Promenades Littéraires (Gourmont)/Jules Lemaitre

Promenades LittérairesMercure de France (p. 96-104).

JULES LEMAÎTRE

« L’imagination ne saurait inventer tant de diverses contrariétés qu’il y en a naturellement dans le cœur de l’homme. » C’est une très juste maxime de La Rochefoucauld. Pour la faire bien comprendre, il faudrait la mettre en langage moderne, remplacer « contrariétés » par « tendances contraires », et « cœur » par « sensibilité ». La langue du XVIIe siècle est devenue, pour le lecteur vulgaire, presque aussi obscure que celle du xiiie ; on croit en saisir les nuances du premier coup : il y faut de l’étude. M. Jules Lemaître, dont la culture fut toute classique, traduirait bien mieux que moi cette maxime ; il doit d’ailleurs la connaître particulièrement, car elle contient les éléments de son portrait littéraire et le secret de sa psychologie.

Ces « contrariétés » ou tendances contraires, quand elles sont en très grand nombre et très marquées, dans une sensibilité consciente, elles engendrent nécessairement le scepticisme. Nous n’osons condamner des goûts que nous ne sommes pas éloignés de partager, quoique nous ne les ayons pas encore satisfaits, ni des opinions qui ne sont pas sans nous agréer à de certains moments, ni des actes qui nous font envie secrètement ; notre bonne foi n’est pas oscillante ; elle est, comme notre sensibilité, successive : il est peu d’aveux qui ne lui plaisent, tour à tour, de même que des musiques ennemies, si notre oreille est libre de principes, lui peuvent plaire les unes après les autres.

Ce scepticisme par excès d’aptitudes à sentir est assez rare ; il en est d’autres, moins estimables. Il y a le scepticisme du sot, qui ne s’intéresse à rien ; celui du lâche, qui n’ose dire sa pensée par peur des responsabilités ; le scepticisme du timide, qui craint d’être jugé ; celui du débile, dont la mobilité fait parfois figure de diversité ; celui du prudent, qui n’ose se décider ; celui de l’ambitieux, qui se réserve ; celui du voluptueux, qui se laisse, comme un habile nageur, porter de vague en vague, par le rythme de la vie. L’état de scepticisme est si beau qu’il a toujours fait envie au commun des hommes ; ils y plient leurs vices et leurs défaillances : l’hypocrisie du scepticisme est l’une des plus répandues et des plus difilcllcs à démasquer.

La vie, cependant, y réussit presque toujours. Le sot finit par s’intéresser au moins à lui-même, à ce moi auquel la durée a donné une certaine importance, comme à ces choses bêtes et laides, mais très anciennes ; le débile, un jour, se fâche, et l’on connaît, par la cause de sa colère, sa tendance secrète ; le lâche a trouvé l’abri d’une coterie, ce qui lui permet de devenir fanfaron ; le prudent se trahit, en faisant enfin porter ses soucis sur un point unique ; le voluptueux se lasse bientôt même de la volupté, et l’on voit que son scepticisme n’était que de la paresse ; satisfait, l'ambilieux n’a plus à cacher son but, puisqu’il le touche.

Reste l’homme aux « diverses contrariétés », qui sera ici, si on le veut bien, M. Jules Lemaître. Voyons par quel mécanisme, de sceptique il devient partisan. On ne peut exercer également diverses aptitudes qu’en partageant entre elles la somme d’activités dont on dispose ; mais ce partage, qui semble facile durant la jeunesse, pendant les années d’accroissement de force, commence à devenir fâcheux le jour où la force n’augmente plus ; il est franchement insupportable dès que, même à un degré imperceptible, la force commence à diminuer. Il faut alors choisir. On s’y résigne et l’on s’allège. Les uns rejettent brusquement tous les fardeaux, un seul excepté ; les autres se contentent, provisoirement, du moins, de les répartir selon un équilibre meilleur, il s’établit, dans les activités, un ordre fondé sur la hiérarchie. Cela dure quelques années, puis un nouvel arrangement met en avant une activité qui ne s’était encore que rarement exercée. Ce n’est qu’après des essais multipliés d’équilibre, que l’homme trop riche se résout enfin à se débarrasser de tout ce qui gênait le plein développement de sa tendance maîtresse.

M. Jules Lemaître avait eu, lui, bien des tendances contraires : le professorat, la poésie, la critique, le roman, le théâtre, l’éloquence, la politique. Sauf la dernière, il les a exercées presque toutes simultanément, au moins par groupe de trois ou quatre à la fois. Il a été, comme plusieurs de ses anciens élèves en ont témoigné, comme ses succès de carrière l’attestent, un très bon professeur, remplissant le rôle du maître qui est, bien plus encore que d’enseigner, de piquer les intelligences, de les étonner, et ensuite de les maintenir en éveil. Poète, il fut amusant, lorsque, comme le dit M. Sansot-Orland[1] « avec un égal abandon d’intimité et de prosodie », il nous initia, selon la manière de M. François Coppée, à ses amours éphémères d’étudiant et de jeune professeur. Mais la poésie même fut pour lui un de ces brefs amours ; il en tira quelque plaisir, sans doute, et un peu de cette considération spéciale, presque ironique, mais réelle, que l’on accorde volontiers, en France, à tout homme d’esprit qui sait tourner un sonnet et qui n’en abuse pas. Jules Lemaître, c’est bien ; Jean Aicard, c’est trop.

Le critique s’était déjà manifesté avant le poète ; il le fit taire. Deux morceaux, également agréables, suffisamment pervers, modérément méchants, révélèrent dans le même temps, vers 1884, M. Jules Lemaître aux différents publics littéraires : son Renan dans la Revue bleue et son Huysmans dans la Revue contemporaine. Ni l’une ni l’autre de ces études n’a une grande valeur critique ; elles sont curieuses par ce partipris de ne pas être dupe ; mais il n’est pas mauvais, et c’est, après tout, un signe de supériorité, d’être crédule au génie, au talent, à l’effort loyal et désintéressé. Le snob est plus utile à la civilisation que l’anti-snob, que le critique qui, eau froide ou eau tiède, lance sur les enthousiasmes la douche de sa colère ou de sa blague. On ne veut pas dire que M. Jules Lemaître soit allé jusqu’à la blague ; mais il s’en est approché de bien près, et il n’a certainement échappé à la tentation de s’y jeter que grâce à la forte éducation classique qui avait formé son goût. Le jour qu’il la côtoya de plus près, ce fut quand il s’amusa, devant une galerie heureuse de tant de dextérité, à dépecer Georges Ohnet, alors le grand romancier de la bourgeoisie : mais là, le ton badin et narquois convenait merveilleusement à l’insignifiance du personnage littéraire ; le scalpel était un couteau à papier et la table d’anatomie, un tréteau d’escamoteur.

La littérature critique de M. Jules Lemaître a des mérites de clarté, de finesse, de bon sens ; on peut regretter qu’elle n’ait pas aussi, non pas des principes, dont elle se passe fort bien, mais une direction. Elle marche vraiment un peu à l’aventure. Il a manqué à cet écrivain spirituel d’avoir eu, ne fût-ce que pendant deux ou trois ans, une foi littéraire. C’est la plus heureuse des disciplines inlellectuelles. On apprend à juger pour d’autres motifs que son goût personnel ; on sent la nécessité de certains sacrifices esthétiques ; ont comprend que les œuvres puissent avoir, même dans un champ limité, un intérêt social indépendant de leur intérêt d’art. Les cénacles sont très utiles ; on y est initié à une certaine qualité d’injustice, qui a une grande valeur moralisatrice, parce qu’elle est un moyen de s’opposer à une injustice plus grande. Les nerfs se détendent toujours assez vite et le moment vient toujours trop tôt de certaines concessions. Boileau, si cruel dans ses vers, est indulgent dans ses lettres et ses commentaires en prose. Mais, bonne ou mauvaise, son œuvre était faite. Si les symbolistes ne s’étaient pas montrés si dédaigneusement injustes pour Victor Hugo, ils n’auraient jamais conquis leur place au soleil. Le grand défaut de la critique de M. Jules Lemaître est donc de n’avoir pas de but ; elle a manqué de force, parce que l’auteur manquait de discipline. On peut en dire autant de ses œuvres d’imagination, roman ou théâtre. Hormis pour quelques livres initiateurs, presque toute la littérature tire sa valeur de sa conformité avec un idéal esthétique momentané. Il faut qu’un contemporain du romantisme soit romantique ; sinon, Béranger ou Viennet, il est nul. N’appartenir à aucune école, est-ce permis, même à un Shakespeare ? Shakespeare a continué d’abord le théâtre tel qu’il l’a trouvé. Ce fut le malheur de tels de nos contemporains, d’ailleurs bien doués, de n’être ni parnassiens, ni naturalistes, ni symbolistes. Cet isolement en a fait des épaves, qui flottent au hasard, tandis que le bateau qu’elles ont côtoyé un instant est depuis longtemps au port, où il se repose en attendant un nouvel équipage et une nouvelle traversée.

Si M. Jules Lemaître a méconnu, dans l’ordre littéraire, la nécessité des disciplines nettement consenties, il n’en a pas été de même dans l’ordre politique. C’est que peut-être sa véritable vocation était là. Allégé de toutes ses habitudes secondaires, le dilettante s’est enfin révélé ce qu’il était réellement : un excellent homme d’action, un apôtre social. Est-ce déchoir, quand on a été un brillant critique, un romancier excellent, un dramaturge heureux, de jouer le rôle, généralement humble, de journaliste politique ? On ne déchoit jamais, quand on exerce avec talent et autorité le métier que l’on a choisi, après en avoir pratiqué plusieurs autres. Au contraire, il semble que l’on se réalise enfin et que l’on trouve, quoique sur le tard, sa voie. Et d’ailleurs, c’est moins de la politique que fait M. Jules Lemaître que de la médecine sociale. Je pense que ceux mêmes qui goûtent peu les remèdes qu’il préconise, admirent cependant la maîtrise du clinicien.

La médecine, même sociale, n’est pas incompatible, au contraire, avec un certain scepticisme. Il sera intéressant de suivre M. Jules Lemaître dans l’exercice de son métier nouveau, de sa foi nouvelle. Depuis cinq ou six ans qu’il exerce, il a donné presque autant d’inquiétude à ses amis qu’à ses ennemis. On dirait par moments qu’il recommence à se dissocier. De même qu’il fut à la fois auteur et critique dramatique, il pourrait bien se révéler un de ces jours à la fois auteur et critique politique. Il y a un livre, que je ne connais que de vue, qui porte ce titre : Les motifs de douter et les raisons de croire. M. Jules Lemaître est fort capable de mettre un de ces jours les raisons à la place des motifs, et réciproquement.

1903.
  1. Les Célébrités d’aujourd’hui : Jules Lemaître ; Paris, Bibliothèque internationale, 1903.