Promenades Littéraires (Gourmont)/Flaubert et la bêtise humaine

Promenades LittérairesMercure de France (p. 200-208).


FLAUBERT ET LA BÊTE HUMAINE


Quand Flaubert eut décidé d’écrire l’extraordinaire roman qui devait s’appeler Bouvard et Pécuchet, il plongea courageusement dans le gouffre de la bêtise humaine, d’où il rapporta un jour les sombres et lamentables trésors. Il avait d’abord songé à ranger ses découvertes sous la forme d’un Dictionnaire des idées reçues, dont il a, en effet, laissé une esquisse, et où la bêtise coudoierait la méchanceté, qui étalerait l’ironique triomphe de la médiocrité sur le génie, immolerait les grands hommes aux imbéciles, les martyrs aux bourreaux, serait comme l’apologie de la canaillerie humaine sous toutes ses faces. On aurait trouvé là « tout ce qu’il faut dire en société pour être un homme convenable et aimable », c’est-à-dire sans idéal, sans générosité, sans esprit, approbateur de tous les succès, dénigreur de tous les désintéressements, admirateur de toutes les sottises, de toutes les bassesses en même temps que de toutes les calinotades, de toutes les jocrisserîes, car Flaubert, homme d’un cœur aussi admirable que l’intelligence, ne séparait pas la stupidité de la méchanceté. Comme il vivait loin du monde, c’est dans les livres qu’il espérait surtout faire sa moisson d’horreurs. Son labeur fut effroyable. Il en lut près de quinze cents, sans compter tous ceux que des amis dévoués dépouillaient pour lui. Peu à peu, cependant, l’idée se dédoubla et après l’avoir longtemps portée dans sa tête, il voulut en tirer à la fois une œuvre philosophique, le Dictionnaire, et un roman, Bouvard et Pécuchet, que la mort lui permit seul d’achever, ou presque : le Dictionnaire, demeuré sous la forme de plan, ne contient que quelques pages définitives, que l’on a retrouvées dans un amas formidable de documents.

On se souvient des dernières lignes du roman, de l’ébauche du dernier chapitre « Ainsi tout leur a craqué dans la main. — Ils n’ont plus aucun intérêt dans la vie. — Bonne idée nourrie en secret par chacun d’eux. Ils se la dissimulent. De temps à autre ils sourient quand elle leur vient, puis enfin se la communiquent simultanément : Copier comme autrefois. » Et ils copient scrupuleusement dans les livres qu’ils avaient lus et mal compris toutes les absurdités qu’ils avaient choisies comme principes directeurs de leur conduite ou qui les avaient séduits par leur platitude ou par leur incongruité. L’édition Conard, dont la publication s’achève, donne un choix, rien qu’un choix, malheureusement, parmi les âneries qui séduisent les deux bonshommes. C’est un formidable sottisier, dont chaque sottise est signée d’un nom souvent illustre. Maupassant, dans la préface de l’édition Quantin, avait déjà cité cette ânerie à triple détente tirée d’un mandement de l’évêque de Metz, en 1840 : « Les inondations de la Loire sont dues aux excès de la presse et à l’inobservation du dimanche. » La phrase suivante, de Raspail, ne lui cède en rien comme bêtise seulement, au lieu d’être ecclésiastique, elle est scientifique : « La maladie des pommes de terre a pour cause le désastre de Monville. Le météore a plutôt agi dans les vallées, il a soustrait le calorique. C’est l’effet d’un refroidissement subit. » Proudhon moralise. Jamais peut-être l’indignation n’a rien produit de plus comique : « Les femmes en Égypte se prostituaient publiquement aux crocodiles ! » Voici de la philosophie providentielle. Fénelon dit « L’eau est faite pour soutenir ces prodigieux édifices flottants que l’on appelle des vaisseaux. » Bernardin de Saint-Pierre ajoute modestement « Les puces se jettent partout où elles sont, sur les couleurs blanches. Cet instinct leur a été donné pour que nous puissions les attraper plus aisément. » Et encore : « Le melon a été divisé en tranches par la nature afin d’être mangé en famille ; la citrouille, étant plus grosse, peut être mangée avec les voisins. » Gaume, qui voit partout des miracles : « Je remarque sur les poissons que c’est une merveille qu’ils puissent naître et vivre dans l’eau de la mer, qui est salée, et que leur race ne soit pas anéantie depuis longtemps. » Voici de la jocrisserie pure et simple. Napoléon III a dit dans une proclamation : « La richesse d’un pays dépend de la prospérité générale. » Damiron, dans son cours de philosophie « Nul doute que les hommes extraordinaires, en quelque genre que ce soit, ne doivent une bonne partie de leur succès aux qualités supérieures dont leur organisation est douée. » Havin constate : « Sitôt qu’un Français a passé la frontière, il entre sur le territoire étranger. Et Gaillardet : « Les édifices humains ne conservent leur solidité qu’autant qu’ils restent sur leurs bases. » Alfred Michiels s’écrie « Homme heureux qui a obtenu la gloire pendant sa vie, le seul moment où l’on puisse en jouir. » Adrien Marx est inquiet « En admettant que l’hippophagie devienne générale et que les estomacs les plus délicats s’en accommodent, trouvera-t-on assez de coursiers pour défrayer nos tables ? » Ponsard hoche la tête « Je trouverais mauvais qu’une fille peu sage vécût avec un homme avant le mariage. » La haine religieuse, politique ou littéraire a souvent incliné à la sottise les plus beaux esprits. Chateaubriand dit de Napoléon : « C’est, en effet, un grand gagneur de batailles ; mais hors de là le moindre général est plus habile que lui. » Et il ajoute « On a cru qu’il avait perfectionné l’art de la guerre, et il est certain qu’il l’a fait rétrograder jusqu’à l’enfance de l’art. » Bossuet a traité Molière d’« infâme histrion » et Veuillot, quand il n’appelle pas Byron un être digne du bagne, le trouve « un peu bête ».

Lamartine écrit tranquillement « Rabelais, ce boueux de l’humanité », et La Harpe disait d’un ton protecteur : « Shakespeare lui-même, tout grossier qu’il était, n’était pas sans lecture et sans connaissance. » Il y a des phrases d’un comique tout simple, tout bénévole : « Une femme de génie, dit une femme inconnue, qui en avait certainement, porte ses entrailles dans sa tête. » Feuillet abonde en cocasseries : « Un vieillard honnête qui digère paisiblement au coucher du soleil. Quel ravissant tableau ! » Le mépris de la poésie fait dire à Sarcey cette chose extraordinairement burlesque : « L’alexandrin parle des vertus et des vices avec toute l’autorité convenable, c’est son vrai langage. Sous la main de Molière, il se brisait, il s’assouplissait pour suivre les détours de la conversation. On eût dit le gendarme qui, rentré dans son ménage, débarbouille ses enfants et leur trempe la soupe. » Citons encore cette suite baroque de métaphores due à Mermillod, évêque de Genève : « Mesdames, dans la marche de la société chrétienne, sur le railway du monde, la femme c’est la goutte d’eau dont l’influence magnétique, vivifiée et purifiée par le feu de l’Esprit-Saint, communique aussi le mouvement au convoi social sous son impulsion bienfaisante il court sur la voie du progrès et s’avance vers les doctrines éternelles. Mais si, au lieu de fournir la goutte d’eau de la bénédiction divine, la femme apporte la pierre du déraillement, il se produit d’affreuses catastrophes. » Ces sottises, qui nous amusent, délectaient aussi Flaubert qui y prenait un amer plaisir. Les années pendant lesquelles il médita, documenta et écrivit Bouvard et Pécuchet, avaient pourtant été très fâcheuses pour lui et avaient révolutionné sa vie privée, mais il demeura ferme dans son dessein et acheva avec sérénité son livre écrasant. La bêtise éclatante, si l’on peut dire, est rare ; le plus souvent elle est morne, elle est attristante. Flaubert pliait les épaules. Il écrivait à Mme Roger des Genettes : « Me voilà à la partie la plus rude et qui peut être la plus haute de mon infernal bouquin, c’est-à-dire à la métaphysique ! Faire rire avec la théorie des idées innées ! Enfin, j’espère au commencement de septembre n’avoir plus que deux chapitres. Mais je suis encore loin de la terminaison totale. »

Le mois suivant, en octobre 1879, il mande à Maupassant : « Ma religion (la partie du livre concernant la religion) m’exténue. J’ai peur d’être terminé moi-même avant la termination de mon roman. » L’année suivante, il n’était plus. Bouvard et Pécuchet nous amuse (avec tout ce que je mets de profond dans le mot) autant que Don Quichotte amusait nos ancêtres et amuse encore beaucoup de nos contemporains. C’est peut-être le livre par excellence, le livre pour les forts, car il contient bien de l’amertume et son goût de néant porte au cœur.

J’ai dit que le Dictionnaire des idées reçues avait été conçu par Flaubert parallèlement à Bouvard et Pécuchet. En réalité, il lui est un peu antérieur, et, ayant donné le pas au roman, il fut amené à y fonder quelques-unes des idées qui s’y trouvaient indiquées. Rien n’indique pourtant qu’il y ait renoncé, si non à le faire paraître, du moins à l’achever, puisqu’on en a trouvé dans ses papiers deux rédactions différentes. À un moment il avait compté beaucoup sur un tel livre. Il écrivait à Louise Colet en décembre 1852 « Je crois que l’ensemble serait formidable comme plomb. Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler de peur de dire naturellement une phrase qui s’y trouve. Quelques articles, du reste, pourraient prêter à des développements splendides comme ceux de homme, femme, ami, politique, mœurs, magistrat ; on pourrait, d’ailleurs, en quelques lignes, faire des types et montrer non seulement ce qu’il faut dire, mais ce qu’il faut paraître. » Le texte du Dictionnaire, tel qu’on le possède, est loin de répondre, dans son état d’esquisse, d’indications, à ce qu’avait rêvé Flaubert. Les mots sur lesquels il comptait le plus n’y figurent pas, soit qu’il en ait ajourné la rédaction, soit qu’il faille aller les chercher dans un des nombreux dossiers de notes qu’il avait assemblées sur toutes sortes de sujets, amour, philosophie, grands hommes, morale, socialisme et politique, etc. Ensuite, la rédaction des quarante feuillets du Dictionnaire est extrêmement sommaire, presque toujours, quelquefois à l’état de simple indication. Enfin beaucoup de ces idées reçues ne le sont plus du tout. Elles ont disparu, remplacées par d’autres, la sottise dominante d’une époque n’étant pas identique à celle d’une autre époque. Même parmi les plus bêtes, il y a peu d’idées immortelles. Un pareil dictionnaire devrait être constamment tenu à jour, avec beaucoup plus de soin que celui de l’Académie. Il faut bien se souvenir dece que disait Renan, que la bêtise humaine était la seule chose qui lui donnait une idées de l’infini. La matière est immense autant qu’elle est variable et, disons-le, incertaine, car la sottise et le lieu commun difiérent souvent de qualité selon le point de vue sous lequel on les considère. Mais toutes les idées reçues à un moment parmi les hommes ne sont pas non plus nécessairement des sottises, pas plus qu’elles ne sont des vérités. Elles ont cours, voilà tout, et en les proférant on est toujours sûr de se trouver dans la moyenne, de ne montrer aucune originalité, ce qu’il faut éviter avec soin, quand on tient à sa réputation. Là était surtout le but ironique de Flaubert. Ce Dictionnaire doit être pris comme une satire de l’esprit humain et il faut le lire avec bonne humeur, même quand on s’y sentirait égratigné. Bien senti. il est prodigieusement comique.