Promenades Littéraires (Gourmont)/Anecdotes littéraires : les décadents

Promenades LittérairesMercure de France (p. 191-197).


ANECDOTES LITTÉRAIRES

LES DÉCADENTS


Il y a un sonnet de Verlaine qui est toujours très beau, qui fut célèbre, il y a quelque vingt ans ; son premier vers.

Je suis l’Empire à la fin de la décadence,

a servi à baptiser tout un mouvement littéraire. C’est après l’avoir lu ou l’avoir entendu réciter dans telle brasserie du Quartier latin que M. Paul Adam, encore adolescent, fonda un petit journal de littérature bravement appelé : La Décadence. Quelques années plus tard, d’autres jeunes gens lancèrent une bizarre petite feuille intitulée : Le Décadent, Très longtemps, des écrivains, aujourd’hui classés, honorés, estimés de l’Académie et de M. Brunetière, subirent cette épithète, d’abord amusante, ensuite agaçante comme une plaisanterie qui a trop duré. M. Henri de Régnier était un décadent, et aussi M. Jean Moréas, et décadents leurs maîtres, Verlaine et Mallarmé.

Eux-mêmes, il faut bien le reconnaître, se considéraient comme tels ; l’on eût sans doute fâché M. de Régnier en lui prédisant qu’il serait tenu, quelques années plus tard, pour un des plus vrais représentants de notre tradition littéraire, un de ceux qui, à travers les romantiques, rejoignent directement les poètes de la plus belle époque française. Mais M. Moréas, en ce temps-là, se croyait encore bien plus décadent que M. de Régnier. Il était, après Verlaine, le décadent type, le décadent intransigeant, et il écrivait, en collaboration avec M. Paul Adam, un volume absurde, le Thé chez Miranda, dont la folie étonne également aujourd’hui et ceux qui le composèrent, et ceux qui l’admiraient.

Ces débuts tumultueux et incohérents font penser à la silencieuse jeunesse de Flaubert. Lui aussi il écrivit des proses et même des vers bien dignes d’être appelés décadents ; mais il se garda de les publier : sa première œuvre fut une œuvre maîtresse. Quelques-uns des anciens décadents ont donné, en ces dernières années, des livres d’une évidente valeur ; presque tous seraient arrivés plus tôt à la renommée si le souvenir des excès de leur jeunesse ne leur avait barré la route de la gloire.

Je ne pense pas qu’à aucun moment de notre vaste et longue histoire littéraire il y ait jamais eu une telle poussée d’extravagance. Les romantiques eux-mêmes paraissent sages et débonnaires auprès des décadents. Même lorsque, lassés de ce surnom, ils voulurent être appelés symbolistes, que de fièvre encore et que d’insanités ! La cause ? On ne l’a encore jamais trouvée. Elle est certainement plutôt sociale que littéraire. Il faut sans doute la chercher dans ce développement de l’individualisme qui accompagna les premières années de la République. C’est la liberté politique, alors immense, qui engendra le goût de la liberté littéraire. Aujourd’hui que la liberté politique tend à se restreindre, la liberté littéraire suit la même marche ; les derniers jeunes écrivains sont presque tous socialistes et modérés, disciplinés et pratiques. Ils soutiennent le gouverment (ce qui est leur affaire) ; nous autres, il y a quinze ans, nous ne savions même pas qu’il y eût un gouvernement. On jouissait de la liberté d’écrire, de la liberté de vivre, de toutes les libertés et l’on ne songeait à rien qu’à dire sa pensée, même quand elle était un peu folle.

Mais, décadence : quelle erreur ! Jamais il n’y eut tant d’extravagance, peut-être parce qu’il n’y eut jamais tant de sève. Les talents naissaient tous les jours. C’était, comme aux premiers âges du monde, une création perpétuelle. Et quel désintéressement chez ces jeunes gens ! Mais, je dois le dire, ce désintéressement excessif, qui les portait à défier le public, à railler les journaux, à se cacher dans de toutes petites revues, fut aussi une des causes de leur succès tardif. Ils prétendaient se passer du lecteur vulgaire, qui se passa d’eux très facilement.

L’un de ces jeunes poètes d’alors, aujourd’hui assagis, ou, hélas ! disparus, M. Adolphe Retté, vient précisément de raconter quelques-unes des aventures littéraires où il fut mêlé vers les premiers temps du symbolisme. Le volume[1], quoique un peu décousu, est intéressant. On y voit passer, en une revue pittoresque, les grandes et les petites figures du symbolisme. Ce n’est pas, il s’en faut de beaucoup, un tableau complet, mais bien, comme le certifie le titre, « des anecdotes et des souvenirs ». M. Retté nous fait assister à la naissance, à la vie brève et à la mort brutale de plusieurs de ces petites revues où les poètes jaloux écrivaient pour eux seuls des poèmes qui n’arrivèrent au public que dix ans plus tard. La plus singulière de toutes, peut-être, était la Cravache. Elle est excessivement rare, si rare qu’il est difficile, non pas seulement de la posséder, mais de la regarder et de la feuilleter. C’était une sorte de petit journal où la finance alternait avec la littérature. L’imprimeur, pourvu que les trois premières pages fussent remplies, se souciait fort peu de la qualité de la prose ou de la coupe des vers. Il faisait composer ce qu’il recevait, à mesure, sans autre souci que d’éviter des démêlés avec la justice. Un jeune homme, M. Georges Lecomte, découvrit ce journal absurde et en fit, avec M. Adolphe Retté, une des gazettes littéraires les plus curieuses que l’on puisse imaginer. Les rédacteurs s’appelaient : Huysmans, Moréas, H. de Régnier, Kahn, Vielé-Griffîn, Paul Adam, Hennique, Ch. Morice, Fénéon, — et enfin Verlaine. C’est dans cette obscure et mystérieuse Cravache qu’il faut chercher la première version du volume de Verlaine, Parallèlement. Les poètes symbolistes avaient alors une si mauvaise réputation que Verlaine lui-même en pâtissait : aucun autre journal dans Paris n’aurait accueilli les vers de celui qui pourtant avait déjà publié Sagesse. C’est également la Cravache qui donna l’étude de M. Huysmans sur la Bièvre et la traduction, par M. Vielé-Griffin, des poèmes de Walt Whitman.

Je crois qu’il n’y a guère qu’en France où l’on voie de telles choses : dix écrivains et poètes de talent, dont l’un est Verlaine et l’autre Huysmans, auxquels tous les journaux sérieux sont fermés et aussi à peu près toutes les revues. En ce temps-là, pour pouvoir imprimer sa pensée avec liberté, il fallait fonder soi-même une petite revue. On se groupait, on recueillait quelque argent, et l’on cherchait un imprimeur. C’est ainsi, et non autrement, que naquit, il y a quatorze ans, jour pour jour, une revue, alors minuscule, le Mercure de France. Je me souviens que M. Arthur Symons, quand il commençait à fréquenter les jeunes écrivains français, avait beaucoup de peine à croire à la véracité de telles anecdotes : elles sont pourtant indiscutables. Les écrivains de ma génération qui sont arrivés à quelque chose ont réellement eu à lutter contre le monde entier. S’ils sont restés très indépendants, c’est qu’ils se souviennent de cela. Ils ne doivent guère de reconnaissance à personne. Leurs maîtres, du reste, étaient aussi maltraités qu’eux-mêmes : ce n’est qu’à la fin de leur vie que Mallarmé et Verlaine gagnèrent, avec leur littérature, un peu d’argent, — mais si peu !

Les temps sont devenus moins incléments, même pour les jeunes gens tout à fait inconnus. Peut-être que les histoires racontées par M. Retté, avec une verve agréable, leur feront l’effet de légendes. Ce sont bien des légendes, hélas ! car tout est légende, qui est situé dans le passé. Ce passé, cependant, est très récent ; il est d’hier, exactement. De ceux qui en furent les héros insouciants, si plusieurs sont morts et d’autres disparus, quelques-uns, à peine à moitié de leur carrière, ne sont également qu’à moitié de leur gloire.

1904.
  1. Le Symbolisme. Anecdotes et Souvenirs. Paris, A. Messein, éditeur.