Plaisir, l’Espérance et la Pudeur, l’un des premiers essais de Grainville. Elle est médiocre et ne présageait point le Dernier homme, ce poème inconnu (en prose) qui est une œuvre encore émouvante. Il est plus certain que M. Désaugier » fils est le célèbre chansonnier et qu’il débuta en cet Almanach, l’an 1790, par une Imitation de la deuxième Élégie de Tibulle. Ce petit travail est fort honorable.
Le Triomphe de nos paysages, de Lebrun, si drôlement appelé Lebrun-Pindare, était connu. L’Almanach le réimprime comme extrait d’un recueil que l’auteur allait faire paraître. Le recueil ne parut qu’en 1811. Lebrun, qui signait encore « secrétaire des commandements de feu M. le prince de Conti, Grand-Prieur de France », se garda bien, pendant la période révolutionnaire, de rien publier qui ne fût révolutionnaire. C’était un habile homme et un homme d’esprit. Il y a vingt ans, on faisait encore apprendre par cœur, dans les lycées, le Triomphe de nos paysages :
La colline qui vers le pôle
borne nos fertiles marais
occupe les enfants d’Eole
à broyer les dons de Cérés ;
La colline de Montmartre est
couverte de moulins à vent.
Vanves, qu’habite Galathée,
Vanves, où il y a des prés, des bois,
fait du lait d’Io, d’Amalthée,
épaissir les flots écumeux ;
fait, avec du lait, de vache
et de chèvre, du fromage ;
et Sèvres, d’une pure argile
compose l’albâtre fragile
où Moka nous verse ses feux.
et Sèvres, des tasses à café.
En ce temps-là André Chénier écrivait la Jeune Tarentine qui ne devait paraître que bien longtemps après, le 1er germinal an XI, dans le Mercure de France. Son frère est représenté dans l’Almanach de 1790 par une Épître au Roi et un Dithyrambe à l’Assemblée nationale, qui dut faire un certain effet par son tour oratoire. Une bonne partie des collaborateurs avait de la réputation ; ce sont, outre ceux que j’ai déjà dits, La Harpe, Mallet (de Genève), Vigée, Ximénez, Dupaty, Mme Dufrénoy, Collin d’Harleville, Bignan, Barthe, et un sieur Béranger, fort goûté des beaux esprits.
À l’année 1791 et aux suivantes l’éditeur a retranché quelques pages, sans doute pour diminuer ses frais, car si on faisait encore beaucoup de vers, on en lisait moins assurément ; mais pour donner un nouvel attrait à son recueil, il y a ajouté une revue critique des ouvrages de poésie et de théâtre pour l’année précédente. Cela serait utile si la littérature de cette époque avait le moindre intérêt.
Le couplet politique qui ouvre le volume est de Collin d’Harleville. Il a pour titre les Muses délaissées et s’explique d’abord dans la langue des dieux sur le retranchement d’une feuille de trente-six pages :
Fidèles à remplir leur vœu,
les neufs sœurs, hélas sont confuses
d’avoir à vous offrir si peu.
Mais, et c’est le dernier mot de l’auteur :
Si quatre-vingt-neuf fut stérile
en bagatelles, en chansons,
contemplez d’autres moissons
fut-il année aussi fertile ?
Et le défilé reprend, des fables et des impromptus, des petits contes et des épîtres. Fanny, « qui ne fait point ses vers », se choisit, si c’est vrai, cette année-là, un collaborateur qui n’est point trop bête. Mais je crois que Lebrun a menti ; le morceau intitulé Vers à l’amitié est bien d’une femme, et Mme de Beauharnais avait le droit de le signer. Hoffman, qui devait faire tant de célèbres et mauvaises pièces de théâtre et si mal, comme critique, accueillir les romantiques, rédige des Stances sur la mort ; il la considère en épicurien et termine ainsi
Que chaque jour de ma vie,
heureux jusqu’à son déclin,
soit une rose cueillie
Qui s’effeuille dans ma main.
Comme il suffit de vouloir être heureux pour l’être, Hoffman réalisa parfaitement son dessein. La Révolution ne semble l’avoir troublé à aucun moment.
Ce volume est des plus médiocres la qualité baisse et serait nulle (je me mets au point de vue de l’an 1791) sans quelques morceaux aimables d’Andrieux ou de Ginguené. Les futurs terroristes (et ce n’est pas la dernière année) sont de plus en plus badins. Pons de Verdun met en vers un Mot attribué à Henry IV. M. Carn** « capitaine au corps royal du génie, de l’Académie de Dijon », produit une chose appelée le Temps passé, « dialogue burlesque entre Mme Fagotin et M. Barbichon. » Air : « Nous sommes précepteurs d’amour. »
L’année suivante, 1792 (Poésies fugitives de 1791) M. Carn** se qualifie de Député à l’Assemblée nationale législative. Ce changement de condition n’a ni augmenté son talent ni modifié sa manière. Comme en 1790, il célèbre l’amour, sur ce thème le Fils de Vénus, et sur cet air « L’amour est un enfant trompeur. »
Qui définira cet enfant
aussi vieux que le monde,
marmot dont l’empire comprend
les cieux, la terre et l’onde
qui les yeux couverts d’un bandeau
lit dans nos cœurs, tient le flambeau
qui consume et féconde ?
Le morceau caractéristique de l’époque, c’est peut-être le couplet, Aux tourterelles, d’un sieur Gaborit de Clisson. Et cela n’est pas très loin d’une autre poésie, notre contemporaine, également sensible et puérile :
Que murmurez-vous, tourterelles ?
Que roucoulez-vous de si doux ?
Comme vous étendez vos tressaillantes ailes !
Dans vos baisers, secousses mutuelles,
tendres oiseaux, qu’exhalez-vous ?
Que dites-vous à votre Laure ?
Que lui soupirez-vous d’une touchante voix ?
La stérilité de l’invention est telle que M. de Saint-Ange refait Philémon et Baucis. C’est imité d’Ovide, le titre le dit ; mais encore plus de La Fontaine, le titre ne le dit pas. Ce Saint-Ange mériterait (et son nom convient) d’être le patron des plagiaires. Quand il trouvait un bon vers dans un poète oublié, il le prenait. Il en a volé plus de quinze cents au seul Thomas Corneille. Il fut de l’Académie.
La Table de l’année 1793 commence ainsi « Le Citoyen Andrieux… » Au renvoi, on lit : « On ne s’est point servi de cette dénomination dans le cours du volume, parce que l’impression en était commencée avant que cet usage fût généralement établi. » Le volume paraît en pleine Terreur ; jamais poésies ne furent songées pendant des jours plus sombres. Il n’y paraît guère.
Le morceau de début est l’Hymne des Marseillois, par M. Rougez, officier du Génie. À la suite, sans signature, le Couplet des Enfants, « ajouté à la pièce précédente dans la fête civique du 14 octobre ». Puis une épigramme ridicule et aussitôt après le Danseur de corde et le balancier, par M. de Florian (à la Table, le C. Florian). Voici un fragment de M. de Fontanes, d’une noble banalité :
Tout passe, et tout s’éteint les siècles écoulés
dansun gouffre éternel vont se perdre sans cesse
sur les siècles accumulés.
Le C. Charlemagne, poète sans talent, mais non sans esprit ni sans bravoure, raille la Nouvelle Manie, celle de remplacer les noms traditionnels par des surnoms latins :
Pour mieux encore être à la mode
prenons pour patron saint Brutus.
Il ose railler Robespierre, qui dédaigna ou oublia de se venger. Puisque la mode est de changer de nom, prenons-en de modernes et de célèbres :
Chénier s’appellera Voltaire ;
Fauchet, l’évêque Massillon ;
d’Eglantine sera Molière ;
et Robespierre, Cicéron.
L’amour ne chome pas. Voici l’Éducation de l’Amour, voici l’Absence, par M. de Choisy (à la Table, le C. Choisy) :
O ma Glycère ! ô toi dont le sourire
versait plus qu’un beau jour le calme dans mon cœur !
Cet inconnu en valait bien d’autres, qui ont fait du bruit. De Moustier, l’auteur des Lettres à Émilie, écrit « Au Rédacteur des Petites Affiches. Demande particulière » :
Je voudrais trouver un réduit
fait pour l’amour et pour l’étude.
petit cabinet pour Thalie,
petit boudoir pour Émilie.
. . . . . . . . . . . . .
petite alcove où la lumière
ne s’introduise qu’à moitié,
de peur d’éblouir le mystère.
Daignez, monsieur le rédacteur,
insérer soudain ma demande[2].
Peut-on être plus innocent, plus calme, moins troublé par la politique ? Cependant, M. de La Chabeausière, non moins serein, adresse une badine épître Au Vaudeville, sur l’air « Du petit mot pour rire. »
Au nom de l’ordre et de la paix,
ramène l’aimable Français
au petit mot pour rire.
M. Vigée s’adresse à Délie, avec son ordinaire fatuité :
Tu permets donc enfin l’amour,
et dans tes regards qu’il inspire,
qu’il anime, éteint tour à tour,
c’est mon bonheur que je puis lire !
Je ne sais si Dorat-Cubière s’intitulait déjà le « Poète de la Révolution » et songeait à chanter l’Éloge de Marat ; il conseille à Mme de Jaucourt de prendre le nom de Psyché. Cette dame faisait des vers. Ce nom,
Il est plus tendre, est aussi court
que celui de Sophie.
Soyez donc Psyché de Jaucourt,
vous serez accomplie.
Sophie, dix pages plus loin, déclare que Cubières est un nouvel Apollon.
Continuant ses études sérieuses, Désaugiers fils traduit un fragment d’Ovide, Dryope.
La Rose nous peint la beauté,
mais le talent est l’immortelle,
nous assure Hoffman, en une fable appelée de ces deux fleurs ; et Ducis, qui atteignait la soixantaine, raconte bénévolement qu’un matin, ayant pris une tasse de café, il se sentit tout guilleret :
Mais, je soupire, ô nectar adorable,
de ton pouvoir est-ce un effet nouveau ?
L’ambre gris avait alors pareille réputation. Mais quelle drôle de poésie ! Moins ridicule peut-être que cette autre qui cherchait la naïveté du vieux français, supprimait les articles, ainsi que font les nègres. Le poète, c’est le sieur Chàrlemagne, s’adresse au soleil :
Mais si, près de douce bergère,
beau pastoureau parle d’amour,
dérobe un instant ta lumière ;
il leur suffit d’un demi-jour.
Quelques écrivains débutèrent, en cette lourde année 93, dans l’Almanach des Muses, Defauconpret (le citoyen Fauconpret), qui s’est rendu célèbre par ses médiocres traductions, et Campenon, poète honorable, que son Enfant Prodigue mit à la mode, en
Mil huit cent onze, année où des peuples sans nombre…
En somme, sans la Marseilloise et quelques allusions badines à une jolie émigrée,
Partout où plaira la beauté
vous serez dénoncée…
à une nonne décloîtrée, sauf quelque nouveauté dans le jargon, l’emploi inusité des mots égalité, liberté, — on se croirait toujours en 1788. La Révolution ne semble pas avoir suscité d’émotions chez des hommes capables de les transposer en poésie. Il y avait André Chénier…
Les « Poésies fugitives de 1793 », année 1794 de l’Almanach, ne diffèrent des précédentes ni par le ton ni par le talent. Le couplet politique est chanté par le C. Ximenez, hier encore le marquis de Ximénez, qui se faisait appeler « le doyen des poètes sans-culottes ». Il avait alors près de soixante-dix ans et devait vivre jusqu’en 1817, lourd d’un siècle et léger de génie. C’était un pauvre homme lâche et versatile, prêt à tout pour quelques applaudissements. Après le salut du citoyen à l’Ère républicaine, et quelques gaudrioles, Ducis s’avance, modeste et doux, chante le Saule de l’Amant. Le saule était déjà fort à la mode. Il figure en plus d’une image sentimentale de ce temps, très souvent associé à des idées funèbres ; sans doute à cause de l’expression saule pleureur, on en plantait sur les tombes, qui avaient cette forme fâcheuse. Musset s’en souviendra. Chez Ducis, le saule éveille des images d’amour et de mélancolie :
Humble saule, ami du mystère,
que je me plais sous tes rameaux !
Je chéris, amant solitaire,
comme toi le bord des ruisseaux.
Ta feuille est mobile et tremblante,
tu me peins l’amour qui frémit ;
elle est douce, elle est languissante :
tu me peins l’amour qui gémit.
À tes pieds dormait ma bergère,
quand elle eut mon premier soupir
oh ! c’est là que je vis Glycèrè,
ah ! c’est là que je veux mourir !
Cela est un bon spécimen de la poésie en 1793. Mais Ducis avait décidément, cette année-là, une passion pour le saule, car, à la page 195 il nous donne le Saule du Sage, en faisant remarquer que :
Il est un saule pour le sage,
il est un saule pour l’amant.
Le premier convient à mon âge ;
mais, hélas ! que l’autre est charmant.
On ne trouverait pas deux autres pièces à citer dans tout le volume, sinon parmi les morceaux patriotiques. Le petit filet d’eau qui coulait encore l’année précédente est bien tari. Encore n’est-il pas sûr que ces deux Saules de Ducis aient été écrits en 1793. Le volume contient cinq ou six Fables de Florian qui avaient été imprimées en 1792. Quant aux hymnes politiques, ils abondent, le genre ne demandant qu’une certaine facilité oratoire. Ces vers, qui ne semblent avoir été insérés que comme paratonnerres dans l’Almanach des Muses, paraissaient en même temps dans les journaux ou les autres recueils. Ainsi les deux hymnes de Chénier, l’un « chanté dans la ci-devant église métropolitaine, à la fête de la Raison », l’autre sur la Reprise de Toulon, la chanson de Cadet-Gassicourt, la Montagne, des « Stances irrégulières pour l’inauguration de Marat et Lepelletier », et d’autres morceaux encore moins curieux se retrouvent dans le Chansonnier de la Montagne, de l’an II, paru, comme l’Almanach des Muses, au printemps de 1794.
On comprend donc que Delalain se soit découragé, abandonnant un recueil qu’il avait fondé et mené à bien pendant près de trente ans. L’Almanach de 1795 porte un autre nom d’éditeur. Il paraît chez Louis, libraire, rue Séverin, no 29. Ce volume, si l’on en croit une note du nouvel éditeur, fut publié au commencement de l’an III, fin de septembre 1794. Il contient donc les poésies fugitives de cette même année de 1794, jusqu’aux environs du 1er thermidor (date extrême des envois, précise Louis)[3]. C’est donc, rigoureusement, l’Almanach des Muses de la Terreur, le miroir des poètes sous le règne de Robespierre.
Les temps étaient durs. Il faut s’en donner la vision d’après les journaux, huit petites pages in-8, imprimées comme à regret sur un papier rebelle. La rubrique « Tribunal Révolutionnaire » tient une page, quelquefois plus. C’est une liste de noms avec, i à la fin, « ont été condamnés à la peine de mort ». Courrier républicain quintidi 5 prairial an II « Tribunal Révolutionnaire. Du 4. — Costard, âgée de 27 ans, travaillant au Journal des Spectacles…, Canolle fils, 18 ans, soldat…, Fotin, 44 ans, ci-devant marchand-mercier…, Barrême, 35 ans, ex-noble. Serry, 52 ans, garde-malade, veuve de Dupré, huissier…, Lanoue, 37 ans, compagnon peintre… etc. » Il y en a 17 ce jour-là de toutes professions, pêchés comme au hasard, pour terroriser le milieu d’où on les tirait, sous le prétexte d’avoir provoqué « l’avilissement et la dissolution de l’Assemblée nationale ». Le 8 prairial, il y en a 27 (Journal de la Convention, no 613) le 22 messidor, il y en a 60 (Courrier Républicain, no 252) ; le 6 thermidor, il y a en 55 (Courrier, no 256) ; le 7, il y en a 36 (Journal de la Convention, no 670). Le poète lit ces journaux ou d’autres qui donnent les mêmes nouvelles. En sera-t-il ému ? À peine. Nous lisons la liste des victimes d’une catastrophe, tous les noms nous sont inconnus, le désarroi est bref. La mort de quelques hommes de plus ou de moins ne change ni la couleur des fleurs ni celle des yeux. Quoi, parce qu’on a tranché une soixantaine de têtes, le sieur Benoît La Mothe, poète lyrique, doit-il trouver sa maîtresse moins jolie ?
Rassure-toi, trop sensible Mimi.
Mais en lisant plus avant ce morceau adressé A ma plus tendre amie, je m’aperçois que cette Mimi est une petite chienne :
Ma mimi, le trésor, le charme de ma vie !
Au début, vous croyez, cher lecteur,
Qu’ici je veux parler d’une jeune maîtresse :
Non, je parle d’un être un peu moins séducteur,
Qui surpasse vraiment une femme en tendresse
Et surtout en fidélité…
Il suffisait de cela pour distraire des événements ce poète de l’an 1794. Le C. Notaris nous dit les charmes du Crépuscule du soir vu des bords de la mer, et pas trop mal :
L’aimable demi-jour, avant-coureurdel’ombre,
Sur la pourpre des monts verse une teinte sombre.
et voici du bon Delille :
… Cette écume argentée
Dont le retourdes flots l’un par l’autre pressés,
Lave les sables d’or qui les ont repoussés.
Encore plus idyllique, le C. Latour-Lamontagne aime à contempler le Lever du soleil :
Viens, ma chère Zulmé, dans ces belles campagnes,
Écouter des oiseaux les amoureux accens.
Du soleil les rayons naissans
Dorent déjà la cime des montagnes…
Mais Zulmé est bien compromise par la confession qu’elle a faite à Ginguené ; peut-être n’aimait-elle pas tant que cela à voir lever l’aurore. Et l’amour alterne, en cette année qui nous effare, avec le patriotisme et la gauloiserie. Les poètes chantent Sophie et l’armée de Sambre-et-Meuse, l’Être Suprême et la C. Saint-Aubin. Demoustier, d’un génie décidément sobre, refait en quatrains sa Demande insérée dans les petites Affiches :
Je voudrais bien avoir une chaumière
Dont un verger couronnât le contour ;
Pour y passer la saison printanière
Avec ma mie, et ma muse, et l’amour.
Point de fossés, point de murs pour clôture
L’humble sureau, l’aulne et le coudrier ;
Quela bergère y détache la mûre
Ou de noisette emplisse son panier[4].
La C. Pipelet (car il y eut une poétesse ainsi nommée), continuant la tradition de Berquin, imite en une idylle, le Bon fils, de Gessner ; cependant que le C. Parny, fatigué de l’érotique, s’essaie à chanter le Vaisseau le Vengeur, morceau qui fait assez mauvaise figure à côté du Chant du Départ. Le C. Chénier ne manquait pas d’un certain talent ferme et sévère. Cette ode est bien supérieure à la Marseilloise. Chénier dit sèchement ce qu’il veut dire, mais il le dit. Le « citoyen Rougez » n’avait que des intentions.
Et reprennent les chansons, les stances et les romances. En voici adressées à Dorothée ; en voici pour Isabelle. Ducis plante un nouveau saule, le Saule du malheureux. D’où viennent tous ces saules ? Il nous le dit, et j’aurais dû y penser. Ses vers se chantent sur l’air de la Romance du Saule, dans la tragédie d’Hamlet. Le jeune poète de l’année 1794 qui semble avoir le plus de talent et d’avenir est le C. Notaris. Il est demeuré rigoureusement inconnu.
L’Almanach de 1796, donnant les poésies fugitives depuis thermidor an II à thermidor an III, apparaît souriant, avec un air de délivrance. Il s’ouvre par la description du temple de la Clémence, par Collin d’Harleville, d’après Stace. À la page 181, on voit pour la première fois une signature sans laquelle il n’y aura plus jamais aucune anthologie de notre poésie française ; elle est au-dessous des meilleurs — des seuls — vers français écrits depuis la Fontaine. L’Almanach des Muses de 1796 publie la Jeune captive, par André Chénier. Au nom du poète, il y a un renvoi, et cette note « Massacré le 7 thermidor avec le malheureux Roucher et vingt autres prisonniers de Saint-Lazare, convaincus, comme eux, d’être auteurs ou complices de la conspiration des prisons. — André Chénier n’avait que trente ans. Il avait beaucoup étudié, beaucoup écrit, et publié fort peu. La poésie, la philosophie et l’érudition antique font en lui une perte irréparable. »
La Jeune captive avait déjà été imprimée, moins de six mois après la mort du poète, dans la Décade du 3 janvier 1795. En même temps que cette fleur coupée, l’Almanach s’orne des roses en papier, joliment ouvragées, du C. Delille, qui fait sa rentrée à l’assemblée du Parnasse. Il donne la traduction d’une épître de Pope et un fragment de l’Imagination. Enfin, voici les débuts d’un poète qui devait être mêlé à toutes les intrigues contre les romantiques et rédiger ce vers qui mérite l’immortalité :
Avec impunité les Hugo font des vers.
En 1795, il traduisait modestement la Jérusalem délivrée. Son nom ? Baour-Lormian. Sa médiocrité n’empêche pas qu’il n’ait eu, par sa traduction d’Osian (1801), une très grande influence sur la poésie française et sur l’éclosion même du romantisme.
Cet examen pourrait se prolonger ; mais il lui faudrait un autre prétexte. Sans doute, la période révolutionnaire n’est pas achevée ; Bonaparte n’a point encore paru ; cependant, une paix et une sécurité relatives règnent à l’intérieur. Nous sommes sous le Directoire ; àvec la liberté des mœurs, enfin reconquise, la vie reprend son cours normal ; la poésie est possible. Si elle ne fleurit pas, c’est désormais sans excuse. Il en allait autrement durant les années de fièvre et de sang que nous avons parcourues : les poètes de ce temps eurent quelque mérite même à dire des bêtises. Il faut surtout admirer la persévérance et le courage de Vigée, qui dirigea l’Almanach des Muses depuis 1789 jusqu’en 1820 et le fit paraître régulièrement au milieu des circonstances les plus fâcheuses.
Il y aurait eu un autre moyen de connaître l’état de la poésie pendant la Révolution : l’examen des volumes de vers. Il serait mauvais, et d’ailleurs ce travail a été fait dans les diverses histoires littéraires qui traitent de cette période. On pourrait en donner un résumé d’après l’Almanach des Muses lui-même, Vigée ayant eu l’heureuse idée d’annexer à sa publication une liste des livres nouveaux, poésie et théâtre ; mais à quoi bon copier un catalogue ? Les ouvrages parus à cette époque et dont on ait conservé quelque souvenir sont fort rares. Que citer ? Le Mal, poème philosophique (1790), de Salchli, où on lit ce vers, qui n’est qu’une promesse illusoire :
J’entreprends de chanter le mal et ses bienfaits ;
Poésies diverses, de M. de Bonnard (1791), recueil réimprimé de nos jours ; mais Bonnard était mort depuis 1793. Voici les Fables du doux Florian ; mais elles était écrites depuis longtemps ; en 1795, les Odes républicaines, de Lebrun, et un Recueil de morceaux détachés, par Mme la baronne de Staël de Holstein, qui contient, dit Vigée, « une Épître au malheur, en vers, suivie de quatre opuscules en prose, genre d’écrire où l’auteur paraît plus exercé » ; en 1796, la Jérusalem délivrée de Baour-Lormian, où Vigée trouve « de l’élégance et de la pureté, mais plus souvent encore de la monotonie, de la faiblesse, peu de verve et de coloris » ; les Fables de Mancini-Nivernois (le duc de Nivernois) ; encore des Fables, par Mérard Saint-Just ; les Œuvres de Saint-Lambert, contenant ses poésies diverses.
Mieux que les livres, l’Almanach des Muses est un bon miroir de la poésie de cette époque. Elle est précieuse, cette petite collection, bosquet chétif, mais vert, de palmiers dans les sables.
- ↑ La principale originalité de l’Almanach des Muses, sous la direction de Vigée, est de ne point faire commencer les vers, selon l’usage ancien, par une capitale.
- ↑ Un nommé Clavel d’Haurimonts s’est amusé à refaire ces vers faciles de De Moustier :
Chambre à coucher pour moi, pour mon amie,
Toilette auprès, cabinet à côté,
Pour le berceau d’une jeune Émilie
Plus loin, un lit pour l’hospitalité.
Point de remise et pour toute écurie,
L’humble réduit…, - ↑ Pourtant une pièce de François de Neufchâteau est datée du 20 thermidor.
- ↑ Et Clavel d’Haurimonts continue de lui emprunter ses douces petites idées, avec de moins en moins de vergogne :
Je veux avoir un jour une chaumière,
Dont un verger ombrage le contour.
Pour y passer la saison printanière,
Avec ma muse, et ma mie et l’amour.
……………
Point de fossés ; point de murs de clôture
Aulnes, sureaux, aubépine, églantier ;
Que la bergère y détache la mûre,
Ou de noisette emplisse son panier.