Promenade en Hollande/Texte entier

Libraire de L. Hachette et Cie (p. couv.).


PROMENADE

EN HOLLANDE

PAR
Mme LOUISE COLET

Séparateur

PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
RUE PIERRE-SARRAZIN, n° 14

1859

PROMENADE
EN HOLLANDE.



I


Anvers. — Document inédit sur l’attaque d’Anvers par le duc d’Anjou. — Rotterdam.


Depuis environ un siècle, tout cachet d’originalité s’efface des nations comme des individus ; il est grand temps de saisir les derniers vestiges de caractère distinct que présentent encore plusieurs pays. Qui dit vestiges dit fragments ; donc ce caractère de certaines particularités qui frappent le voyageur chez quelques peuples n’a plus d’unité : partout l’empreinte uniforme (et désespérante pour celui qui aime le pittoresque et l’inattendu) des usages et des modes anglaises et françaises. Longtemps en lutte avant de comprendre qu’elles devaient être réunies, la France et l’Angleterre ont laissé dans le monde entier les traces ineffaçables de leur passage. Là même où elles n’ont pas exercé de conquêtes réelles, leur influence a été fatalement ou providentiellement subie ; on les a imitées librement, c’est-à-dire sans contrainte, par ce seul prestige qui impose l’ascendant d’un autorité civilisatrice. Il en est des nations comme des individus : on veut toujours ressembler à ce qui paraît plus grand que soi.

Ce n’est pas seulement à l’Europe et à l’Amérique que la France et l’Angleterre ont étendu cette double puissance de tout façonner à leur image, mais encore l’Asie.

La Chine est ouverte : avant peu d’années elle sera devenue européenne, c’est-à-dire anglaise et française. Le littoral de l’Afrique a vu passer et dominer tous les peuples de l’Europe sur ses rivages ; il ne reste donc plus au voyageur qui cherche des peintures de mœurs nouvelles, que l’intérieur encore sauvage et jusqu’ici presque impénétrable de cette même Afrique.

Hélas ! ce n’est pas dans ces contrées inexplorées que nous pouvons conduire nos lecteurs ; le chemin de fer nous entraîne banalement sur des routes mille fois parcourues et décrites : hâtons-nous de saisir dans les villes et dans les campagnes quelques signes de race et de mœurs qui nous font sentir encore que nous ne sommes ni en France ni en Angleterre. Franchissons Bruxelles sans nous y arrêter : à quoi bon visiter le palais du roi, celui du duc de Brabant et les hôtels des ministères entourant le parc et le jardin publics ? Sans doute ce quartier a de la gaieté et de l’élégance ; mais à quoi bon décrire des monuments vus partout ? à quoi bon parler du passage Saint-Hubert, diminutif de nos passages parisiens, et même de Sainte-Gudule, qui ressemble à toutes nos belles églises gothiques et qui ne suffit pas avec la pittoresque place de l’Hôtel-de-Ville pour donner un caractère à cette petite capitale qui imite Londres et Paris.

C’est par une radieuse journée du commencement, de septembre : le soleil brille, les arbres de la route frissonnent, verts et frais des dernières pluies d’août qui leur ont refait des rameaux printaniers ; la brise est chaude, et le ciel d’un bleu doux où se massent en formes toujours changeantes de beaux nuages blancs que le soleil colore. Ce début de voyage m’inspire à la fois de la confiance et de l’attrait pour le climat du Nord, et, tandis que la vapeur m’emporte de Bruxelles à Anvers, je savoure ce jour tiède d’automne qui me rappelle la température du Midi. Mais au lieu des bois jaunis et desséchés par le vent sec de la Méditerranée, au lieu des herbes roussies et brûlées, une verdure toujours renaissante qui égayé le paysage !…

J’en étais là de mon idylle quand les blancs nuages devinrent gris, puis noirs, et bientôt à la place du soleil disparu se jouèrent quelques éclairs rapides ; le tonnerre gronda et un formidable orage éclata tout à coup ; il inonda la campagne et ruissela sur la toiture des usines et des maisons, tandis que le convoi traversait Malines. À mesure que la pluie tombait, le ciel prenait cette teinte uniforme qui a l’apparence opaque d’une eau stagnante et sans reflet. L’orage formait d’immenses rideaux derrière lesquels la campagne disparaissait. Il plut de la sorte jusqu’à Anvers, dont les remparts et les portes m’apparurent à travers une éclaircie de jour. Je saluai ces remparts avec respect. Anvers pourrait être appelée l’héroïque, car elle a dans l’histoire des pages glorieuses, des jours belliqueux où ses bourgeois se changent en soldats téméraires qui savent vaincre ou mourir.

Anvers avec ses nombreuses églises, ses couvents, ses corporations, ses rues et ses places peu fréquentées (dans les quartiers éloignés du port), ses grandes maisons aux larges portes carrément assises et arrondies vers le haut ; Anvers a un air de vétusté qui m’a rappelé quelques vieilles villes françaises, Bourges, par exemple ; mais ce n’est point là un cachet d’originalité et de nationalité distinctives qui mérite qu’on s’y arrête. La pluie continue à tomber en nappe fine et pressée qui répand sur tous les objets un ton gris. Voulant profiter pour visiter la ville des dernières heures du jour, je monte dans une de ces voitures dont nos vieux fiacres parisiens ont fourni le modèle ; ces voitures, depuis Bruxelles jusqu’à Amsterdam, s’appellent toutes des vigilantes. Le nom est l’hyperbole de la chose, car jamais je n’ai usé de véhicules d’une plus irritante lenteur. Je m’en accommode assez pour visiter le canal de construction, dont les bassins font penser à ceux du Havre, le port encombré de maisons, et les bords de l’Escaut, qui, par ce ciel gris de plomb, m’a rappelé la mélancolie de la Tamise. La nuit arrive promptement et je remets au lendemain la visite du musée et des églises, que Rubens remplit de son nom et de sa gloire.

Le lendemain, la pluie ne cesse pas et le temps est encore plus sombre ; mais les toiles de Rubens ont un tel éclat, son coloris est si vivace, un si grand rayonnement s’en échappe, que ses tableaux, pour ainsi dire, s’éclairent eux-mêmes. Le musée d’Anvers, construit dans un jardin, a un péristyle à l’antique ; on monte un large escalier et l’on arrive dans les salles, où deux ou trois amateurs copient les chefs-d’œuvre du maître. Je refuse un livret et un guide : j’aime à aller à l’aventure et à trouver moi-même le but de mon admiration. Dans la première salle, je suis attirée par un Calvaire de Rubens : dans la contorsion nerveuse des deux larrons se manifestent les qualités outrées du peintre ; un soldat perce le Christ d’une lance ; la Madeleine éplorée qui est au pied du crucifié est d’une grande beauté d’expression ; sa douleur mouvementée contraste avec la douleur calme et la pâleur morbide de la Vierge. Saint Jean, le disciple bien-aimé, semble défaillir et s’appuie contre l’épaule de la mère du Christ.

Voici un autre tableau de Rubens où toutes les richesses fantasques de son pinceau se sont déployées ; c’est l’Adoration des Mages : la Vierge dans la crèche est vêtue de brocart et de velours, et l’entrée de l’étable est soutenue par une colonne de marbre d’ordre corinthien. Rubens ne pouvait renoncer à l’effet inouï qu’il tirait des riches étoffes et de l’architecture ornementée. Tout ce tableau est dominé par une très-belle tête de chameau qui, du dehors de l’étable, se dresse et tend son long cou au-dessus des groupes divers. Sur son dos sont huchés des esclaves qui se penchent et regardent curieusement l’enfant divin dont la venue va racheter le monde.

Je m’arrête ensuite devant un Calvaire de Van Dyck qui, par son calme funèbre, est l’opposé des effets violents de Rubens. Un Ensevelissement du Christ, également de Van Dyck, a le même caractère d’angoisse morne et vraie.

À côté de la mort voici la vie, la vie exubérante et heureuse : c’est encore un Rubens. La principale figure de ce tableau est une belle femme, pleine de vigueur ; auprès d’elle est un superbe enfant robuste et nu, aux chairs roses comme celles de sa mère ; au-dessus de l’enfant, sur un fût de colonne, est perché un grand perroquet ; derrière ce groupe, un vieillard assis regarde avec convoitise la jeune femme.

C’est ensuite un Calvaire de Rubens, d’une tout autre manière que sa manière ordinaire : le Christ est seul expirant sur la croix ; sa pâleur et son angoisse ont une empreinte de résignation divine. Jérusalem se déploie à ses pieds.

un autre tableau de Rubens m’a profondément frappée : c’est la rencontre de Jésus ressuscité et de ses trois disciples. Jésus leur montre ses plaies saignantes. La beauté de la figure du Christ est complète ; elle participe de l’art grec par la pureté des lignes et de l’art chrétien par un rayonnement divin ; on voudrait regarder à jamais cette tête blonde, idéale et transfigurée.

Voici un paysage de Téniers, à la fois poétique et bourgeois, qui me plaît beaucoup : un élégant château est dans le lointain, une ferme sur le premier plan, des paysans attablés fument et boivent ; tous les détails du paysage et des figures sont rendus avec un fini et une ténuité à défier la loupe.

Je m’arrête longtemps devant un tableau de Davos, toile étroite et haute qui, je crois, n’a jamais été gravée, mais qui mérite d’être décrite : c’est l’Hérodiade, tête sinistre et superbe de courtisane, dont les bras nus sont d’un modelé de marbre grec ; elle porte dans sa belle main un plat d’argent appuyé contre son manteau de pourpre qu’elle soulève. Dans ce plat est la tête de saint Jean, qu’un soldat vient de trancher et qu’il tient encore par ses cheveux noirs. Le corps du saint gît devant l’Hérodiade, les deux pieds appuyés contre sa robe de brocart. La chevelure de cette femme est blonde avec des ornements d’or et de perles ; des agrafes en émeraudes fixent le manteau de pourpre à ses épaules ; au creux du corsage, coupé en carré, brille, comme une goutte de sang, un gros rubis. Le soldat, à la mine bestiale et farouche, balance encore dans sa main le sabre sanglant. Une matrone qui escorte l’Hérodiade contemple cette scène avec curiosité. Dans le fond est la forteresse qui a servi de prison à saint Jean, et d’où il vient de sortir ; des prisonniers, hommes, se penchent et regardent étonnés à travers les barreaux ; une seule femme se montre à une fenêtre de côté.

Ce tableau laisse une forte impression comme une scène vivante.

Du musée, je me rends à la cathédrale d’Anvers, pour voir les deux Descentes de Croix de Rubens, qui sont ses deux tableaux les plus célèbres. De mornes familles anglaises sont assises en permanence devant ces toiles. C’est le père, à la carrure d’Hercule ; la mère, rousse et haute en couleur ; deux ou trois filles très-blondes, autant de garçons, et trois ou quatre enfants plus petits qu’une institutrice gourmande. Tous, armés d’un livret, lisent volontairement ou sont forcés de lire la description des tableaux ; quant aux tableaux eux-mêmes, ils ne les regardent point ; on dirait qu’ils ne restent là des heures entières que pour l’acquit de leur conscience et aussi pour irriter les véritables appréciateurs de l’art, à qui ces lourdes lignées anglaises gâtent Rubens. Je me mis à l’écart pour admirer avec recueillement ces deux drames de la croix, si mouvementés et si terribles. Je ne les décrirai point : la description et la gravure en sont partout.

La pluie continuait à tomber grise et monotone, je me fis conduire à pas lents par ma vigilante autour de la ville ; je voulais revoir ces remparts glorieux et les portes d’Anvers qui ont été témoins de tant de sièges, d’assauts et de boucheries humaines.

La guerre se faisait au xve siècle avec une barbarie et une violence dont les guerres modernes ne peuvent plus donner l’idée. Sous la domination espagnole, en 1576, Anvers était chaque jour menacée par les soldats de cette nation qui occupaient la citadelle, et qui, n’ayant pas été payés, réclamaient leur solde arriérée, toujours prêts à se révolter et à mettre la ville au pillage. Les habitants d’Anvers tentèrent d’élever des fortifications en terre contre la citadelle, pour se garantir d’une surprise. Mais le commandant Sanche d’Avila réunit tous les détachements des soldats espagnols qui occupaient les environs, et le 4 novembre 1576, il sortit de la citadelle à la tête de ses troupes, assaillit la ville et la mit à feu et à sang. Ces misérables soldats, excités par leur chef, brûlèrent cinq cents maisons, incendièrent l’hôtel de ville et massacrèrent plus de cinq mille personnes. On donna à cet affreux combat le nom de furie espagnole.

Quelques années plus tard, pour se délivrer de cette horrible domination, l’assemblée des États et le duc d’Orange, alors stathouder, appelèrent à leur aide le duc d’Anjou, frère d’Henri III et de Charles IX, qui s’empressa d’accepter et entra en Flandre à la tête d’une armée composée de Français, d’Italiens et d’Écossais. Son ambition était de se faire un royaume à côté de celui de son frère et aux dépens du roi d’Espagne. Il eût pu réussir, s’il avait montré plus de modération et d’habileté. Les bons Flamands étaient flattés de l’idée d’avoir pour roi un fils de France ; mais impatient d’arriver, et cédant à de mauvaises suggestions, le duc d’Anjou organisa une conspiration, et tenta de s’emparer d’un seul coup des meilleures places fortes de Flandre. Le jour du complot fut fixé au 17 janvier 1583. Les conjurés réussirent à Dunkerque, à Bergues et dans quelques autres villes ; ils échouèrent dans beaucoup, et surtout à Anvers. Le 17 janvier fut pour cette ville une journée sanglante et glorieuse. En voici le récit[1], fait le lendemain même par un bourgeois qui avait pris part à l’action. Nous donnons ce curieux document dans toute sa naïveté, sans rien changer ni au style ni à l’orthographe :

« Advis extraict d’une lettre escripte en Anvers le xix de janvier 1583.

« Ceste sera pour vous advertir de l’extrême danger auquel ceste ville et nous trestous nous sommes trouvés au jour de avant-hier ; car à xii heures et demye, quand tous estions à la table disnans à l’accoustumée, le duc d’Anjou, qui deux ou trois jours paravant avoit faict passer ses forces des Suysses et autres nouvelles troupes françoises hors des Flandres icy à Borgerhout pour former un camp et poursuivre la victoire d’Eyndouen, comme il donnait à entendre, a faict semblant d’aller voir passer la monstre, estant accompaigné de toute sa noblesse, en nombre d’environ 400, sans leurs serviteurs et beaucoup de cappitaines et autres gens d’étoffe tenans son party ; par où fut attendu hors de la porte, le pont de la ville et la rue des Fossez, de 300 chevaulx ou davantage, lesquelz s’avanchoient de venir jusques à la porte, chose illicite en faict de guerre, dont estantz advertiz par ceux du guet qu’ilz se vouldroient retirer d’illecq, veu qu’ilz ne pouvoient comporter ny permettre telle chose, respondoient ne pouvoir bouger de là jusques à tant que le ducq seroit venu ; si que le pont estant trop foible ny pouvoit remedier et print la pacience jusques à la venue du ducq, lequel passa la première et deuxième porte, estant ung pont tombant, et venant à la troisième, se trouve vers la ville, et enfantant illect la meschanceté qu’il avoit au cœur, dict à ses gens : Or sus, mes enfans, prenez courage, la ville est pour vous, à jamais serez riches. Sur quoy incontinent crioyent ses gens : Arme ! arme ! tue ! tue ! et selon que aucuns veuillent dire : Vive le ducq ! vive la messe ! et semblables voix ; et tuèrent aucuns du guet, et saisirent la porte de Ripdorp, et se mirent sur les murailles et remparts de la ville crians : Ville gaignée ! ville gaignée ! et appelans les autres forces qui estoient hors de la porte et jà mis en bataille pour recepvoir le duc d’Anjou, affin que marchassent en toute diligence vers la ville ; comme firent aussy avecq une telle furie que, devant que les bourgeois se mectoient en armes et que l’on sonnoit la cloche d’alarme, furent dedans la ville plus de six cens chevaulx et trois mille piétons ; dont aucuns ruèrent par la Ripdorpstrate, les autres par la longue nouvelle rue dicte Langonieustraet ; les autres par la Jesusstraet, occupans toutes les petites rues traversans les principalles rues et autres, de maniere qu’ilz estoient desjà venuz jusques à la chappelle de Saint-Nicollas à la Wyngart-brugge, ayant aussi occupez les bollevberey et artillerie prez la Ripdorp-porte[2], Hecgvetters-torren, et l’Aecreecz-hoff prez la porte de Saint-George, devant qu’il y eut aucune deffence des bourgeois, car ung chacun estoit à table, ne pensant à rien moins que à tel cas. Mais venantz environ la nouvelle bourse, incontinent les bourgeois se ressentirent, et sonnant la cloche d’alarme, tendirent partout les chaisnes, et se mirent tous en armes, sans respect de quelle religion qu’ils fussent, donnans l’un à l’autre la main et promectans loyaulté jusques à la mort, vous assurant qu’à les voir l’on eusse dict les estre tous lyons ; et se mirent si vivement allencontre des François, que quasi en ung quart-d’heure les ont repoulsez, tuans et massacrans beaucoup, et ruans à terre les gens à cheval comme enfans ; tellement qu’ilz furent contrainctz à reprendre le chemin qu’ilz estoient venuz vers la Ripdorp-porte, là où que advint ung horrible meurtre. Car qui estoient entrez, veuillans sauver leur vie, furent empeschez par ceulx qui estoient encores dehors, travaillans pour pouvoir entrer ; en laquelle conjoncture le nombre des François morts fut si grand que la porte fut estouppée par corps mortz, et de la haulteur quasi et à bien prez de deux hommes estant debout l’ung sur l’autre, de sorte que personne ne pouvoit plus entrer ny sortir, et l’on ne pouvoit clorre telle porte, par où les nobles et gens à cheval des François, abandonnant leurs chevaulx, et pensant monter oultre les mortz, en la porte, quant ilz estoient en hault furent tirez comme oiseaulx, et tomboient ainsi l’ung sur l’autre ; car les compaignies de bourgeois qui venoient de tous costez vers la porte tirèrent si horriblement qu’il sembloit estre une grelle, nul repos donnans aux François ; lesquelz voïans s’estre environnéz de deux costez ont à la fin tâché de se sauver par l’eau des fosséz, où à tant de coups d’artillerie qu’on leur a donné en fuyans sur le doz, y sont demeurez mortz beaucoup, si comme en sont ainsi des Suysses et autres qui estoient encores hors de la ville ; de sorte qu’on a tiré hors des fossez plus de 400, et trouvé en la ville 8 à 900 mortz entre lesquelz l’on compte aussi 250 gentilzhommes et plusieurs prisonniers, selon que appert la liste cyjoincte[3], auxquelz est aussi comprins le sieur de Fervacques, qui estoit chef à mener et guider les gens à l’invasion susdicte, et a confessé que, au mesme jour, semblables entreprinses se debvoient faire en dix autres places, en conformité duquel avons aussi, dès hier desja, entendu comme les François se sont impatronez de Dunkerque, Nieuport, Dixmiden, et autres places, signamment de monde, soubz-ombre de demander passage pour les Français d’Alost qui sont à la fin avecq les autres venuz maîtres et l’auroient pillez si comme pensoient aussi impatronner Bruges, ayant jà occupé le marché, mais ont esté de rechief repoussez si comme ceulz de Vilvorde veult-on dire aussi avoir pensé surprendre Malines, ains leur est failly et couppé le passaige par les gens du coullonnel Temper dont le temps nous enseignera davantage ensemble combien de bourgeois ilz en seroient bien demeurez oultre le bruict qu’il y a de 150.

« Outre lesquelz seroient aussi le collonnel Vicender avecq le cappitalne Baltazar Tassa et autres. Et quant au duc d’Anjou, la pluspart de sa noblesse y est aussi demeurée comme dict est, et luy avec sa courte honte retiré à Berchem sur la maison dudict lieu, dont a encores le mesme soir avant-hier envoyé une trompette vers le magistrat de ceste ville pour appoincter par ensemble, s’excusant d’avoir seullement par tel moyen voulu gaigner plus de crédit et auctorité, qui n’a jusques ores, ne pensant que la chose passeroit tant chaudement comme est passée à son grand regret, parquoy demande d’accorder de rechief. Ains le magistrat ne se confiera point sans que leur soit restitué tout ce qu’il a à son pouvoir, ce que je ne puis bonnement croire qu’il le voudroit faire. Et estant ce jourd’huy party de Berchem vers le cloistre de Saint-Bernard, pour avecq ses trouppes passer la riviere au pays de Waes, mais les batteaux de guerre dictz otleggers l’ont empeschez, estant pour tant au dict cloistre en si grande faulte de vivres qu’on a encores envoyé de la part de la ville quelque peu de provision pour son entreténement et icellui de sa famille, de sorte que les communs soldatz se trouvent en grandissimes misères, nécessitez et disette de tout, non point seulement ceulx qui sont marchez vers le dict cloistre avec ledict ducq d’Anjou, François et reistres du comte Charles de Mansfeldt, ains aussi les Suysses, Anglois et Ecossois demourez à Borgerhout et depuis retirez à Damphbruge là où qu’ilz sont treschez après avoir escarmouche contre les François, pour n’avoir avec eulx voulu s’emparer de la ville, par où furent reppoussez des bourgeois. Et veult-on aussi dire comme le ducq de Montpensier et le comte de Laval avecq plusieurs autres seigneurs et gentilshommes sortirent hors de la ville, sinon avecq espée et dague, n’ayant sceu de cette entreprinse, estant advertys et sollicitez à marcher avecq les autres auroient refusé disant le comte de Laval : « Ne beau fier au prince d’Orange » lequel fut aussi par trois fois sollicité de voulloir avecq ledict ducq d’Anjou aller veoir passer la monstre de ses yeux, mais estant le renard trop fin s’en excusa à cause de son indisposition. Peult-estre qu’il avoit quelque mauvaise suspicion des François, car le jour devant de ceste feste fit le magistrat préadvertir de vouloir tenir bon guet, et faire de nuict par toutes les rues tenir lumières et lanternes, comme l’on a aussi faict, de sorte que la dicte feste fust longtemps paravant praticquée du ducq d’Anjou avecq le maréchal Biron et autres confederez, ayant pourtant, tant et avec si grande dévotion attendu la venue du dict Mareschal pour s’y entendre merveilleusement bien en semblables faictz, et ès nopces de Paris[4], esquelz sans doubte fussions aussi tombez et plus misérablement meurdriz, tuez et pillez que au sacq des Espaignolz, ne fusse que Dieu par sa divine grâce nous eusse tant miraculeusement conservés à une perpetuelle honte de ceste malheureuse race des François, qui soulz tiltre de nous délivrer de la tyrannie des Espaignolz, pour mesmes nous penser, avecq leur horrible meurtre, réduire en leur perpétuelle et insupportable servitude ; mais je croy leur avoir cousté bien cher, y estant demouré à la peine un si grand nombre des principaulx seigneurs et gentilzhommes de France, et quant aux aultres qu’on a depuis la route encores trouvez cachez dedans les maisons, on les garde prisonniers pour y mectre l’ordre requiz, estant tout le pays avecq ce désastre en grandissimes troubles et peines, car de recepvoir ung tel meschant en grace et se confier derechef à luy, ne conviendra point, et si le quictions du tout est à craindre qu’il appointerat avecq le roy d’Espaigne, en lui delivrant toutes les villes et autres places qu’il a en son pouvoir à nostre irréparable préjudice, et peut-estre totalle ruyne et perdition, si ce n’est que Dieu y pourvoye aultrement, auquel pourtant fault prier nous octroïer ce que nous pourrat estre le plus salutaire. »

En lisant ce combat de la porte Ripdorp, que l’auteur de la lettre appelle un horrible meurtre, ne dirait-on pas une page d’épopée antique ? Un peintre presque contemporain de cette tuerie l’a reproduite naïvement dans un tableau que l’on voit encore à l’hôtel de ville d’Anvers. Sur le premier plan de ce tableau on remarque une femme éplorée qui, aidée d’un serviteur, emporte son fils ou son mari mort sur un brancard.

J’étais émue par le récit que je venais de lire : je me fis conduire à cette partie des remparts où la scène de carnage s’était passée ; la pluie avait cessé tout à coup. Je mis pied à terre et je me plaçai en face de la porte Ripdorp, encore debout ; les lueurs rouges d’un soleil d’orage remplissaient le vide de son arceau ; il me sembla revoir la porte estouppée par les cadavres sanglants. Je cueillis quelques brins d’herbes dans l’anfractuosité des pierres, et je m’éloignai en pensant à ces hécatombes inutiles de l’histoire.

Une heure après j’étais emportée par le chemin de fer qui conduit d’Anvers à la frontière de la Hollande. Avant même d’atteindre cettre frontière, l’aspect du paysage devient plus plane ; quelques canaux d’irrigation et quelques moulins à vent commencent à se montrer. La campagne est fraîche comme une baigneuse qui sort de l’eau. La vapeur se précipite, un long coup de sifflet se fait entendre, et bientôt les douaniers hollandais vous annoncent la frontière. Cette frontière n’est pas plus visible que celle qui sépare la France de la Belgique, et sans ce poste de soldats à l’uniforme nouveau, on ne croirait pas avoir passé d’un royaume dans un autre.

La nuit tombe quand nous arrivons au bord de la Meuse, où un magnifique paquebot hollandais reçoit les voyageurs. Ces paquebots ont l’immense dimension et le confort des steamers anglais, et de plus, cette exquise propreté qui est une des grandeurs de la Hollande. La nuit est venue, mais une pleine lune limpide et lumineuse argenté le fleuve et éclaire ses bords. Je reste debout sur le pont ; j’aime à contempler cette Meuse dont la source et le nom sont français, et qui jaillit en blanche écume sous la roue stridente de la vapeur. Sur les rives se déploient ou s’élèvent des champs, des bois, des villages, des églises, des châteaux, tout un pays cultivé, riche, heureux.

Lorsque l’humidité de la nuit m’oblige à aller me réchauffer dans la salle des voyageurs, j’y surprends des scènes de tableaux hollandais que le daguerréotype voudrait fixer. Autour des tables de marbre blanc d’une propreté et d’une élégance rares sont assis les voyageurs. J’en remarque d’abord un d’une cinquantaine d’années, à la chevelure entièrement noire et abondante, au nez recourbé, aux yeux brillants, aux dents aiguës mais blanches : tous ses traits trahissent la belle et forte race juive.

Cet homme est robuste et grand ; mais en ce moment on ne voit pas sa taille : elle s’arrondit pour ainsi dire en cerceau sur la table couverte de journaux. Il lit attentivement et prend des notes sur un carnet ; il tient presque toujours les journaux à la quatrième page et y cherche la hausse et la baisse de toutes les Bourses du monde : on devine un riche négociant de Rotterdam ou d’Amsterdam. Téniers eût fait un chef-d’œuvre de ce contemplateur moderne. Une des lampes suspendues de la salle éclaire sa tête en plein ; toute la flamme de ses yeux se condense sur les lettres imprimées, qu’il dévore ; il ne voit pas les regards de ceux qui l’observent, il n’entend pas le cliquetis des plats de ceux qui mangent ou boivent pour se distraire.

En face de lui, un homme de trente ans soupe bruyamment. Cet homme a la figure carrée, la bouche et le nez larges, la physionomie satisfaite ; quand il ne mange ou qu’il ne parle pas, il siffle toujours un air ; mais, en ce moment, il engloutit avec l’avidité d’un chacal tous les mets qu’on place devant lui : il épuise la carte du restaurant ; il demande au garçon du vin de Bordeaux et du vin de Champagne ; il savoure son café, qu’il entremêle de vingt sortes de liqueurs ; il tient son cure-dent à la lèvre, comme un cigare, et regarde d’un air aimable les femmes qui passent, à travers le lorgnon à un seul verre qui ne quitte pas son œil gauche ; il interpelle les domestiques et les passagers placés près de lui, en français, en anglais, en hollandais ; il parle mal toutes les langues : c’est un cosmopolite banal et irritant… un commis voyageur !

Autour d’une autre table est placée une vraie famille hollandaise : le père est énorme, rouge de peau, avec des cheveux d’un blond clair ; les deux fils et les deux filles ont le même type en diminutif ; le nez aquilin semble un anachronisme sur ces faces placides ; mais le nez aquilin a remplacé partout en Hollande le nez batave : c’est le nez juif qui triomphe ; le croisement des races a été profond. On place dans des assiettes, devant le père et les quatre enfants, des pains ronds bourrés d’une énorme tranche de jambon fumé ; les flacons aux épices se dressent comme une forteresse. Les placides Hollandais en font jaillir tour à tour le poivre gris, le gingembre et le piment sur la tranche de jambon, qu’ils recouvrent après de sa couche de pain. Chaque dégustateur a devant lui un cruchon de bière noire qu’il répand lentement dans un grand verre en forme de cornet, et dont il arrose cette infernale salaison. À chaque table où sont assis des Hollandais, ce sont les mêmes lignées de petits pains, de flacons d’épices, de cruchons de bière et de grands verres.

Un jeune père à la figure rêveuse et douce, avant d’endormir sur ses genoux son enfant, belle petite fille blanche et rose de quatre ans, lui administre la tranche de jambon saupoudrée d’ingrédients, et lui fait avaler la boisson noire. L’enfant s’y prête en souriant et s’endort. Quelques jeunes filles boivent à mes côtés du genièvre. On me regarde avec ébahissement quand je demande un verre d’eau. Je remonte sur le pont pour aller respirer, La Meuse s’élargit. La lune souriante, dans des nuages blancs, éclaire tout le paysage. Les villages et les châteaux deviennent plus nombreux ; nous passons sous un énorme pont ; nous croisons plusieurs vaisseaux et quelques bateaux à vapeur ; de vastes constructions annoncent sur les deux rives l’approche d’une grande ville. Bientôt un immense quai, où les tilleuls centenaires et les vieux ormes s’alternent, se déroule à droite à perte de vue. La lumière fantastique de la lune agrandit encore cette large terrasse dominée par des maisons qui ressemblent à des palais.

On aborde en face de la douane, à l’extrémité de ce quai nommé Boompjès[5]. On est à Rotterdam, la plus animée et la plus pittoresque des villes de la Hollande ; mais Rotterdam est endormie : minuit plusieurs fois répété sonne au carillon de la Bourse ; la solitude et le silence prêtent à la belle cité une grandeur qui me ravit ; je voudrais la parcourir à cette heure qui jette sur tous les édifices une teinte marmoréenne. Hélas ! la fatigue l’emporte sur la fantaisie : je vais dormir et attendre le retour du soleil pour visiter la ville étrangère.


II

Rotterdam. — Aspect de la ville. — Le docteur van A… J… — Le plantage. — Histoire des deux jolies filles de Rotterdam.


Je m’endors dans un de ces grands lits carrés où une multitude d’oreillers permet de se coucher en tous sens ; les draps sont d’une telle finesse et d’une telle blancheur qu’on voudrait s’en faire des chemises et des mouchoirs : les toiles de Hollande ne mentent pas à leur réputation. Ma chambre donne sur le Boompjès. Parfois je suis réveillée par le passage d’un vaisseau dont les matelots et les mousses jettent des appels dans l’air. À travers le store blanc de ma fenêtre se dessinent, comme des branches mortes d’arbres, les vergues et les mâts des navires qui passent ou qui stationnent sur la Meuse, dont je distingue le bruissement. À quatre heures du matin, je suis tout à fait éveillée par des cris aigus entremêlés de miaulements qui partent du couloir où s’ouvre la porte de ma chambre. Je supporte durant une demi-heure ces modulations féroces, auxquelles des nerfs de géant ne résisteraient pas ; puis je me décide à sonner pour savoir quelle sorte d’animal s’acharne ainsi à mon voisinage. Une grosse servante paraît avec son bonnet blanc aux ailes de dentelle, sa jupe et sa camisole en toile lilas et son inséparable collier en grains de grenats à plaque d’or : c’est une fille à taille courte et forte et à mine réjouie ; elle ne sait pas vingt mots de français ; quand je finis par me faire comprendre, elle pose ses poings sur ses hanches et se prend à rire follement ; ses éclats se mêlent au bruit infernal. L’aspect de cette fille est si grotesque que je me mets à rire à mon tour. Enfin, quand elle peut parler, elle me dit que ce que je prends pour une bête enragée est le nourrisson d’une dame anglaise qu’on cherche à apaiser en le promenant dans le couloir.

« Ne pourrait-on aller plus loin ? répliquai-je.

— Impossible : cette famille a loué à l’avance toutes les chambres du couloir.

— Excepté la mienne, repris-je, et je suis prête à l’abandonner, si vous pouvez m’en donner une autre. »

La servante me fit comprendre que les cris se répandaient dans toute la maison, et en effet ils étaient en ce moment si stridents qu’ils auraient percé les murs d’une citadelle.

J’essayai de me rendormir en plongeant ma tête sous les couvertures, mais les horribles miaulements me poursuivaient par intermittence. Je gagnai la fièvre à ce sommeil impossible, et quand je voulus me lever je sentis que mes tempes battaient avec force. La crainte de tomber malade dans une ville étrangère me rappela aussitôt que j’avais une lettre de recommandation pour le docteur Van A… J… Ce que j’avais de mieux à faire était d’aller le trouver. Je m’habillai en hâte ; je traversai le couloir : le baby criait toujours dans les bras de sa mère, qu’entouraient un mari en caleçon et trois jeunes filles en peignoir.

Je reconnus une des familles anglaises que j’avais trouvées stationnant, dans la cathédrale d’Anvers, en face des tableaux de Rubens. Je ne pus m’empêcher de jeter un regard courroucé à ces importuns flegmatiques qui, partout, s’établissent comme chez eux, sans se préoccuper s’ils troublent et blessent autrui.

La journée était superbe : la pureté de l’air, le mouvement de la voiture qui me conduisait chez le docteur, me ranimèrent insensiblement. Mes yeux seuls refusaient de fonctionner et de regarder la ville. La vigilante s’arrêta après une demi-heure de marche. Mes yeux appesantis s’ouvrirent ; ce fut une charmante surprise : je me trouvais sur le bord d’un large canal aux eaux claires, bordé de vieux ormes et de grandes maisons. Sur les flots qui frissonnaient et coulaient (car ce canal est alimenté par la Rote, petite rivière qui traverse Rotterdam et dont le nom joint au mot dam, digue[6], compose le nom de la ville) glissaient des vaisseaux et des barques ; le soleil riait sur l’eau et reluisait sur les cargaisons de légumes et de fruits. Par cette belle matinée où le ciel bleu n’avait pas un nuage, on se fût cru au bord d’un canal de Venise. De plus, de grands arbres, la propreté et l’étrangeté des maisons.

La description est insuffisante pour donner une idée de ces maisons hollandaises, qui diffèrent si entièrement des nôtres. Beaucoup, à Rotterdam, sont en briques rouges et blanches (comme le pavillon de l’Œil-de-Bœuf à Versailles) ; elles ont en général trois étages surmontés d’une sorte de couronnement en maçonnerie d’assez mauvais goût, qui ne tient à aucun ordre d’architecture connue, mais qui donne pourtant aux façades un aspect monumental ; quelquefois ce couronnement est badigeonné des couleurs les plus vives, d’autres fois il est en pierre blanche sculptée. La porte de la maison, toujours plus petite que les fenêtres, est très-haute et très-étroite, et elle est encore exhaussée par un vitrage de verre opaque où s’incrustent une rosace en fer doré ou bien les chiffres (en fer également doré) du propriétaire. Cet ornement s’appelle mascaron. Un petit perron à trois marches entourées d’une grosse rampe en cuivre poli ou en acier reluisant (car les servantes hollandaises ne laissent jamais une tache même aux cuivres et aux ferrements extérieurs) sert de base à la porte d’entrée. Parfois, la rampe qui entoure ce perron enserre tout un petit trottoir de pierres blanches qui s’étend au pied de la façade de la maison. Ce trottoir inutile et clos n’est qu’une garantie et une fortification de plus contre les envahissements de la rue. Le Hollandais aime le home deux fois plus encore que l’Anglais ; il se calfeutre dans sa propriété inexpugnable, qu’aucune souillure du dehors ne peut atteindre.

La maison du docteur Van A… J… était propre entre les plus propres et toute reluisante au soleil. Ma vigilante s’arrêta ; les rosses qui la traînaient poussèrent un hennissement de satisfaction ; le cocher descendit lentement de son siége et tira sur le côté de la porte un gros bouton de cuivre enjolivé. Quelques secondes après, une jeune servante frisonne parut : elle avait la mine riante et fraîche ; mais, sans le bleu clair de ses yeux et ses sourcils roux, on n’aurait pu deviner si elle était brune ou blonde. On ne voyait pas un seul de ses cheveux, qui étaient rasés, et, au lieu de bandeaux ondés, une dentelle de Flandre, garnissant son bonnet, servait de cadre au visage. De ce bonnet on n’apercevait ni la passe ni le fond ; il était entièrement recouvert par une sorte de casque formé par deux minces et larges plaques d’or, qui font un des objets de luxe de l’ajustement des Frisonnes. Un fichu de grosse mousseline brodée se croisait sur le sein de la jeune servante, et un tablier en fine toile de Hollande était tendu et retroussé sur la robe d’indienne. Elle répondit à la demande du cocher que le docteur était visible. Je la suivis dans un corridor tout revêtu de marbre blanc : le marbre importé en Hollande est un des luxes des maisons riches. Au plafond pendait une lampe de forme antique, d’où s’échappaient les enlacements d’une énorme plante grasse et épineuse. La jeune fille me fit entrer dans une espèce de parloir et alla porter à son maître ma lettre de recommandation.

La pièce où je me trouvais était en stuc blanc sur lequel se détachaient de légères fresques de Pompéi très-fidèlement reproduites ; les siéges, de forme antique, étaient en chêne brut, recouverts de maroquin lilas clair ; aux deux larges fenêtres se déroulaient des stores blancs avec des peintures du même style que celle des parois. Trois lampadaires en verre opale de Bohême étaient suspendus à la corniche intérieure de chaque fenêtre par des chaînes de bronze ; la lampe du milieu était plus large et descendait plus bas que les autres. De ces lampes débordaient des masses de fleurs aux couleurs vives. Cela formait un délicieux effet. Au centre du parloir, sur une large table de marbre blanc, gazouillaient dans une volière sculptée les plus brillants oiseaux de l’Asie. Le plancher était entièrement recouvert de fines nattes indiennes.

Tandis que je regardais autour de moi, le docteur parut et me tendit cordialement ses deux mains. C’était un homme grand, robuste, qui pouvait avoir quarante-cinq ans ; sa tête très-brune, méditative et un peu narquoise, était fort belle et faisait penser au croisement de la race juive et de la race hollandaise. Il parlait le plus pur français. J’avais à peine échangé quelques mots avec lui, que je fus prise d’un de ces accès de toux frénétique qui enlèvent la parole et la respiration. C’était le résultat de la fatigue du voyage et de l’irritante insomnie de la nuit. Le docteur me fit entrer dans son cabinet, il ouvrit une jolie cassette en bois de santal indien, prit dans une des cases quatre petites boules argentées et me les fit avaler dans une cuillerée d’eau : instantanément ma toux s’arrêta. J’expliquai au docteur les tribulations de mon coucher d’auberge.

« Voulez-vous m’obéir, me dit-il avec bonté, comme si je vous soignais depuis longtemps ? Restez là en silence plongée dans ce grand fauteuil : avant deux heures, vous serez complétement remise, et nous visiterons les curiosités de la ville. »

Sans attendre ma réponse, et jugeant sans doute que ma figure prenait déjà l’attitude placide du repos, il sortit par une porte latérale sur laquelle tombait un rideau.

Le sommeil ne fermait pas mes yeux, mais il commençait à engourdir mon corps et à en enchaîner les articulations, de sorte que, tout en voyant parfaitement tous les objets qui étaient autour de moi, il m’eût été impossible de m’en approcher et d’y toucher ; je percevais par l’ouïe comme par les yeux, j’entendais le chant des oiseaux qui étaient dans le parloir voisin et le bruissement des arbustes d’une serre intérieure, sur laquelle s’ouvraient les portes-fenêtres du cabinet du docteur. Ces portes-fenêtres avaient des stores peints, encore plus riches que ceux du parloir ; ils étaient levés à demi pour laisser entrer l’air, les rayons du soleil et la fortifiante senteur des plantes aromatiques. Ma tête qui reposait, un peu renversée, sur le dossier du fauteuil, me permettait de voir tous les détails de l’appartement : de grosses poutres se croisaient en carrés profonds, damasquinés et dorés comme dans un plafond de la Renaissance ; un lustre du même style pendait au centre. La tenture était en cuir bosselé et rehaussé d’or ; quatre armoires d’ébène à nervures d’ivoire formaient buffet à leur base et bibliothèque à leur partie supérieure. Les riches et solides reliures des livres scientifiques éclataient à travers les vitres. Deux de ces armoires étaient placées de chaque côté de la large et profonde cheminée de marbre sculpté, qui me rappela celles de la salle de François Ier à Fontainebleau. En face de la cheminée était une console, aussi en marbre blanc, sur laquelle se dressait un portrait en pied d’Érasme peint par Holbein. Ce portrait formait le milieu entre les deux armoires. Les trois portes-fenêtres s’ouvrant sur la serre et deux petites portes dans les angles, masquées par des rideaux de cuir comme la tenture, occupaient tout le troisième côté de cette pièce carrée ; le quatrième avait au milieu la porte qui donnait dans le parloir, et sur chacune des deux parois encadrant cette porte étaient placés un portrait d’homme et un portrait de femme d’une beauté remarquable et qui se regardaient.

Le tapis sur lequel mes pieds reposaient était en ancienne tapisserie de Beauvais. Une très-grande table carrée en ébène et aux pieds contournés occupait le centre du cabinet du docteur et servait de bureau ; des papiers, des livres et toutes sortes de curiosités rares couvraient cette table. Après cet examen général, mes yeux s’arrêtèrent invinciblement et fixement sur les quatre beaux portraits qui semblaient s’animer et se mouvoir en face de moi, et, quand mes yeux se fermèrent je les vis encore dans mon sommeil. J’ai dit qu’un portrait d’homme et un portrait de femme étaient placés sur les deux panneaux parallèles encadrant la porte du parloir ; les portraits de gauche attirèrent d’abord mes regards. La femme pouvait avoir de quinze à seize ans ; elle était grande et très-mince, malgré le développement des épaules, d’une blancheur d’albâtre ; les bras, un peu longs et fluets, étaient d’un modelé parfait et se terminaient par de petites mains aux ongles rosés. Ce rose éclatait plus vif sur les lèvres de la bouche en cœur souriante, enfantine, et qui était le trait le plus vivant du visage, un peu pâle. Le nez était fin et droit ; les grands yeux, d’un bleu de turquoise aux cils blonds, éclairaient à peine la blancheur mate du teint. Les cheveux étaient soyeux, abondants et bouclés, et de cette nuance cendrée que nous appellerions volontiers mélancolique, car elle jetait une sorte de reflet triste sur le front et le cou. Mais la bouche aimable, la bouche en cerise, brillait comme un point lumineux qui rayonnait sur tout le visage nacré.

L’ajustement de la charmante fille était frais, vaporeux, et choisi avec cet art consommé qu’inspire l’amour à la femme qui veut plaire ; la coupe en remontait à 1840, où les cerceaux n’avaient pas encore envahi la taille des femmes, mais où les jupes déjà traînantes et amples descendaient en larges plis et faisaient paraître plus svelte le corsage. Cette robe était en beau damas lilas clair, sans autre ornement que des agrafes en perles blanches descendant du creux du corsage jusqu’à la pointe mince et longue. Sur les épais cheveux cendrés était une petite couronne de frais lilas sans feuillage, et un grand voile diaphane en tulle de soie blanc enveloppait comme d’un nuage toute la charmante personne. Elle tenait dans ses doigts mignons tine branche de lilas.

Le portrait d’homme placé à côté d’elle la regardait avec amour ou plutôt avec passion, car c’était un feu incandescent qui s’échappait de ces longs yeux noirs aux cils recourbés ; le nez aquilin rappelait la race juive ; la bouche fraîche et sensuelle était couronnée d’une fine moustache noire ; sur le front intelligent, mais sans grandeur, se bouclaient d’épais et soyeux cheveux bruns. Ce beau jeune homme, qui paraissait à peine dépasser vingt ans, avait une de ces tailles cambrées et fières qu’aucun costume ne donne, mais que certains costumes font ressortir. Il portait une redingote en velours noir, bordée de fourrures de martre, une de ces fantaisies d’habillement qu’on peut se permettre dans les pays du Nord, comme les habitants du Midi se permettent la blouse de batiste écrue et le chapeau de paille d’Italie. L’ensemble de ce beau portrait d’homme exprimait la force et la décision, et, tandis qu’il dardait son regard sur la frêle jeune fille, on eût dit un vautour convoitant une colombe. Je les regardai longtemps l’un et l’autre, puis mes yeux se portèrent sur l’autre jeune couple du panneau parallèle. Là, la jeune fille était bien plus vivante : elle avait une de ces épaisses chevelures couleur d’ambre que Titien donne aux femmes de Venise et Rubens aux femmes bataves, et dont les beaux reflets roux semblent colorer la peau d’un frais incarnat. On sentait circuler un sang vif sous cette blancheur rosée ; les yeux, d’un bleu sombre, paraissaient presque noirs ; le nez était mignon, mobile et aux narines dilatées ; la bouche, entr’ouverte, laissait apercevoir de petites dents de perles ; le menton avait une de ces fossettes qu’on croit que les peintres rêvent et qui sont si attrayantes dans la nature ; le cou, un peu fort, se développait sur une magnifique poitrine légèrement bombée. Cette jeune fille était plus robuste et moins grande que l’autre. Sa toilette révélait aussi un vif désir de séduction et d’empire ; elle portait une robe de brocart rouge à ramages blancs, qui descendait en longs plis jusqu’à ses pieds chaussés de souliers rouges. Son corsage laissait à nu les épaules veloutées ; sur l’une des épaules, se penchait un peu la tête expressive ; à son beau bras, qui s’accoudait sur un fût de colonne, s’enroulait un serpent d’or aux yeux de rubis, et dans sa main, plus forte et moins parfaite que celle de l’autre jeune fille, elle tenait un éventail japonais en plumes blanches et rouges. Plusieurs rangs de perles retombaient sur son corsage, et y formaient pour ainsi dire draperie ; par une fantaisie de femme hollandaise, elle avait mis sur sa tête une épaisse couronne de tulipes pourpres, veinées de jaune et de blanc, et qui, retombant entre les ondulations de ses cheveux crêpés, où jouait le soleil, y jetaient comme des lueurs d’incendie.

Cette femme, qui paraissait avoir dix-sept ans, regardait le portrait d’homme placé à côté d’elle et qui la regardait aussi. C’était un jeune homme de vingt ans, plus grand et plus svelte que l’autre, à la mine hautaine tempérée par la douceur du sourire. Les yeux et les cheveux étaient noirs, comme dans l’autre portrait, mais le nez moins recourbé et plus grec ; le teint était pâle ; en somme, la tête plus correctement belle, mais plus froide que l’autre. Il portait la redingote hongroise, fermée par des brandebourgs sur la poitrine.

Qui donc représentaient ces quatre délicieux portraits peints déjà depuis bien des années ? La coupe de la toilette des femmes remontait à 1840, et la date de 1843 était inscrite dans l’angle de chaque toile. Près de quinze ans s’étaient donc écoulés depuis que la jeunesse et la beauté de ces être charmants avaient été reproduites et fixées par le pinceau. Que restait-il de cette jeunesse et de cette beauté ? Vivaient-ils encore ? la mort les avait-elle emportés dans leur fleur ? étaient-ils des parents ou des amis du docteur ? En l’interrogeant sur eux, n’allais-je pas rouvrir quelque plaie douloureuse ? De toutes les indiscrétions, celle qui heurte un chagrin m’a toujours paru la plus coupable. Voilà ce que je me disais dans la demi-perception que me laissait mon sommeil un peu factice. Bientôt je m’assoupis tout à fait et je revis en songe les personnages des quatre portraits vieillis, changés, alourdis, et je me disais : « Ne demandons rien au docteur : ils sont vivants, mais leur belle jeunesse s’est envolée, leur frais amour aura suivi leur jeunesse ; ce doivent être de placides bourgeois de Rotterdam ayant beaucoup d’enfants. »

Je ne sais combien de temps je reposai, mais je me réveillai tout à coup sans tiraillement de corps, sans indécision d’esprit, et avec cette netteté de pensée que laisse après lui un sommeil procuré par l’opium. Je me levai de mon large fauteuil, et, en attendant la venue du docteur, je me plaçai debout en face des quatre portraits, que je contemplai de nouveau. Il n’y avait pas deux secondes que j’étais dans cette attitude, quand j’entendis les pas du docteur : il avait sans doute épié mon réveil, assis dans la serre.

« Ah ! me dit-il, je devine votre curiosité, et j’y satisferai bientôt ; mais d’abord déjeunons.

— Eh ! quoi, docteur, répliquai-je, non content de m’avoir procuré par votre science un sommeil réparateur, vous voulez maintenant me nourrir et…

— Oui, oui, interrompit-il en riant, ne serait-ce que pour vous réconcilier avec la cuisine de la Hollande, qui a dû vous paraître atroce dans les auberges. »

Il m’offrit son bras et nous passâmes dans une élégante salle à manger à panneaux de chêne, au milieu desquels étaient incrustés des bas-reliefs et des médaillons de marbre blanc ; c’était bizarre et charmant. La Hollande a toute sorte de ces fantaisies d’ornementation. Nous l’avons dit, l’architecture des maisons, comme leur décoration intérieure, ne suit aucune règle ; c’est le caprice du possesseur qui en décide, et, s’il a du goût et de l’imagination, il s’en tire mieux qu’un maçon et qu’un tapissier vulgaires. Le marbre (toujours importé) est un des objets de luxe les plus recherchés. La salle à manger était dallée en marbre blanc sur lequel s’étendaient des nattes japonaises ; la table, les chaises et les buffets étaient en bois de chêne. Le déjeuner à l’anglaise me parut parfait ; la blancheur marmoréenne de la nappe, la propreté reluisante de l’argenterie, des cristaux et des porcelaines, doublaient la saveur des mets. Le docteur me servait avec des attentions toutes paternelles.

« Oh ! lui dis-je, ces côtelettes et ces œufs frais pondus par vos belles poules d’Asie me sembleraient bien plus exquis si vous me parliez des portraits : les modèles existent-ils ? habitent-ils cette ville ? sont-ils toujours beaux et intelligents ? car l’intelligence éclate sur leurs traits.

— Patience ! et vous verrez par vous même, répondit en riant le docteur.

— Eh ! quoi, ces deux couples sont ici dans cette ville ? Ce sont vos parents ? vos amis ?

— Mes amis !

— Mariés ? heureux ? car on voit bien qu’ils s’aimaient dans leurs portraits. Bon docteur, allons les voir.

— Vous ne verrez que les deux femmes.

— Et les deux hommes, sont-ils morts ?

— Ils sont aux Grandes-Indes.

— Oh ! je comprends : mariages malheureux ! et bientôt séparés, désunis ?

— Point ! unis par des fiançailles qui durent depuis quinze ans. Religion de l’amour et idéal d’un côté ; personnalité et aventure de l’autre. Comme cette histoire glorifie la femme et nous abaisse, comme elle est la chronique que toutes les jeunes filles de Rotterdam se redisent en aimant, je tiens à vous la conter ; mais, avant, je veux vous montrer les deux héroïnes.

— Je vous suis. »

Le docteur tira sa montre :

« Elles ne seront pas dans leur toilette d’attente avant trois heures.

— Que voulez-vous dire ?

— Les fiancés doivent revenir ; ils ont annoncé leur retour depuis six mois, et chaque jour, à l’heure probable de l’arrivée d’un vaisseau venant des Indes, elles se parent pour les recevoir.

— Sont-elles toujours belles ? lui dis-je.

— Vous verrez bien, répliqua le laconique docteur ; d’ici à trois heures nous avons le temps de visiter toutes les curiosités de la ville. »

J’avais renvoyé mon affreuse vigilante ; le docteur me fit monter dans un excellent coupé anglais qui nous entraîna rapidement aux bords des larges canaux. Ce fut un coup d’œil magique et tout nouveau pour moi : les plus grands vaisseaux, chargés de toutes sortes de produits lointains, parcouraient ces profonds canaux sans jamais s’y entraver ; ils arrivaient ainsi avec orgueil jusque devant les magasins des riches commerçants qui les avaient frétés, et ils y déposaient leurs cargaisons.

Nous nous arrêtâmes sur la place du Marché, qui n’est en réalité qu’un pont très-large jeté sur un immense canal. On y arrive par une pente douce qui dissimule la forme du pont. La construction de quelques-unes des maisons qui l’entourent remonte à l’époque glorieuse où les Pays-Bas secouèrent le joug de l’Espagne ; la date est inscrite sur les tuiles vernies. Sur ce pont appelé place s’élève la statue d’Érasme, aujourd’hui en bronze. Le monument primitif, élevé à Érasme en 1672, avait été d’abord en bois, puis en pierre ; détruit par les Espagnols en 1672, il fut rétabli après l’indépendance de la Hollande, et c’est alors que s’éleva la statue en bronze qu’on voit encore aujourd’hui. Érasme est debout, vêtu d’une robe doctorale ; ses traits sont fins, sardoniques, et expriment la nature de son esprit. Je voulus voir la chétive maison où est né ce grand homme. Elle est située dans la rue de l’Église, près de la cathédrale ; on a mis sur la façade le portrait d’Érasme avec cette inscription :

Hæc est parva domus magnus qua natus Erasmus.

Érasme naquit à Rotterdam, mais il n’y vécut pas. Cette pauvre maison est celle où sa mère se cacha pour le mettre au monde. La destinée de ses parents rappelle sur plus d’un point celle d’Héloïse et d’Abeilard. Son père se nommait Gérard ; il aima, d’un de ces amours qui décident de toute la vie, la fille d’un médecin, nommée Marguerite : elle devint mère. Les deux familles ne s’entendirent point. Le père d’Érasme, persécuté par les siens, quitta la Hollande et se réfugia à Rome. On lui donna la fausse nouvelle que sa bien-aimée Marguerite était morte ; dans son désespoir il se fit prêtre. Mais bientôt il revint dans son pays ; il retrouva Marguerite vivante, et, ne pouvant l’épouser, il se consacra à élever son fils.

La peste frappa sa mère lorsque Érasme n’avait encore que quatorze ans. Son père ne survécut pas à sa douleur. Les tuteurs d’Érasme, ses parents, dissipèrent son bien et le contraignirent à prendre l’habit dans le monastère de Stein. On vit ainsi le fils d’Héloïse et d’Abeilard, qui se nommait Astrolabe, religieux dans un couvent de la Suisse.

Érasme, devenu célèbre par son esprit et son érudition, trouva moyen de rejeter à moitié le froc. Recherché par plusieurs papes, aimé par les souverains, qui alors protégeaient les arts en Europe, la science occupa sa vie plus que le sacerdoce. Cette vie est connue, nous n’en dirons rien ; pas plus que de ses ouvrages, dont le plus renommé est l’Éloge de la folie, satire piquante de toutes les professions, depuis celle de simple moine jusqu’à celle de souverain pontife. Les allusions les plus fines et les plus profondes sur les personnages du temps y abondent.

Léon X, que ce livre avait fort amusé, disait en riant : « Notre Érasme a aussi un coin de folie ! » Ce livre était dédié à Thomas Morus, grand chancelier d’Angleterre, qui le prôna et le répandit parmi tous les grands esprits d’alors. Holbein fit des dessins pour une magnifique édition du Traité de la folie, qui est devenu un des trésors des bibliophiles. Holbein était l’ami d’Érasme, et se plut à peindre bien des fois son portrait. C’est surtout en Angleterre qu’il se répandit ; il y en a plusieurs dans les galeries d’Hamptoncourt ; ils ont ce fini et cette vérité rigoureuse qu’Holbein donnait à ses œuvres. À Rotterdam, je n’ai vu de portrait d’Érasme par Holbein que celui qui est dans le cabinet de mon aimable docteur.

Tandis que je devisais avec lui sur ce grand homme dont s’honore Rotterdam, la voiture passait devant la Bourse, monument sans caractère, mais où un carillon retentissant sonne les heures de façon à assourdir les spéculateurs et à leur faire perdre leurs calculs.

Mais revenons à la cathédrale, voisine de la petite maison où Érasme vint au monde. Les murs de cette église sont couverts jusqu’à la voûte de peintures commémoratives d’un assez grand style. Ce sont des événements et des noms historiques, des armoiries, des dates de naissances et de morts. C’est là que sont inhumés les amiraux de Witt, Van Brakel et Kortenaer. Les états généraux de l’ancienne république batave ont élevé des tombeaux à ces trois grands hommes. Le docteur me fit remarquer le jeu d’orgues silencieux au-dessus de nos têtes, et qui est un des plus beaux qui existe.

De la cathédrale, nous allâmes au Musée. Là, comme au musée d’Anvers, je regardais au hasard les tableaux qui m’attiraient. Ainsi, dans une foule, les yeux s’arrêtent sur quelques visages qui frappent on ne sait pourquoi, tandis que le reste est inaperçu. Une descente de croix de Gaspar Graïger me toucha par son immense tristesse. Ce tableau est d’une touche originale qui ne rappelle ni Rubens ni Van Dyck. Comme contraste, voici une ronde d’enfants peinte par Albano. C’est un des chefs-d’œuvre de ce maître de la morbidezza, un délicieux tableau de chevalet qu’on voudrait avoir à soi : de beaux enfants, ou des Amours tout nus, forment une ronde sous deux grands rideaux de brocart vert drapés à larges plis, et au milieu desquels descend et se balance une lampe de forme antique formée par des mousses et des feuillages. Les poses des enfants ont une grâce toujours nouvelle et toujours variée. Quel modelé et quel coloris dans ces jolis bras et ces reins cambrés ! Ce sont toutes sortes d’enlacements naturels que l’art a saisis au vol. Un des enfants passe sa main entre ses deux petites jambes potelées, et la tend par derrière à l’enfant qui danse à côté de lui. Les yeux pétillent, les bouches rient, les jolies narines se dilatent, et les joues rondes sont couvertes d’un duvet de pêche.

Quelle candeur divine ! quelle délicatesse idéale dans cette vierge si belle de Moreelse ! On emporte le souvenir de ce visage dans le coin le plus pur de l’âme.

Le musée de Rotterdam possède un Murillo : ce sont trois enfants et un petit nègre d’un coloris chaud et vivant.

Je fus très-frappée par un portrait de vieille femme peint par Jean-Victor : c’est une tête pâle, méditative et souffrante, évoquant pour moi Mme Desbordes-Valmore, qui a fait de si beaux vers sur l’amour.

Rachel-Ruys, cette rivale souvent triomphante de Van-Huysum, a là une de ses toiles les plus mouvementées : ce sont des fleurs, des mousses, des insectes, des lézards frétillants, des escargots qui rampent sur des champignons vénéneux ; tout cela d’un fini et d’une vérité à défier la loupe.

Un grand tableau de Jordaens représente une corybante charnue, délirante, la tête ivre ; c’est une belle page de ce maître, que nous retrouverons si grand au Palais du Bois, à la Haye.

Je regarde à ma montre : il est près de trois heures, et je dis adieu aux tableaux en rappelant au docteur la visite et l’histoire qu’il m’a promises. Il donne un ordre au cocher et nous nous dirigeons vers le Boompjès, d’où je revois la splendeur de la Meuse couverte de ses grands vaisseaux.

« Avant de nous perdre dans les sinuosités du Plantage, me dit le docteur, laissez-moi vous montrer un coin pittoresque et caché de Rotterdam, dont votre peintre Descamps ferait un admirable tableau.»

La voiture quitta un moment le quai pour s’enfoncer à droite, et nous nous trouvâmes au bord d’un large et profond bassin aux eaux sombres, d’où s’élançait un vieux moulin à vent aux vastes ailes délabrées (le plus ancien sans doute des moulins à vent de la Hollande). Sur le bassin gisaient immobiles un vaisseau et quelques barques hors de service, et dont les mousses vertes envahissaient le chômage. Ces eaux stagnantes étaient entourées de quelques arbres malingres et de masures démantelées, sur le seuil desquelles des enfants jouaient, tandis que quelques vieilles femmes étalaient des nippes mouillées sur les bois ébréchés des contrevents et des portes : tout ici semblait mettre en oubli la symétrie et la propreté hollandaises. Ces femmes étaient presque en haillons, ces enfants étaient mal peignés ; on soupçonnait l’incurie au dedans de ces pauvres maisons : c’était comme un repaire de misère et de pauvreté juives, mais d’un grand effet et d’une harmonie saisissante. Le lieu et les haillons formaient un bel ensemble ; nos misères de la rue Mouffetard n’ont pas cette poésie-là.

En remontant en voiture, je regardai de nouveau à ma montre et je dis au docteur :

« Il est temps de me montrer vos deux héroïnes et de me conter leur histoire.

— Vous êtes précise et brève comme un adage latin, répliqua le docteur. Encore quelques minutes, vous serez satisfaite. »

La voiture roulait toujours à droite sur les bords de la Meuse, bordée d’habitations champêtres dont les fraîches avenues ombragent des eaux stagnantes ou courantes. Nous circulâmes en tout sens parmi ce labyrinthe de villas hollandaises, dont les allées et les canaux composent les promenades appelées le Plantage et le Chemin de Delfthaven. Le cottage anglais et la maison de campagne française ne sauraient donner une idée de ces retraites si complétement tranquilles, qu’enveloppe un silence assoupissant et glacé : ici, même au mois d’août et en plein midi, les insectes sont sans bourdonnement et semblent s’engourdir dans les fleurs ; les crapauds et les petites grenouilles vertes ne coassent pas sur les mousses et sur les nénufars qui couvrent entièrement ces eaux et auxquelles elles se confondent sans mouvement et sans bruit.

Rien de mélancolique comme ces bassins et ces canaux avec leur voile de verdure, et où se baignent les murs d’une fraîche maison enjolivée de sculptures de fantaisie et de couleurs vives : en regardant ces eaux plantureuses, on se sent, comme les murs qu’elles étreignent, enveloppé d’un manteau d’humidité. Des ponts élégants à balustres de cuivre reluisant, décorés de vases pleins de fleurs et de plantes grimpantes, sont jetés, des chemins publics ou des sentiers, à la porte des habitations, qui semblent s’élever au milieu d’un îlot. Parfois, des plantes aquatiques, relevées en espalier, montent jusqu’aux fenêtres du premier étage ; d’autres fois, ce sont des lierres qui prennent racine sur quelque langue de terre ferme et entourent la maison de leurs sinuosités.

Pas une de ces maisons n’est semblable, et pourtant toutes ont la même physionomie de calme, de propreté et de torpeur. La campagne du Midi est parfois silencieuse, sous l’intensité d’une grande chaleur ; ici, l’humidité, qui pèse, pour ainsi dire, sur l’atmosphère, produit un effet analogue. Cependant, quelques croisées ouvertes, laissant apercevoir des stores aux couleurs tranchées, des cages d’oiseaux, des lampadaires de fleurs ou un fragment de meuble et d’intérieur, répandent comme un sourire sur ces habitations si froides ; on devine qu’au dedans sont la pensée et la vie.

Le docteur me fit remarquer plusieurs détails d’ornementations puériles qui ornent les façades : tantôt ce sont des bas-reliefs de fleurs, de poissons ou d’animaux ; tantôt quelque beau marbre antique réduit en statuette badigeonnée ; tantôt des chinoiseries ou des idoles japonaises peintes en couleurs criantes. Après un quart d’heure de promenade à travers ces habitations étranges et qui me charmaient par leur étrangeté même (car tout voyageur est curieux de ce qui est inusité), nous nous trouvâmes en face d’une maison plus coquette et plus enluminée qu’aucune de celles qui m’avaient frappée jusque-là ; elle s’élevait pour ainsi dire du milieu d’une corbeille de fleurs dessinée par un grillage ovale en fer doré, sur lequel retombaient des plantes flexibles, tandis que d’autres montaient jusqu’aux fenêtres à balcons bombés d’un rez-de-chaussée exhaussé ; c’était d’un délicieux effet : cette corbeille sortait comme une nymphe antique d’un large bassin couvert de mousses et de plantes aquatiques. De la route où nous étions, un joli pont arqué traversait le bassin et aboutissait à la porte de la maison.

Ce pont était orné de chaque côté par trois petits piliers ronds, dont les deux premiers, du côté de la route, servaient de piédestaux à des groupes de moyenne proportion. Le groupe de gauche représentait deux jeunes filles se couvrant, craintives, d’un voile que leurs bras levés avec grâce tenaient tendu sur la tête, à la façon de Paul et Virginie s’abritant de l’orage ; le groupe de droite se composait d’une Vénus au visage enjoué et malin, désignant à l’Amour debout devant elle les deux jeunes filles qui tremblaient. L’Amour, dans la direction que lui montrait sa mère, tendait son arc avec gravité, en renversant en arrière sa tête frisée. Les autres piliers soutenaient quatre vases de formes antiques où se groupaient les plus belles fleurs de l’Asie, des lotus, des liliums, des cactus, des orchidées.

La porte d’entrée de la maison était en beau noyer sculpté, avec un marteau d’acier formé par deux mains unies : le couronnement de la porte, dit mascaron, se composait d’un vitrail de verre opale sur lequel s’enlaçaient et brillaient en relief un R et un M en bronze doré. Les quatre fenêtres du rez-de-chaussée, parallèles à la porte, étaient ouvertes et laissaient voir de beaux stores frémissants, tout éclatants de peintures, de fruits bizarres et de grands oiseaux de l’Inde, de la Chine et du Japon. Les fenêtres du premier étage et celles du second, que couronnait une toiture en terrasse d’où des fleurs s’échappaient encore, étaient entièrement closes ; mais tout à coup, lorsque notre voiture s’arrêta en face du pont, une des fenêtres s’ouvrit, et le docteur me dit : « Regardez ! » En même temps il baissa à demi le store de la voiture, et je vis deux femmes se pencher : l’une était vêtue de blanc et l’autre de bleu ciel ; toutes les deux étaient blondes, et à distance, malgré les altérations que je constatais déjà, je reconnus les deux femmes des portraits. Bientôt leurs voix se firent entendre.

« Ce sont eux ! ce sont eux ! » répétaient-elles avec de petits cris joyeux.

Et en quelques secondes la porte de la maison s’ouvrit, et nos deux héroïnes accoururent sur le pont. Le docteur descendit bien vite de voiture et détrompa leur joyeuse erreur ; il me nomma et me présenta. Elles rougirent légèrement, ce qui répandit sur leur visage comme un retour de jeunesse qui les fit pour un instant plus ressemblantes à leurs portraits. Elles étaient belles encore, mais de cette beauté déjà mûre qui fait songer au déclin : l’une, celle qui portait la robe bleue, la plus petite, aux cheveux d’un blond d’ambre, avait grossi et conservait de la fraîcheur, mais aux dépens de la distinction ; les traits se fondaient un peu trop dans l’ampleur des joues et du double menton.

L’autre, la blonde cendrée, habillée de blanc, était d’une maigreur maladive ; sa taille fine n’avait rien perdu de son élégance, mais ses mains amaigries étaient sillonnées de veines bleues dont les fins rameaux se détachaient sur la blancheur mate de la peau ; les mêmes veines entouraient les yeux et marquaient les tempes, sur lesquelles les cheveux appauvris descendaient encore en boucles soyeuses. Le nez était si mince qu’il en paraissait contracté, et les yeux si grands et si profonds que le regard y restait enfoui. Elle était plus étrange que belle ; elle se pencha comme un roseau au bras du docteur, et lui murmura à l’oreille :

« Eh quoi ! encore un jour d’attente trompée ! Oh ! c’est trop long ! Ils ne me retrouveront pas vivante ! »

L’autre dit d’un air aimable et gaiement :

« Vous êtes charitable, cher docteur, et, pour nous distraire de notre solitude, vous allez, ainsi que madame, rester à dîner avec nous. »

Nous étions sous le vestibule en marbre blanc, où pendaient quatre lampadaires de fleurs parfumées, au milieu desquels descendait une lampe en agate de forme antique, qu’on allumait le soir ; les parois du vestibule étaient recouvertes de tableaux chinois, japonais et indiens, peints tantôt sur miroir, tantôt sur bois verni, et tantôt sur ce papier friable, en pâte de riz, qu’on prendrait pour une blanche couche de neige ; ces derniers tableaux, d’une fragilité extrême, étaient encadrés sous verre. Des paysages, des ports de mer, des intérieurs d’habitation, des maisons de campagne, des pagodes, des assemblages de fleurs et d’oiseaux, des barques et des vaisseaux, des groupes d’hommes ou de femmes : tels étaient les sujets reproduits dans tous ces tableaux, chefs-d’œuvre bizarres de l’art asiatique.

Comme nous passions dans le vestibule, une grosse et vieille servante, à l’aspect robuste et dont la rotondité se tendait dans un tablier de toile blanche, se montra à droite, sur le seuil d’une porte ouverte qui me laissa apercevoir la vaste et belle cuisine dallée de pierres dures et tapissée de carreaux de faïence anglaise, blanche et bleue. Une riche batterie reluisante pendait sur les murs. Ces nombreux ustensiles de cuivre avaient des reflets d’or et de bronze florentin. La cheminée était large comme une cheminée de la Renaissance, et contenait un long tournebroche et plusieurs marmites ventrues ; à son manteau flottait un rideau coquet, blanc à fleurs bleues, en toile imprimée de Harlem. À côté de la cheminée était une fontaine à jet jaillissant, qui défrayait le lavage incessant de toute la maison. L’épaisse table de bois qui remplissait le milieu de la cuisine était d’une blancheur de marbre ; l’action réitérée du savon et de la pierre ponce avait effacé les pores du bois, durci à l’égal d’un métal. Du gibier, des volailles, de belles tranches de viande et quelques pyramides de fruits et de légumes, se dressaient sur cette table. Deux offices pour les provisions étaient en retour de la cuisine et s’ouvraient sur la façade de la maison, d’où l’on apercevait la Meuse.

La moins accablée de nos héroïnes, celle qui voulait nous retenir à dîner, dit quelques mots à la grosse servante ; puis nous montâmes le roide escalier aux marches et à la rampe en noyer ciré qui conduisait au parloir. Ici, il me faut encore décrire. Les deux héroïnes m’avaient fait asseoir sur une bergère en damas rose et blanc, à bois doré, et, tandis qu’elles causaient quelques instants à voix basse avec le docteur, qui m’avait dit : « Vous permettez ? c’est une consultation, » je considérais les objets puérils et gracieux entassés dans la pièce où nous étions. Mes pieds reposaient sur un moelleux tapis turc, où se déroulaient des versets du Coran. Une table ronde en mosaïque fond noir, et dont le pied était en bois de citronnier, soutenait une quantité d’albums et de keepsakes remplis de vues des Indes. Les deux fenêtres ne laissaient pénétrer qu’un jour voilé par les stores et embaumé par les fleurs amoncelées dans les lampes suspendues ; deux volières pleines d’oiseaux remplissaient l’embrasure des fenêtres. La cheminée, en marbre rose veiné de noir, était contournée comme un bois de fauteuil Pompadour ; sa tablette disparaissait sous une pendule, des vases et des flambeaux rocaille, et sous un amas de fantaisies disparates : des magots chinois, des cristaux de Bohême, des écrans japonais, des lotus desséchés sortant d’une poterie anglaise, des coffrets d’émail de Tahan, des bonbonnières en vermeil de Froment-Meurice, des stéréoscopes, et enfin deux miniatures encadrées d’or, réductions des deux beaux portraits de fiancés vus chez le docteur ; on ne suspendait point ces miniatures, parce qu’on voulait les voir et y toucher à toute heure. Un piano d’ébène incrusté de nacre était jonché de mélodies allemandes. Une mandoline en écaille reposait auprès de deux petits chevalets soutenant des dessins inachevés ; sur deux métiers à broder se tendaient des tapisseries commencées, d’un travail merveilleux.

Le meuble du parloir était comme la bergère où j’étais assise ; mais une foule de jolies chaises de toutes formes et de toutes couleurs gisaient çà et là. Sur la table à jeu reposait un échiquier chinois ; sur la table à thé, où s’ébattaient des oiseaux au vif plumage, d’exquises tasses du Japon s’étalaient sur trois lignes. Les murs du parloir, en stuc blanc bordé d’or, disparaissaient sous l’encombrement des étagères, chargées de curiosités dont le dénombrement est impossible, sous les toiles peintes, les pastels, les découpures en silhouettes et les tissages de cheveux formant des tableaux d’un très-mauvais goût ; la chevelure des bien-aimés avait servi à ces compositions sentimentales. Deux portraits au pastel représentaient encore les chères images, mais affadies, pour ainsi dire, par les teintes roses et bleuâtres et par un cercle de tulipes et d’œillets qui entourait les deux figures. Ces pastels étaient l’ouvrage des deux héroïnes ; les cinq premières années de la séparation s’étaient passées à les parfaire ; elles me les montrèrent avec complaisance.

« Voilà Georges, me dit la blonde cendrée.

— Voilà Guillaume, » ajouta la blonde aux cheveux d’ambre.

Je répliquai quelques-uns de ces mots qui lient bientôt les femmes ; car toutes se comprennent par l’amour.

Dans un angle du parloir était une petite porte, masquée par un rideau, qui conduisait au boudoir des deux amies ; c’est là qu’elles se retiraient pour écrire aux chers absents et pour y rêver dans la solitude en regardant le cours de la Meuse longtemps maudite qui les avait emportés, mais aujourd’hui bénie, car c’est sur ses eaux que glisserait le vaisseau qui les ramènerait. Là encore mille reliques du cœur étaient entassées. Nous rentrâmes dans le parloir.

« Allons, ma chère Rosée et ma chère Marguerite, leur dit le docteur, toujours un peu sardonique, en attendant le dîner, continuez de faire visiter votre maison à madame : c’est le musée de la fidélité. »

Rosée était la pauvre femme amaigrie par l’attente et le désir refoulé.

Marguerite était la femme vivace.

Je les suivis, tandis que le docteur se mit à lire les journaux du jour déposés sur un guéridon.

La pièce en face du parloir, et d’égale grandeur, servait de chambre aux deux amies. Elle était tendue de lampas bleu de ciel. Deux lits jumeaux en bois de citronnier étaient placés parallèlement ; ils avaient en face les deux portraits de Georges et de Guillaume, copies ou originaux de ceux que j’avais vus dans le cabinet du docteur, de sorte qu’au réveil, du fond des rideaux drapés aux colonnes torses qui soutenaient le ciel de lit, Rosée et Marguerite souriaient aux visages toujours jeunes et aimés de leurs fiancés. Ces portraits étaient les seuls ornements de la chambre : deux cabinets de toilette s’ouvraient sur le fond.

Nous montâmes au second étage : il se composait de deux pièces de dimension égale à celle que je venais de visiter, et de deux salles de bains dans leur dépendance.

« Voilà la chambre de Georges, me dit Rosée en me désignant la chambre de gauche.

— Et voilà celle de Guillaume, » ajouta Marguerite,

Chacune d’elles ouvrit une porte.

Je suivis d’abord Rosée, que son abattement rendait si touchante. La tenture de la chambre où nous entrâmes était verte, et jeta un reflet encore plus pâle sur le visage de l’affligée. Le lit était en bois d’ébène, surmonté d’un écusson d’argent aux chiffres enlacés des futurs époux : des panoplies d’armes européennes et asiatiques, un vaisseau en miniature, des instruments de navigation, une collection de pipes très-riches et très-rares avec de grands vases à couvercles remplis de tabac, des peaux de panthères formant tapis, furent les objets qui me frappèrent le plus.

« J’ai réuni ici, me dit Rosée, tout ce qui peut plaire à l’audacieux, sans compter un cheval arabe qui piaffe dans l’écurie de la ferme et qui l’attend : je veux fixer son esprit d’aventures qui, depuis tant d’années, l’éloigne de moi. Ceci sera ma chambre nuptiale ; ajouta-t-elle en rougissant un peu, ou peut-être ma chambre mortuaire, s’il tarde trop.

— Venez donc ! venez donc ! » me criait la voix sonore de Marguerite.

J’entrai dans l’autre chambre ; tendue d’un beau damas pourpre et sur lequel un lit de Boule se détachait éclatant. Deux armoires vitrées remplies de livres de voyages, d’historiens et de philosophes, couvraient le fond de la chambre ; des sphères, des instruments d’optique et de physique, des cahiers à dessiner étaient distribués sur les tables et les étagères ; je ne vis qu’une seule pipe orientale et quelques boîtes de laque pleines de fins cigares.

« Il est passionné pour l’étude, me dit Marguerite, il n’a voyagé que pour la science : je veux qu’il trouve ici, au retour, de quoi le fixer à jamais. Je suis sûre que nous aurons encore de longs et d’heureux jours, et j’ai mis mon orgueil à ce qu’il me retrouvât vivante et forte. »

Elles m’avaient parlé toutes deux comme certaines que le docteur m’avait conté leur histoire ; mais ce qu’elles me disaient était encore pour moi une énigme.

Nous continuâmes à monter l’escalier. Elles ne me montrèrent point les chambres des domestiques ni celles où le linge s’entasse dans des armoires de noyer contenant des chemises, des draps, des nappes et des serviettes de quoi suffire à plusieurs générations. Nous arrivâmes sur la terrasse couverte de vases de fleurs qui dominait la campagne : à droite, tout le panorama de Rotterdam se déroula à mes yeux ; devant moi c’était le cours majestueux de la Meuse et les plaines qui bordaient sa rive gauche ; derrière moi, les villas, les allées et les canaux du Plantage. Je ne me lassais pas de cette vue variée.

Un domestique indou en livrée bleue vint nous avertir que le dîner était servi.

Nous trouvâmes le docteur sur le seuil de la salle à manger. Il enjoignit à Rosée de manger et de reprendre des forces pour l’émotion prochaine ; la pâle jeune fille sourit avec béatitude à cette espérance :

« Oh ! vous croyez donc ?… dit-elle.

— Le vaisseau ne peut tarder plus de huit jours, reprit le docteur.

— À moins, ajouta Marguerite en riant, qu’ils n’aient fait naufrage ; oh ! ils le mériteraient bien !

— Tais-toi ! s’écria Rosée avec une sorte de terreur.

— Que feriez-vous donc si elle disait vrai ? répliqua leur caustique ami.

— J’en mourrais, répondit Rosée.

— Et moi, je me marierais tout de suite, reprit Marguerite.

— Vous êtes dans le vrai et dans le juste, lui dit le docteur ; mais mettons-nous à table et buvons à leur retour : je vous garantis qu’ils reviendront. »

La salle à manger était élégante et recherchée, comme le reste de la maison ; mais je ne lasserai pas mes lecteurs par une nouvelle description. On nous servit, suivant l’usage hollandais, des compotes et des sucreries, pour les mêler avec les viandes et les volailles ; je les mangeai séparément, et de cette façon les plats sucrés me parurent des entremets exquis ; ils étaient en profusion. Au dessert, on couvrit la table de paniers en verres de Bohême et de petites corbeilles en poterie de Dresde argentée et bronzée, dans lesquelles brillaient en pyramides des primeurs et des raretés de tous les pays. Je me récriai sur le luxe des raisins d’Espagne, des ananas des Antilles et des figues fraîches de Provence.

« Suivez-moi, me dit le docteur, et vous verrez qu’il y a ici de quoi allécher et tenir à jamais en cage les deux vert-verts les plus sensuels. »

Il ouvrit une porte de la salle à manger qui donnait sur une belle office en marbre blanc, où s’élevaient des étagères de noyer alignées comme les tablettes d’une bibliothèque. En place des livres entassés, c’étaient des flacons de liqueurs et de conserves, des pots de confitures, des boîtes de pistaches, de dattes, de pâtes, de fruits secs et de nougats ; puis des batteries de saucissons, de boutardelles, de petits jambons fumés, des bottes de fromages, etc., etc. D’autres planches soutenaient les provisions de fruits de tous les climats ; d’autres, celles des sucres et des épices ; d’autres encore, de petits bocaux pleins d’olives, d’anchois, de thon mariné, de piments et de condiments au vinaigre, et quelques-uns de clous de girofle, de bois de cannelle, et de gousses de vanille pour parfumer les crèmes, les compotes et les poudings. La brise qui soufflait de la Meuse soulevait les stores de toile écrue des deux fenêtres de l’office et y répandait un air vivifiant et conservateur.

Nous montâmes au parloir pour prendre le café, dont le docteur me fit remarquer l’arôme de pur Moka ; puis nous causâmes littérature et musique. En musique, le goût des deux amies se limitait à Schubert, dont elles savaient tout le répertoire par cœur : Marguerite préférait les mélodies les plus vives, Rosée les plus attendries ; elles chantaient toutes deux avec pureté et méthode, mais d’une façon un peu froide. Thomas Moore et Lamartine étaient leurs poëtes de prédilection ; elles y puisaient des langueurs qui berçaient et endormaient leur amour, et l’empêchaient de devenir tempêtueux. Parfois elles s’essayaient elles-mêmes à mettre leurs larmes en vers, Rosée en français, Marguerite en hollandais. C’était une poésie vague et molle comme les brumes de la Meuse, et où l’image ne naissait jamais de la réalité. Elles aimaient passionnément les romans, mais surtout les romans allemands, suédois et anglais ; l’étude et la glorification du home les captivaient comme un exemple attrayant et une chère espérance. Des romans français, elles n’avaient voulu connaître que les œuvres de sentimentalité pure. Quant aux livres si profondément psychologiques de notre grand Balzac, elles hésitèrent longtemps à les ouvrir, et Marguerite seule s’y aventura dans un jour de dépit et de révolte où une lettre attendue du bien-aimé n’arrivait pas ; elle puisa dans la lecture de ces études si fortes et si vraies comme un esprit nouveau, qui établit entre elle et Rosée une sorte de dissidence de pensée.

C’est depuis ces hardies lectures que le docteur trouva Marguerite plus alerte et tout à fait décidée à en finir avec l’attente : il est vrai que cette attente avait duré quinze ans !

Quand nous nous séparâmes, j’embrassai les deux amies et leur souhaitai du fond du cœur tout le bonheur auquel leur patience amoureuse leur donnait droit.

À peine me retrouvai-je dans la voiture du docteur, que je lui dis avec une sorte de vivacité impérative :

« Eh docteur, leur histoire ?

— Dites-moi d’abord, répliqua-t-il en riant, comment vous les trouvez.

— Charmantes, mais un peu monotones, répondis-je bien vite pour en finir ; la tristesse et l’inaction les enveloppent et les endorment, comme les nénufars et les mousses font de ces eaux engourdies qui entourent leur maison ; mais il m’a semblé que Marguerite protestait et revenait à la vie.

— Oui, elle est sauvée, répliqua le docteur, qui faisait à la fois une étude morale et médicale sur les deux aimantes filles. Quant à Rosée, il se pourrait bien qu’il fût trop tard, comme elle le pressent. »

La voiture allait si vite, que nous avions déjà franchi le Bompjès ; nous glissions dans les rues de Rotterdam, éclairées par les fanaux où les lanternes à bec de gaz qui se reflétaient dans les canaux et en miroitaient la surface ; la lune se jouait dans le feuillage des arbres et dans les voilures des grandes barques et des navires. Tout en remarquant l’aspect fantastique de la ville, je ne cessais de répéter :

« Allons, docteur, commencez ! »

La voiture s’arrêta. Nous venions d’arriver chez le đocteur.

« Regardez d’abord ces deux maisons, me dit-il, celle à côté de la mienne et celle en face, sur l’autre rive du canal.

— Elles sont parfaitement closes, répondis-je ; et je n’y aperçois aucune lumière.

— C’est bien, voilà mon dernier atermoiement : et maintenant je commence. »

Trois minutes après, nous étions installés dans le cabinet du docteur, assis sur deux fauteuils délectables : le mien était placé en face des quatre portraits, et le sien leur tournait le dos. Des charbons incandescents brûlaient dans la cheminée, parfumés par quelques branches de genièvre.

La table à thé placée entre nous deux était surchargée de tasses, d’un réchaud à l’esprit-de-vin et de pyramides de gâteaux croquants. Je jetai un regard furieux sur ce nouvel intermède et je dis au docteur :

« Je m’oppose à ce que vous savouriez une seule goutte de votre thé vraiment chinois avant que votre récit soit terminé.

— Je commence, » répéta-t-il en s’allongeant dans son fauteuil

En 1840, la maison, aujourd’hui close, que vous venez de regarder à côté de la mienne, était ouverte et comme illuminée, durant une belle soirée de juin. Les domestiques en livrée allaient et venaient de la porte d’entrée à la porte du salon, introduisant des hommes et des femmes en toilette de fête. Ce n’était pas un bal qui se donnait chez le seigneur Van Hopper, un des plus riches armateurs de Rotterdam : c’était une soirée de fiançailles où le double contrat de sa fille Marguerite et de sa pupille Rosée Van Mayer allait être signé. Rosée, à qui sa blancheur légèrement colorée avait fait donner ce nom d’une de nos femmes peintres célèbres, perdit sa mère fort jeune encore ; Marguerite n’avait jamais connu la sienne. Le père de Rosée mourut qu’elle n’avait pas douze ans ; il confia l’orpheline à son ami l’armateur Van Hopper, qui fit élever sous ses yeux ses deux filles, comme il les appelait, par une institutrice anglaise romanesque. Van Hopper n’avait d’autre soin que de leur amasser des millions, et savourait avec orgueil le bonheur de les voir croître en instruction et en beauté. Rosée et Marguerite étaient si parfaitement belles de quinze à dix-sept ans, qu’elles furent surnommées, à l’unanimité des voix aristocratiques et populaires, les deux jolies filles de Rotterdam.

Jugez du contentement et de l’ivresse du père, quand il découvrit que ces deux adorables créatures étaient recherchées et aimées par les deux plus beaux, par les deux plus riches et par les deux plus intelligents garçons de Rotterdam ; ils demeuraient justement en face, dans l’autre maison aujourd’hui fermée ; fils de deux sœurs restées veuves très-jeunes, ils furent d’abord élevés sous la direction de leurs mères, dont ils étaient tout l’amour, toute la passion ; puis ils terminèrent leurs études à l’Université de Leyde, où nous nous liâmes d’une amitié fraternelle qui dure toujours.

Comme vous le voyez par leurs portraits, ils avaient à cette époque quelque chose qui fascinait et imposait la sympathie universelle : dans leur regard éclatait cette belle flamme orientale, signe caractéristique de la grande race juive. C’était une transmission lointaine, car eux étaient issus de parents chrétiens ; mais le mélange des Bataves et des Juifs s’est opéré en Hollande par tant d’unions ostensibles ou clandestines, qu’on ne saurait déterminer l’influence du sang inconnu des aïeux. Seulement, je crois que c’est à ce mélange heureux que nous devons ce qu’il y a d’imagination, de force et d’originalité dans notre nation.

« Vous avez aussi du sang juif dans les veines ? dis-je au docteur.

— Je le pense, » répliqua-t-il. Puis il poursuivit : Georges et Guillaume s’éprirent bientôt de Rosée et de Marguerite, avec cette chaleur de sang et cette âpreté de volonté qui caractérisent les Orientaux. Quand ils parlaient d’elles, on aurait cru, aux images brûlantes dont ils se servaient, qu’ils célébraient la beauté de la Sulamite. Nous n’avions connu à Leyde que quelques jeunes filles vulgaires ; aussi la beauté, les costumes poétiques et la distinction de Rosée et de Marguerite en firent-elles pour mes amis comme une apparition fantastique qu’il fallait saisir, sous peine de ne jamais plus la rencontrer dans la vie. Ils avaient à peine tous deux vingt-trois ans ! Ce fut la seule objection que leur fit l’excellent Van Hopper contre un mariage immédiat. Cette objection parut inexplicable aux jeunes filles, qui finirent par gagner le bonhomme en le raillant tendrement de redouter dans sa maison l’aspect de la jeunesse.

Quant aux mères de Guillaume et de Georges elles furent bouleversées jusqu’au fond de l’âme de la passion de leurs fils. À peine avaient-ils fini leurs études, à peine revenaient-ils sous leur toit, à peine allaient-ils enfin leur appartenir, que les ingrats qu’elles avaient formés de leur sang, nourris de leur lait, soignés de leurs veilles, et pour lesquels elles s’étaient vieillies et enlaidies avant l’âge, n’avaient plus d’yeux et de cœurs que pour deux étrangères ! Pour comprendre tous les mauvais sentiments qui fermentèrent dans ces cœurs délaissés, il faut connaître la jalousie féroce des mères, et l’avoir étudiée sur le vif comme je l’ai fait.

J’ai donné autrefois des soins à un jeune homme épileptique, doué d’une intelligence qui aurait pu devenir du génie sans la maladie fatale. Il aimait une femme qui l’idolâtrait, et près de laquelle il trouvait l’apaisement et presque la cessation de son mal ; mais la mère du malade redoutait l’empire bienfaisant que cette femme supérieure et belle prenait sur son fils ; elle l’en détacha violemment pour le rejeter dans de grossières amours qui, pensait-elle, lui laisseraient la liberté de son cœur pour n’aimer qu’elle, la mère jalouse. Le mal revint et lui tua son fils.

Les deux veuves se demandèrent entre elles ce qu’elles pourraient faire pour enchaîner leurs enfants rebelles à leur giron ; toutes leurs représentations et toutes leurs tendresses avaient échoué contre la fougue de ces jeunesses passionnées. J’avais été mandé de Leyde, où j’achevais quelques études de zoologie, pour assister aux délibérations maternelles, et pour être en définitive de la fête des fiançailles. Je me rangeai sans balancer du parti des fils ; jeune comme eux, comment n’aurais-je pas applaudi à leur entraînement ? Mon seul regret caché était qu’il n’y eût pas une troisième jolie fille de Rotterdam qui me fît faire la même douce folie qu’allaient commettre mes amis.

Les deux mères, se trouvant sans auxiliaires, semblèrent prendre leur parti et consentir au bonheur de leurs fils ; elles avaient bien pour Marguerite et Rosée des allures aiguës que les étrangers remarquaient, mais que leur joie naïve et absorbante empêchait les quatre amoureux d’apercevoir. Enfin le jour des fiançailles et de la signature des contrats arriva, et tout ce qui comptait dans Rotterdam fut convié à cette fête.

Telles que vous les voyez, elles et eux, dans ces portraits faits par un grand peintre, vous pouvez vous les figurer dans le salon de l’heureux Van Hopper ; leurs costumes étaient les mêmes dans tous les détails que le pinceau a fixés sur ces toiles. Un murmure d’admiration accueillit ces deux couples si beaux quand ils apparurent à l’éclat des lumières.

Les deux mères veuves se firent attendre. Elles arrivèrent enfin dans une toilette austère et surannée qui surprit toute l’assemblée : elles portaient une espèce de douillette en soie marron sur laquelle se drapait un long mantelet noir en dentelle ; leurs cheveux grisonnants, coupés ras, disparaissaient sous les plaques d’or des Frisonnes, que l’on voit encore sous le chapeau français à quelques matrones d’Amsterdam. Les deux mères avaient mis sur cette coiffure rigide un bonnet orné de plumes blanches. On les regarda avec étonnement ; on se demandait si elles avaient voulu jeter un défi à l’élégance parisienne de toutes les femmes qui étaient là réunies.

Mais bientôt on les oublia pour ne plus contempler que les beaux fiancés. Les anneaux avaient été échangés, on lisait les contrats, qu’ils écoutaient distraits pour se parler à voix basse et s’entre-regarder. Les deux veuves avaient laissé une clause en blanc dans ces contrats, sur ce qu’elles donneraient à leurs fils, déjà très-riches de l’héritage de leur père : mais la fortune de leur mère était au moins équivalente.

« De notre chef, dirent-elles à l’unisson, nous ne donnerons rien pour ces mariages prématurés, jusqu’au temps où notre vaisseau, qui part dans huit jours pour les Indes, sera de retour et nous apportera, soit un accroissement, soit un déficit de fortune. »

Les jeunes gens n’avaient rien entendu ; le bon Van Hopper, seul, se regimba et ordonna qu’on laissât la clause en blanc, ajoutant qu’il pensait bien que les mères se raviseraient avant le jour du mariage, fixé à huitaine. Lui, il donnait toute sa fortune à sa fille ; et à sa pupille il remettait le patrimoine de ses parents, qu’il avait doublé par son labeur.

Les contrats signés, les deux mères sortirent ; ce fut le signal de la gaieté : on passa la nuit dans les danses, qui ne furent interrompues que par un souper somptueux.

Toute fête prolongée entraîne une lassitude d’âme et de corps qui produit un lendemain d’ennui. Georges et Guillaume avaient dansé la veille avec tant de frénésie, ils avaient ressenti des émotions si vives auprès de leurs fiancées et bu tant de vin de France, qu’ils éprouvaient à leur réveil un accablement et une fatigue qui ressemblaient à un commencement de maladie. Les bonnes mères accoururent comme effrayées dans la chambre qu’avaient voulu occuper ensemble leurs deux fils, afin de pouvoir parler à toute heure de leur amour et des perfections idéales de leurs fiancées.

Ce furent alors des exclamations de tendresse et des épanchements de craintes maternelles. Quel chagrin et quel souci abattaient à ce point leurs chers enfants ?

« Nous en voulez-vous, s’écriaient les deux veuves, de nous être abstenues de toute donation dans le contrat ? Nous avons dû vous paraître bien avares et bien méchantes, tandis que nous n’étions qu’exclusives. À vous, mais à vous seuls dès aujourd’hui toute notre fortune. Mais pourquoi si vite nous déshériter de votre tendresse et enchaîner votre liberté ?

J’étais arrivé auprès de mes deux amis pendant que les deux veuves parlaient de la sorte, et j’admirai par quel génie d’intuition leur amour jaloux pour leurs fils et leur haine envieuse envers leurs jeunes brus leur avait fait deviner le point saisissable de l’imagination de Georges et de Guillaume ; elles continuèrent :

« La liberté, c’est la grandeur de l’homme, son ivresse, son bonheur ; pourquoi vous interdisez-vous comme des femmes les horizons qui vous étaient ouverts ? Non, certes, nous ne sommes point des mères égoïstes et jalouses comme on voudrait vous le faire croire ! Cet or, auquel vous pensez que nous tenons, nous l’avions amassé en prévision de vos désirs et de vos fantaisies ! Quand nous vous vîmes grands et beaux, intelligents et audacieux, nous pensâmes : Ils sont appelés à parcourir le monde, à exercer partout leur ascendant et leurs séductions ; nous entrevoyions pour vous une jeunesse d’aventures glorieuses dans les beaux pays qu’éclaire le soleil, et non une vie taciturne et morne sous nos brouillards hollandais. Oh ! nous, vos mères, nous aurions su attendre et nous résigner ; nous comprenons ce qu’il faut de mouvement et d’espace à votre ardente jeunesse. Mais l’égoïsme des vierges est sans pitié ; elles veulent vous éteindre et vous enchaîner avant l’heure. Il en eût été bien temps quand vous auriez eu trente ans et que vous auriez épanoui votre âme sous des cieux plus riants. Voyez tous les grands hommes de notre pays : se sont-ils rivés à cette terre plate et monotone ? Ils doivent leur génie aux voyages lointains, au contact de leur esprit avec tous les esprits éminents des autres nations ! Croyez-vous qu’ils se seraient élevés si, à vingt ans, ils avaient claquemuré leur jeunesse dans un fromage de Hollande, une jupe de femme et un berceau d’enfant ? »

J’écoutais ébahi les deux mères, et me rappelant mes auteurs classiques, je me demandais si, à l’exemple de certains procédés des épopées antiques, quelque Dieu malfaisant ne parlait pas en ce moment par leur bouche ; à coup sûr un être surnaturel, voulant diriger la destinée de Georges et de Guillaume, leur soufflait ces arguments si étrangers à leur habitude de penser. Quoi ! ces mères aimantes et craintives voulaient éloigner leurs fils ! Quoi ! ces femmes ordonnées et casanières comme des piles de linge prêchaient presque à ces imaginations inflammables la dissipation et les aventures !

Pour comprendre à quel point ce langage devait agir sur la tête un instant alourdie de mes deux amis, il faut que vous sachiez que, durant nos études à Leyde, nos plus grands excès dans nos longues veillées d’hiver avaient été une suite de projets indomptés de pérégrinations à travers le monde ; tout en fumant nos longues pipes et en buvant à petits coups la bière noire ou le genièvre, nous voyagions à travers ces contrées du soleil, dont quelques gouttes de sang juif égaré dans nos veines nous avaient infusé l’amour. L’Orient nous appelait, comme jadis les croisés : c’était là-bas qu’était notre patrie, notre terre promise ou plutôt perdue qu’il fallait retrouver ! Et remarquez que ce n’est point là seulement l’aspiration individuelle de quelques jeunes cerveaux échauffés par leurs rêves : en Hollande, cet amour de l’Orient et des contrées lointaines a fait la grandeur de la nation même et son caractère propre. Que serions-nous aujourd’hui, si nous nous étions bornés aux desséchements de nos marais ? un petit peuple agricole et stationnaire comme la Suisse. Ce qui a fait notre renommée et notre poésie, ce sont nos vaisseaux sillonnant les mers et fondant en Asie des colonies puissantes.

Suivant la diversité des vocations, les uns ont cherché la fortune et la gloire dans ces tentatives périlleuses, d’autres ne leur ont demandé que le mouvement et une vie plus riante. Quitter un climat glacé pour des rives brûlantes ; des fleurs et des fruits sans saveur pour tous les parfums enivrants ; des femmes froides, aux costumes disgracieux, pour des bayadères et des almées ; le connu et le banal, pour l’inconnu et l’inusité : voilà plus de mirage qu’il n’en fallait pour attirer et donner le vertige à des imaginations d’étudiants ! Nous en étions venus, durant nos veillées de Leyde, à circonstancier nos rêves comme on fait des réalités ; nous analysions à l’avance nos émotions dans ces contrées presque fabuleuses ; nous nous décrivions ces contrées elles-mêmes, leurs paysages, leurs monuments. Nous les parcourions tantôt pour les étudier en érudits, tantôt pour en jouir en aventuriers. Moi seul, le rêve épuisé sous toutes ses formes, je me décourageais parfois en pressentant l’impossibilité de le réaliser : j’étais sans fortune, et, mes études achevées, je devais songer à prendre un état sédentaire et non à courir les mers. Mais Georges et Guillaume se récriaient à mes objections : n’étaient-ils pas riches tous deux ? Avant un an ils fréteraient un grand navire et m’emmèneraient avec eux vers le pays de nos âmes.

À leur retour sous le toit maternel, ces rêves furenț subitement interrompus par la fascinante apparițion des deux jolies filles de Rotterdam. Le canal qui sépare les deux maisons se remplit alors de l’attraction qu’avait eue pour Georges et pour Guillaume l’immense Océan ; les chaudes brises des Indes soufflaient désormais dans les arbres du Nord qui bordent ces eaux tranquilles ; le soleil, la beauté, l’enivrement étaient là derrière ces stores tour à tour levés et baissés par les blanches mains de Rosée et de Marguerite. Moi-même, en voyant leur félicité, j’oubliais nos projets de voyage et je désirais pour moi un bonheur semblable à leur calme bonheur.

Mais, à mesure que leurs mères avaient parlé, je surpris dans leurs regards et je sentis en moi comme un tressaillement et un réveil des rêves endormis. Georges et Guillaume s’étaient soulevés sur leur lit ; ils avaient secoué leurs belles têtes, et ils avaient dit comme à l’unisson :

« Eh quoi ! ma mère, nous aurions pu partir tous les trois et parcourir le monde ?

— Mais sans doute, avaient répondu les deux veuves ; n’êtes-vous pas libres ? libres de votre fortune et de vos actions ; et pensez-vous que nous eussions la tyrannie d’enchaîner vos penchants ? La femme faible doit subir le vouloir de l’homme fort : à nous le foyer, à vous le monde ! Si elles vous aimaient comme vos mères vous aiment, ces deux étrangères que vous nous préférez, elles vous auraient dit : « Suivez votre instinct, satisfaites votre destinée, dépensez au loin votre belle jeunesse. Nous saurons attendre, nous attendrons, car le véritable amour est patient jusqu’à la mort ! »

Nous attendrons ! Ce mot vibra comme un clairon dans le cœur de Georges et de Guillaume, tandis que leurs mères parlaient. Et en effet, pourquoi n’attendraient-elles pas un ou deux ans, les deux belles jeunes filles, tandis qu’ils iraient satisfaire leurs rêves ? Puis ils reviendraient près d’elles ; ils seraient alors meilleurs maris, sans le tourment et le regret des désirs inassouvis.

Les deux veuves comprirent aux regards et à l’inflexion de voix de leurs fils qu’elles avaient frappé juste, et, comme si elles craignaient de peser sur leur décision, elles s’éloignèrent avec une habileté calculée.

Aussitôt Georges et Guillaume, tout en s’habillant avec rapidité et semblant renaître à une vie nouvelle, s’écrièrent en se tournant vers moi :

« Elles ont raison ! qu’en penses-tu ? »

Interpellé quand j’étais moi-même assailli par le retour de nos rêves oubliés, je répondis par ce mot de doute :

« Il faut voir !

— Eh bien ! dirent-ils, allons sur l’heure voir le beau navire que nos mères ont fait fréter. »

Nous sortîmes marchant d’un pas rapide, comme trois écoliers émancipés. Ils n’osèrent regarder du côté de la maison de l’excellent Van Hopper : ils tremblaient d’apercevoir Rosée et Marguerite. Leur cœur n’était pas bien sûr de ce qu’il voulait. À vingt ans, le cœur de l’homme est encore enfant ; sa mobilité est cruelle sans s’en douter. Nous arrivâmes sur les bords d’un large canal où s’étalait orgueilleusement le grand vaisseau des veuves, qui, dans huit jours, devait partir pour les Grandes-Indes. C’était un superbe navire marchand, ressemblant à un vaisseau de guerre. Sa cargaison était faite ; l’équipage au complet était sur le pont, prêt à la manœuvre. Le capitaine, jeune, gai, aventureux, avait déjà fait plusieurs fois le voyage qu’il allait recommencer ; il nous conta des merveilles sur ces terres qui l’attiraient toujours. Nous descendîmes dans les cabines : elles étaient spacieuses et élégantes ; le capitaine avait presque un appartement complet, un salon, une chambre à coucher et un boudoir. Si M. Georges et M. Guillaume, les deux jeunes maîtres du navire, avaient voulu faire la traversée, cet appartement eût été pour eux ; on y aurait bien vite transporté leurs livres, leurs armes, tout ce qui les entourait dans leur vie ordinaire, disait le capitaine.

Georges et Guillaume tressaillirent : il semblait que cette nouvelle voix tentatrice avait deviné leurs combats intérieurs.

Le capitaine voulut nous garder à déjeuner. Comme le temps était superbe, on dressa la table sur le pont, sous une tente orientale. Les marins entonnèrent un chœur national pendant que nous portions des toasts. Le capitaine dit à son tour, en levant son verre : « À vos amours, messieurs ! » Georges et Guillaume n’osèrent boire à leurs belles fiancées.

La journée était déjà fort avancée quand mes amis rentrèrent chez eux. Cette fois-ci ils ne purent éviter de regarder la maison de M. Van Hopper : car Rosée et Marguerite, accoudées à une fenêtre toute grande ouverte, ne détachaient pas leurs yeux de la rive opposée. Il y a dans le regard qui nous cherche, ou qui s’arrête obstinément sur nous, une attraction qui nous force à y répondre ; aussi Georges et Guillaume tournèrent-ils involontairement leurs yeux vers les deux jeunes filles qui leur souriaient et les appelaient du geste, tandis qu’un domestique à la livrée des Van Hopper accourait vers nous et disait à mes deux amis que ses maîtres les attendaient et étaient inquiets de ne pas les voir arriver. Ils se dirigèrent aussitôt vers la porte de la maison de leurs fiancées, où je les laissai.

« Que leur dire ? murmurait Guillaume inquiet, Guillaume, l’amoureux de Marguerite, le plus frêle des deux et le plus aimant.

— Eh ! parbleu, que nous venons de visiter le vaisseau, répliqua Georges avec une sorte d’âpreté.

— Et après ? dit l’autre.

— Après, je m’en charge, » reprit le fiancé de Rosée, tandis qu’ils entraient dans le salon où les deux jeunes filles les attendaient et leur tendirent leurs bras dans leur naïve inquiétude.

La voix de Van Hopper se fit entendre la première :

« Eh ! quoi, dit-il aux deux jeunes gens, le lendemain des fiançailles, vous allez courir par la ville au lieu de vous rendre ici ?

— Nos mères, reprit Georges assez effrontément, nous ont demandé d’aller visiter leur beau navire qui va partir pour les Indes : fallait-il leur résister et les irriter encore ?

— Non, non, repartit Marguerite en riant ; seulement vous pouviez nous proposer cette promenade et nous emmener avec vous.

— Ce n’était point là notre place, répliqua Rosée ; ils ont bien fait d’aller seuls et d’obéir à leurs mères. »

Elles acceptaient toutes deux, avec cette touchante candeur qu’ont les femmes qui aiment pour la première fois, l’explication qui leur était donnée : un doute n’entra pas dans leur cœur. On prête à tort aux femmes un esprit inné de finesse et d’astuce ; ce n’est que plus tard, quand elles reconnaissent que nous les avons trompées nous-mêmes, qu’elles acquièrent cette duplicité dont nous accusons injustement leur nature.

Van Hopper intervint dans la conversation :

« J’approuve, dit-il, votre visite à ce vaisseau ; c’est une occasion toute naturelle de parler à vos mères de leur fortune et de les faire revenir sur la singulière abstention qu’elles ont eue hier à votre égard, à propos du contrat. Votre fortune personnelle est suffisante ; mais enfin ce serait folie de ne point vous assurer celle de vos mères, qui pourraient bien, ajouta-t-il en riant, se remarier. »

Cette supposition éveilla l’hilarité des jeunes filles et de Guillaume. Quant à Georges, s’emparant diaboliquement du prétexte que lui offrait Van Hopper, il répliqua :

« Nos mères ont compris d’elles-mêmes leur injustice d’hier et sont prêtes à la réparer. «Tous nos biens sont à vous, » nous ont-elles dit ce matin.

— Excellentes femmes ! murmura Van Hopper attendri.

— Mais elles y mettent une condition, ajouta Georges, que Guillaume ne secondait point, car devant la beauté radieuse de Marguerite, il se sentait combattu et ne songeait plus à la quitter.

— Laquelle ? s’écria Rosée, que Georges n’osait regarder.

— Elles auraient voulu, reprit-il résolûment, nous voir partir nous-mêmes sur ce navire pour aller liquider leur maison à Batavia et revenir ici un an après.

— Voilà qui est, j’espère bien, impossible ! dit Marguerite en riant.

— Eh ! eh ! petite, c’eût été pourtant fort raisonnable, reprit Van Hopper, et si, au lieu d’attendre le lendemain du contrat, ces judicieuses dames m’avaient fait part de leur intention il y a huit jours, je n’aurais pas dit non. Un an est bien vite passé et à votre âge on peut attendre un an, quand on s’aime.

— Voilà justement ce que disaient nos mères, ajouta timidement Guillaume.

— Vos mères n’aiment point ! s’écria avec impétuosité Marguerite.

— Nos mères sauraient souffrir et attendre, dit Georges, et nous garder tout leur amour !

— Eh quoi ! vous consentiriez à partir ? murmura Rosée avec terreur et en devenant très-pâle.

— Ceci n’est qu’une supposition, repartit Van Hopper : ainsi, trêve d’inquiétude. »

Il y eut une halte de quelques secondes de silence, pendant lesquelles Georges se monta à la lutte.

« Voyons, reprit-il, si nos mères exigeaient ce voyage dans les Indes pour nous assurer toute leur fortune, ne trouvez-vous pas qu’il serait courageux à nous de consentir ? Ce serait un sacrifice.

— Dont nous ne voulons pas, répliqua Rosée.

— Ou que nous partagerons, dit vivement Marguerite ; nous voilà fiancés et bientôt mariés, nous pouvons vous suivre partout.

— Halte-là, fille ingrate ! s’écria Van Hopper ; j’étais heureux de mettre deux enfants de plus dans ma maison : c’était du mouvement et de la vie ajoutés à ma vieillesse ; mais au lieu de cela vous perdre, vous, mes deux vrais enfants, faire la maison vide et silencieuse ! C’est donc ma mort que vous voulez ! »

Le vieillard s’affaissa sur un fauteuil et couvrit son visage de ses mains.

Rosée l’embrassa la première et lui dit :

« Cher père, nous saurons attendre et souffrir s’il le faut ; mais vous faire souffrir, vous quitter, jamais ! »

Georges s’approcha :

« Vous êtes résignée et forte. Rosée ; voilà bien comme la femme doit être.

— Mais que veut dire tout ceci ? reprit impérieusement Marguerite ; Georges ! Guillaume ! voulez-vous sérieusement nous quitter ?

— Nous voulons, répliquèrent-ils tous deux, vous faire plus riches, plus brillantes, plus heureuses !

— Le bonheur n’est pas là, repartit Marguerite ; soyons heureux toujours comme nous l’étions hier, et cessez ce jeu cruel.

— Oh ! bien cruel, » murmura Rosée, dont les larmes baignaient le visage.

Van Hopper les pressa toutes les deux sur son cœur.

« Allons, allons, chères filles, un peu de courage, et laissez à vos fiancés leur libre arbitre : il faut qu’ils se déterminent d’eux-mêmes. Un amour comme le vôtre ne s’abaisse point à la prière, » ajouta-t-il avec fierté.

Puis, se tournant vers Georges et vers Guillaume :

« Bonsoir, mes amis ; la nuit porte conseil : vous nous reverrez demain après avoir mieux réfléchi. »

Nos deux héros éprouvèrent une sorte d’allégement du congé que leur donnait Van Hopper ; car ils ne savaient plus quelle contenance tenir.

À peine furent-ils sortis que Rosée et Marguerite éclatèrent, la première en sanglots, l’autre en reproches. Le bon Van Hopper ne parvenait pas à les calmer ; quoiqu’il fût tenté de pleurer et de se plaindre avec elles, il les rappela aux sentiments de la pudeur et de la résignation, qu’on prêche toujours aux femmes :

« Que diraient les puritaines de Rotterdam et les jeunes filles jalouses de vous, si elles vous voyaient si ardentes à accomplir votre mariage, et que diraient mes compétiteurs d’affaires et de fortune, si je négligeais d’assurer sur vos têtes l’héritage des mères de vos maris ? Ils me traiteraient de vieux fou. »

Marguerite et Rosée continuaient à protester et à gémir.

« Êtes-vous donc si malheureuses auprès de moi, que vous redoutiez tellement d’y passer sans eux encore un an ? » reprit un peu rudement Van Hopper. Tenez, ne pleurez plus, car vous ne savez pas l’effet que cela me fait ; j’irais volontiers les jeter tous les deux dans le canal. D’ailleurs votre douleur est peut-être en pure perte : il n’est pas certain qu’ils partiront.

— Oh ! je vois bien qu’ils en ont le désir, répliqua Marguerite, et un désir bien grand, car il est plus fort que leur amour.

— S’il en est ainsi, qu’y pouvez-vous, chères filles ? reprit Van Hopper ; le désir de l’homme est impérieux et ne cède point aux larmes de la femme : comme vous les avez vus résister à leurs mères pour vous aimer, vous les verrez vous résister et partir, si tel est le désir nouveau qui s’est emparé de leur cœur.

— C’est qu’alors ils ne nous aiment plus ! dit tristement Marguerite.

— Ils vous aiment et seront loyalement vos maris au retour y reprit Van Hopper ; mais ils pensent accomplir un devoir en partant, et ils mettront leur orgueil d’homme à ne pas y manquer. »

Le sincère Van Hopper croyait aveuglément au prétexte que Guillaume et Georges avaient saisi au vol pour justifier leur départ. Le bonhomme, trouvant instinctivement dans son cœur ce qui pouvait apaiser Marguerite et Rosée, leur faisait comprendre qu’il redoublerait de tendresse pour elles, puis les rappelait à la dignité. Il ne fallait pas que le monde surprît en elles la peur de l’oubli ou de l’abandon. S’ils partaient, elles devaient dire hautement qu’elles y consentaient, qu’elles les attendraient, qu’elles étaient liées à eux pour toujours, qu’elles ne se regardaient plus seulement comme leurs fiancées, mais comme leurs veuves ; puis il ajoutait : « Ils reviendront, j’en suis sûr, plus aimants, plus épris, déplorant de vous avoir quittées et vous restant désormais enchaînés. »

La soirée de ce jour, si différente du beau soir de la veille, s’écoula dans ces ingénieuses consolations que l’amour paternel inspirait au bon Van Hopper.

Quand les deux jeunes filles se retirèrent dans leur chambre, elles étaient découronnées de leur bonheur ; mais une dignité fière venait de poindre en elles et les fortifiait.

J’avais passé cette même soirée auprès de mes amis, qui, je dois en convenir, avec cette dureté et cette insouciance de la souffrance causée qu’on a dans la première jeunesse, s’enivraient de leurs projets de voyage aussi ardemment que nous le faisions à Leyde. Seulement ils limitaient leur absence à un an ou deux, et pour se justifier à eux-mêmes (non pas du mal qu’ils faisaient, mais de la mobilité de leurs actions) :

« Nous les retrouverons aimantes et belles, » disaient-ils.

Quoique mon esprit entier fût entraîné par leur rêve, ils ne purent me vaincre quand ils voulurent me décider à partir avec eux. J’avais une famille qui comptait sur moi, pas de fortune, et trop d’orgueil pour consentir à être défrayé par eux. Je compris alors tout le désespoir d’être rivé comme un prisonnier à ce que j’appelais les chaînes et le cachot du devoir ; plus tard je devais en sentir la consolation.

Les deux mères, qui savaient leurs fils résolus à partir, n’intervinrent point dans cette veillée. Elles nous abandonnèrent, comme cela convenait à leur dessein, à toute la fougue et à toute l’intempérance de nos pensées.

Le lendemain, Georges et Guillaume me prièrent de les accompagner chez leurs belles fiancées. Je fus frappé, en revoyant les jeunes filles, du changement qui s’était opéré subitement en elles. Elles étaient peut-être plus belles que la veille, mais d’une beauté pâlie et grave ; au lieu des toilettes riantes et coquettes qu’elles portaient les jours précédents, elles avaient des robes négligées d’une coupe austère.

Georges le leur fit observer en riant, et il ajouta en s’adressant à Rosée :

« C’est bien, chère amie, pendant notre absence il faut vous vêtir ainsi, et au retour vous reprendrez vos parures de fête, auxquelles nous ajouterons tout le luxe de l’Orient.

— Mais ce voyage est donc bien décidé ? s’écria Marguerite en se mordant les lèvres, et comme involontairement.

— Certainement, dit Van Hopper avec une dignité froide, et j’espère bien que vous vous montrerez aussi fermes que vos fiancés. Ils vous l’ont dit hier : c’est un devoir qu’ils vont accomplir. En chrétiennes, soyez résignées. »

Il s’établit alors une de ces conversations pénibles et tendues où les vrais sentiments de chacun étaient masqués parce que le monde appelle l’esprit de convenance, qui n’est bien souvent, hélas ! que l’hypocrisie de la nature. Georges et Guillaume dissimulaient la fantaisie sensuelle et impétueuse qui les poussait vers les Indes ; Van Hopper, la blessure qu’il ressentait de la douleur de ses filles ; et elles, les deux vierges irritées, par pudeur et soumission chrétienne, refoulaient dans leur cœur leurs cris et leurs larmes.

Que serait-il arrivé si, à l’exemple des femmes grecques de l’antiquité ou des Italiennes modernes, leur passion avait éclaté en reproches et en sanglots ; si Rosée avait dit à Georges ; « Tu ne partiras pas, ou j’en mourrai, » et si l’impétueuse Marguerite avait menacé Guillaume d’infidélité ? Aux menaces et aux plaintes, sans doute que ces êtres indécis se seraient émus et ne seraient point partis ! Mais pas un cri ne troubla leur quiétude égoïste, et ils ne crurent que faiblement à l’angoisse qui ne s’exprimait point.

On s’entretint d’affaires et d’arrangements intérieurs avec une sorte de sérénité dont Van Hopper maintenait le ton par sa présence. On décida qu’on échangerait des portraits et des souvenirs ; qu’on adoucirait l’absence par de longues lettres écrites au départ de chaque navire ; que les deux jeunes filles verraient chaque jour les deux veuves et les habitueraient insensiblement à leur affection. On parla aussi de cette habitation du Plantage, où vous venez de les voir toutes deux, habitation appartenant à Rosée, et jusqu’alors négligée. On convint qu’il fallait l’embellir, la meubler, l’orner comme un nid d’amour où se célébrerait le double mariage au retour.

Les jours suivants s’écoulèrent dans les mêmes projets et dans les préparatifs multipliés du départ. Les deux veuves se montrèrent envers leurs fils d’une prodigalité inusitée. Elles entassèrent dans le vaisseau tout ce qui pouvait flatter leurs penchants. Georges, passionné pour la vie active, eut des armes de prix ; Guillaume, studieux, et qui voulait, disait-il, faire dans l’Inde des découvertes scientifiques, reçut des livres rares, des instruments d’optique et de physique. Beaucoup d’argent fut mis à leur disposition. On décora avec luxe la partie du navire qu’ils devaient habiter : Marguerite et Rosée y contribuèrent avec amour ; leurs deux portraits y furent placés. Elles avaient une tranquillité apparente qui trompait sur l’état de leur cœur ; peut-être aussi ne souffrirent-elles alors que modérément : un an était assigné comme terme de cette absence, et un an paraît si court à cet âge !

Van Hopper montrait un calme plein de confiance. Les mères de leurs fiancés étaient devenues douces et bonnes pour elles. Pourquoi douter ? pourquoi murmurer contre la volonté du ciel ? Mieux valait se soumettre à la Providence, qui leur réservait le bonheur dans un temps prochain.

Cependant le jour du départ arriva, et nous allâmes ostensiblement accompagner les voyageurs jusqu’à l’embouchure de la Meuse, de façon que tout Rotterdam sut que les fiançailles n’étaient point rompues et que les deux mariages s’accompliraient tôt ou tard. On ne vit dans le départ de Georges et de Guillaume qu’une spéculation d’affaires qui parut fort naturelle à nos sérieux commerçants.

Quand nous vîmes la pleine mer et qu’il fallut quitter le navire pour le bateau à vapeur qui devait nous ramener à la ville, je considérai ces quatre femmes dont certainement le cœur se brisait. Les deux mères affectèrent un stoïcisme de matrones romaines ; mais leur pâleur était mortelle. En ce moment peut-être auraient-elles voulu retenir leurs deux fils. Marguerite s’efforçait de sourire, et elle dit à Guillaume, en l’embrassant : « N’allez pas au moins aimer là-bas quelque belle Indienne. » Rosée seule s’affaissait, défaillante, au bras de Van Hopper. Elle était blanche et défaite comme une jeune morte ; ses yeux regardaient fixement la mer et l’horizon : peut-être entrevit-elle en cet instant, avec clairvoyance, les longues années de souffrance d’une jeunesse déçue. Georges et Guillaume nous embrassèrent tous tendrement et bruyamment, comme pour s’étourdir. Le bateau à vapeur réclama ses passagers, on nous hissa sur le pont. Les deux fugitifs étaient debout sur l’avant du navire : ils nous saluèrent longtemps en agitant leurs mouchoirs. Van Hopper et moi leur répondions seuls. Les quatre femmes restaient anéanties : elles arrivèrent à Rotterdam sans avoir proféré une parole.

Le lendemain, Rosée fut prise d’une fièvre qui menaça sa vie. Marguerite la soigna avec cette ardeur de dévouement qu’ont les femmes, et elle puisa dans cette anxiété comme un oubli de sa propre douleur. Van Hopper, qui avait été toute sa vie gai, bruyant, affairé, eut un brusque changement d’humeur, fatal à la vieillesse, en voyant souffrir ses enfants ; il devint taciturne. Parfois il se révoltait à l’aspect du deuil qui avait envahi sa maison, et, quand Rosée fut convalescente, il s’écriait tout à coup au milieu des repas silencieux : « Vous tuez votre père par votre tristesse ! Un père vaut mieux que tous les maris : allons, enfants, rions un peu comme autrefois… »

Tout ce qu’elles pouvaient faire avec le plus grand effort, c’était de se montrer résignées, attentives et douces. Elles se vouèrent activement aux soins de la maison et commencèrent à surveiller les embellissements de l’habitation du Plantage. Ces occupations les ravivèrent un peu.

La première fois que je revis les deux mères, depuis le départ de mes amis, je les trouvai filant au rouet dans la chambre de leurs fils, dont elles avaient fait leur salon, afin d’être entourées de tous les souvenirs matériels des absents. Je fus reçu par elles d’une façon affectueuse qui ne leur était pas ordinaire.

« Eh bien ! les voilà partis ; êtes-vous contentes ? leur dis-je avec un éclair de malignité. »

L’une d’elles hocha la tête et me dit :

« Oh ! vous ne connaissez pas le cœur des mères ! Contentes ! quel mot cruel ! Dites sacrifiées, mais heureuses s’ils sont heureux de ce voyage.

— Et s’ils reviennent bien vite, répliqua l’autre ; car chaque jour d’absence et d’amère inquiétude est une année retranchée de notre vie. »

Elles avaient toutes deux des larmes qui coulaient sur leurs joues ridées et jaunies.

Je les engageai à recevoir les deux jeunes filles pour se distraire.

« Non, répondirent-elles, elles sont la cause de tout ; plus tard, nous verrons. »

Je n’essayai point de combattre leur fanatique injustice et leur fis mes adieux. Je quittai Rotterdam et ma famille pour aller commencer mes études de médecin à Utrecht.

Mon départ ajouta au chagrin de Rosée et de Marguerite : pour elles, j’étais le frère des deux adorés ; elles m’en parlaient sans cesse.

Quand je revins aux vacances, je constatai un changement effroyable dans ces cinq êtres jadis si vivants. Les deux veuves, alertes et passionnées il n’y avait pas six mois, étaient accablées d’infirmités, comme si des années avaient passé sur leur tête ; les deux jeunes filles avaient une résignation de saintes, mais plus rien de cette gaieté intérieure qui rayonnait de l’âme au visage et qui doublait leur beauté. Van Hopper, n’entendant plus autour de lui ni chant ni rire joyeux, comprenait qu’on souffrait, quoique jamais une plainte ne s’échappât des deux pauvres âmes. Ce vieillard se sentait dans une atmosphère enfiévrée où il ne respirait plus. Je le trouvai bouffi et jaune, et je redoutai pour lui une attaque d’apoplexie.

Cependant nos deux voyageurs avaient écrit, en route, une fois, puis une seconde dès leur arrivée. Leurs lettres ne pouvaient renfermer aucun détail ni parler de retour : elles n’apportaient donc pas l’espérance où se seraient ravivés tous ces cœurs blessés.

Lorsque j’avais passé quelques heures dans leur funèbre compagnie et que je me retrouvais dans la maison de mon père et de ma mère, en voyant le bonheur que j’y répandais par ma seule présence, je sentais une délectable satisfaction d’avoir résisté aux entraînements de ma fantaisie. Ce que les glorificateurs du moi humain appellent les aspirations impérieuses de l’intelligence et de l’imagination vaut-il bien la peine de faire saigner ces cœurs aimants, et de perdre ces affections sacrées que nous ne remplacerons plus dans la vie ? L’esprit s’agrandit-il en s’exerçant toujours au dehors ? n’a-t-il pas en lui-même sa grandeur et son étendue ? La passion non satisfaite a-t-elle été moins ressentie ? l’ascète est-il moins puissant que le débauché ?

Je quittai Rotterdam pour faire ma seconde année d’études médicales à Paris. Aux vacances de Pâques, j’accourus chez moi pour embrasser mes parents. J’appris d’eux que Van Hopper se mourait, et je me rendis aussitôt auprès du bon vieillard. Je le trouvai assis dans un grand fauteuil, dans la serre de sa maison. Ses deux filles (car il avait toujours traité Rosée comme si elle eût été de son sang) étaient agenouillées auprès de lui. Elles cherchaient à lui arracher un mot, un geste, un regard ; mais sa torpeur était complète : à peine ses yeux appesantis s’entr’ouvraient-ils par moments, mais sans paraître reconnaître celles qui lui parlaient. En m’apercevant, les deux jeunes filles poussèrent presque un cri de joie : « Oh ! venez vite, me dire-elles, et rappelez-le à la vie ! »

Je tâtai son pouls, il n’avait plus que de faibles pulsations. J’eus beau lui parler, il ne m’entendait point ; mais son cœur battait toujours.

« Il ne souffre pas, leur dis-je, mais je crois bien qu’il touche à sa fin.

— C’est moi qui l’ai tué par ma folle douleur ! s’écria Marguerite.

— Et moi par mes larmes, ajouta Rosée.

— Il était déjà bien mal quand je l’ai vu, il y a six mois, repris-je pour les consoler un peu.

— Oui, mais il s’est ranimé au printemps. Il y a quinze jours, me dit Marguerite, il causait, souriait, se mêlait à nos projets, lorsque cette fatale lettre est arrivée.

— Quelle lettre ? répliquai-je vivement.

— La lettre qui devait nous annoncer leur retour, continua Marguerite ; car voilà bientôt deux ans qu’ils sont partis, et c’était le terme extrême de cette inexplicable absence. Cette lettre ne parle que de nouveaux délais nécessités par leurs affaires. Et pourtant cette lettre ne vient pas de Batavia ; elle vient de l’Inde anglaise, elle vient de Delhi, où ils voyagent maintenant pour leur plaisir. Le capitaine de vaisseau qui a apporté cette lettre de Calcutta nous a tout révélé. Alors j’ai voulu partir, car que faisons-nous ici dans l’attente ? Nous sommes la risée de la ville. J’ai torturé mon père par mes plaintes, et Rosée par ses larmes. Un soir il est tombé sans vie dans nos bras, et depuis lors il est inerte et anéanti comme vous le voyez. »

Je tâchai de donner aux deux délaissées l’espoir que je n’avais pas. Je fis transporter le mourant dans son lit, et nous le veillâmes toute la nuit. Il ne nous donna aucun signe de vie ni de pensée. Quand vint le jour, il expira sans souffrir. Les deux orphelines ne voulaient pas croire à cette mort silencieuse et calme : elles tournaient autour de ce lit, embrassaient les mains froides et le pâle visage du mort, et ne se persuadaient pas que tout était fini. Je les forçai à s’éloigner de la chambre funèbre, et, les conduisant dans le salon, je leur fis promettre devant le portrait de Georges et de Guillaume de vivre pour eux et de les attendre avec confiance. Comme ami et comme médecin, je comprenais qu’il fallait leur rendre une illusion dont elles pouvaient vivre ; je leur parlais avec chaleur de l’amour et du prochain retour de mes amis, auquel je ne croyais guère, car tandis qu’elles recevaient des lettres composées, où la vérité se voilait de mille restrictions, j’en recevais de mon côté où toute la furie de leur vie d’aventures éclatait. Ils avaient quitté l’Inde hollandaise, me disaient-ils, comme un théâtre trop étroit de leur fantaisie et de leurs études. Ils venaient d’arriver à Delhi, où leur grande fortune, leur jeunesse, leur beauté, leur esprit et leur liaison avec de jeunes lords leur assuraient une vie de prince. « Figure-toi qu’il a un sérail ! » avait ajouté Guillaume en post-scriptum à une lettre de Georges. « Imagine-toi qu’il a réuni à grands frais tous les livres des poëtes indous, et qu’il se les fait lire ou chanter le soir par ses bayadères ! » avait mis Georges au bas d’une lettre de Guillaume.

Dans les lettres adressées à leurs mères, ils étaient moins sincères ; mais ils leur avouèrent pourtant leur dégoût des affaires, qui les faisait partir de Batavia, et leur dessein bien arrêté de voyager dans toute l’Inde anglaise. Les deux veuves m’avaient écrit à Paris pour me supplier de rappeler leurs fils auprès d’elles, car elles sentaient bien que leur propre voix ne serait pas écoutée. J’écrivis aux deux fugitifs la tristesse des mères et l’angoisse de leurs belles fiancées qui les attendaient. Ils ne les oubliaient point, me répondaient-ils : ce serait le port après les orages. Mais l’heure n’était pas venue.

Quand j’eus fermé les yeux du bon Van Hopper et commis à la garde de son corps ses plus anciens domestiques, je fis promettre aux orphelines de prendre un peu de repos et me rendis auprès des deux veuves. Je les trouvai si mornes et si étrangement amaigries, que je compris que là encore la vie se débattait contre la douleur.

Seulement le duel serait plus long, car ces organisations nerveuses et roidies céderaient moins vite que la molle et tendre nature de Van Hopper. Je leur appris la mort de l’excellent homme, et je leur dis avec décision :

« Désormais, les fiancées de vos fils doivent habiter sous votre toit. Soyez véritablement leurs mères : elles vous rendront en soins et en tendresse ce qu’elles recevront de vous en protection.

— Il a raison, répliqua l’une d’elles : ces deux jeunes filles sont sincèrement douces et bonnes, et, depuis qu’elles nous savent malades, elles sont venues chaque jour nous soigner et nous distraire.

L’autre sœur consentit aussitôt. Toutes deux elles comprenaient que le retour de leurs fils était éloigné ; elles sentaient les infirmités les envahir comme une eau montante durant une inondation. L’idée de la souffrance, si terrible dans la solitude, les remplissait d’effroi. Il leur fallait un peu de mouvement, quelque chose à entendre autour d’elles et à tourmenter peut-être.

Voyant leur bonne disposition, je les engageai à faire un effort, à se lever de leur fauteuil et à me suivre chez les deux orphelines. Elles ne me résistèrent point ; elles s’enveloppèrent entièrement dans une grande cape de soie noire, et, chacune d’elles s’appuyant tremblante à un de mes bras, nous traversâmes le pont jeté sur le canal qui sépare les deux maisons.

Quand Marguerite et Rosée virent entrer les deux mères dans ce salon où elles n’avaient pas paru depuis le soir de la signature des contrats, elles se jetèrent à leurs pieds en pleurant et les remercièrent de leur bonté. Les veuves leur dirent alors : « Vous êtes nos filles, vous allez venir habiter chez nous. »

Je vis un rayon de joie passer sur le front des deux délaissées. Elles avaient l’orgueil de la candeur et de la pureté, et souffraient intérieurement de ce qu’elles sentaient qu’on eût dit par la ville si, après l’abandon des fils, les mères ne leur avaient pas donné asile. On eût cru à une rupture irrévocable, tandis que cette réunion était la consécration publique de leurs fiançailles.

Dès le lendemain, aussitôt que le bon Van Hopper eut été rendu à la terre, les deux orphelines s’installèrent chez les deux veuves. Je quittai le jour même Rotterdam pour retourner à Paris, sans savoir comment elles s’entendraient.

Il y a dans la jeunesse des femmes des trésors de foi et de dévouement qu’il faut étudier sur nature pour en bien comprendre la force et la beauté. Personne plus que moi, j’ose le dire, ne tressaille et ne s’émeut devant une œuvre du génie ; mais le cœur produit aussi ses œuvres sublimes, presque toujours ignorées ou oubliées, que je voudrais voir mises en lumière et glorifiées par tous.

Quand je revins quelques mois après à Rotterdam, et que je trouvai Marguerite et Rosée transformées en sœurs de charité de ces deux mêmes femmes qui avaient brisé leur jeunesse, ce fut pour moi un spectacle d’une exquise beauté morale, que je n’oublierai jamais. Elles s’étaient ranimées pour se dévouer. Les deux veuves, qui déclinaient visiblement, ne quittaient plus leur chambre. Marguerite et Rosée, heureuses d’aimer les mères de leur seul amour, se multipliaient pour elles ; elles les levaient, les couchaient, faisaient leur toilette, les distrayaient par le chant, le piano ou quelque lecture sur cette Inde maudite où les chers absents les oubliaient. À l’arrivée de chaque courrier, on lisait ensemble les lettres et on les commentait, mais seulement les lettres adressées aux jeunes filles ; les mères lisaient à part celles qui leur étaient écrites : elles y trouvaient toujours désormais de tristes nouvelles. Quand reviendraient-ils ? Ils l’ignoraient eux-mêmes : l’Inde avait des attractions vertigineuses. Pourquoi les avaient-elles laissés partir ? Est-ce qu’on pourrait vivre dans la froide Hollande, après avoir vécu sous ces latitudes brûlantes où la nature est si belle ?

Souvent avec ces lettres, qui laissaient peu d’espoir aux deux mères, il en arrivait d’autres écrites par des correspondants et des banquiers de Batavia et de Calcutta, qui révélaient aux veuves la dissipation rapide de la fortune de leurs fils.

Elles ne firent qu’à moi la confidence de ces funestes nouvelles. « À quoi bon tourmenter ces anges ? me disaient-elles ; laissons-les à leur ignorance et à leur vague espoir. »

Oui, elles espéraient toujours, les deux vierges : chaque lettre de Guillaume et de Georges parlait d’amour et de réunion irrévocable, quoique peut-être lointaine, et c’en était assez pour enchaîner à eux ces âmes pures.

Elles trouvaient d’ailleurs un aliment à l’activité de leur jeunesse dans l’amour qu’elles prodiguaient aux deux mères. Elles aimaient leurs fils en elles, et le cœur de celles-ci s’était tellement amolli qu’il s’en répandait à toute heure sur Rosée et sur Marguerite un concert de bénédictions.

Elles vécurent ainsi trois ans, de cette vie d’intérieur pleine d’angoisses et de suavité ; vie d’émotions cachées que les femmes seules connaissent bien, vie patiente, délétère ou fortifiante, qui tue les unes et raffermit les autres.

Les deux veuves moururent l’une après l’autre, à un mois de distance. Je venais d’être reçu docteur et de m’établir à Rotterdam ; ce fut moi qui leur donnai les derniers soins et qu’elles chargèrent de leur suprême volonté ; elles avaient fait un dépôt secret de leur fortune, qui ne devait être remise entre les mains de leurs fils que le jour où ils épouseraient enfin leurs fiancées.

Les veuves mortes, leur maison se ferma comme s’était fermée celle de Van Hopper.

Marguerite et Rosée allèrent demeurer dans leur habitation du Plantage. Elles n’y reçurent que moi et quelques personnes étrangères que je leur conduisais parfois pour les distraire. Elles fuyaient la société de Rotterdam, dont elles redoutaient les sarcasmes.

Elles firent savoir par des lettres touchantes, dont les larmes effaçaient les mots, la mort des deux mères à leurs fiancés. Moi-même j’écrivis dès lors à Guillaume et à Georges, non plus en camarade de plaisir, mais comme un ami grave, que le travail, la vue des douleurs et l’expérience ont mûri. Je tentai d’éveiller en eux ce sens moral qui nous rend heureux du bonheur que nous donnons, des larmes que nous essuyons, de la peine imposée à nous-même et d’où ressort la félicité d’autrui ; puis, craignant que cette vibration ne fût morte dans leur cœur, je leur parlais du pays, des souvenirs de l’enfance, de la satisfaction de se faire un nom et de mourir estimé sur la terre où l’on est né ; puis enfin, redoutant encore en ceci leur scepticisme, j’en arrivais à parler du déclin, de la vieillesse, de la mort, de toutes ces ombres funèbres répandues sur la fin de la vie, et qui ne sont éclairées que par l’amour et le dévouement de ceux qui nous suivent jusqu’au bout.

Ma lettre ne reçut qu’une réponse moqueuse et narquoise, telle qu’un écolier robuste et réjoui l’eût faite à un pédagogue blême et chagrin. Pour eux, j’étais alangui et malade, malade du mal d’une civilisation affairée, malade du mal de l’Europe, malade du mal chrétien et d’une fausse morale qui cherche la satisfaction de l’orgueil dans l’immolation de soi-même. Ma lettre leur faisait froid et leur semblait avoir été écrite sur quelque banquise du Groënland. Que n’allais-je plutôt les retrouver, partager et comprendre la belle et savoureuse vie qu’ils menaient en plein soleil, en pleine nature, au milieu de l’exubérance des couleurs et des parfums, de la sublimité du firmament, de la grandeur des paysages, de la beauté des animaux et de la fascination des femmes ? Que ne pouvais-je les suivre, à travers Delhi, dans leurs palanquins portés par des serviteurs indous, ou bien encore sur leurs éléphants, parmi les solitudes de l’Himalaya ? Je comprendrais alors la vie dans sa force et son épanouissement, et, quand la vieillesse arrive, la volupté de mourir au soleil, sur le bord de quelque grand fleuve, et non point devant un âtre au feu noir, en regardant un canal aux eaux vertes.

Je devinai que mes paroles de tristesse étaient tombées sur un endurcissement tranquille et satisfait, qui désormais ne saurait être ébranlé et amolli que par l’altération de la santé, l’épuisement de la fortune, ou l’isolement au milieu d’un désastre ; le choc enfin que produit sur l’égoïsme la terreur de la souffrance et du dénûment.

Sans doute ils avaient dû recevoir quelque commotion douloureuse de la mort de leurs mères ; sans doute ils en avaient tressailli, ne fût-ce que durant une heure, comme l’hippopotame, frappé par quelque balle qui pénètre les chairs sans atteindre jusqu’aux organes, tressaille et s’agite dans les eaux bourbeuses qu’il ensanglante un instant ; mais il suffit d’un peu de vase pour recouvrir et cicatriser la blessure éphémère ; pour eux peut-être avait-il suffi d’un kalioum indien fumé au soleil et emportant dans sa blanche vapeur la sombre apparition du cercueil de leurs mères.

Je ne les juge point, et me reconnais indigne de les condamner. Que serais-je devenu moi-même, si je les avais suivis dans ces régions énervantes où l’individu doit naturellement subir l’amollissement qui gagne les nations ? Les fortes races, les races dévouées et militantes, ne viendront jamais de l’Orient. Ils ont le réel, ces fils du soleil, et ils s’étonnent de nos aspirations incessantes vers un idéal douloureux.

Je cachai toujours à Rosée et à Marguerite comment se passait la vie de leurs fiancés. Elles auraient crié aux mensonges, aux calomnies, ou plutôt elles n’auraient point compris. Ils les entretenaient eux-mêmes dans leur ignorance. Par un raffinement propre à l’esprit des voluptueux, ils ne cessaient point de leur écrire des lettres courtes, mais tendres, d’où toujours l’espérance surgissait comme une étoile lointaine qui se rapprocherait enfin.

Vous devez comprendre qu’il m’est impossible de vous décrire jour par jour, ou seulement année par année, comment les deux pauvres filles trompèrent ces quinze ans d’absence. En visitant leur maison, vous avez vu avec quelle patiente tendresse elles les avaient remplies de tout ce qui leur rappelait les deux transfuges ; vous avez deviné aussi leurs occupations incessantes, puériles, innocentes, enfantines, rappelant celles des nonnes dans un couvent. Tout ce qu’elles avaient en elles de vivacité, d’esprit, de grâce, de poésie, s’affadit et s’annihila en se repliant toujours sur soi-même. Mais ne vous y trompez pas, rien n’est mort de ces heureux germes. Vous avez vu des éclairs de l’esprit de Marguerite ; j’en ai surpris souvent dans le cœur de Rosée avant que tout son être ne se fût affaibli. Sentant que ce long amour trompé pouvait les tuer, parfois j’eus la pensée de tenter d’y substituer un nouvel amour. Que serait-il arrivé de mon entreprise personnelle ou suggérée à quelque autre ? Je l’ignore. Ni Rosée ni Marguerite n’auraient jamais eu l’initiative d’une infidélité ; mais, sollicitées et rappelées à la vie par quelque tentateur jeune et aimant, n’auraient-elles pas répondu ? Voilà mon doute. Il ne diminue en rien la beauté tranquille de leur amour. La règle d’une vie monotone, la température attristée de ce climat, le défi que l’âme se pose à elle-même dans ses affections ; un idéal longtemps caressé et qu’on ne veut point transformer en réalité moqueuse, tout a contribué à les sauvegarder. Moi-même, ayant comprimé dès le début quelques pulsations trop vives, je m’étais fait le gardien heureux et actif de leur pureté et de l’accomplissement de leur foi. Je veillais sur cette constance unique comme sur une de ces raretés et de ces merveilles qu’on ne reverra pas deux fois. Et même, encore aujourd’hui, je serais blessé au cœur si un dénoûment vulgaire venait clore leur curieuse destinée !

« Mais le dénoûment naturel approche, lui dis-je, puisque les deux fiancés reviennent dans huit jours.

— Ils reviennent, répliqua le docteur, mais dans quel état ! l’un mourant, tous les deux ruinés et ne quittant l’Inde que parce que l’insurrection formidable contre les Anglais les en chasse.

— Marguerite et Rosée savent-elles la vérité ! repris-je.

— Vous voulez donc que je tue l’une et que je jette l’autre au bras d’un fiancé nouveau ? répliqua le docteur. Non, non, j’use de plus de ménagement avec mes malades : je les sauve en les trompant un peu. Elles seront heureuses si c’est possible encore ; mais la vérité, elles ne la sauront jamais. Je ne l’ai dite qu’à vous ; elle était nécessaire au sens de cette histoire dont je vous écrirai bientôt le dénoûment. »

Le docteur cessa de parler. Nous échangeâmes quelques réflexions en prenant le thé ; puis nous nous séparâmes.

Le lendemain matin, je partis pour la Haye, par le chemin de fer. En me rendant à l’embarcadère monumental, ressemblant de loin à un petit château moresque, je vis un magnifique moulin à vent, huché sur une haute tourelle en forme de pain de sucre. Cette tourelle était une élégante habitation, avec de grandes fenêtres à persiennes vertes, où flottaient des stores de mousseline brodés ; un de ces stores, relevé à demi, frôlait la tête d’une belle jeune fille blonde, appuyée sur une des fenêtres. Elle était coiffée d’un chapeau rond, en paille anglaise, autour duquel ondulait une plume grise. C’était encore là une jolie fille de Rotterdam qui devait avoir son roman inconnu. Un drame dans un moulin à vent ! quel joli titre ! Quand je montai en wagon, la jeune fille était encore à sa fenêtre. Bientôt je cessai de l’apercevoir, et je ne pensais plus qu’à l’histoire de Marguerite et de Rosée, dont je n’appris que trois mois après le dénoûment.

Un soir, à Paris, je reçus la lettre suivante du docteur :

Il n’y avait pas huit jours que vous aviez quitté Rotterdam, lorsqu’un matin je vis entrer chez moi Georges et Guillaume. Les sachant débarqués l’avant-veille à Amsterdam, j’avais exigé qu’ils n’apprendraient pas à nos deux aimantes filles l’instant de leur arrivée. Je me réservais le premier examen de leur personne et de leur cœur. Georges, qui soutenait Guillaume, m’apparut fort et robuste, les traits grossis, mais toujours beaux. C’était bien le type de l’homme de quarante ans, rompu à la fatigue et aux plaisirs, et n’ayant aucune trace des soucis de la pensée sur son front lisse. Ses cheveux, parfaitement noirs, ondulaient encore en boucles soyeuses autour de la tête, mais le sommet était dénudé comme une tonsure de prêtre. Sa mise et toute sa personne étaient négligées ; il sentait le tabac et l’eau-de-vie. Guillaume me parut un spectre dans ses habits malpropres. Ses yeux étaient caves, sa pâleur effrayante, ses pommettes rouges et saillantes. Je compris que la fièvre, ou peut-être un commencement de consomption, le minait. Je le fis asseoir sur le même fauteuil où vous vous êtes assise, et je lui fis prendre un cordial qui le ranima.

Georges me demanda cavalièrement si leurs belles fiancées étaient encore regardables.

« Elles ont toujours, lui dis-je, le prestige de l’élégance et de la grâce, et vous ne pouvez paraître devant elles dans le délabrement où vous êtes. Réparez du moins le désordre de ce costume de voyage. »

Ils m’avouèrent alors que leur bagage était fort mince. Il ne renfermait que quelques étoffes et des objets sans valeur qu’ils rapportaient à leurs riches fiancées. Je savais leur fortune engloutie par quinze ans de dissipation, mais je ne m’imaginais pas qu’ils en fussent arrivés à ce dénûment.

« Nous retrouverons, me dit Georges, la fortune de nos mères dont tu nous as toujours fait un mystère, et, avec la fortune de nos femmes, cela nous composera encore une belle vie.

— Parle pour toi qui dois vivre, répliqua Guillaume ; mais qu’importe pour moi qui dois mourir ?

— Voilà ce qu’il me répète depuis un an, reprit Georges. Il a voulu follement mener de front les plaisirs et l’étude, et tout son être s’est détraqué ; il a eu plusieurs fièvres cérébrales auxquelles les médecins anglais n’ont rien compris ; il a fini par sentir le mal du pays, ce qui fait qu’il fera un meilleur mari que moi, qui sens déjà l’ennui de la Hollande. »

L’action de mon cordial avait rendu à Guillaume assez de force pour qu’il me demandât avec instance de le conduire auprès des deux délaissées.

« Te voilà sentimental comme une miss anglaise, repartit Georges toujours goguenard ; mais ne comprends-tu pas qu’il a raison et que nous ne pouvons nous présenter à elles dans cet accoutrement ? »

À l’aide de mes habits, ils se composèrent une toilette décente. Nous montâmes en voiture et nous nous rendîmes au Plantage, où un messager envoyé par moi nous avait précédés. Marguerite seule était debout sur le seuil de la porte, parée, riante, rajeunie par la joie. Elle nous embrassa tous les trois indistinctement, puis se tournant vers Guillaume : « Mon Dieu ! comme vous voilà blême et défait ! dit-elle avec un douloureux étonnement ; vous souffrez donc bien ?

— Et Rosée, où donc est-elle ? lui demanda Georges.

— Elle est là, malade autant que Guillaume, » répliqua Marguerite en nous ouvrant la porte du salon.

La pauvre fille, vêtue de lilas clair comme au soir de ses fiançailles, était étendue sur un sofa. Son visage se colora en nous voyant entrer, mais la force lui manqua pour se lever.

« Qu’avez-vous donc, ma pauvre amie ? s’écria Georges en lui baisant les mains et le front.

— Elle est comme moi, la vie lui échappe, » murmura Guillaume, qui s’était affaissé sur un fauteuil.

Rosée pleurait sans pouvoir parler. En ce moment Georges regarda Marguerite.

« Comment avez-vous fait pour vous conserver grasse et fraîche ? » lui dit-il en lui prenant fraternellement la main.

Mais je voyais dans ses yeux un éclair de convoitise, et Guillaume et Rosée échangèrent au même instant des regards d’une compassion sympathique. Il me vint sur l’heure une inspiration psychologique que j’appellerais un trait de génie, si tout autre que moi l’avait conçue.

« Il est évident, me dis-je, en les examinant attentivement tous les quatre, que le hasard d’un premier attrait a mal fiancé ces deux couples. Le robuste Georges convient à la vivante Marguerite, et Guillaume affaibli à Rosée qui s’étiole. Si ceux-ci doivent vivre, ils revivront ensemble par des soins de serre chaude, sans se heurter, sans se faire souffrir, sans que la vitalité de l’être vigoureux se révolte contre la faiblesse de l’être languissant, et que la vie précipite la mort.

Ils gardaient tous les quatre le silence et s’aperçurent de mon examen.

Rosée, qui peut-être avait remarqué le regard jeté par Georges à Marguerite, me dit en souriant avec tristesse :

« Qu’avez-vous donc, docteur, à nous étudier de la sorte ? Savez-vous que c’est effrayant pour moi et Guillaume, car je crois lire dans vos yeux que nous devons penser à la mort plutôt qu’au mariage.

— Vous lisez mal, répliquai-je : je suis d’avis, au contraire, que vos mariages se célèbrent le plus tôt possible.

— Y pensez-vous ? me dit Georges à voix basse ; regardez-les tous deux.

— Guillaume est moribond, ajouta de même Marguerite.

— Le bon docteur me raille, reprit Rosée, qui ne les avait point entendus : je ferais une belle mariée !

— Et moi donc ! repartit Guillaume ; ce serait la ballade allemande : un spectre et une jeune fille vivante. Qu’en dites-vous, Marguerite ? »

Celle-ci ne répondit point.

« Vous êtes aussi enfants et aussi inexpérimentés qu’au jour de la séparation, repris-je, et, à l’heure qu’il est, vous ne lisez pas mieux dans vos propres cœurs que vous n’y lisiez alors. Je dois donc y lire moi-même et vous diriger.

— Que signifient ces paroles ? dit Rosée.

— Elles signifient que la destinée a bien fait de vous séparer durant quinze ans : car, si votre mariage s’était accompli, vous auriez été bientôt profondément désunis.

— Comment l’entendez-vous ? fit Guillaume avec curiosité.

— Je suis certain, repris-je, que vous vous êtes alors trompés sur votre amour. Ne me répondez pas, de grâce ; descendez d’abord dans votre cœur, et osez y définir nettement les émotions présentes.

— Est-ce une énigme que vous nous posez ? s’écria Marguerite avec un petit rire saccadé.

— En tout cas, en voici brutalement le mot : Georges est fait pour vous, ma rieuse ; et Guillaume pour vous, ma dolente, » ajoutai-je en me tournant vers Rosée, qui me regardait avec de grands yeux vagues.

Ils restèrent tous les quatre frappés d’étonnement, sans trouver un mot à me répondre.

« Et ne voyez-vous pas, repris-je en m’adressant à Marguerite et à Rosée, que c’était peut-être là le vrai et seul motif de leur brusque départ pour les Indes ? Peut-être leur cœur sentait-il qu’il s’était trompé de direction, et ils n’osèrent pas vous le dire. »

Ce n’était là qu’une conjecture toute gratuite ; Georges la saisit au vol avec une joie de don Juan.

« Vous pourriez bien avoir deviné juste, » dit-il. Guillaume ne le démentit point.

Les deux femmes baissaient les yeux et semblaient regarder en elles-mêmes.

« Et d’ailleurs laissons le passé, dont quinze ans nous séparent, repris-je : ne songez qu’à l’émotion actuelle, qu’au premier mouvement de cette heure de réunion ; sachez être sincères comme je le suis, et avouez que vous vous sentez attirés dans le sens que j’indique. »

Marguerite osa parler la première :

« Eh ! que diraient les railleurs de Rotterdam de ce singulier échange ?

— Les railleurs de Rotterdam, répliquai-je, ont eu le temps d’oublier, pendant quinze ans, lequel des deux voyageurs est le fiancé de l’une ou l’autre jeune fille. Le notaire seul qui a dressé les contrats pourrait le constater. Or, le pauvre homme est mort et vous n’avez rien à craindre de son ombre. »

Ils se mirent à rire tous les quatre, et, comptant sur leur acquiescement secret, je continuai :

« Le dénoûment que je vous propose est le seul qui puisse assurer votre bonheur dans l’avenir, car la consécration des premières fiançailles eût été l’enfer. »

Ils me regardaient ébahis.

« Ne comprenez-vous pas, poursuivis-je en m’adressant à Guillaume et à Georges, quel juste et incessant grief vos femmes auraient eu contre vous sur cette absence de quinze ans ? De là des soupçons toujours en éveil, des querelles toujours renaissantes, tandis qu’avec ce que je propose, le triste et irrévocable passé est anéanti. Vous commencez une vie nouvelle, un amour inconnu, où l’espérance et l’illusion vous sourient.

« Nous célébrerons au plus vite, ajoutai-je, le double mariage. Georges et Marguerite resteront à Rotterdam ; Guillaume et Rosée partiront pour l’Italie. »

Au regard chargé d’électricité qu’échangèrent Georges et Marguerite, je compris qu’ils consentaient.

Guillaume tendit sa main amaigrie à Rosée, qui la prit et dit en souriant :

« Ce bon docteur veut nous envoyer mourir là-bas.

— Ou vivre ! repartit tendrement Guillaume ; car qui sait ce que peuvent les soins réciproques de deux malades qui veulent guérir pour s’aimer ? »

Marguerite entraîna Georges à la visite de la maison. Je sortis pour fumer sur le pont où tous avez vu l’Amour décochant ses flèches aux deux jeunes filles, et je laissai Guillaume et Rosée seuls dans le parloir.

Quinze jours après, ils étaient mariés de la façon que j’avais indiquée. Les deux malades avaient recouvré assez de forces pour se sourire avec ravissement ; ils avaient sous leur pâleur une distinction de beauté qui eût pu faire envie à Georges et à Marguerite. Mais la joie bruyante et passionnée de ceux-ci renfermait une entière satisfaction d’eux-mêmes. L’activité de leur sang se manifestait par des projets de fortune et de bonheur qu’ils réalisèrent aussitôt. J’exigeai de Georges qu’il se mit au travail et fit valoir dans de prudentes et lucratives entreprises la fortune de sa mère et de sa femme. À l’heure où je vous écris, Marguerite a l’espoir d’être mère, et c’est dans l’heureux ménage un élément de vie nouvelle.

Dès le lendemain de leur mariage, Guillaume et Rosée partirent pour l’Italie. Ils m’ont écrit ces jours-ci de Palerme qu’ils se sentaient renaître et qu’ils étaient sûrs qu’ils guériraient au contentement de leur amour et à la reconnaissance qu’ils éprouvaient pour moi.

Tirer une moralité de cette histoire, je m’en garderais bien ! J’en reste au : Que sais-je ? de Montaigne ; je me dis seulement que des maris de quarante ans et des femmes de trente ont encore devant eux bien des années, plus qu’il n’en faut pour voir se dérouler la série des assimilations et des dissidences de deux êtres toujours en contact. Regretter l’emploi des années précédentes serait peut-être folie : autrement remplies, n’eussent-elles pas amené le dégoût et la satiété, et rendu impossible ce renouvellement de jeunesse qu’un tardif mariage avait opéré ?

Vous penserez sans doute que ce sont là des réflexions de vieux garçon, et vous trouverez une autre moralité à l’histoire des quatre portraits. Si vous revenez un jour vous asseoir dans mon cabinet, vous verrez deux de ces portraits, ceux de Rosée et de Marguerite, changés de place : elles rayonnent maintenant sous le regard fidèle de leur mari.

Ici se terminait la lettre du docteur.


III

La Haye. — Monuments. — Bibliothèque ; le livre d’heures de Charles IX. — Le palais du Bois. — Scheveningue.


De Rotterdam à la Haye, le paysage est d’une verdure monotone ; à perte de vue, ce sont toujours des prairies sillonnées tantôt de canaux d’irrigation couverts de mousses et de nénufars à fleurs jaunes et bordés de saules rabougris, tantôt de canaux plus larges où glissent quelques barques ; dans l’immense étendue verte, on voit des troupes de poulains qui, tout à coup, hennissent et se cabrent d’effroi au sifflement de la vapeur, et de belles vaches rousses qui paissent par bandes et que conduit un gros garçon joufflu ; parfois une paysanne, en tablier retroussé, trait les vaches dans une grande jatte et rapporte le lait fumant à la ferme qui s’élève, propre et coquette, au bord du canal ; plus loin, c’est quelque vieille femme qui bat le beurre devant une autre chaumière ; ou bien une ménagère qui met des fromages à sécher sur des planches de bois blanc huchées devant une métairie. Les pierres sont lavées et les boiseries cirées dans ces pauvres maisons des champs, aussi bien que dans les riches maisons des villes. Çà et là des hameaux forment des groupes sur ce paysage plane ; le clocher pointu de l’église catholique ou du temple protestant domine les toits plats des habitations.

Toujours un ou plusieurs moulins à vent signalent ces villages, qu’ils couronnent de leurs ailes.

Tandis que la vapeur m’entraîne, de grands nuages blancs qu’éclairent le soleil se dressent magnifiquement dans le ciel en guise de citadelles formidables ou de chaînes de montagnes, qui prêtent à la campagne de fantastiques perspectives.

Je l’ai déjà dit, le moulin à vent est le monument caractéristique de la Hollande. L’approche de sa capitale m’est annoncée par un amas de ces tourelles ailées.

La Haye, qui fut longtemps la résidence des stathouders, et qui est désormais celle des rois de Hollande, n’avait, au commencement de ce siècle, que l’étendue d’un village au milieu duquel s’élevait le vieux palais bâti par Guillaume II en 1250. C’est dans ce palais que fut signée la grande ligue contre Louis XIV. Sous le règne de Louis Bonaparte, père de l’empereur Napoléon III, la Haye devint une ville des plus importantes et la plus régulièrement belle de la Hollande. La Haye tire son nom d’une haie qui entourait le parc de l’ancienne maison de chasse des comtes de Hollande. Les canaux qui traversent la ville sont sillonnés par des barques et par des bateaux à voiles ; les maisons, de construction toute moderne, n’ont pas l’aspect étrange et curieux de celles de Rotterdam. À mesure qu’on approche du quartier aristocratique, les canaux disparaissent ; de magnifiques places, de larges rues, des palais et des lignées de belles maisons, régulières se déroulent devant vous. C’est dans ce quartier que sont situés les hôtels les plus renommés ; je descends à celui de l’Europe, dont les fenêtres du premier étage sont pavoisées de plusieurs drapeaux aux armes de Russie ; la grande-duchesse Marie, veuve du duc de Leuchtemberg (fils du prince Eugène), habite en ce moment l’hôtel de l’Europe.

Je me hâte de sortir pour parcourir la ville avant que la nuit n’arrive. Je vais à la poste chercher mes lettres, et je m’arrête en passant sur la place du marché au poisson, où je vois des cigognes apprivoisées. Elles ont pour se loger une petite étable dans un angle du marché, et sont entretenues aux frais de la ville. On leur rend ces honneurs, ou plutôt ces soins, parce que dans les armoiries de la Haye figurent des cigognes.

La soirée est superbe : une pleine lune projette sur les monuments cette lueur laiteuse qui double leur beauté. J’admire longtemps le vieux palais des états généraux, dont une des façades se reflète dans une vaste pièce d’eau appelée le Vivier ; je m’accoude au bord de ce profond bassin, dont l’onde est lumineuse ; la lune y trace de clairs sillages, et détache sur le fond du ciel les arbres, les arbustes et les fleurs du frais îlot qui s’élève du sein de ces eaux comme une immense corbeille. De grands cygnes en suivent les sinuosités verdoyantes. Parfois, ils disparaissent dans les herbes touffues ; puis ils nagent vers la lumière, et viennent jusqu’à la rive d’où je les regarde.

À ma droite sont plusieurs rangs d’arbres superbes formant la promenade appelée Vijverberg. Dans la large et belle rue voisine appelée le Plaats, on s’aperçoit, en marchant vers le centre, que la couleur du pavé diffère de celle des autres parties de la rue ; une espèce de triangle en dalles blanches indique que c’est en cet endroit que fut massacrée (le 22 septembre 1392) Adélaïde de Poelgeest, maîtresse d’Albert, comte de Hollande. C’est aussi près de là que les frères de Witt furent déchirés par le peuple, le 10 août 1672. Les tranquilles Bataves ont eu, comme tous les peuples, leurs jours de férocité. Non loin de l’endroit où il est mort est encore la petite maison qu’habitait Jean de Witt, le grand pensionnaire, et l’on est frappé de respect en voyant de quelle modeste habitation se contentait le premier citoyen d’une riche république.

La tranquillité de cette belle nuit répandait sur ces spectres sanglants comme une sérénité éternelle. C’était bien l’heure où il fallait les évoquer : car, au milieu des bruits du jour et du mouvement des passants, ils auraient encore emprunté à la vie quelque chose de son tumulte et de ses douleurs.

Le lendemain, en me rendant au Voorhout, je revois le Vivier éclairé par le soleil ; le Voorhout est une magnifique promenade ayant au centre une longue allée de grands arbres, dont les cimes se rejoignent et forment berceau. C’est là que sont situées les plus belles maisons de la ville, le ministère de la marine, la bibliothèque royale et l’ancien hôtel Hope, que Napoléon habita en 1810, durant son séjour à la Haye. À l’extrémité de l’allée de droite du Voorhout se trouve le théâtre ; la salle est petite, mais sa façade est charmante.

Tandis que je visite la ville, j’entends partout des fanfares exécutées par la musique militaire. Toute la garnison est sous les armes et en fête. On célèbre l’anniversaire de la naissance du prince d’Orange, héritier du trône des Pays-Bas, qui vient d’accomplir sa dix-septième année et qui voyage en ce moment en Portugal. Il y a gala à la cour, au palais du Bois (résidence d’été de la reine). Le roi, en brillant équipage, traverse le Voorhout et va chercher à l’hôtel de l’Europe la grande-duchesse Marie.

En l’absence de notre ambassadeur à la Haye, M. le baron d’André (alors à Ostende), M. de Farsaal, premier secrétaire d’ambassade, m’avait donné le matin une recommandation pour M. W. Holtrop, le savant bibliothécaire de la ville. La bibliothèque occupe le très-beau local de l’ancien hôtel de la préfecture. M. Holtrop est un aimable vieillard, parlant le plus pur français, et qui me reçoit avec une parfaite cordialité. Je le trouve dans son cabinet de travail, vaste pièce artistement décorée et aux fenêtres de laquelle pendent des lampadaires d’où s’échappent de belles plantes grasses. Sur la table de travail de M. Holtrop sont les principaux journaux français. Après une rapide causerie sur Paris et la littérature, M. Holtrop m’offre son bras, et nous parcourons ensemble les vastes salles de la bibliothèque ; elle contient cent mille volumes, tous élégamment reliés, et que n’attaque jamais un atome de poussière. Parmi les manuscrits, M. Holtrop me fait remarquer l’original de l’acte dit l’Union d’Utrecht, signé le 23 janvier 1569. Il me fait ensuite admirer un précieux livre d’heures (manuscrites) ayant appartenu à Catherine de Médicis et à son fils Charles IX. La couverture en maroquin avec les armes de France est close par des fermoirs d’argent. Dans l’intérieur du livre, chaque prière et chaque psaume ont en tête de jolies vignettes coloriées. Sur la dernière page du manuscrit sont écrits ces quatre vers[7] :

AU ROY, SUR SA DEVISE.


ÉPIGRAMME.

Sire, la piété est aussi la justice ;
Ce sont les deux appuys de Votre Majesté :
La justice punit des iniques le vice,
La piété de Dieu maintient l’autorité.

Quel est donc le poëte français qui osa adresser ce quatrain au roi qui décréta la Saint-Barthélemy ?

Tandis que nous parcourons la bibliothèque, un soleil de midi scintille à travers les fenêtres ; j’exprime à M. Holtrop mon regret de ne pouvoir visiter le palais du Bois par cette belle journée. La cour est en fête, et sans doute le palais me sera fermé. M. Holtrop me répond qu’il est rare que Leurs Majestés interdisent la visite de leurs palais aux voyageurs étrangers. « Je vais vous adresser, ajouta-t-il, au secrétaire de la reine. » Et aussitôt il me remet quelques mots pour M. W. de Weckherlin[8], qui habite une délicieuse maison dans le voisinage même de la bibliothèque. Je suis introduite auprès de M. de Weckherlin par une accorte servante frisonne, qui porte des plaques et des fleurs d’or sous son bonnet de dentelle. Je reçois du secrétaire de la reine l’accueil le plus aimable. On ne saurait trop louer cette politesse exquise et brève des hommes du Nord, qui ne se répand pas en protestations, mais satisfait aussitôt le désir que vous leur exprimez. Après m’avoir remis quelques mots de laisser-passer pour le commandant du palais du Bois, M. de Weckherlin m’entretint de la France, puis il me montra les tableaux de son cabinet et entre autres un portrait de la reine, grandeur demi-nature, d’un fini merveilleux. Les boucles blondes et soyeuses descendent en grappes légères de chaque côté du visage d’une beauté expressive. Mais je vais bientôt retrouver au palais du Bois un portrait en pied de Sa Majesté, d’une ressemblance encore plus frappante. En prenant congé de M. de Weckherlin, je lui offre mes poëmes couronnés par l’Académie française.

Je remonte dans la calèche découverte qui m’a conduite à travers la Haye ; bientôt je pénètre dans le bois attenant à la ville, et au milieu duquel s’élève le palais de la reine.

La voiture fuyait sous les grands arbres sombres,
Dont les rameaux unis formaient de longs arceaux,
Et le jour projetait, au travers de ces ombres,
Des arabesques d’or sur l’herbe et sur les eaux.

Les nymphéas dressaient leurs coupes de topaze
Sur les flots sinueux enlacés aux sentiers ;
Et l’abeille effleurait, de son aile de gaze,
Le calice odorant des fleurs des églantiers.

Les biches et les daims couraient sous les ramées,
Tantôt effarouchés et tantôt familiers ;
Les sarcelles rasaient de leurs pattes palmées
Les tranquilles canaux bordés de peupliers.

Dans l’épaisseur du bois, un pavillon de chasse
Se montrait tout à coup avec son toit pointu,
Et des lierres touffus s’enlaçaient avec grâce
Au gigantesque tronc d’un vieux chêne abattu.

Sous des ormes dressés, tels qu’une tente verte,
Le palais de la reine est là comme un doux nid.
À chaque visiteur cette porte est ouverte ;
C’est un seuil vénéré qu’on aime et qu’on bénit.

Je m’arrête, me souvenant que les vers sont proscrits ; et cependant la poésie seule peut rendre l’enchantement de cette résidence agreste et royale.

La voiture me dépose au pied d’un perron, sur un espace sablé sans autre clôture que les arbres et les haies vives. Je me trouve devant la façade du palais du Bois. Ce palais n’est qu’un vaste pavillon qui fut érigé par la princesse Amélie à la mémoire du prince Frédéric-Henri, son mari. La princesse se plut à orner cette résidence, où elle passa les années de son veuvage.

La plus belle pièce du palais du Bois est l’Oranje-Zaal, vaste salle octogone dont la coupole s’élève à la hauteur de vingt mètres. Au centre de cette coupole est le portrait de la fondatrice ; les pendentifs sont peints par Grobber et plusieurs artistes célèbres des écoles hollandaise et flamande. La principale peinture de cette salle est l’œuvre de Jordaens. C’est un immense tableau de vingt-quatre pieds de large sur vingt-sept de haut, représentant l’apothéose du prince Frédéric-Henri.

Cette peinture est d’une vigueur et d’un coloris admirables ; l’ensemble en est grandiose, et les groupes sont disposés avec cette aisance et cette maestria dont les peintres de génie ont seuls le secret. En face de cette toile merveilleuse, voici l’œuvre de Rubens : ce sont de gigantesques cyclopes aux postures superbes. Rubens a répandu dans cette composition hardie toute la splendeur et toute la véhémence de son pinceau. Tandis que je suis en contemplation devant ces chefs-d’œuvre de deux maîtres immortels, la reine traverse le salon, suivie de la grande-duchesse Marie de Russie, de la grande-duchesse Olga, sa sœur, et du prince de Wurtemberg, frère de la reine et mari de la princesse Olga. La reine et les princesses vont s’asseoir sur une terrasse couverte d’une tente orientale et sur laquelle s’ouvrent les portes-fenêtres de l’Oranje-Zaal ; c’est de ce côté que sont les jardins.

Je continue la visite du palais, et je passe de l’Oranje-Zaal dans un magnifique salon tendu de satin blanc brodé d’oiseaux chinois en plumes naturelles aux vives couleurs ; les rideaux des fenêtres ; bordés de franges d’or, sont, ainsi que le meuble, en étoffe pareille à la tenture. On ne saurait imaginer l’aspect étrange et charmant de ce salon, dans lequel l’ombre des grands arbres ne laisse pénétrer qu’un jour voilé. Un magnifique portrait en pied de la reine se trouve dans un plus petit salon tendu de bleu. La reine est debout, vêtue d’une robe traînante en velours noir ; le corsage décolleté de cette robe est garni de belles dentelles de Flandre rehaussées par des agrafes de perles fines. Sur la blancheur du cou et des épaules et sur le modelé admirable des bras s’enlacent plusieurs rangs de perles ; des perles forment aussi l’ornement jeune et gracieux de la magnifique chevelure blonde dont les longues boucles caressent les joues au pur contour. Les yeux bleu clair ont une suavité d’expression indicible ; tout le visage est d’une beauté parfaite. Ce portrait a été fait il y a quinze ans.

Dans d’autres appartements entourant l’Oranje-Zaal se trouve la collection de tous les portraits de famille de la maison de Nassau. Un couloir circule autour de ces appartements et les relie ensemble ; il est éclairé par de hautes fenêtres aux stores de fine toile écrue. Tout est là d’une simplicité et d’une propreté hollandaise qui ravissent les regards ; on se mire dans les parois et dans le plancher de ce couloir, ciré et frotté avec le soin méticuleux du pays.

On m’introduit dans le cabinet particulier de la reine, qui donne du côté du perron par lequel je suis arrivée. Sur la table de travail se groupent, parmi les livres allemands et français, les plus belles fleurs disposées en rosaces de cachemire dans des corbeilles de fine poterie allemande. Rien de délicieux comme cette façon d’arranger un bouquet : on dirait une combinaison de kaléidoscope. Devant le fauteuil sur lequel s’assied la reine, sont placés le Moniteur et la Revue des Deux-Mondes ; auprès est un ouvrage de tapisserie commencé. Cette pièce est ornée de meubles et de souvenirs intimes.

La visite du palais terminée, je remonte en voiture, et, repassant à travers le bois, je gagne la route de Scheveningue ; je veux voir la mer du Nord par cette radieuse journée. La campagne que je traverse en me rapprochant du rivage n’est plus couverte par les éternelles prairies de la Hollande : ce sont des espèces de landes formées par des monticules de sable où croissent des saules nains ; c’est d’un aspect désolé et morne. Je laisse à gauche le village de Scheveningue, et me fais conduire au vaste établissement de bains qui dresse sur la plage sa façade monumentale. À droite s’élève le pavillon de la reine : c’est là que la famille royale vient prendre les bains de mer. Pas un arbre, pas une plante ne pousse sur ce rivage. Je descends de voiture, je traverse la vaste cour des bains publics, et me trouve en face de l’océan du Nord, qui déroule son immensité devant moi. Je suis encore séparée des vagues montantes par une vaste étendue de sable bleuâtre, où foisonnent par milliers de jolis coquillages ; j’en remplis mes poches et mon mouchoir, tout en considérant cette grande mer à l’onde verte et grise, qui gémit à mes pieds avec de longs sanglots ; c’est un aspect tout différent de l’Océan qui borde les côtes occidentales de la France, et de la Méditerranée aux flots bleus qui m’a bercée enfant ; c’est plus triste, mais plus solennel peut-être. Pas un vaisseau ne traverse la solitude des vagues écumantes ; seulement, tout à fait vers la rive, sont quelques barques amarrées, et les petites voitures qui conduisent les baigneurs vers les flots montants.

Comme je parcours la plage, passent à côté de moi la princesse Olga et son mari le duc de Wurtemberg, qui vont prendre leur bain. Je ne suis pas tentée de me plonger dans cette mer si terne ; elle me paraît glacée ; en ce moment le ciel est uniformément d’un blanc d’opale, sans transparence ; aucun rayon de soleil ne l’égaye ; malgré la tiédeur de l’air, il me semble qu’il souffle directement vers moi du pôle nord un souffle d’hiver et de tempête. Je m’éloigne à regret de cette grande mer décolorée ; mais le jour décroît et je veux voir Scheveningue, joli village bâti à gauche de l’établissement des bains. C’est un port de pêcheurs qui, durant la saison d’été, se remplit d’une population élégante de baigneurs et de baigneuses.

Les femmes du peuple de Scheveningue portent un costume des plus étranges : le corsage de leur robe d’indienne remonte sous les aisselles comme celui des robes du premier Empire ; leurs jupes sont tendues sur le ventre, qui pousse en avant et finit par s’étendre et se dresser jusqu’à la taille raccourcie. Grâce à ce costume, dès l’âge de douze ans les petites filles ont un ventre prépondérant qui fait rebondir leur sein jusqu’au menton. On dirait que les femmes de Scheveningue mettent le même soin à développer leur ventre que les Chinoises à comprimer leurs pieds. Sur la poitrine ainsi façonnée se croise un fichu de mousseline ou de toile ; un bonnet de grosse dentelle ou bien des plaques d’argent couvrent la tête, qu’abrite encore un chapeau de paille aux ailes contournées, rappelant le chapeau des femmes auvergnates.

Les pêcheurs de Scheveningue ont un costume moins disgracieux que celui de leurs femmes : vêtus de drap brun, ils transportent leur poisson à la Haye dans des charrettes attelées de deux ou trois dogues ; au retour, le conducteur prend la place du poisson. La merveille de Scheveningue est une immense avenue bordée d’une triple allée d’arbres : quand on vient de la plage aride, cette fraîcheur et cette verdure reposent délicieusement les yeux. Je traverse en voiture ce long arceau formé par les rameaux enlacés. À gauche est la maison bâtie par le poëte Jacob Cats, qui fut grand pensionnaire de Hollande. Il aimait à venir oublier dans cette retraite les fatigues de sa charge. On a longtemps montré dans son jardin une table de pierre sur laquelle il écrivait ses vers philosophiques ; un trou creusé dans cette table lui servait d’encrier. La Haye a vu naître un autre poëte, Jean second : Janus secundus.

Je rentre dans la capitale de la Hollande par un faubourg riant où se trouve le magnifique bazar Européen ; c’est une promenade à couvert des plus attrayantes. Là sont rassemblés, sous d’élégantes galeries vitrées, les plus rares et les plus charmants objets de l’industrie française, anglaise, allemande, et de l’industrie orientale à côté des cristaux de Bohême et des biscuits de Saxe sont des tableaux sur glaces du Japon et de merveilleuses potiches de la Chine ; Alger, Constantinople, Damas et Téhéran ont là des broderies, des étoffes et des coffrets. J’achète une bagatelle, car la bourse du poëte en voyage ne peut suffire à satisfaire des fantaisies de prince, et il y a là de quoi orner des palais.

Le lendemain, je retourne à la bibliothèque remercier et saluer M. Holtrop, et je visite le cabinet des médailles (attenant à la bibliothèque). Cette collection renferme plus de quarante mille médailles et trois cents camées antiques ; parmi ces derniers, je suis frappée par l’Apothéose de Claudius, un des plus grands camées qui existent, et d’un très-beau travail. Dans les camées modernes, je remarque une tête de femme expressive et méditative aux lèvres serrées et au nez fin : c’est Élisabeth, reine d’Angleterre.

Je visite ensuite le Palais-Royal, résidence de l’ancienne cour, dont les jardins sont remarquables. C’est dans ce palais que le roi donne encore chaque samedi une audience publique à laquelle le plus pauvre de ses sujets est admis.

Le nouveau palais, en face de l’ancien, a été construit par le dernier roi de Hollande ; il est confortable et s’harmonise avec les monuments qui l’entourent. J’admire en passant la belle statue de Guillaume Ier, prince d’Orange, dit le Taciturne ; elle domine la place appelée le Plein. Cette statue équestre, en bronze, est une des œuvres les plus inspirées de M. le comte de Nieuwerkerke. Je donne le reste de ma journée à ma visite au musée, qui renferme quatre cents tableaux choisis dont un grand nombre sont de Rubens, de Van Dyck, de Rembrandt, de Teniers, de Paul Potter, de Gérard Dow, de Steen, de Wouwermans, de Rachel Ruysch, etc., etc. Je m’aventure plus que jamais au hasard dans cette foule illustre et nombreuse, bien sûre que mon admiration ne se mésalliera pas. Je suis attirée par la pâleur ascétique d’un portrait de religieux : il est signé Philippe de Champagne.

Le Baptême de l’Eunuque de la reine Candace, par Breughel de Velours, m’arrête longtemps.

Voici un petit tableau de Devigne, très-naïf et très-vivant : cinq enfants sont assis dans une cave ; l’un d’eux hume, au moyen d’un tube de paille, le vin d’un tonneau ; les autres attendent leur tour avec impatience.

Voici de Gérard Dow une pensive figure de femme, couvant du regard un bel enfant endormi dans un berceau placé devant une fenêtre ouverte.

Deux portraits de Van Dyck, le duc et la duchesse de Buckingham, sont d’une distinction et d’une fierté aristocratiques dont le grand peintre a bien rendu le caractère ; les étoffes et les joyaux des habits se détachent splendidement.

Un autre Van Dyck magnifique est une Judith tenant la tête d’Holopherne. Quelque belle juive d’Amsterdam aura posé pour cette figure-là.

Frank et Pourbus ont peint ensemble une grande toile représentant un bal à la cour d’Albert et d’Isabelle. Les figures sont de Pourbus ; tous les détails des costumes sont traités de main de maître.

Jordaens, dont nous avons admiré l’œuvre de génie au palais du Bois, a deux grandes toiles et une troisième plus petite au musée de la Haye. Une de ses grandes compositions représente Vénus suivie de bacchantes et de satyres : certes, ce n’est point là la Vénus pudique, ni même la Vénus aphrodite sortant des flots ; c’est une belle et ardente Vénus populaire, s’animant au milieu d’une fête païenne de l’antiquité. L’autre composition grandiose est le Banquet des dieux de l’Olympe ; ici encore, la vie circule ou plutôt déborde, et les dieux et les déesseş manquent de cette majesté sereine que leur donnait Phidias. La troisième composition, de moindre dimension, représente un faune et une jeune fille tenant une corbeille de fruits. Rien d’attrayant comme cette belle enfant qu’enveloppe le regard lascif du faune.

Je voudrais emporter, de Miéris, ce petit garçon placé près d’une fenêtre et lançant des bulles de savon dans l’air.

Paul Potter a là son plus célèbre tableau, que nous avons possédé au Louvre, puis rendu à la Hollande. Dans une prairie, un vacher et des vaches : c’est tout ; mais quelle vérité, quelle vigueur, quel fini ! Les bêtes flairent l’herbe, leur flanc se meut, leurs mamelles oscillent ; l’homme rêve et regarde vaguement ; il pense, il va parler. La vie tressaille dans cette toile d’un peintre mort si jeune, et à qui il a suffi de trois ou quatre tableaux pour se faire immortel.

Saluons la Leçon d’anatomie de Rembrandt ; c’est l’inimitable modèle dont doivent s’inspirer tous les peintres modernes chargés de décorer les salles d’une école de médecine.

Le chef-d’œuvre le plus renommé de Rembrandt est au musée de la Haye : c’est Siméon recevant Jésus au temple. La divinité future du Christ rayonne sur sa tête juvénile ; tout le tableau en est éclairé.

La Suzanne au bain du même maître, est d’une beauté, sous la transparence de l’eau, qui fait se pâmer les deux vieillards.

Je m’arrête devant la Cuisine grasse de Teniers, qu’on dirait inspirée par Rabelais. Quelle ripaille on fera avec tous ces mets amoncelés et qui sont encore à l’état de nature !

L’Alchimiste, du même peintre, est d’un spiritualisme exalté ; chercher l’inconnu, quel qu’il soit, est une aspiration vers l’idéal.

Le portrait de l’Arétin par Albert Durer est une tête dont on n’oublie jamais l’expression.

Deux tableaux de Murillo, la Madone avec l’enfant Jésus et un Berger espagnol, sont deux belles pages de ce maître.

De Salvator Rosa, c’est un sinistre paysage et un Sisyphe plus sinistre encore ; j’aime cette sombre allégorie de l’antiquité, figurant si bien le supplice de l’homme ici-bas : le cerveau fermente, la poitrine est haletante, les bras se tendent, tout son être se roidit pour soulever des montagnes qui retombent sur sa tête et l’écrasent. L’amour, la fortune, la gloire, sont autant de pics ardus où l’homme se brise comme Sisyphe, jusqu’à ce que la mort le couche apaisé sous la pierre du tombeau, qu’il ne soulèvera plus.

Comme contraste, voici du Titien une belle Vierge assise tenant l’enfant Jésus sur ses genoux ; une sainte agenouillée offre des fleurs à la mère et à l’enfant. Tout rayonne et tout sourit dans ce tableau ; c’est l’œuvre d’une foi aimable, que le moyen âge n’assombrit plus.

Même épanouissement dans cette heureuse composition de Léonard de Vinci : l’enfant Jésus et saint Jean s’embrassent et se caressent. Ce sont deux beaux adolescents ; le Dieu et le Prophète s’ignorent encore ; ils préludent à leur mission par une naïve amitié.

Je m’arrête, car les descriptions de tableaux participent toujours de la sécheresse d’une nomenclature.

En sortant du musée, je parcours le cabinet de curiosités chinoises et japonaises. Ce sont là autant de trophées particuliers de la gloire des Hollandais ; ils attestent leurs courses lointaines et leurs conquêtes. Les énumérer est impossible, pas même les indiquer. Je me laisse guider par l’attraction du regard. Je découvre d’abord le modèle de la tour de porcelaine de Nankin, modèle fait sur le lieu même où la tour s’élève. J’aime ces deux jolis paravents encadrés de bois de rose, et du haut desquels deux Chinoises coquettes me suivent de leurs longs yeux.

Sous la forme d’une cage à treillis à jour, en bois et en bambous, voici le modèle de la factorerie hollandaise à Canton.

Dix-neuf tableaux peints sur glace font passer devant mes yeux des scènes de la vie chinoise : voici la manière de semer le riz et celle de cueillir le thé ; puis ce sont des vues de Canton, de Wampoo et de Macao ; c’est ensuite le camp où l’empereur passe la revue de ses troupes.

Je regarde attentivement une collection que tous nos médecins d’Europe devraient aller étudier : ce sont cinq cents petites boîtes de plomb renfermant autant de simples très-rares que les Chinois emploient dans l’art de guérir.

Le Salon du Dairo, empereur ecclésiastique du Japon, captive par sa pompe. Là sont les bizarres figures de l’empereur et de l’impératrice, des gardes du corps, des musiciens, des généraux en appareil de guerre, des prêtres en habits sacerdotaux ; deux vases à encens sont suspendus à des cordes de soie. Cet ensemble est enchâssé dans une armoire de Mahoni ; au-dessus sont les armoiries de l’empereur de Chine, dans un cadre à glace.

Voici un palanquin de mandarin de première classe, tout doré à l’intérieur.

Dans une cassette est l’attirail complet d’une chasse impériale au faucon.

Je ne puis me détacher de certains plans de villes, et des cartes qui déroulent devant moi des terres si lointaines et si peu connues. C’est le plan de Jedo, capitale de l’empereur temporel du Japon, puis celui de Miako, résidence de l’empereur spirituel ; c’est ensuite une carte de tout l’empire, dessinée par des Japonais.

J’abandonne ces vestiges d’une si étrange civilisation, et je traverse rapidement la salle consacrée aux reliques historiques des hommes célèbres ; je touche, en passant, la houppe du lit de Pierre le Grand, de son pauvre lit de charpentier à Saardam !

La soirée promet d’être magnifique : je dis adieu à la Haye, après en avoir parcouru de nouveau en voiture les plus riants quartiers ; je me fais conduire au chemin de fer qui mène à Leyde. Étendue dans le large fauteuil d’un wagon, je repose agréablement mes yeux sur l’éternelle verdure de la campagne hollandaise. Bientôt Leyde m’apparaît au son d’une musique militaire et des chants de fête qui s’élèvent dans ses jolis faubourgs. Des festons de lanternes chinoises reflètent leurs feux de mille couleurs dans le Rhin. On danse en plein air, et quelques pétards, joyeux précurseurs d’un feu d’artifice, se font entendre. Leyde fête aussi l’anniversaire de la naissance du prince d’Orange. J’aime cette entrée joyeuse dans cette ville d’université, où les étudiants sont tapageurs et toutes les jeunes filles un peu coquettes.


IV

Leyde. — La porte Blanche. — Le Musée d’histoire naturelle. — Histoire d’un coquillage. — Départ de Leyde.


Un ami de mon excellent docteur de Rotterdam, professeur à l’Université de Leyde, était venu m’attendre au débarcadère ; je pris son bras, qui ne me fut pas inutile pour traverser la foule chantante des citadins et des soldats affluant vers les cabarets voisins des huit portes de la ville. Nous entrâmes à Leyde par la plus belle de ces portes, appelée la porte Blanche. Elle dresse son profond arceau en face d’un pont qui traverse le Rhin, ou plutôt une branche de ce fleuve, la seule qui conserve son nom et qui, reçue dans un large canal, se jette à la mer à une lieue de Leyde. Les autres rameaux du Rhin s’éparpillent et se perdent en cours d’eau ou en marécages dans les terres de la Hollande. Le grand fleuve est comme ces destinées qui commencent par la gloire et finissent par l’oubli.

À Leyde, le Rhin, étroit et profond, s’encaisse dans le canal qui traverse la ville : vers la porte Blanche, il a des rives ombreuses ; à gauche s’élève, sur le bord, un beau moulin à vent dominé par des arbres centenaires ; la lune brille à travers leurs rameaux et projette sur le Rhin tranquille et sombre des irradiations d’or. Charmée par la beauté de ce lieu, je m’accoude un instant à la balustrade du pont pour le contempler.

« Les flots sont très-profonds sous ce fourré de verdure ; au pied du moulin où l’eau tourbillonne, me dit mon guide, ce gouffre a servi de saut de Leucade.

— À quelque femme abandonnée, interrompis-je.

— Du tout, reprit le professeur ; vous croyez qu’il n’y a que les femmes qui meurent d’amour ? Ces eaux ont vu s’engloutir un pauvre jeune homme fidèle et oublié. Cette histoire peut servir d’antithèse à celle des Jolies filles de Rotterdam, que mon ami le docteur vous a contée.

— Eh bien ! repris-je, dites-moi votre antithèse.

— Demain, répliqua-t-il, quand nous aurons visité le Muséum d’histoire naturelle, où vous verrez le trophée irrécusable de cet amour. »

Nous quittâmes le bord du pont ; nous passâmes sous la porte monumentale, et nous nous trouvâmes dans une rue où beaucoup de monde se pressait. Les chants et les fanfares redoublaient ; quelques pétards tonnaient dans l’air et donnaient le signal de la fête nocturne. Arrivés sur le plus grand pont qui traverse le Rhin dans l’intérieur de la ville, nous rencontrâmes une foule compacte ; qui stationnait en face du grand navire instructeur, où l’on forme les élèves de la marine. Un feu d’artifice allait être tiré et déployait ses arabesques de lumière au-dessus des mâts du vaisseau. Quelques fusées jaillirent dans le ciel étoilé ; la foule se précipita sur le pont et se trouva si serrée derrière nous, que nous dûmes hâter le pas pour ne pas être écrasés. Toutes les rues que nous traversâmes étaient en fête ; partout de la musique et des chants, partout le choc des verres. Des fenêtres ouvertes de quelques maisons aristocratiques sortaient des airs de danse ; dans beaucoup de familles on célébrait par un bal l’anniversaire de la naissance du prince héréditaire. Nous arrivâmes dans la belle rue où est situé le vieil hôtel de ville. Aucun canal ne la traverse, ce qui est une sorte de rareté dans une cité hollandaise. L’ami du docteur me conduisit à l’hôtel du Lion, et respectant ma fatigue, il me quitta en me disant : « À demain. »

Je m’installe dans une chambre toute en boiserie, attenante à une grande salle où les étudiants de Leyde se réunissent les jours de fête durant l’année scolaire ; mais maintenant l’Université est fermée, les étudiants sont en vacances, et la salle est silencieuse et vide. On met mon couvert à l’un des bouts d’une longue table. Le maître de l’hôtel, qui parle français, me sert lui-même à souper et me dit en souriant que mon repas tranquille et frugal forme un étrange contraste avec les tapageuses libations dont cette salle est habituée à retentir. « Si les meubles sont ici en mauvais état, ajoute-t-il, c’est la faute de ces messieurs, qui brisent tout quand leur tête est partie ; où a beau réparer leur dommage, c’est à recommencer huit jours après. » Je remarque alors plusieurs chaises défoncées, et sur la cheminée et les étagères toute une collection décapitée de statuettes en coquillages semblables à celles que font les pêcheurs de nos ports de la Bretagne.

L’hôte, qui suivait mon regard, me dit avec une gravité triste :

« Voilà pourtant ce qu’ils ont fait de ma dernière emplette à la foire de Rotterdam. J’ai voulu me fâcher et me faire payer une indemnité, mais ils m’ont menacé d’abandonner mon établissement, et j’ai dû filer doux. Oh ! les étudiants ! c’est, voyez-vous, madame, comme un canal de vif-argent dans une ville : ils y répandent le feu et la flamme. Si vous saviez comme ils rendent toutes nos jeunes filles coquettes ! Moi, qui ne veux pas de scandale, je n’emploie plus que de grosses et vieilles servantes !… »

Le brave homme me salua après m’avoir édifiée de la sorte, et j’allai m’accouder à la fenêtre de ma chambre pour regarder la nuit silencieuse : quelques lambeaux de mélodies des orchestres lointains arrivaient encore jusqu’à moi ; des têtes paraissaient et disparaissaient derrière les stores à demi baissés des fenêtres des maisons voisines. Je voyais luire à presque toutes les fenêtres du rez-de-chaussée et du premier étage de petits cadres brillants et lumineux dont je ne m’expliquais pas la destination.

J’avais en face de moi l’hôtel de ville, curieux monument de la Renaissance (érigé en 1574). Sur sa toiture, couverte de plomb, s’élève un clocher surmonté d’un carillon où les heures sonnaient en sons clairs et gais. Le perron à double escalier, couronné de deux lions ailés, me paraissait d’un beau style au clair de la lune. Je repeuplais ce monument à présent si calme ; j’évoquais les scènes tumultueuses qui s’y étaient passées ; je ranimais le héros Van der Werf et ce bizarre chef des séditieux anabaptistes, Jean de Leyde ! On aime, à ces heures sévères et recueillies de la nuit, à ressaisir ces vestiges de l’histoire, seules traces de leur passage que les générations laissent ici-bas.

Le lendemain matin, je fus éveillée à dix heures par le carillon de l’hôtel de ville. Je me hâtai de faire ma toilette et de déjeuner, car l’ami du docteur devait venir me chercher à onze heures pour me faire visiter la ville. Il arriva comme cette heure sonnait, avec l’exactitude de l’homme du Nord doublée de l’exquise politesse hollandaise ; il me fit dire, par le maître d’hôtel, qu’il était à mes ordres, tout disposé à attendre une heure ou deux si je le désirais.

Pour toute réponse, je le rejoignis bien vite dans la grande salle où j’avais soupé la veille : je le trouvai debout en face d’un petit bureau en bois des îles, assez détérioré, et que je n’avais pas remarqué ; il ouvrit ce meuble et toucha à un encrier en bronze et à quelques plumes brisées qui gisaient dans la case intérieure.

Après avoir échangé les compliments d’usage :

« Que faites-vous donc là, lui dis-je, et qu’a donc de si curieux ce meuble que vous regardez ?

— C’est sur ce bureau, répliqua-t-il, c’est peut-être avec une de ces plumes et c’est assurément avec l’encre que contenait cet encrier, que fut écrite la lettre qui décida du sort du pauvre suicidé de la Porte-Blanche.

— Ah ! oui, repris-je, à propos, votre histoire, si vous me la contiez avant de sortir ?

— Non pas, non pas, s’écria-t-il ; il faut avant que vous voyiez le fameux coquillage.

— Votre manière de procéder, repartis-je, est tout à fait la même que celle de votre ami le docteur : pour exciter la curiosité, vous employez la figure de rhétorique de l’attente et de la suspension, et vous n’arrivez au récit qu’à la suite de détours qui tiennent l’esprit en haleine. Après tout, mieux valent les sentiers pittoresques que la grande route poudreuse ; disposez donc de mon attention et de ma curiosité, comme guide et comme conteur.

— Voulez-vous, reprit-il en souriant, que nous commencions par visiter l’hôtel de ville, là, en face de nous, et dont la solitude nous sollicite ?

— J’ai abdiqué ma volonté, lui dis-je ; conduisez-moi. »

Nous traversâmes la rue. Au grand jour, la façade de l’hôtel de ville de Leyde me parut moins belle qu’à la clarté vague de la lune qui agrandit tout ! Les deux lions en terre rouge huchés sur le perron avaient des mines de caniches pacifiques. Nous entrâmes par une des portes, carrée et massive, dans le corridor dénué de tout ornement de boiserie et d’architecture ; il est ouvert à tout venant et sert de lieu de récréation aux gamins de Leyde. À gauche est une grande salle à poutres et à large cheminée de la Renaissance ; on trouve là un immense tableau moderne (par Van Bree d’Anvers) représentant le dévouement du bourgmestre Van der Werf.

C’était en 1574, les Espagnols assiégeaient Leyde depuis quatre mois ; la population était décimée par la famine ; des vieillards exténués, des mères tenant leurs enfants dans leurs bras, se rassemblent devant la maison du bourgmestre ; une foule exaspérée les suit, et mille cris s’élèvent pour demander du pain. Van der Werf paraît, le regard fier, la contenance ferme : il répond qu’ils peuvent le lapider et prendre son corps pour se nourrir, heureux si sa mort prolonge la défense de la ville. Cette réponse héroïque change l’abattement en enthousiasme. Il suffit souvent de l’exemple et de la direction d’un seul homme pour élever les multitudes à la gloire ou pour les plier à la bassesse ; voilà pourquoi le caractère de ceux qui gouvernent est d’une telle importance pour les nations.

Aux paroles généreuses prononcées par Van der Werf, les mécontents se précipitent aux remparts ; ils crient aux Espagnols qu’ils mangeront leur main gauche, qu’ils ne garderont que la droite pour les combattre, et qu’ils brûleront la ville plutôt que de la leur livrer. Cet élan enfante des miracles de valeur ; les assaillants sont repoussés, et Leyde est débloqué quelques jours après.

C’est en récompense de cette résistance sublime que le stathouder Guillaume le Grand établit à Leyde une Université professèrent tour à tour Grotius, Descartes, Scaliger et d’autres hommes célèbres. Dans cette même salle où est le tableau reproduisant ce trait d’héroïsme de Van der Werf, on voit le portrait contemporain du grand homme et quelques autres portraits de bourgmestres. Dans une armoire, sont conservées des armes précieuses prises aux Espagnols, et les pigeons empaillés qui servaient de courriers entre la ville assiégée et le prince d’Orange. En face de cette armoire est la table sur laquelle Jean de Leyde, qui fut d’abord tailleur, travaillait les jambes croisées.

Dans une autre salle, où se tiennent aujourd’hui les séances du tribunal, est un très-beau tableau de Van Leyden, représentant le jugement dernier : les damnés sont pâles, amaigris, ils n’ont pas les contorsions des damnés de Michel-Ange ; ils semblent implorer le ciel qui les punit, et espérer encore.

En sortant de l’hôtel de ville, j’aperçus aux maisons avoisinantes les petits cadres suspendus aux fenêtres qui m’avaient frappée dans la soirée de la veille ; je découvris que c’étaient autant de miroirs qui se mouvaient sur un pivot, et qui permettaient à une personne assise dans l’embrasure d’une croisée de voir venir d’un bout de la rue à l’autre. Quelle ingénieuse invention ! La femme ne peut plus être surprise ni en négligé, ni en contravention d’une défense paternelle ou maritale ; il lui suffit, comme une levrette intelligente, de se tenir en arrêt derrière le store coquet qui l’abrite et la dérobe, et d’où elle voit tout sans être vue. En ce moment, les jeunes et charmantes têtes ne se cachent point (je suis une étrangère, un tout petit événement qui distrait les belles curieuses) ; elles quittent leur broderie pour me regarder passer ; elles jouent avec dextérité du store vert enjolivé d’oiseaux ou de fleurs, et que leur petite main abaisse ou soulève, ou simplement d’un large écran chinois ou japonais semblable à nos écrans de cheminée.

Je remarque quelques jeunes filles très-jolies ; le professeur de l’Université en connaît plusieurs, qu’il salue en passant.

« Vous serez, quand je les verrai, l’objet de bien des questions, me dit-il.

— Vous leur direz, répondis-je, que je les trouve charmantes et que je les soupçonne d’être un peu coquettes.

— Elles le sont jusqu’au bout des ongles, répliqua l’ami du docteur, et c’est avec le double manége du miroir et du store, que l’une d’elles a tourné la tête de mon pauvre condisciple Raynold, le suicidé de la Porte-Blanche. »

Tout en regardant les jeunes filles, j’examinais les maisons, dont plusieurs étaient de la même époque que l’hôtel de ville. Après avoir passé dans deux ou trois rues sans canaux, nous nous retrouvâmes dans des rues traversées par de belles eaux claires ; tantôt le Rhin, tantôt le Lee ou Leede, qui donne son nom à la ville, alimentent ces canaux ombragés de vieux arbres, et que quelques barques parcourent avec tranquillité. Ce n’est plus le grand mouvement commercial de Rotterdam. On sent une ville d’étude, de science et de loisir. Cent quarante-cinq ponts en pierre traversent ces canaux paisibles.

Nous ne pouvons visiter la bibliothèque : elle est fermée et en reconstruction. Nous nous rendons au Musée d’histoire naturelle, qui est la gloire de Leyde ; c’est la plus belle et la plus complète collection du monde entier. On trouve là, en suivant une échelle de grandeur décroissante, depuis le mastodonte et les mammouths engloutis, conservés et découverts dans les océans de glace où ils ont reposé des milliers d’années, jusqu’aux plus infimes animaux de la création ; on peut voir parmi les oiseaux depuis le vaste condor jusqu’au frêle oiseau-mouche, dont le corps allongé est aussi petit qu’une pistache. Plusieurs salles renferment des poissons desséchés de tous les océans ; mais la collection la plus attrayante est celle des coquillages, qui gardent leur prisme et leurs belles couleurs inaltérables, et semblent avoir échoué sans effort dans les larges vitrines où ils sont alignés.

Parmi les coquillages de mer se trouvent ceux si précieux qui produisent la perle. Ils montrent dans leurs conques ouvertes les différents degrés de sa formation, et enfin la perle terminée et parfaite prête à être livrée aux mains du lapidaire. Ces coquillages ont un grand prix, mais ce ne sont pas de ceux qui ravissent les regards ; on dirait de grosses huîtres ternes où le soleil n’a pas incrusté un seul de ses rayons. Je suis attirée par une vitrine où reposent les coquillages les plus éblouissants. C’est une série de grands coquillages nacrés, sur lesquels toutes les teintes de l’arc-en-ciel se graduent ; puis voici toute la riante famille des belles coquilles roses : on dirait des joues de jeunes filles ou des feuilles énormes de frais camélias. La teinte est toujours d’un rose de fleur, ou de carnation de chair juvénile ; mais la forme de ces coquilles varie à l’infini. J’en remarque une contournée en spirale, et dont l’orifice s’épanouit en feuilles de rose. Si Pradier l’eût vue, il en eût fait sortir un Amour aux ailes dressées. Par une fantaisie de la nature qu’on prendrait pour le travail de quelque artiste, une perle purpurine, d’un rose plus vif que tout le coquillage, couronne la pointe de sa spirale. On dirait une goutte de sang toujours vive et fraîche ; ce point plus sombre donne à la belle coquille rose quelque chose d’animé comme un œil qui s’ouvre et vous regarde. L’ami du docteur observait mon examen attentif.

« Voilà le plus beau coquillage de la collection ! m’écriai-je ; c’est le seul qui me fait envie et que je voudrais emporter.

— Cela tient du miracle ! répliqua le professeur. Vous avez trouvé et deviné la fameuse Cythérée des mers du Japon, qui causa la mort du malheureux Raynold. »

Je regardai de nouveau le beau coquillage : il me sembla en ce moment que deux lèvres roses se dessinaient à son orifice et souriaient malicieusement. Je me fis ouvrir la vitrine, je voulus voir de plus près et tenir dans mes mains cette riante Cythérée, si brûlante à l’œil, si froide au toucher, comme sa marraine Vénus sortant des flots de la mer.

« Asseyons-nous ici, et tandis que je la palpe et que je l’examine en tous sens, contez-moi son histoire, dis-je à mon guide.

— Je vous demande encore une heure d’attente, répliqua l’ami du docteur. Visitons d’abord les salles du Musée égyptien ; nous passerons ensuite devant la maison de l’héroïne de mon récit ; peut-être aurez-vous la bonne fortune de l’apercevoir. Puis nous irons nous asseoir dans les serres du Jardin botanique, sous les dattiers deux fois centenaires, et là votre curiosité sera satisfaite. »

Je le suivis sans objection, me disant que sa façon de procéder, toute semblable à celle de son ami le docteur, était sans doute particulière à l’esprit hollandais. Avant de replacer dans sa vitrine la belle Cythérée, j’avais posé mes lèvres sur sa chair glacée, comme je suis toujours tentée de le faire sur les reliques si rares de l’amour que le hasard fait passer sous mes yeux : que ce soit une lettre émue et encore toute brûlante de quelque femme qui n’est plus, ou quelques bijoux échangés et portés par deux êtres qui s’aimèrent ; sur chaque vestige enfin qui atteste l’amour et la souffrance.

Le Musée égyptien de Leyde est rempli d’une foule d’objets qui nous initient aux usages de la vie intime d’un peuple étrange. Ce sont des instruments de musique, des tablettes et des papyrus, de magnifiques sarcophages avec leurs momies parées d’or et de pierreries ; puis ce sont des statues de divinités indiennes de grandeur colossale, qui remontent aussi à une incommensurable antiquité. L’art égyptien et l’art indien sont de la même famille, et en voyant leurs œuvres rapprochées on constate encore mieux cette parenté.

Après la double visite du Musée d’histoire naturelle et du Musée égyptien, l’aimable professeur qui me sert de cicérone me fait monter dans une jolie calèche anglaise découverte, où je me repose mollement, tout en achevant de parcourir la ville. Nous nous rendons au Jardin botanique. Avant d’y arriver, l’ami du docteur me fait remarquer une belle rangée de maisons qui s’élève au bord d’un canal ombragé par de grands frênes. Aux fenêtres de la plus élégante de ces habitations, se meuvent les petites glaces carrées à cadres noirs dont j’ai parlé. Tout à coup le store vert et rouge d’une fenêtre du rez-de-chaussée de cette belle maison oscille et se dresse à moitié, et une tête brune de jeune femme ainsi qu’une tête blonde d’enfant se montrent au-dessous.

« Elle a reconnu ma voiture reflétée dans le miroir, me dit le professeur, et comme toujours elle prend un méchant plaisir à se montrer à moi dans sa beauté et dans sa joie. Eh bien donc, examinez-la tout à votre aise. »

Et se tournant vers le cocher, il lui donna l’ordre d’aller au pas.

Je vis une femme qui pouvait avoir vingt-quatre ans ; sa taille était superbe, et le modelé de son cou d’une grâce infinie. C’était une brune aux grands yeux bleus, voilés de cils noirs ; son teint blanc avait un vif incarnat ; elle souriait toujours en dilatant ses narines, et ses lèvres roses épanouies semblaient savourer la vie. Ses épais cheveux étaient arrondis en doubles torsades vers la nuque, et retenus par un beau peigne d’écaille blonde. Ses bras potelés et roses, ses petites mains aux doigts finement allongés, se jouaient dans de larges manches de dentelle. En ce moment, ses doigts mignons piquaient des bluets dans les tresses blondes de la ravissante enfant, debout sur un tabouret, placée devant elle ; elle paraissait absorbée par cette occupation, ou plutôt par ce jeu maternel. L’ami du docteur me dit tout bas : « Elle nous voit. » Et il la salua en passant. Elle lui rendit froidement son salut, et son regard s’arrêta sur moi. Ce regard était profond et froid comme un abîme ; il me fit penser au gouffre de la Porte-Blanche.

La voiture tourna et me déroba la jeune femme. Nous étions arrivés à la grille du Jardin botanique ; le professeur de l’Université de Leyde m’en fit remarquer toutes les plantes, rangées par ordre d’après la double classification des systèmes de Linnée et de Jussieu. Les plantes des deux Indes, la cannelle, la chinine, le coton, le café, le bois d’acajou, sont cultivés dans des serres. Dans la plus grande et la plus ornée sont les deux dattiers, plantés là il y a deux cents ans. Nous nous assîmes à leur ombre tiède et tranquille, et l’ami du docteur commença son récit.


La jeune femme que vous venez de voir, me dit-il, a eu pour père un des derniers conservateurs du Musée d’histoire naturelle. Le docte Van Dolfius était bien le type le plus accompli du Hollandais sédentaire, qui, pour tromper l’ennui du climat et d’une société restreinte, cherche dans l’art et dans la science un de ces amours profonds, absorbants, et pour ainsi dire rongeurs, où se concentrent toutes les facultés et tous les sentiments. C’est cette passion qui a fait Rembrandt et Téniers, Spinosa et Scaliger, et nos illustres collectionneurs d’animaux, d’insectes, de coquillages et de fleurs. En eux la réflexion et la patience équivalent à l’inspiration et au génie.

Le conservateur Van Dolfius avait fait des études très-étendues en histoire naturelle. Il se passionna pour les coquillages, et la collection si complète que vous avez vue a été rassemblée par lui ; il l’a léguée, en mourant, à la ville. Il a laissé aussi plusieurs traités manuscrits sur cette branche de l’histoire naturelle ; sa fille a négligé de les publier, ce qui doit fort irriter l’ombre du brave homme dans l’autre monde. Pour apaiser ses mânes, l’Académie de Leyde, en vraie fille de la science, doit se substituer à la fille mondaine du défunt.

Van Dolfius ne s’était marié qu’à quarante ans. Tout entier à sa chère et tranquille passion, il eût même achevé sans regret sa vie dans le célibat, s’il n’avait rencontré une docte fille de trente ans, héritière d’un vieux professeur, et qui avait pour les insectes un culte égal à celui que Van Dolfius avait pour les coquillages. Les deux époux associèrent leurs études et leurs collections et ne changèrent presque rien à leur vie en la mêlant. Ce fut pour eux un événement étrange et inattendu, disaient-ils ingénument, que la naissance d’une petite fille que Mme Van Dolfius mit au monde après un an de mariage.

Cet enfant poussa et grandit sous les yeux paternels et maternels, sans beaucoup préoccuper ses parents ; une robuste nourrice d’abord, puis une honnête gouvernante, et enfin une sémillante institutrice française, soignèrent et élevèrent la gentille Sulpicia. La mère, toujours en recherche de quelque petit animal ailé ou rampant, le père rêvant cavernes et plages marines où les coquillages se forment et viennent échouer, avaient peu de loisir pour caresser l’enfant et s’apercevoir de sa grâce. On la laissait croître librement, sans direction, comblée de tout ce que donne la fortune, mais sevrée de ces caresses morales qui rendent l’âme plus tendre. L’enfant, livrée aux soins des domestiques, devint volontaire et tyrannique : on la conduisait souvent au dehors, afin de ne pas troubler les travaux du père et de la mère ; elle se passionna pour les promenades, les spectacles en plein vent, et, dès l’âge de huit ans, elle montra pour la parure un goût si vif qu’elle exigea qu’on lui mît toujours les modes françaises les plus nouvelles et les plus recherchées. Mme Van Dolfius, vêtue en toute saison de son sarrau de soie noire, et le bon Van Dolfius, portant toujours chez lui comme une peau naturelle sa douillette en soie marron, en voyant à l’heure des repas cette jolie petite fille frisée, pomponnée et droite comme une poupée sur son champignon de bois, se prenaient à la regarder ainsi qu’ils auraient fait d’une curiosité scientifique, puis ils se disaient en riant : « En vérité, est-ce bien nous qui l’avons faite ? » Et véritablement le doute leur était permis : l’enfant se développait splendidement et était déjà comme une ébauche ravissante de la beauté parfaite que vous avez vue tantôt ; en revanche, rien de pâle, de courbé, de sec et d’osseux comme le docte couple ! Comment une telle fleur avait-elle pu sortir de ces deux parchemins ? Sans doute le père et la mère créent l’enfant ; mais le lait de la nourrice, l’hygiène, le grand air, les soins, le contact de tous les êtres qui l’approchent, lui donnent une seconde vie et le métamorphosent.

De quelle façon fut élevée cette jeune fille si absolue et si vivace entre ces deux momies ? vous pouvez le deviner. M. et Mme Van Dolfius ne vivaient plus que de la vie intérieure de la science ; tout bruit du dehors leur était importun ; doux, passifs, et entièrement absorbés par leurs travaux, ils laissaient à tout ce qui les entourait une entière liberté ; pourvu qu’on ne touchât point à leurs livres et à leurs manuscrits, surtout aux précieuses et innombrables vitrines qui contenaient leurs collections, ils étaient les maîtres les plus débonnaires du monde ; ils faisaient largesse de leurs revenus, et il n’est pas de fantaisie ruineuse que leur fille n’ait pu satisfaire en grandissant. L’institutrice qu’on lui donna était une personne expérimentée, d’un physique agréable et de manières distinguées, quoiqu’un peu libres. Elle avait fait plusieurs éducations à Paris, dans ce que vous appelez le faubourg Saint-Germain ; elle excellait à façonner une jeune fille aux élégances du monde, à l’art de la toilette, à la science de la coquetterie : entre ses mains, une femme devenait une de ces brillantes inutilités de la vie, qui plaisent comme un beau meuble, un joyau rare ou un tableau de prix.

Sous cette direction sans contrôle, la petite Sulpicia avait grandi en beauté, en esprit pétulant et impliable. Son institutrice était pour elle une jeune mère complaisante et rieuse, une compagne, une amie intime ; tandis que sa vieille mère, comme elle appelait Mme Van Dolfius, lui était presque étrangère.

Chaque soir, à leur coucher, l’institutrice et l’élève combinaient ensemble les parties de plaisir, les toilettes, les promenades et les emplettes pour le lendemain. Nos deux vieux époux collectionneurs n’y mettaient jamais obstacle. L’institutrice avait plus de trente ans ; elle était pieuse et réservée, disait à ses amis Mme Van Dolfius, qui l’en croyait sur parole ; elle pouvait donc en toute sécurité lui confier sa fille. C’est elle qui accompagnait Sulpicia chaque dimanche au Temple, elle qui la conduisait le soir dans des familles amies, chez lesquelles tour à tour se réunissaient les jeunes filles de l’aristocratie de Leyde ; parfois même elles allaient ensemble au spectacle ou dans les concerts publics : toutes les deux parées, joyeuses, émancipées et ne demandant à la vie que plaisir et gaieté. L’institutrice avait comme une seconde jeunesse sciemment savourée, et elle, la belle et fougueuse Sulpicia, dévorait insoucieuse sa première et folle jeunesse, se précipitant au gré de ses instincts et de ses caprices.

Elle avait facilement obtenu de son père et de sa mère qu’elle donnerait chaque semaine une petite fête à ses amies. D’abord les jeunes filles seules en firent partie ; insensiblement les frères et les cousins furent admis, puis quelques étrangers, parmi lesquels les plus spirituels et les plus beaux étudiants de l’Université de Leyde.

Vous avez remarqué tantôt, durant notre promenade, l’aspect tranquille de cette ville. Elle a contenu autrefois cent mille âmes, et elle n’en a plus que quarante mille ; de là tant de rues et tant de canaux presque déserts, tant de vastes maisons qui n’ont qu’un petit nombre d’habitants. Dans les quartiers aristocratiques, c’est la solitude, le silence, et partant la liberté ; tout le monde se connaît ou se reconnaît, et c’est des fenêtres aux passants la double gymnastique des miroirs et des stores que vous avez constatée vous-même dans la rue de l’Hôtel-de-Ville. Les étudiants sont l’élément actif, le courant jeune et vivifiant de la cité un peu somnolente ; tout fils de bonne famille, bien tourné et habillé à la française, cherche dès son arrivée à Leyde à y lier quelque intrigue romanesque et platonique. Cela commence presque toujours par les promenades dans les rues et le jeu des miroirs ; puis viennent les rencontres dans les jardins publics et dans les églises, enfin les présentations dans les salons aristocratiques, qui amènent les rapprochements désirés.

Il y a huit ans, à l’époque où se passa cette histoire, les deux plus charmants étudiants de l’Université de Leyde étaient sans contredit Raynold et Hermans. Le premier était plus sentimental que le second. Tous deux étaient beaux, intelligents, et appartenaient à de riches familles. Tous deux s’éprirent à la fois de la belle Sulpicia, et ce fut un défi et une lutte à qui l’obtiendrait. Ils restèrent camarades tout en étant rivaux, car chacun d’eux était plein d’espérance ; ils étaient reçus dans les maisons où allait la jeune fille, et ils le furent bientôt chez elle. Elle les traita avec une égale tyrannie rieuse et enlaçante ; les irritant de la parole, les agaçant du regard, les enivrant du sourire, et les tenant constamment en laisse comme deux beaux lévriers avec lesquels on se plaît à jouer. Quand son institutrice lui demandait : « Lequel aimez-vous ? » elle répondait : « Je n’en sais rien, mais je veux me les soumettre tous les deux ; il sera toujours temps de me prononcer un jour. » Et la dangereuse enfant redoublait de séductions et d’empire. Chaque matin elle s’éveillait avec un esprit plus vif, plus provoquant, et inventait des toilettes plus attrayantes ; elle étudiait sans cesse l’art de se vêtir, de se coiffer et de se poser, et l’on aurait dit pourtant que la nature faisait seule les frais de ses plus savantes combinaisons.

L’institutrice lui avait donné en ce genre les leçons les plus consommées. C’était chaque jour une nouvelle et étrange coiffure qui la rendait plus belle. Cependant Van Dolfius et sa bizarre moitié continuaient leur vie de mineurs obstinés de la science.

Un jour, ils apprirent que deux caisses leur arrivaient de Batavia, l’une renfermant de précieux coquillages, l’autre de rares insectes. Ils firent atteler leur vieux carrosse, et tous deux allèrent à Amsterdam à la rencontre de ces merveilleux envois. Ils voulaient qu’un transport doux et tranquille les préservât de tout choc et de toute avarie. Avant de partir, ils fermèrent à double tour la porte du grand cabinet d’étude où étaient alignées les vitrines pleines d’insectes et de coquillages. Cette précaution éveilla la curiosité et la fantaisie de Sulpicia ; à peine la lourde voiture, qui datait du règne de Louis XIV, eut-elle fait quelques tours de roue, que la despotique enfant dit à son institutrice :

« Je veux voir ce qu’ils cachent dans cette vilaine chambre toujours fermée ; peut-être y trouverons-nous des bijoux et des dentelles anciennes que nous pourrons mettre ce soir. »

Aussitôt l’institutrice et l’élève complotèrent, avec les domestiques, qui étaient leurs esclaves, l’ouverture de la porte. Un serrurier habile fut appelé et fit jouer la serrure sans la briser. On lui donna l’ordre de venir la refermer quelques heures après, et les deux femmes se précipitèrent dans la salle tranquille. Elles furetèrent en vain dans tous les meubles ; elles n’y trouvèrent que des paperasses et des livres. Dépitées, elles se mirent à examiner avec dédain les collections d’insectes et de coquillages. Une petite vitrine ronde, isolée, et supportée, comme un guéridon, par un pied d’ébène sculpté, attira tout à coup l’attention de Sulpicia. Elle aperçut à travers la glace, sur un coussin de moire blanche, une belle coquille rose, plus petite, mais en tous points semblable à celle que vous avez vue au Musée d’histoire naturelle. Au bas du coussin était cette inscription en lettres d’or : Cythérée rose des mers du Japon ; le plus rare et le plus précieux des coquillages.

« Tiens ! s’écria Suplicia, voilà donc un objet de prix ! On dirait un capricieux camée de corail rose ! ce serait d’un bon effet au milieu d’un diadème ! »

Et faisant jouer un ressort, elle ouvrit aussitôt la vitrine. Elle prit du bout des doigts la frêle et belle coquille ; puis, s’approchant d’une vieille glace de Venise, elle la posa perpendiculairement au-dessus de son front.

« Nous pourrons la fixer avec du velours rose, dit l’institutrice en s’approchant, ce qui fera à merveille dans vos cheveux noirs. »

La jeune fille fit une signe de tête affirmatif ; le beau coquillage glissa, rebondit sur les dalles de marbre, et, comme une rose qui s’effeuille, les joncha de plusieurs fragments délicats de son orifice dentelé.

L’institutrice eut un mouvement d’épouvante. Elle avait deviné l’âpreté de la passion exclusive des deux époux.

« Bah ! dit Sulpicia en riant, il n’y a pas grand mal : remettez la coquille d’aplomb sur sa couche, ils n’y verront rien. »

Et, tandis que l’institutrice enfermait la Cythérée mutilée dans la vitrine, elle poussa du pied les écailles roses dans le foyer.

Le surlendemain, quand les deux absents revinrent, ils ne songèrent d’abord qu’au déballage de leurs caisses ; mais les caisses ouvertes, il fallait s’occuper du classement des nouvelles merveilles qu’elles contenaient. Il y avait parmi les coquillages une conque azurée et vermeille d’une extrême rareté, que Van Dolfius jugea digne d’être placée au-dessous de la Cythérée rose dans la même vitrine. Il ouvrit avec componction cette vitrine vénérée et allait y déposer son nouveau trésor, lorsque ayant jeté un regard à sa belle et bien-aimée Cythérée, il s’aperçut de l’injure qu’elle avait reçue. Un cri perçant lui échappa ! Sa femme en tressaillit dans ses entrailles ; elle laissa tomber un beau papillon pourpre qu’elle tenait à la main, et dont les deux ailes se détachèrent.

Cependant les clameurs et les imprécations du bon Van Dolfius redoublaient ; il tournait autour de la vitrine et faisait avec des exclamations entrecoupées l’éloge du coquillage brisé, comme jadis les Grecs de leurs héros morts.

« La Cythérée des mers du Japon, s’écriait-il, un coquillage unique qu’aucune collection du monde ne possédait, une merveille de grâce et de forme ! un joyau plus rare que le Régent ou l’émeraude du roi de Delhi ! »

Puis ses cris, ses plaintes et ses menaces contre le coupable destructeur recommençaient.

La maison en fut remplie ; les domestiques s’effrayèrent et se cachèrent ; l’institutrice dit à Sulpicia :

« Voilà l’orage qui gronde !

— Eh bien ! répliqua l’audacieuse enfant, je l’affronterai seule. »

Et, d’un bond, elle s’élança dans le cabinet et vint se placer en face de son père.

« Parle ! parle ! lui dit celui-ci en secouant son beau bras rose et nu de ses doigts décharnés, quel est le voleur, l’assassin qui s’est introduit ici pour mutiler cette fleur de beauté ? »

Sulpicia crut que son père devenait fou.

« S’agit-il de ce coquillage ? dit-elle en riant.

— Oui, répliqua le pauvre homme éperdu, du rêve et du bonheur de ma vie, maintenant outragé et détruit. Ah ! si je tenais celui qui m’a frappé au cœur !

— Eh bien ! atteignez-moi, s’écria Sulpicia en gambadant follement, car c’est moi qui ai fait le crime. »

Et elle se mit à tourner comme un écureuil autour de la vitrine.

« Quoi, c’est toi ! exclama, pâle et immobile de colère, le savant désespéré ; sors, misérable ! car si tu n’étais pas ma fille, je te tuerais ! »

En prononçant ces mots, Van Dolfius s’affaissa dans les bras de sa femme, qui comprenait sa douleur.

« Eh ! mon Dieu, on vous la rendra, votre Cythérée des mers du Japon, s’écria Sulpicia du seuil de la porte, et s’il vous faut un plongeur pour aller la chercher, j’en trouverai un. »

Et elle disparut.

S’il avait été seul en ce moment. Van Dolfius serait peut-être mort de saisissement et de colère ; mais sa femme le sauva en partageant son indignation et en prenant sa part de son chagrin. Cependant le coup fut si rude, qu’il en tomba malade et ne voulut pas, durant deux semaines, revoir la terrible enfant. Mais quand il revint à la vie, le souvenir et le regret de la belle Cythérée rose se réveillèrent plus vivaces ; et, comme l’homme qui perd une femme qu’il aime et qui n’en meurt pas de douleur est entraîné par la nature à en chercher une autre, dont se repaisse sa passion, ainsi son ardent désir se ranima à l’idée qu’il serait possible de retrouver une nouvelle Cythérée rose des mers du Japon.

Les dernières paroles prononcées par Sulpicia lui revinrent alors comme un écho ! « Saurait-elle, en effet, se demanda-t-il, où se cache un pareil trésor ? Oh ! si c’était vrai, je lui pardonnerais ! » Disposé à l’indulgence par cette espérance, il la fit partager à sa femme ; et tous deux à l’instant même mandèrent en leur présence la folle jeune fille.

Elle n’avait rien changé à ses habitudes et à sa riante humeur ; peu touchée d’un désespoir dont elle ne comprenait pas la portée, elle avait continué à visiter ses amies et à les recevoir. Chaque jour elle avait revu Hermans et Raynold et les avait passionnés de plus en plus pour sa beauté et ses grâces coquettes. Ils lui répétaient sans cesse et tour à tour, dans des paroles presque identiques, leur amour de plus en plus vif et profond. Pour se faire aimer d’elle, pour l’obtenir un jour, ils étaient prêts à jouer leur vie, à subir toutes les épreuves, à affronter toutes les douleurs, même celle de l’absence, si elle désirait, par quelque caprice, une fleur, un tissu, un bijou des contrées lointaines, qu’ils dussent aller lui chercher ! Ils s’exaltaient en lui parlant et s’enflammaient jusqu’au délire à son regard et à son sourire toujours un peu railleurs. Comme à chaque entrevue les mêmes tendres protestations recommençaient, elle surnomma les pauvres amoureux ses deux échos monotones.

En jetant à son père les quelques mots d’espoir qu’avait recueillis le bonhomme sur la possibilité de retrouver une Cythérée rose, Sulpicia s’était instinctivement souvenue du dévouement d’esclave d’Hermans et de Raynold ; et, quand son père l’appela auprès de lui et lui demanda si ce qu’elle avait dit n’était point une méchante ironie ajoutée à sa méchante action, elle répondit avec une certitude qui épanouit le cœur du docteur :

« Oui, mon père, il dépend de vous d’avoir avant un an un beau coquillage tout semblable à celui que vous regrettez. Il est à Leyde deux jeunes gens éperdument amoureux de moi (elle nomma Hermans et Raynold) ; vous connaissez leurs familles, ils sont tous deux riches et nobles, et vous accorderiez à l’instant ma main à celui des deux qui vous la demanderait. Eh bien ! laissez-moi réparer le mal que j’ai commis, laissez-moi leur imposer pour condition d’aller au Japon et de vous en rapporter une autre Cythérée rose ! Je suis certaine qu’à mon commandement l’un des deux (et peut-être tous les deux) s’embarquera dès demain. »

À ce petit discours prononcé d’une voix très-nette, les doctes époux s’écrièrent à la fois en regardant presque tendrement leur fille :

— C’est un démon d’imagination !

— J’y consens, ajouta le père, mais qu’ils partent vite…

— Et reviennent tôt, s’écria Sulpicia en riant ; soyez tranquille, mon père, ils seront encore plus pressés que vous d’échanger contre ce coquillage adoré votre vilaine enfant. »

Et elle sortit dans une attitude triomphante.

À l’instant même, elle convia pour le lendemain toute la brillante jeunesse de Leyde qui composait sa société habituelle. Il s’agissait d’entendre dans la vaste serre de la maison des chanteurs allemands nouvellement arrivés, et qu’on vantait beaucoup. Cette petite fête de jour fut savamment improvisée par Sulpicia, aidée de son institutrice. J’étais au nombre des invités et je fus ravi, en entrant dans la serre, du délicieux coup d’œil qu’offraient la fraîcheur et la beauté de toutes ces jeunes filles parées se groupant au milieu des fleurs. Sulpicia était la plus éclatante de toutes. Elle se tenait debout près de la vasque de marbre blanc du milieu de laquelle une statue d’Hébé faisait jaillir une eau tiède. Plus belle que la déesse de la jeunesse, elle était drapée dans une robe de mousseline de l’Inde qui laissait à découvert ses bras purs et son cou d’une rondeur élancée ; elle avait dans ses cheveux noirs des fleurs naturelles de cactus pourpre.

Je vis tressaillir, en la saluant, Hermans et Raynold, que j’accompagnais. Ce dernier devint d’une pâleur livide quand elle tendit sa main à l’autre ; mais elle, comme si elle eût deviné et qu’elle eût voulu guérir aussitôt cette blessure éphémère, alla s’appuyer au bras de Raynold et lui dit :

« J’ai à vous parler. »

Elle le conduisit sous un palmier qui déployait ses larges feuilles au haut de la serre. Je pus juger, à la physionomie de Raynold, de l’agitation passionnée que lui causaient ses paroles.

Tout à coup elle s’éloigna de lui et revint près d’Hermans, qui les observait avec dépit ; elle prit alors le bras de celui-ci et fit plusieurs fois avec lui le tour de la serre. Elle semblait lui parler avec plus d’animation encore qu’à Raynold, mais le visage d’Hermans restait calme et je ne pus y lire ses pensées. Elle le quitta brusquement, comme elle avait quitté le premier.

Dès lors elle ne s’occupa plus d’eux durant toute la fête, elle évita même leur regard. La musique commença ; la suavité des voix ajouta une beauté de plus à ce magique ensemble.

C’était un mélange harmonieux de chants, de parfums, de gazouillements d’oiseaux, de murmures de femmes et de bruit d’eau tombante. Chacun en emporta une image radieuse.

Je sortis avec mes deux amis Hermans et Raynold ; ils me promenèrent longtemps à travers la ville, restant silencieux tandis que je les plaisantais sur leur amour. Nous allâmes dîner ensemble à l’auberge du Lion, dans cette même salle où vous m’avez reçu ce matin.

Comme cela arrive souvent aux hommes qui se réunissent à table dans le chagrin ou dans la joie, ils burent tous deux pour s’étourdir, et bientôt leurs préoccupations s’épanchèrent en paroles. Raynold dit à Hermans :

« Tu sais que c’est un duel entre nous, mais un duel sans armes, un duel à qui l’obtiendra par plus de sacrifices et d’amour : il ne faut la devoir qu’à elle-même, et que celui qu’elle préférera devienne le vainqueur sans que le vaincu murmure et s’en irrite.

— C’est juste, répliqua Hermans ; elle est la maîtresse de nos destinées, et je m’en remets de la mienne à son cœur.

— Es-tu prêt à passer pour elle par le fer, le feu et l’eau ? Es-tu prêt à subir toute épreuve qu’elle l’imposera, fût-elle absurde et extravagante ?

— Ah ! ah ! voilà que tu te trahis, reprit Hermans d’un air sardonique ; eh bien ! je serai communicatif à mon tour : elle t’a demandé comme à moi d’aller à la conquête de la Cythérée rose des mers du Japon ?

— Et que comptes-tu faire ? s’écria Raynold en s’enflammant.

— C’est mon secret, répondit froidement Hermans, et tu ne le sauras que si tu me fais connaître toi-même ta résolution.

— Oh ! je n’y mets pas tant de mystère ; ne faut-il pas d’ailleurs que la chose éclate ? Je partirai demain, puisqu’elle le désire.

— Bah ! propos de table, répliqua Hermans toujours maître de lui : t’es-tu engagé avec elle ? a-t-elle reçu ton serment ?

— Elle ne m’en a pas laissé le temps, repartit Raynold.

— C’est comme à moi, murmura l’autre ; elle m’a quitté après m’avoir dit à quel prix j’obtiendrais sa main.

— Tu vois bien que c’est plus que jamais un duel, ajouta Raynold ; ainsi donc, nous partons tous deux ; elle sera à celui qui réussira. »

Sa surexcitation était à son comble. Il se leva et s’approcha du bureau que je vous ai montré, et se mit à écrire.

« Que fais-tu là ? lui dit en riant Hermans.

— Je signe mon engagement.

— C’est donc sérieux ?

— Mais, pour toi, cela ne l’est-il pas ?

— Moi, je reste.

— En ce cas, merci ! car elle est à moi, répondit Raynold en sautant au cou d’Hermans.

— Comment l’entends-tu ? fit ce dernier.

— Elle m’engage sa foi et celle de son père, et elle n’y faillira pas. »

Hermans, qui s’était approché de la fenêtre, tambourinait sur une vitre et il y écrivit le fameux distique de François Ier : Souvent femme varie, etc. Raynold ne l’entendit pas et ne le vit point ; il mettait sous enveloppe la promesse qu’il venait d’écrire. Je voulus en vain l’empêcher de l’envoyer à Sulpicia. Il s’écriait dans son agitation fébrile :

« Ah ! tu veux entraver mon bonheur ! tu n’es pas mon ami, tu fais des vœux pour Hermans ! »

Quand sa lettre fut cachetée, il sonna un domestique et la fit porter à la fatale jeune fille.

Quelques jours après, il s’embarquait à Amsterdam.

Son absence dura près d’un an, durant lequel Sulpicia ne cessa pas de se distraire et de voir Hermans. Le préférait-elle au romanesque voyageur ? rien ne l’annonçait. Je crois bien que son cœur n’a jamais battu d’amour et n’en battra jamais pour personne. Seulement, elle les trouvait tous deux séduisants, et elle les eût indifféremment acceptés l’un ou l’autre pour mari.

Enfin Raynold annonça son retour ; il revenait avec la fameuse Cythérée rose, retrouvée à grand’peine sur les côtes les plus éloignées du Japon ! Quels travaux ne lui avait pas coûtés cette merveille ! À quels périls ne l’avait-elle pas exposé, et à quel prix, grand Dieu ! l’avait-il conquise ? Cette dernière phrase ouvrait à l’esprit de Sulpicia des horizons de doute ; que lui était-il donc arrivé ?

Un mois avant son retour, elle perdit sa mère. Mme Van Dolfius mourut victime de la science : un jour d’été, elle vit dans la campagne de Leyde, sur un canal abandonné où pourrissaient des charognes, une grosse mouche qui lui parut d’une espèce inconnue. Elle se saisit avec dextérité du bourdonnant insecte, qui lui fit à la main une piqûre. C’était une mouche charbonnée. La gangrène se répandit rapidement dans le sang : la pauvre femme mourut vite et presque sans douleur.

Van Dolfius reçut de cette perte une blessure mortelle ; son âme en fut à moitié paralysée ; sa vie se dédoublait ; celle qui l’avait complétée n’était plus là. À qui désormais confier ses observations et ses découvertes ? Il se sentit tellement seul dans le monde qu’il désira mourir.

L’arrivée de Raynold sembla pourtant le ranimer un peu. Quand il tint dans ses mains le beau coquillage rose, cette Cythérée si parfaite et si pure que vous avez touchée ce matin, il fut pris d’un ravissement extatique ; elle était aussi parfaitement belle que l’autre, plus belle encore et un peu plus grande : elle avait, en outre, ce petit point rouge au bout de sa spirale qui la faisait ressembler à un jeune sein de vierge. C’était un grain de beauté, une rareté inouïe qui inspirait au vieillard des transports juvéniles.

« Oh ! ma fille est à toi ! » s’écria-t-il en pressant Raynold dans ses bras.

Sulpicia était présente à cette scène et l’observait froidement.

« Eh quoi ! dit Raynold au savant, malgré ce qui m’est arrivé vous tiendrez votre parole ?

— Et que t’est-il donc arrivé, mon pauvre enfant ? reprit Van Dolfius, qui n’avait d’yeux que pour son coquillage.

— Vous ne voyez donc pas qu’il est borgne et défiguré ? » dit violemment Sulpicia.

Un jour qu’il avait été jeté par une trombe sur des rochers nus, il s’était fait à la tête une horrible blessure. Son œil tomba sanglant de l’orbite aux chairs déchirées !

Sulpicia était sortie sans écouter son père qui la rappelait.

Depuis ce moment, elle ne voulut jamais revoir Raynold. Van Dolfius disait à celui-ci pour le consoler :

« Sois tranquille, tu as ma parole et je n’y faillirai pas. Je te dois la dernière joie de ma vie, une des plus vives ; tu seras mon gendre ; il faudra bien qu’elle cède ! »

Mais ce fut lui, le bon vieillard, qui céda tout à coup à la mort. Déjà à moitié détruit par la perte de sa femme, il eut une joie et un retour à la vie trop vifs en retrouvant sa chère Cythérée ; il en mourut.

Le lendemain de sa mort, Raynold, comprenant bien qu’il n’avait plus de recours, que toute espérance était vaine et que Sulpicia serait inflexible, se précipita dans le Rhin près de la Porte-Blanche.

Un an après, l’étrange fille épousait Hermans.

J’assistai à son mariage ; j’osai lui parler de Raynold et lui faire quelques reproches.

« Croyez-vous, me dit-elle simplement, que si j’avais perdu un œil il aurait voulu de moi ? »

Je n’osai lui répondre : peut-être avait-elle raison. À force d’égoïstes injustices et d’abandons amoncelés par nous depuis des siècles, nous avons fini par apprendre aux femmes à réfléchir et à pratiquer la loi du talion ; la crainte d’être dupe de son cœur fait qu’on dessèche la vie.


« Vous desséchez ainsi un lac dans vos contrées, répondis-je ; mais, pour poursuivre cette comparaison, ce desséchement qui supprime l’amour met à sa place une fertilité tranquille, comme dans ces belles contrées qui succèdent à vos lacs ; n’avez-vous pas vu tantôt cette jeune femme au cœur froid ? elle avait l’air d’une radieuse mère. »

Nous quittâmes l’ombre des dattiers et la serre à la tiède température où nous nous étions assis.

Quand nous fûmes remontés en voiture, l’ami du docteur donna l’ordre à son cocher de nous conduire autour de la ville.

« Où me menez-vous donc ? lui dis-je.

— Au moulin où est né Rembrandt, » répliqua-t-il.

Leyde, comme toutes les villes de la Hollande, est entourée de moulins à vent. Nous passâmes, sans nous y arrêter, devant plusieurs qui agitaient dans les airs leurs grandes ailes. Enfin la voiture longea la rive gauche du canal du Rhin, et j’aperçus un moulin de briques rouges qui avait un air de vétusté : c’est là qu’était né le grand peintre. En ce moment, le soleil couchant éclairait le faîte et les ailes du moulin, à la façon dont Rembrandt l’aurait fait lui-même dans un tableau.

« Leyde, me dit le professeur, a vu naître encore plusieurs de nos peintres célèbres : Otto Venius, maître de Rubens ; Jean Steen, Gérard Dow, Van de Welde et Miéris ; elle se glorifie aussi d’avoir eu pour enfants les Elzevirs, dont nous possédons quelques belles éditions à la Bibliothèque. »

Nous rentrâmes dans Leyde, et, arrivés à la porte de l’auberge du Lion, mon aimable guide prit congé de moi.

Je devais partir le lendemain matin pour Harlem. À mon réveil, je fus frappé du silence absolu de la rue ; pas un crieur de fruits ou de légumes ne se faisait entendre. Un régiment passa ; sa musique ne jouait point et les baguettes des tambours restaient immobiles sur le parchemin tendu. Je demandai la cause de ce silence. « Une jeune femme vient d’accoucher dans la maison voisine, me répondit-on, et tous les passants respectent son repos. » Je trouvai cet usage touchant et digne d’un peuple chevaleresque et bon.

Comme je me rendais à pas lents au chemin de fer dans une vigilante chargée de mes malles, je vis dans une rue un homme entièrement vêtu de noir, en culotte courte et en rabat, et ayant un long crêpe à son chapeau ; il frappait à la porte de plusieurs maisons, s’y arrêtait quelques secondes et continuait sa route. Je voulus savoir quel office remplissait cet homme. J’appris qu’à chaque mort survenue il allait en porter la nouvelle aux parents et aux amis du défunt. Ce messager funèbre s’appelle Aanspeker.

C’est ainsi qu’en passant le voyageur saisit toujours quelques traits nouveaux de la physionomie d’un pays.


V

Harlem. — Lac desséché. — Amsterdam. — Monuments. — Sardam. — Île de Marken. — Document inédit sur Alkmaer.


Je m’éloignai de Leyde à regret : j’aurais voulu passer dans cette ville si calme quelques mois de recueillement et d’étude, y écrire un roman de mœurs hollandaises étudiées sur nature ; pénétrer moi-même les habitudes de cette société lettrée, savante et polie, et les peindre avec une vérité et une patience passionnées. Le voyageur qui passe voit trop vite et écoute trop rapidement ; son coup d’œil ne peut être que général ; les particularités et les détails, qui sont la physionomie des choses, lui échappent presque toujours. Sans les récits du docteur et de son ami, qu’aurais-je su de la vie intime des Hollandais ?

La vapeur m’entraîne de Leyde à Harlem à travers une campagne d’abord monotone et sans horizon ; mais bientôt la mer du Nord se déroule à gauche, sillonnée par des bateaux de pêcheurs, et au loin par quelques grands navires. Sur les bords de la route, des digues emprisonnent les flots montants et les empêchent de creuser trop avant le sol de la Hollande.

À droite sont les terres nouvelles et fécondes du lac desséché de Harlem. Il a fallu plus de trois ans de travaux gigantesques pour changer ce grand lac en vallée. Il avait onze lieues de circonférence ; il était tempétueux et régulièrement agité, comme s’il eût eu des marées montantes : c’était une sorte de mer qui avait vu des batailles navales et des flottes de soixante-dix bâtiments plats. Aujourd’hui l’immense lit de vase mis à découvert par la disparition des eaux est devenu un terrain ferme. Des routes traversent les terres cultivées ; des villages et des églises se sont élevés, des canaux, des avenues de jeunes arbres, et quelques métairies varient l’aspect de cette plaine uniforme d’où les eaux se sont retirées ; c’est une création qui naît, c’est l’indéterminé, c’est la grâce. Ces cultures n’ont vu passer aucune génération ; ces gazons n’ont pas encore abrité un tombeau ; ces maisons de bois ou de briques connaissent l’enfance, mais elles ignorent la vieillesse et la mort. C’est tranquille et doux ; on voudrait devenir un des habitants primitifs de cette terre à laquelle ne s’est point encore mêlé de poussière humaine.

Lorsqu’on a dépassé l’ancien lac de Harlem, le terrain devient plus boisé et plus mouvementé. Sur des tertres de verdure s’élèvent de belles sons ombragées de grands arbres : ce sont autant de somptueuses résidences où les riches armateurs d’Amsterdam viennent se délasser de leur labeur.

On pénètre à Harlem par une promenade appelée le Bois ou Jardin public ; c’est l’orgueil de cette ville des fleurs : les daims et les biches errent en liberté sous ces frais taillis. Le château du bois ou pavillon de chasse a été construit par Hope, banquier millionnaire d’Amsterdam, qui le vendit au roi Louis Bonaparte. Un grand W couronné (Willem, Guillaume) annonce aujourd’hui que ce château appartient au roi de Hollande. La cour est ornée de plusieurs statues d’après l’antique, entre autres du groupe de Laocoon. Au rez-de-chaussée est une galerie renfermant les tableaux des artistes modernes hollandais. Je ne les décrirai point.

L’aspect de Harlem est des plus riants. Ses canaux, alimentés par la Spaar, sont ombragés de beaux arbres. Les maisons sont élégantes et d’une propreté exquise. La grande et belle église protestante, autrefois dédiée à saint Bavon, est surmontée d’une tour qu’on voit de fort loin dans la campagne. L’église elle-même est très-haute ; la nef est séparée du chœur par une grille en cuivre doré, ornée de figures et de festons de fleurs : c’est un chef-d’œuvre de serrurerie. On montre un boulet dans un des murs extérieurs de cette église ; il y est resté incrusté depuis le siége mémorable de 1572. Harlem fut investie durant sept mois par le duc d’Albe, qui fit périr la moitié des habitants après s’être emparé de la ville.

L’église de Harlem renferme le fameux orgue tant cité ; c’est l’ouvrage de Christian Muller, qui y travailla plusieurs années, et l’acheva en 1758. Cet orgue est supérieur à celui de Rotterdam dont j’ai parlé ; sa hauteur est de trente-six mètres et sa largeur de dix-sept ; il a cinq mille tuyaux et douze soufflets. En termes d’organiste, soixante voix sont enfermées dans cette puissante machine : le bourdon, le tonnerre, la viole de Gamba, la trompette, la cloche, la voix humaine, enfin tous les instruments d’un orchestre complet se trouvent là réunis. Les effets de l’orgue redoublent de grandeur quand l’église est vide et que toutes les portes en sont fermées ; c’est ainsi que je l’entendis en compagnie de quelques voyageurs. Le multiple et gigantesque instrument exécuta la fameuse pastorale de Beethoven avec une maestria qui défiait tous les orchestres connus ; les transitions du gracieux, du naïf et de l’énergique, se fondaient dans ce jeu savant. L’âme subissait l’impression irrésistible ; elle palpitait sous les sons magiques, tour à tour sereine, émue, agitée et raffermie.

Cette suite rapide de sensations m’avaient plus remuée qu’un long spectacle. Je sortis de l’église en silence et brisée, et je voulus parcourir seule les jardins qui environnent Harlem. Les fleurs de Harlem, ses jacinthes, et surtout ses tulipes, ont fait sa renommée européenne. Mais c’est à la fin d’avril ou dans les premiers jours de mai que fleurissent ces merveilleuses tulipes. Je ne trouvai dans les jardins que des roses, des œillets, des collections de dahlias et d’autres fleurs de la saison. On connaît les fabuleuses folies commises autrefois pour des oignons de tulipes. Au xviie siècle, l’oignon d’une tulipe nommée admiraal liefkens fut vendu quatre mille quatre cents florins, et l’oignon d’une autre tulipe appelée semper augustus deux mille florins. De cette dernière tulipe il ne se trouva plus un jour que deux oignons, l’un à Amsterdam et l’autre à Harlem. Pour obtenir l’un des deux, un amateur offrit quatre mille six cents florins, plus une voiture, deux chevaux gris pommelé avec leur harnais complet ; un autre amateur offrit douze arpents de terre.

Harlem a vu naître les peintres Van der Heslt, Wouvermans, Van Ostade, Wynant, Ruysdael et Berghem. Ce dernier, encore enfant, était un jour poursuivi par son père ; il se réfugia dans l’atelier de Van Goyen, qui tâcha de le dérober à la correction paternelle en criant : Berghem ! c’est-à-dire cachez-le ! De là ce nom de Berghem qui lui resta et qu’il rendit célèbre.

On a contesté à Jean Guttemberg, à Jean Faust et à Pierre Schœffer l’invention de l’imprimerie, et on serait malvenu en Hollande si on mettait en doute que cette invention est due à Laurent Koster de Harlem. C’est en se promenant dans le Bois, promenade de Harlem dont j’ai parlé, que Koster fit, dit-on, sa merveilleuse découverte.

On a érigé une statue à l’inventeur sur la grande place de Harlem, en face de la maison qu’il habitait. On lit sur le devant du piédestal :

MEMORIÆ SACRUM

TYPOGRAPHIA, ARS ARTIUM OMNIUM CONSERVATRIX, HIC

PRIMUM INVENTA, CIRCA ANNUM 1440.

Et sur l’autre côté :

Avec l’aide du Tout-Puissant, Laurent a inventé l’imprimerie ; on est aussi
coupable de refuser cette gloire à ce grand homme que de nier
l’existence de Dieu
.

Je ne fis à Harlem qu’une halte de quelques heures. Je quittai la ville en traversant une ancienne porte, reste des fortifications élevées par les Espagnols. Je repris le chemin de fer, et j’arrivai le soir à Amsterdam.

Toutes les villes célèbres du monde ont une entrée par laquelle il faudrait y pénétrer pour bien comprendre leur grandeur et leur beauté. Le voyageur intelligent doit arriver à Paris par l’avenue des Champs-Élysées ; à Londres, en remontant la Tamise ; à Lisbonne, par le Tage ; à Marseille, par la voie qui conduit à l’arc de triomphe appelé la porte d’Aix, et d’où l’on voit se dérouler la campagne provençale couverte de bastides, la Méditerranée aux vagues bleues et dorées, et les lumineuses collines encadrant à demi ce magnifique tableau.

Pour voir Amsterdam dans sa splendeur, il faudrait y arriver par le golfe de Zuyderzée et le vaste canal ou bras de mer appelé Y. Alors, en longeant les docks et les bassins encombrés de grands navires, en remontant l’Amstel, large et claire rivière dont la moitié du nom, joint à celui de Dam (digue), compose le mot Amsterdam, on pourrait se faire une idée de la puissance et de l’étendue de cette cité merveilleuse, surnommée la Venise du Nord.

Mais l’arrivée par le chemin de fer de Harlem est sans grandeur ; la campagne plane dérobe pour ainsi dire la ville et ne la montre au voyageur que par fragments successifs.

Un peu lasse de mon excursion à Harlem, je monte en arrivant au débarcadère dans une vigilante et me fais conduire à l’auberge, que mon cocher m’assure être la plus fréquentée par les Français. C’est ma mauvaise étoile qui me mène à cet hôtel de l’Étoile, le seul de toute la Hollande où je n’ai trouvé ni propreté ni repos. L’auberge est tenue par des Italiens, excellentes gens, mais qui ont conservé l’incurie des mœurs méridionales. On me donne une chambre dont les immenses fenêtres vitrées, sans contrevents et sans persiennes, s’ouvrent sur une ruelle aux maisons en briques rouges. Le soleil levant frappe sur mes fenêtres et y répercute le ton sanguin des murs ; des stores en percale blanche, au lieu de l’atténuer, semblent rendre plus intense et plus brillante la lumière du jour naissant. Je suis réveillée dès l’aube par cet éclat sans voile qui pénètre à travers les rideaux de mon lit et force mes paupières à s’ouvrir.

La veille, j’avais entendu retentir jusqu’à minuit des chants bruyants de matelots dans la ruelle de briques rouges, et à peine à quatre heures du matin me voilà arrachée au sommeil par des atomes de feu qui poudroient en barres flamboyantes des fenêtres à mon lit ; je sens une atmosphère étouffante et pesante comme une émanation d’eau tiède dans une salle de bain. On dirait que la vapeur des canaux engourdis par la chaleur monte jusqu’à moi. Vainement je tente de secouer mon malaise et de m’endormir de nouveau : je suis prise à la gorge comme dans un étau ; une toux aiguë et sifflante sort de ma poitrine en quintes prolongées. Les deux filles de mon hôtesse italienne accourent pour me secourir ; je leur entends dire dans leur langue mélodieuse, qu’elles ignorent que je comprenne : Questa poverina donna e perduta. Elles me prodiguent leurs soins ; je calme ma toux convulsive en prenant quelques-unes des bienfaisantes pilules de mon excellent docteur de Rotterdam, et j’envoie porter la lettre qu’il m’a donnée pour un de ses confrères d’Amsterdam.

Une heure après, le docteur Van H… est dans sa voiture à ma porte ; il vient me chercher pour parcourir la ville. C’est un homme d’une distinction parfaite et d’une vaste érudition, sans pédantisme ; ses manières sont aimables ; il est en relation avec tous les savants de l’Europe ; il me nomme plusieurs membres de l’Institut qui sont ses amis et qui sont aussi les miens. Aussitôt la connaissance est faite ; je monte dans sa voiture, et je respire une autre atmosphère après avoir franchi les rues étroites qui emprisonnent ma malencontreuse auberge. Nous débouchons par un large canal alimenté par l’Amstel, sur lequel sont jetés de beaux ponts de pierre aux arches monumentales, et assez élevées pour laisser passer les navires.

Ce canal est bordé de vastes maisons en briques rouges et blanches ; la plupart ont un perron ; quelques-unes ont une façade en pierres de taille, avec des balcons et des colonnes à la manière italienne. La porte de ces maisons est toujours petite en proportion des fenêtres, qui sont très-grandes et très-élevées. Dans l’intérieur des maisons aristocratiques et bourgeoises, c’est le luxe, le confort et la propreté merveilleuse dont j’ai parlé en décrivant Rotterdam. Excepté au centre de la ville, presque toutes les maisons ont un jardin et une serre où croissent des fleurs en toute saison. La propreté et les fleurs sont la double coquetterie de la Hollande, ses deux attraits toujours nouveaux et irrésistibles pour les étrangers. En hiver, les chambres et les salons sont ornés de vases, de corbeilles et de lampadaires, où s’épanouissent et se groupent les tulipes, les narcisses et les jacinthes.

Nous remontons le grand canal, et nous arrivons sur une place qui atteste la splendeur et la richesse d’Amsterdam. Une des façades du Palais-Royal s’y déroule ; plus loin une magnifique église, quelques palais d’armateurs, la Bourse d’un aspect grandiose, et d’autres monuments dont les noms m’échappent. Nous visitons d’abord le Palais-Royal. Ce palais, de même que toutes les maisons et tous les édifices d’Amsterdam, est assis sur des mâts qui ont de dix à treize mètres de longueur. Le terrain est tellement marécageux qu’il faut percer jusqu’à cette profondeur pour trouver un sol inébranlable ; 13 695 mâts ou pieux étayent les fondations du Palais-Royal, ce qui a fait dire à un poëte que, si la ville était renversée, elle présenterait au regard une forêt de sapins sans branches.

Cet immense édifice, qui servit d’abord d’hôtel de ville, fut commencé en 1648 et terminé en 1664. Il est tout en marbre de Carrare. Le plan en fut tracé par le célèbre architecte Jacob Van Kampen. Il a la forme d’un carré long ; à chaque façade est un avant-corps en saillie ; les quatre angles du bâtiment ont des pavillons également en saillie. En 1668, une galerie à balustrade dorée a été construite en dehors de l’avant-corps du milieu d’une des façades ; l’autre façade est décorée d’un fronton grec avec des bas-reliefs ; ce fronton est couronné de trois statues colossales en bronze. Le Palais-Royal est situé sur le Dam ; on y arrive par une vaste esplanade qu’une marche de pierre de taille sépare du reste de la place ; cette esplanade conduit à un long perron de quatre marches qui règne au bas du grand pavillon du milieu, dans lequel on entre par sept arcades au-dessus desquelles s’élèvent trois étages, sans compter les vastes souterrains. Nous pénétrons dans le palais par un corridor voûté, et nous commençons la visite des appartements. On nous montre d’abord la chambre à coucher du roi. J’y remarque un fort beau tableau de Nicolas de Held Stokade, représentant le Marché au blé en Égypte sous le ministère de Joseph. Dans l’un des salons voisins sont deux cheminées qu’on cite comme des chefs-d’œuvre ; leur manteau de marbre blanc est formé par des frises sculptées qui reposent sur des colonnes.

Dans le grand salon (qui fut autrefois la chambre des bourgmestres) est une cheminée encore plus belle. Dans un salon situé du côté du nord, je m’arrête devant un magnifique tableau de Johannes Bronkhorst, représentant Moïse qui s’adjoint dix vieillards pour gouverner le peuple d’Israël. La figure de Moïse est inspirée.

En face, c’est un autre tableau peint par le célèbre Jacob de Witt. Il représente les Septante réunis autour du tabernacle.

Nous entrons dans la salle du Trône, dont je ne décrirai pas l’ameublement. Sous un dais de pourpre est placé le trône ; du côté du midi, en face, s’élève une magnifique cheminée surmontée d’un tableau représentant Moïse qui descend du mont Sinaï avec les tables de la loi. Sur le plafond sont peintes les armes des différentes provinces du royaume. Dans une salle parallèle sont des statues de grands hommes en marbre blanc ; les dessus de portes, en bas-reliefs, représentent des trophées et des allégories. Je passe successivement dans plusieurs pièces, et j’admire deux tableaux de Jordaens : l’un représente la Défaite des Philistins par Samson, l’autre le géant Goliath vaincu par David ; quelle énergie ! quel mouvement et quel coloris !

La salle royale, transformée en salle de bal les jours de fête (quand la cour vient à Amsterdam), est la plus vaste du palais. Sa longueur est de quarante mètres sur dix-neuf mètres de largeur et plus de trente-deux de hauteur. Elle est éclairée de chaque côté par trois rangs de fenêtres. Deux rangs de colonnes se déroulent sur toute sa longueur ; le second rang soutient le magnifique plafond peint par Jean Goerée. Une statue de la Paix, une autre, colossale, d’Atlas portant le globe terrestre, et quatre figures, la Justice, la Vérité, la Prudence et la Vigilance, décorent cette salle. Des lustres énormes à girandoles de cristal descendent des entre-colonnements ; les lustres, les tapis et tout l’ameublement datent du règne du roi Louis-Napoléon.

La reine Hortense se plaisait à faire venir de Paris des meubles français. Elle donnait au Palais-Royal des fêtes à l’imitation de celles que l’impératrice Joséphine, sa mère, donnait aux Tuileries. Elle essayait ainsi de distraire, dans les brumes du Nord, son âme attristée de créole et d’artiste.

Après notre visite au Palais-Royal, nous remontons en voiture. Nous passons dans une rue étroite où je remarque un très-beau magasin de confiserie. Derrière les vitres de l’établissement s’élèvent des pyramides de bonbons en formes de fruits, de fleurs et d’insectes. Le docteur Van H… insiste pour me faire goûter ces friandises indigènes. Il descend de voiture, se fait remplir plusieurs petits sacs dont il revient joncher mes genoux. Le chocolat hollandais est excellent ; quant aux autres bonbons, ils sont très-inférieurs aux bonbons français.

Nous nous rendons au Musée. Il renferme de magnifiques Rembrandt, et entre autres sa fameuse Ronde de nuit ; c’est la toile la plus grande et la plus estimée du célèbre coloriste. La lumière et les ombres semblent se jeter un défi dans ce tableau magique ; ce n’est point ici le sujet même du tableau qui préoccupe, mais son coloris merveilleux. La manière dont chaque tête est éclairée est un miracle de peinture. Rembrandt avait, comme Rubens, la lumière intérieure ; il la répandait sur ses tableaux avec les savantes et patientes combinaisons qui caractérisent son génie.

Le tableau des Cinq Régents, du même maître, vaut presque la Ronde de nuit. Le sujet en est simple : quatre hommes de grandeur naturelle, et vêtus de noir, sont assis autour d’une table couverte d’un tapis rouge. Sur cette table est posé un registre. Le cinquième personnage a quitté son siége et semble parler aux autres, qui le regardent attentivement. Un serviteur est placé derrière l’orateur : on comprend qu’il attend ses ordres. Quelle vigueur et quelle science consommée dans la manière dont ces figures sont rendues ! Les chairs, les cheveux, les étoffes, tout est en relief, tout frémit ; de très-près on comprend, si l’on est du métier et en étudiant les touches du maître, de quels procédés il usait pour fondre les ombres et la lumière ; mais à quelques pas c’est la nature, la nature surprise par le génie et dont aucune étude ne donne le secret.

On assure que Rembrandt n’avait pas le travail facile ; il a refait jusqu’à quatre et cinq fois la tête de plusieurs de ses portraits. « La façon de faire de Rembrandt, dit notre grand peintre Decamps, est une espèce de magie. Personne n’a mieux connu que lui les effets et les rapports des couleurs entre elles, n’a mieux distingué celles qui sont amies d’avec celles qui ne se conviennent pas. Il mettait chaque ton à sa place avec tant de justesse et d’harmonie, qu’il n’était pas obligé de les mêler et d’en perdre la fraîcheur. Il préférait les glacer de quelques tons qu’il glissait artistement par-dessus pour lier les passages de lumières et d’ombres et pour adoucir les couleurs crues ou trop brillantes. Tout est chaud dans ses ouvrages. Il a su, par une entente admirable du clair-obscur, produire des effets éclatants dans tous ses tableaux.

« Ses portraits étaient d’une ressemblance frappante ; il excellait à saisir le caractère d’une physionomie. La nature n’y était point embellie, mais si simplement et si fidèlement imitée, qu’il semblait que ces têtes s’animassent et sortissent de la toile. Il chargeait les lumières d’épaisseurs si considérables, qu’il semblait avoir voulu plutôt modeler que peindre. On cite de lui une tête où le nez était presque aussi saillant que le modèle. »

Voici de Snyders un tableau représentant une Chasse au crocodile et à l’hippopotame. Quelle énergie dans les bêtes et dans les chasseurs ! Quelles attitudes et quels effets de couleur ! C’est la palette de Rubens, si bien que plusieurs ont attribué à ce grand peintre les personnages de ce tableau.

Paul Potter a dans le musée d’Amsterdam un tableau qui vaut celui du Musée de la Haye : un ours se défend contre des chiens et deux chasseurs, dont un est à cheval et l’autre à pied ; un ourson, que poursuit un chien furieux, monte sur un arbre. Par la vérité et le mouvement des personnages et des animaux, l’acharnement des chiens, la détresse de l’ours, cette chasse prend les proportions d’un drame. On s’intéresse à ce pauvre ours traqué et à son rejeton qui le regarde d’en haut, à travers les branches où il a cherché un refuge.

Deux autres tableaux de Paul Potter sont aussi des chefs-d’œuvre. L’un représente Orphée rassemblant les animaux aux sons de la lyre. Ici les animaux sont calmes et comme charmés par l’harmonie qui les attire.

Dans l’autre tableau se reflète l’âme rêveuse et mélancolique du jeune peintre, mort avant trente ans. Sur le premier plan est un bœuf brun, un bouc, une génisse, un bélier, deux brebis et un agneau ; contre un arbre une jeune mère allaite un enfant, et un berger joue de la cornemuse. Vers le fond passent un cheval, un bœuf et un âne. À gauche est une colline boisée, que gravit un troupeau de moutons. Le ciel est brumeux et semble, pour ainsi dire, pleurer sur ce tranquille paysage.

Voici de H. Van Balen un paysage d’un tout autre genre ; il sert de cadre à Diane, à Bacchus, à Pan, aux satyres et aux bacchantes ; c’est un mouvement, un entrain et des postures de dieux avinés.

De Rubens je contemple longtemps deux tableaux ; la Piété filiale, représentant cette dame romaine qui allaitait son père prisonnier ; la poitrine de la femme est superbe, et l’expression de sa tête est saintement exaltée. L’autre tableau est la rencontre de Jacob et d’Ésaü. La figure du premier est prédestinée ; l’autre est morne. La physionomie reflète toujours le sort de l’homme.

J’aime beaucoup cette belle église gothique rendue dans tous ses détails d’architecture et cette Adoration des Mages d’un coloris si vrai. Ce sont deux tableaux des frères Van Eyck, qui furent les inventeurs de la peinture à l’huile. On dirait leurs tableaux peints d’hier : les procédés découverts par eux n’ont pas été surpassés.

De Jordaens je regarde avec attention un paysage au milieu duquel le dieu Pan joue de la flûte. Les joues se gonflent légèrement ; l’instrument frémit dans les doigts, et l’on croit en entendra sortir des sons.

Encore deux paysages qui m’attirent, et que je contemple en rêvant : ce sont deux chutes d’eau de Ruysdaël, qui bondissent et renvoient leur poussière dans lair. Il me semble que la fraîcheur en monte jusqu’à moi et rafraîchit mon front.

Divers tableaux de Philippe Wourvermans méritent d’être décrits. En voici un représentant des paysans qui viennent de battre des maraudeurs militaires. Sur le premier plan est un officier et son valet dépouillés jusqu’à la ceinture, et les mains liées derrière le dos. Un paysan qui a revêtu l’uniforme de l’officier désigne en riant les prisonniers. Sur le second plan, des militaires poursuivis s’enfuient au galop. Dans le fond, on aperçoit un village et des scènes de carnage. La composition et les détails de ce tableau sont merveilleux ; l’air circule entre les divers groupes, qui semblent se mouvoir et vivre.

Le Manège, du même auteur, et la Chasse au vol sont deux chefs-d’œuvre. Dans le premier, les chevaux se dressent et hennissent sous la main des cavaliers ; dans l’autre, on sent frissonner les ailes des oiseaux. Dans la Chasse au çerf, le même maître a répandu toute sa science et toutes les finesses de son pinceau. Des dames rieuses et de pimpants cavaliers sont à cheval, et, suivis d’une belle meute de chiens, ils lancent un cerf aux abois. Sur un plan reculé on voit des ruines pittoresques. J’aime encore beaucoup, du même peintre, une belle Vue d’Amsterdam en 1686 ; puis la Bataille navale entre l’amiral Ruyter et le général Monk ; et surtout une toile délicieuse représentant le Calme à la mer ; on dirait que les vagues caressent le rivage et lui murmurent des harmonies.

L’École du soir, de Gérard Dow, est un des plus beaux tableaux du musée d’Amsterdam. Il contient douze figures et a cinq effets différents de lumière : le pédagogue est assis devant son pupitre ; il réprimande un écolier qui le regarde avec terreur et s’éloigne de lui ; une jeune fille attentive répète sa leçon. Ce premier groupe est éclairé par une chandelle. Sur la droite est une autre jeune fille debout ; elle cause avec un jeune garçon qui écrit sur une ardoise. Elle tient à la main un flambeau allumé dont la lueur se projette sur leurs visages. En bas du tableau est une lanterne entr’ouverte, à vitres de corne, qui répand sur le premier plan des effets inouïs de demi-teintes. Dans le fond, plusieurs écoliers étudient à la lueur d’une chandelle, tandis que l’un d’eux descend un escalier avec une autre chandelle dont la flamme l’éclaire. Toutes les figures et tous les détails de ce tableau, sont peints avec une finesse et une perfection qui sont la dernière limite de l’art.

Un jeune seigneur et une dame se promenant dans un jardin sont un autre chef-d’œuvre de Gérard Dow. L’artiste a placé son portrait entouré de son nom sur un chapiteau renversé au bord du tableau.

Mieris est le peintre de l’élégance et des femmes. Jaime beaucoup de lui ce petit tableau où une dame joue de la guitare sur le premier plan, tandis que trois personnes font, plus loin, une partie de cartes. Voici un second tableau de Mieris, représentant une femme en robe de satin vert : elle est assise devant une table couverte d’un riche tapis en velours rouge. Cette femme écrit ; un valet se tient à distance et semble attendre ses ordres. Un petit chien endormi repose sur un tabouret. Quelle entente des chairs, des étoffes, de la lumière ! Quelle grâce et quelle harmonie !

Un tableau de Terburg mérite d’être placé en face de ce dernier tableau de Mieris : dans un appartement est un homme assis qui réprimande vivement une jeune fille debout devant lui. Elle tremble, dans sa belle robe de satin blanc. Une dame, qui paraît être sa mère et approuver la réprimande, est assise à côté de l’homme ; elle vide avec calme un verre de vin.

Voici trois Téniers, trois perles du musée d’Amsterdam : dans le premier, sont des joueurs de cartes groupés autour d’une table, sous la lumière d’une lampe qui fait ressortir l’attention passionnée que les personnages apportent à leur jeu. Le second tableau représente des villageois qui boivent et dansent. Le troisième a pour sujet la Tentation de saint Antoine. Bien des peintres et bien des littérateurs ont été séduits par cette légende, dont la fantasmagorie se prête si bien à tous les rêves de l’imagination. Callot en a fait une farce. Téniers a su conserver la majesté de la figure du saint : sa vision extatique est interrompue par le défilé des spectres sinistres ou grotesques. Il les regarde étonné, mais non ému ; sa pensée reste appuyée au ciel ; sa belle tête rayonne toujours.

Jean Steen, qui fut lui-même boulanger, a peint avec un soin tout particulier une belle boulangerie : un riant mitron pose sur la devanture de sa boutique du pain chaud et doré, qu’un enfant annonce au son du cor. À travers la fenêtre, une femme tient un appétissant gâteau.

Je parcours la salle des fleurs, où Van Huysum, Mignon et Hachel Ruisch ont des chefs-d’œuvre ; mais on ne peut tout décrire.

Nous nous faisons conduire à la synagogue des Juifs portugais. C’est un somptueux édifice au vaste parvis, mais les maisons qui l’encombrent nuisent à l’aspect monumental. Dans une de ces maisons demeure le grand rabbin ; d’autres sont allouées aux assemblées et au séminaire, où l’on enseigne l’hébreu, la loi, etc. Cette synagogue a été construite sur le plan du Tabernacle ; le parvis a une galerie soutenue par douze piliers ; sous cette galerie est un grand bassin, au bord duquel les Juifs font leurs ablutions avant d’entrer dans le temple. Le bâtiment de la synagogue, d’une imposable simplicité, s’élève au milieu de ce parvis. Six régents et six régentes président à l’administration du temple ; les soins domestiques sont confiés à plusieurs concierges. La femme de l’un d’eux, une vieille au dos voûté, nous introduit en rechignant dans l’intérieur de la synagogue. Les Juifs répugnent toujours à satisfaire la curiosité des chrétiens à l’endroit de leur culte : cependant, aujourd’hui, tout antagonisme religieux s’est adouci, grâce à l’influence et à la douceur de l’esprit philosophique, qui pénètre partout.

Tandis que nous parcourions la vaste enceinte, elle se repeuplait pour moi des rabbins fanatiques qui anathématisèrent un jour le tranquille et studieux Spinosa, et le chassèrent du temple. Spinosa avait commenté, dans la solitude, la Bible et le Talmud, et avait gardé pour lui les convictions puisées dans ses études. Son maître, Morteira, un rabbin modéré, s’imagina que la modestie seule empêchait son élève de publier son opinion. Il le manda à la synagogue devant l’assemblée ; mais alors Spinosa oublia qu’il était Juif, pour se ressouvenir qu’il était philosophe.

Il exprima ses doutes avec calme, mais avec fermeté. Aussitôt il fut voué à la haine des rabbins, et rentrée du temple lui fut interdite. Il s’en consola en étudiant le grec et le latin avec le savant Van der Ende, un chrétien plus tolérant que ses coreligionnaires. Van der Ende avait une fille, dont l’érudition égalait celle de son père ; elle aida Spinosa dans ses études, et celui-ci conçut pour elle un très-vif amour. La docte fille n’y répondit point. Le jeune philosophe chercha à l’oublier et se passionna bientôt pour la méthode de Descartes, qui faisait alors une révolution dans la philosophie.

La renommée du savoir de Spinosa se répandit dans Amsterdam, et les rabbins essayèrent de se le rattacher. Ils lui firent offrir une pension de deux mille florins, s’il consentait à reparaître dans leur assemblée. Spinosa reçut avec ironie cette proposition. Ses ennemis s’exaspérèrent, et un jour qu’il passait devant la synagogue, il reçut dans ses habits un coup de poignard d’un homme qui avait été chargé de l’assassiner. Pour vivre et méditer en paix, il se retira dans la campagne aux environs de Leyde, puis à la Haye.

Ce qui domine dans la vie de Spinosa et ce qui fait la grandeur de cette figure, c’est un dédain profond des honneurs de la fortune et des voluptés. Il vivait du produit des verres d’optique qu’il avait appris à fabriquer. Cette occupation partageait son temps avec ses travaux philosophiques. Son délassement était de faire la chasse aux mouches et de les voir se défendre contre les araignées. Sa sobriété était telle, qu’une soupe au lait et un pot de bière lui suffisaient pour sa journée. Il refusa l’héritage d’un de ses amis et les offres généreuses du malheureux de Witt, grand-pensionnaire de Hollande. Le prince de Condé lui offrit en vain une pension au nom de la France : l’austère philosophe se suffisait. Il n’avait d’avidité que pour la science. Plein d’audace dans ses doctrines (que, du reste, il ne publiait point), il était doux et calme dans la vie et résigné devant la mort. Durant les troubles populaires de la Haye, qui amenèrent le massacre du grand pensionnaire de Witt et de son frère, l’hôte de Spinosa craignit que l’on ne vînt forcer et piller sa maison pour y chercher le philosophe : « Rassurez-vous, lui dit celui-ci ; aussitôt que la populace se présentera devant votre porte, vous viendrez m’en avertir pour que j’aille à sa rencontre, dût-on m’assassiner comme mes pauvres amis de Witt. »

Il ne mourut point de mort violente, mais jeune encore, d’une phthisie pulmonaire.

Dans le dernier ouvrage qu’il écrivit, Spinosa plaide avec force l’affranchissement de la pensée et la libre manifestation des idées : « Il est impossible, dit-il, d’ôter aux hommes la liberté d’exprimer leurs sentiments ; cette liberté ne nuit nullement à l’autorité du souverain, chacun doit l’avoir et en user, pourvu que ce ne soit pas dans l’intention d’introduire des nouveautés et pour agir contre les lois et les coutumes de l’État. Cette liberté n’est point contraire à la paix publique ; d’ailleurs il est impossible de l’étouffer. La piété n’en reçoit aucun préjudice. Il est parfaitement inutile de faire des lois contre les choses qui sont purement spéculatives. Bannir cette liberté d’un État, c’est en bannir en même temps la paix. »

En quittant la synagogue, nous nous rendîmes au Jardin zoologique, qui renferme des collections d’animaux et d’oiseaux vivants les plus complètes de l’Europe. Près d’un large canal, au milieu d’une belle grille flanquée d’une haie vive, un grand portail donne accès aux visiteurs. Les voitures s’arrêtent en deçà.

Il y avait ce jour-là une foule de brillants équipages : car le dimanche et le jeudi cet immense jardin est un but de promenade pour les riches oisifs d’Amsterdam. En pénétrant dans la longue et verte avenue, je fus charmée par la vue (quoique un peu assourdie par les cris) de l’innombrable variété de perroquets des Indes et d’aras d’Amérique s’ébattant en liberté sur leurs perchoirs qui, en forme de croissants, sont suspendus d’un arbre à l’autre. Quels merveilleux plumages ! les couleurs des pierreries n’en surpassent pas l’éclat. Voici de gros mâles rouges, gris, verts, ou d’un bleu qu’aucune teinture ne peut imiter et dont on voudrait se tisser une robe ; puis d’autres, d’un blanc de cygne aux grands becs jaunes recourbés ; puis les jolies et coquettes perruches qui causent entre elles, lissent leurs plumes et agacent les mâles du regard et de la voix ; ce sont ensuite les couples mignons d’inséparables[9] qu’on ne peut désunir du même perchoir. Tous ces oiseaux babillards donnent à la grande avenue du Jardin zoologique une animation joyeuse. La beauté et la gaieté de ces oiseaux splendides semblent doublées en ce moment par les rayons du soleil qui brillent sur eux à travers les arbres et par les friandises que leur distribuent les promeneurs.

Les parterres, les quinconces et les labyrinthes du Jardin zoologique sont bornés à droite par un grand café monumental, que sa colonnade de marbre fait ressembler à un temple grec. Une foule de consommateurs sont assis sous le portique autour de petites tables rondes, couvertes de rafraîchissements. À gauche s’élèvent les habitations des serpents et de tous les reptiles connus ; le palais des singes, les demeures des éléphants, des girafes, des rennes, enfin de tous les quadrupèdes, parmi lesquels les pacifiques et les domptés errent en ce moment en liberté. Dans un bassin, on montre une salamandre, unique en Europe. Elle a été trouvée dans une anfractuosité de l’île de Ceylan. Dans d’autres vasques plus grandes sont des phoques et des hippopotames.

Au bout de la belle avenue est un riant canal bordé de fleurs et couvert de nénufars ; on le traverse sur un pont aérien du plus gracieux effet, et l’on se trouve dans une autre partie du jardin, la plus recherchée par les promeneurs aristocratiques. C’est une sorte de labyrinthe anglais, où les bruits discordants de la ménagerie n’arrivent point.

Les élégantes d’Amsterdam aiment à montrer là leurs toilettes françaises ; la mienne fait événement parmi toute cette société, qui se connaît, se cherche et se salue. Je remarque que les crinolines de ces dames sont d’une circonférence beaucoup moins vaste que les nôtres. Les femmes blondes (et surtout d’un blond clair) ne dominent point dans les villes hollandaises, comme se sont obstinés à le dire quelques voyageurs superficiels, qui n’ont eu affaire qu’à des servantes d’auberge. Ces servantes sont en général des Frisonnes, presque toujours blondes. Les femmes de la Hollande septentrionale, dont nous parlerons plus tard, sont également blondes. Mais dans la partie méridionale du royaume, surtout dans les villes, le croisement de la race juive, que j’ai déjà constaté, et celui de la race espagnole, ont mitigé le blond primitif de la race batave. Le châtain et le brun dominent.

Je rencontre plusieurs belles Juives dans la promenade du Jardin anglais ; elles se drapent avec grâce dans de magnifiques châles blancs de crêpe de Chine, couverts de broderie.

En repassant devant le café monumental du Jardin zoologique, je vois quelques vieilles dames assises, qui portent encore les plaques et les fleurs d’or sous le chapeau à la française. Peut-être est-ce pour dissimuler leurs cheveux gris qu’elles conservent cette coiffure nationale, tombée en désuétude et laissée aux femmes du peuple.

Le Jardin zoologique appartient à une société particulière qui compte parmi ses membres les négociants les plus riches d’Amsterdam. Le budget de l’entretien et des acquisitions s’élève annuellement à plus de deux cent trente mille francs.

Nous remontons en voiture après avoir traversé de nouveau la grande avenue où les perroquets s’ébattent.

Le docteur Van H… me montre en passant dans les rues aristocratiques un grand nombre de maisons dont la porte est couronnée du blason royal ; c’est le lion néerlandais avec sa fière devise : « Je maintiendrai. »

Nous allons dîner dans un restaurant français, puis je rentre à mon hôtel, si lasse qu’après avoir écrit les strophes suivantes sur ma promenade au Jardin zoologique, je m’endors d’un sommeil de plomb qui n’est interrompu, jusqu’à dix heures du matin, ni par les refrains des matelots passant sous mes fenêtres, ni par la lumière éclatante qui dès l’aube inonde ma chambre.

JARDIN ZOOLOGIQUE D’AMSTERDAM.

À travers les fleurs des parterres,
Sous les arbres pleins de soleil,
De gais enfants, de jeunes mères
Passent le visage vermeil.

Le jour est chaud, c’est un dimanche,
On cause, on rit, on court aux jeux ;
Sous une colonnade blanche
On mange les sorbets neigeux.

Les hommes, en fumant à l’aise
De fins cigares havanais,
Boivent la bière hollandaise
Dans de grands verres en cornets.

Dans l’avenue aux longs ombrages,
En liberté sur leur perchoir,
Les perroquets aux vifs plumages
Jasent du matin jusqu’au soir.

Un rire d’enfant ou de femme
Annonce qu’avec leur naseau
Le grand phoque et l’hippopotame
Sur les passants font jaillir l’eau.

Un nègre, comme une panthère,
Bondit au dos d’un éléphant ;
Sur la bosse d’un dromadaire
Se huche un tout petit enfant.

Puis les girafes pacifiques
Passent balançant leurs longs cous ;
De leurs grands yeux mélancoliques
Plane le regard triste et doux.
 
Au loin mugit, race indomptée,
Le lion, prisonnier royal ;
L’hyène à la peau mouchetée,
Le tigre fauve et le chacal.

Plus près, la troupe bigarrée
Des jeunes singes gambadant
Attire la foule parée,
Qui va riant et regardant.

Dans l’allée où le monde afflue,
Je m’avance au bras du docteur ;
On m’examine, on le salue
D’un coup d’œil interrogateur.

« C’est une princesse en voyage ! »
Disent les promeneurs entre eux.
Au poëte en rendant hommage,
Ah ! qu’ils me flatteraient bien mieux !

Le lendemain lundi, le docteur Van H… vient me chercher à onze heures comme la veille. Notre première visite est pour la bibliothèque, qui ne vaut ni celle de la Haye, dont j’ai parlé, ni celle d’Utrecht, dont je parlerai plus tard. De là, nous allons aux archives. Nous arrivons, par un escalier roide comme une échelle, jusqu’au cabinet du directeur, M. Scheltema. C’est le vrai type de l’érudit du Nord : parlant peu, avec douceur et clarté, et passant ses jours dans les parchemins et les vieux papiers poudreux M. Scheltema me promet un document inédit sur la Hollande septentrionale, que je n’ai point le temps de visiter ; mes lecteurs verront bientôt qu’il m’a tenu parole.

Nous nous rendons à la vieille église (oude kerke), située sur une place pittoresque que de beaux arbres ombragent. Elle fut érigée en 1300, sous le patronage de saint Nicolas, dont elle renfermait la statue d’argent massif. Cette statue servit, en 1578, a frapper monnaie pendant le siége que soutint Amsterdam.

On pénètre dans l’intérieur de cette église par quatre portails d’une curieuse architecture et décorés de peintures de Keemskerk. L’intérieur de la nef est supporté par quarante-deux colonnes. Cinq candélabres de trente branches chacun sont suspendus dans la nef ; dans les bas côtés on en compte de douze à seize branches.

Au milieu de la nef, vers le nord, est une fort belle chaire dont la balustrade est en bronze massif.

La vieille église a deux jeux d’orgue des plus mélodieux, et qui sont aussi fort remarquables par les peintures et les sculptures sur bois qui les décorent. De beaux vitraux ne laissent pénétrer dans le temple qu’une lumière voilée disposant au recueillement et à la prière. On montre dans cette église les tombeaux de plusieurs amiraux hollandais.

C’est dans l’église neuve (niewe kerke) qu’est le tombeau de l’amiral Ruyter. Il s’élève dans la partie orientale du chœur. Le héros repose étendu, la tête appuyée sur une pièce de canon et le bâton de commandant à la main. Deux tritons sonnent de la conque comme pour proclamer la gloire de l’illustre mort ; entre deux colonnes de marbre noir, un combat sur mer est représenté en bas-relief. Deux génies soutiennent une couronne navale, quatre autres les armes de la Hollande ; la Renommée fait retentir sa trompette sur le faîte du monument. L’église neuve, qui fut fondée en 1408, renferme une chaire en bois d’acajou qui est un des chefs-d’œuvre de Vinkenbrink. Je suis charmée par la beauté et le fini des sculptures. Aux quatre coins de la chaire, sont les quatre Évangélistes, en compagnie de la Foi, de la Force, de la Charité, de l’Espérance, de la Prudence et de la Justice. Chacune de ces figures a une expression caractéristique qui fait deviner le symbole qu’elle représente. Au-dessus, des génies servent d’emblèmes aux sept œuvres de la Miséricorde. Le toit de la chaire, tout ruisselant de feuillage, supporte une tour percée à jour, dans laquelle on aperçoit de belles figurines. La balustrade de l’escalier est formée par des pampres enlacés, et la rampe par une corde si bien fouillée et tordue, qu’on la dirait flexible comme une corde vraie.

Après ces deux églises, le docteur Van H… voulut me montrer l’Institut des jeunes aveugles ; il est situé dans un bel hôtel au vestibule de marbre blanc. Les salles d’études et les dortoirs sont spacieux. Un vaste jardin s’étend derrière l’hôtel et sert de lieu de récréation aux enfants. Rien de touchant comme de voir les travaux et les amusements de ces pauvres êtres des deux sexes. Les petites filles apprennent à coudre, à tricoter, à broder ; les garçons fabriquent des paniers en osier, nattent des chaises, filochent, etc., etc. Une de leurs plus vives distractions est le chant et la musique instrumentale. Ils se plaisent aussi à faire des parties de dames, et s’en tirent avec une rectitude merveilleuse.

Nous fûmes reçus à l’Institut des jeunes aveugles par le directeur, M. Van Dapperen, qui nous en fit les honneurs avec un aimable empressement. Après nous avoir fait parcourir les classes et le jardin, M. Van Dapperen nous conduisit dans un grand salon aux corniches dorées et aux parois couvertes de peintures à fresque. À un signal donné, tous les élèves s’alignèrent derrière des bancs. Un d’eux (l’un des plus grands) s’assit au piano et joua l’accompagnement d’un psaume ; c’était une musique allemande religieuse et solennelle. Aussitôt les enfants entonnent le premier verset de l’hymne biblique. Tous ces visages ternes et attristés, que le rayonnement des yeux n’éclaire jamais, semblent s’illuminer tout à coup d’une flamme intérieure. On dirait que ces yeux vagues et morts, qui ne voient rien de la terre, aperçoivent Dieu dans le ciel : l’âme palpite dans leur chant. Une jeune fille, surtout, chante les solos d’une façon si émue et si pénétrante, que je ne puis l’entendre sans pleurer.

C’est en souvenir de cette émotion que j’adressai, à mon retour à Paris, les vers qu’on va lire à M. Van Dapperen :

Pauvres enfants, pour qui reste un sombre mystère
La beauté de la mer et celle du soleil,
Et qui, sur les hauteurs, n’ont jamais vu la terre
Sourire à son réveil ;

Pauvres enfants, privés d’admirer la nature,
Ses grâces, ses splendeurs, ses sublimes accords ;
Pour eux, l’intelligence est comme une torture
Infligée à leur corps !

Ils pensent… mais la nuit dérobe à leur pensée
Ce qu’ils voudraient aimer et ce qu’ils voudraient voir,
Et chaque but riant où leur âme est poussée
Se change en gouffre noir.

Ignorer les couleurs, les lignes, l’harmonie
D’un paysage en fleur et d’un visage humain ;
Ignorer le rayon des œuvres du génie
Que palpera leur main ;

Rêver que l’or est gris et que le marbre est terne ;
Que flamme et diamant ne sont qu’obscurité ;
Recouvrir tout éclat d’un linceul qui consterne
La vie et la beauté ;

Et quand ils aimeront, ne pas voir la figure
De l’être dont la voix les fera tressaillir…
Oh ! par tous ces tourments que leur pauvre âme endure,
Rien qu’en les regardant on se sent assaillir.

Mais d’un jour imprévu leur visage s’éclaire,
Dans un psaume leurs voix viennent de retentir ;
On dirait que leurs yeux s’ouvrent par la prière,
Tant ce qu’ils ne voient pas ils semblent le sentir !

Sur leur lèvre on dirait que c’est l’âme qui chante,
Chaque vibration évoque un sentiment :
Avril fleurit pour eux, et l’amour les enchante ;
Ils lisent dans le firmament.

Tous les rêves divins flottants dans la musique,
Visibles, ont passé dans leurs regards émus :
À leur sourire heureux, à leur pose extatique,
On dirait qu’ils ne souffrent plus.

Mais moi, pour qui leur chant est un naïf hommage.
Je pleure à les entendre et je souffre pour eux,
Et j’emporte en mon cœur l’ineffaçable image
De leur sort douloureux !


Le peuple comme la haute société d’Amsterdam sont passionnés pour la musique. Les salles de concert abondent dans cette ville, et l’on chante les Psaumes dans les temples avec une expression et un ensemble vraiment majestueux. C’est l’art fondu à la prière et lui prêtant des ailes nouvelles pour aller à Dieu.

Amsterdam a fondé une société pour la propagation de la musique profane et sacrée ; cette société embrasse tout le royaume.

Ce sont pourtant les chanteurs français ou italiens qui défrayent en général l’Opéra d’Amsterdam. La salle de son grand théâtre peut contenir seize cents personnes. L’avant-scène est formée par un beau portique soutenu par quatre colonnes d’ordre corinthien. De chaque côté s’élèvent sur des piédestaux les figures de Melpomène et de Thalie, au-dessus desquelles sont les médaillons d’Eschyle et d’Aristophane.

Le rideau qui ferme la scène représente le Génie d’Amsterdam faisant une libation sur l’autel des beaux-arts ; Apollon, assis dans un nuage, tient une couronne de lauriers à la main. Cette belle toile a été peinte par J. Kampuizen, d’après un dessin de Kuyper. On lit en bas, en lettres d’or, un distique hollandais dont voici le sens : Le Dieu des arts, invoqué avec ardeur sur les rives de l’Y, ne couronne ici que le génie et la vertu.

Des artistes italiens jouaient ce soir le Barbier de Séville. Le docteur Van H… voulut me faire entendre, pour me reposer de la fatigue du jour, cette musique si vive où le génie de Rossini a prêté des ailes à l’esprit de Beaumarchais et l’a répandu dans le monde entier. L’imagination la plus abattue se ranime et se sent en verve d’ironie en écoutant les airs de Figaro. Le chant de Rosine dispose à l’amour, et le grand morceau de Basile à la misanthropie ; on s’imagine, à cette harmonie imitative des méchants propos du monde, qu’on entend siffler autour de soi les serpents de la médisance et de l’envie. Quel génie que celui de Rossini ! quelle profondeur ! quelle diversité ! quelle force calme de dieu grec certain de sa beauté ! Quoique toujours inspiré, il sait être toujours correct, et quoique fécond, toujours nouveau. On serait écrasé par la puissance complète de cette organisation d’artiste, si, en l’espace de huit jours, on pouvait passer sans désemparer de l’audition du Barbier à celle d’Othello, de celle de la Gazza ladra à celle de Sémiramis de Guillaume Tell à Moïse, et de tant d’autres chefs-d’œuvre qui s’emparent de l’âme et de l’esprit et y demeurent à jamais, car ils sont l’expression idéale de toutes les passions et de tous les sentiments.

Rassérénée par la verve pétillante du Barbier, je quittai le théâtre disposée à voir tout en beau dans un pays où les plaisirs de l’esprit et l’admiration remplissaient mes heures. Je disais au docteur Van H…, tandis qu’il me reconduisait à l’hôtel :

« J’aime la Hollande ; elle me semble plus forte et plus sensée que la France. Vous exercez vos passions et vos facultés sans en abuser. Vous êtes un peuple sain, à l’esprit droit, aux mœurs pures ; vous êtes une terre de liberté qui repousse la licence et n’a aucune des plaies de la civilisation. »

Le docteur sourit tristement, sans me répondre.

— Eh quoi, repris-je, me tromperais-je, et cette apparence de bonheur et de prospérité cacherait-elle, comme en Angleterre, des ulcères qui rongent la société ?

— Moins dévorantes, reprit le docteur, mais assez vives, assez douloureuses pour préoccuper le philosophe et lui faire souhaiter des épurations nombreuses. Nous sommes un peuple libre, avez-vous dit. Personne ne tient plus que moi à la liberté politique, mais le droit de la liberté ne doit pouvoir s’exercer que pour le bien : aussitôt qu’il s’agit du mal, il faut qu’il trouve des entraves infranchissables. Vous parlez de la pureté de nos mœurs : elle n’est qu’apparente et hypocrite comme en Angleterre. Et tenez, poursuivit-il en étendant la main vers une rue qui se déroulait devant nous brillamment éclairée, voyez ces groupes d’enfants, de pauvres filles qui ont à peine douze ans : la prostitution est permise à cet âge dans notre pays de liberté ! Chaque rue a une maison de jeu où même les adolescents peuvent entrer la nuit, et une maison de loterie où les pauvres ouvriers vont aventurer le jour l’argent qui doit payer leur pain. Les tavernes abondent dans tous les quartiers ; on s’y abandonne, toujours de par la liberté, à toutes les turpitudes de l’ivresse ; ces chants de matelots qui retentissent sur votre passage, et qui empêchent la nuit votre sommeil, sont l’écho de ces orgies. Que pensez-vous d’une liberté qui dépouille la pauvreté, précipite dans l’abrutissement et peuple nos hospices d’orphelins ? Que dirait-on, si nous autorisions les pharmaciens à vendre librement des poisons à l’enfance et aux aliénés ?

Les réflexions du docteur me rappelèrent tout à coup les bandes d’orphelins des deux sexes que j’avais rencontrés la veille en traversant Amsterdam. J’avais été frappée de l’étrange costume de ces pauvres enfants : leur habit est moitié rouge et moitié noir ; une étoffe de laine de ces deux couleurs le compose en parties égales, c’est-à-dire que la manche de droite est rouge et la manche de gauche noire, ainsi de suite pour les autres morceaux du vêtement ; c’est d’un effet bizarre qui attriste ; c’est comme une livrée ostensible de souffrance et de honte, portée par ces jeunes garçons et par ces jeunes filles.

Cependant, tous les hospices pour les orphelins ne sont pas remplis par les enfants trouvés. Il en est un pour les enfants pauvres et un pour les enfants de la bourgeoisie qui ont perdu leurs parents. Ce dernier est un très-bel établissement, fondé en 1528 par Mme Haasje Klaas.

Il était près de minuit quand nous arrivâmes à l’hôtel. Je remarquai que plusieurs grandes boucheries étaient encore ouvertes dans quelques rues. Ces boucheries diffèrent entièrement des nôtres : la devanture s’avance sur les trottoirs et les envahit avec ses dalles, sur lesquelles découle le sang des bœufs, des veaux et des porcs ; dans les rues étroites, on se heurte souvent à ces animaux entiers, qui oscillent alors en tous sens.

Le lendemain matin, je m’aventure seule à travers la ville pour faire quelques emplettes de toiles, de livres et de porcelaines du Japon. J’avise, chez un brocanteur juif, de petites tasses japonaises d’une pâte très-fine et d’un dessin fort rare ; je les marchande au fils de Moïse, qui me demande huit florins de chaque. Je lui en offre un seul florin ; il se récrie, jure par Jéhovah que c’est impossible, et finit par me laisser les six tasses pour six florins.

Je rentre à l’hôtel, et j’en ressors à midi, avec le docteur Van H…, qui me conduit dans le Stadsherberg, où les vaisseaux de toutes grandeurs se pressent sur l’Y. En hiver, l’Y, ainsi qu’une partie du golfe du Zuyderzée, se couvrent de patineurs qui voltigent autour de traîneaux somptueux, attelés de beaux chevaux richement harnachés. Sous des tentes élégantes et sur des estrades sont des musiciens et une foule de spectateurs. Les paysans des environs, qui sont des maîtres dans l’art du patin, font souvent sur la glace cinq lieues à l’heure.

Mais l’hiver n’est point venu ; le soleil se rit et se joue dans les flots clairs de l’Y. Nous nous embarquons sur un bateau à vapeur qui part pour Sardam, et qui fait en une heure et demie la traversée. L’Y est calme ; aucune vague ne l’agite et ne s’y engouffre. Nous débarquons à Sardam par un ciel bleu où courent çà et là quelques nuages blancs.

Sardam est un petit port habité par des charpentiers et des pêcheurs, et qui surpasse encore en propreté, si c’est possible, toutes les autres villes de la Hollande. Ses maisons et ses moulins à vent sont bariolés des couleurs les plus vives. L’eau court dans toutes les rues ; aussi chaque habitation a-t-elle son pont particulier.

Nous nous fîmes conduire dans la cabane où Pierre le Grand, sous le nom de Mikaïlow, travailla sept ans comme simple charpentier, et devint constructeur de navires, tout en étudiant le commerce et la civilisation dont son génie pressentait les merveilles. On entre avec une sorte de respect dans la petite chambre à alcôve de bois qu’habita si longtemps le souverain du plus grand empire de l’Europe. Quand l’empereur Alexandre Ier visita cette humble maison où son aïeul avait vécu et travaillé, il fit graver sur une tablette de marbre cette inscription :

Rien n’est trop petit pour un grand homme.

Au fond de la mer transparente, sur le rivage de Sardam, on montre au voyageur des poutres énormes en sapin du Nord et en chêne, qui y furent jetées pour être préparées et devenir propres à la construction. Elles appartenaient à Mikaïlow, qui les abandonna en 1703, en quittant Sardam, où elles attestent encore son séjour et son labeur.

Sardam est un des nombreux petits ports qui s’ouvrent sur les rives et bornent au midi l’étroit continent de la Hollande septentrionale, dont Alkmaer est la capitale. C’est sur cette province peu visitée que M. Scheltema, archiviste d’Amsterdam, m’a donné un curieux document.

Durant la domination française, le préfet d’Amsterdam demanda au sous-préfet d’Alkmaer un rapport complet sur le physique, les mœurs et les usages de ses administrés.

Voici de longs et curieux fragments de la réponse du sous-préfet :

Alkmaer, 27 juin 1812.
I. — La constitution physique des habitants.

« La constitution physique des habitants de cet arrondissement ne diffère presque pas de celle des habitants de la partie méridionale de la ci-devant province de Hollande, comprise maintenant dans le département des Bouches-de-la-Meuse.

« Généralement les hommes sont robustes. Rarement l’on rencontre des figures dont les proportions soient fines et élégantes. Leur taille est plus que moyenne. Leurs traits sont prononcés, leurs chairs épaisses et massives. Ils sont hauts en couleur. Leur teint est assez blanc, mais sans transparence.

« Leurs yeux, bleus ou gris, sont ordinairement petits et à demi cachés sous les sourcils. Leurs traits annoncent une sorte de gaieté mêlée de réserve. On remarque dans leur physionomie et dans leurs actions une espèce de méthodisme et de retenue qui tient à l’éducation, à la manière de vivre, à celle de penser. Ils ne manquent cependant pas d’énergie et d’originalité.

« Les femmes offrent des visages assez doux, mais qu’un sentiment tranquille retient ordinairement dans le calme. Leur teint est blanc et leurs yeux sont très-beaux et pleins de douceur, mais peu spirituels. On admire la beauté de leur carnation. Leur taille ne vaut pas celle des femmes des provinces d’Utrecht, et surtout de la Frise. On croit, en général, que les boissons tièdes dont elles se servent fréquemment, aussi bien que les chauffe-pieds, qui sont d’un usage plus commun encore, nuisent beaucoup à la beauté des femmes et à leur santé. »

II. — Sur la manière dont les enfants sont élevés.

« Les enfants sont élevés de la même manière que dans les autres parties de la Hollande. Les mères elles-mêmes allaitent leurs enfants, et les exemples sont très-rares qu’elles confient ce soin, et encore n’est-ce que dans la plus grande nécessité, à des nourrices mercenaires. Mais cependant ce qui doit paraître assez bizarre, c’est que dans les campagnes, où on est censé s’être écarté le moins de la nature, l’usage de nourrir les enfants avec des bouillies, au lieu de leur donner la nourriture que la nature leur a destinée, est infiniment plus commun que dans les villes. Il faut avouer que cela n’a pas fait dégénérer la race, qui est saine et robuste.

« La propreté, qui règne même dans les classes les plus indigentes, contribue beaucoup à la santé des enfants, qui généralement sont tenus trop chaudement peut-être ; mais cette propreté et les soins que les mères leur donnent assidûment diminuent le mal que l’habillement trop chaud pourrait causer en d’autres endroits.

« L’éducation a été, jusqu’à présent, comparativement avec d’autres pays, assez bonne, et on trouve très-peu de personnes, surtout parmi les jeunes gens, qui ne sachent lire et écrire. »

III. — Sur la manière dont se nourrissent les habitants.

« La nourriture des habitants des villes et de la classe aisée des campagnes est la même que dans les grandes villes de la ci-devant province de Hollande et d’Utrecht. La nourriture des petits bourgeois n’offre pas une différence marquée : les villageois, cependant, se contentent de très-peu de chose, et leurs repas sont très-simples. Le lait, le beurre, le fromage, le lard, des gâteaux de farine, de la bouillie d’orge, sont leurs mets ordinaires ; mais les légumes presque universellement recherchés sont ceux qu’heureusement le pays produit en abondance, les pommes de terre. Il y a quantité d’individus, qui ne sont pas même de la classe la plus indigente, qui ne se nourrissent que de pommes de terre ; elles ont remplacé les fèves, qui étaient autrefois si généralement en usage. »

IV. — Sur l’habillement et la coiffure des hommes et des femmes des villes
et des campagnes.

« Le costume des hommes est presque en tout le même que celui des habitants des villes et des campagnes de tout le reste de la ci-devant province de Hollande. Les femmes riches de la classe distinguée imitent, comme ailleurs, les modes françaises. Néanmoins quelques-unes portent encore la coiffure nord-hollandaise, costume absolument national qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Il consiste en une espèce de petit bonnet garni de dentelles et orné d’un arc et d’épingles d’or, enrichis de diamants et de pierreries. Ce bonnet est surmonté d’un chapeau de soie noire ou d’autre couleur, ce qui leur donne un air qui n’est pas désagréable.

« Le costume des paysannes et villageoises consiste en un simple corset, généralement d’étoffe brune ou foncée, dont la taille longue et serrée n’est pas favorable et marque les contours d’une manière désavantageuse. Leur coiffure se borne à un simple bonnet empesé qu’elles surmontent d’un chapeau de paille qui n’a point de bords par derrière, ou d’un chaperon, nommé keurel, de soie noire, doublée d’une autre couleur plus claire. Elles portent aussi les arcs et épingles dont je viens de parler, et qui sont généralement d’or ou d’argent, selon leur condition. Elles aiment beaucoup les ornements d’or, comme colliers, bracelets, etc., et mettent beaucoup de soins à s’en surcharger. Le nombre et l’agencement de leurs jupes leur donnent une ampleur monstrueuse qui défigure leur taille. »

V. — Sur les mœurs, les habitudes, les usages et les amusements tant des habitants des villes que de ceux des campagnes.

« Je ne parlerai pas de la classe que l’on nomme vulgairement les gens comme il faut, dont les mœurs sont les mêmes que dans les autres villes de la Hollande.

« Les mœurs, habitudes, usages et amusements des habitants en général sont très-réguliers et uniformes. L’esprit d’ordre et d’économie qui distingue partout la nation est visible dans toutes les classes. Ils sont fidèles à leur promesse, à leur parole une fois donnée, incapables de tromper les autres, pleins de bonne foi. On les trompe bien facilement, parce qu’ils n’ont pu s’accoutumer à ne pas croire les gens sur leurs paroles. Si ce n’est pas tout à fait une imbécillité, du moins c’est de nos jours une très-grande imprudence. Leur vie coule paisiblement, et ils font aujourd’hui ce qu’ils ont fait hier et avant-hier.

« Le plus grand nombre subsiste du commerce, dont les femmes ne se mêlent pas. Leur intérêt exige qu’ils fréquentent les marchés d’Amsterdam et des autres villes du voisinage, ce qui les oblige à faire de nombreux voyages. Ils ne se mêlent jamais de leurs ménages, dont les soins reposent entièrement sur les femmes. Ils ne connaissent presque pas d’autres délassements que de passer leur temps dans les tavernes et dans leurs sociétés, où ils jouent aux cartes pendant l’hiver, et au jeu de crosse pendant l’été ; tandis que leurs femmes, qui jamais ne sortent durant la matinée, s’amusent de leur côté sans voir leurs maris, excepté aux heures du repas et du coucher.

« Les amusements des campagnards se bornent uniquement aux foires et aux marchés. À ces foires ils aiment à danser, amusement qu’ils ne connaissent chez eux qu’aux jours de grandes fêtes.

« Généralement les hommes ne sont pas grands parleurs. Ils n’aiment pas l’étranger, et s’en méfient aussi longtemps qu’ils ne le connaissent pas à fond. Mais, une fois connu, on peut compter sur leur amitié. Ils sont bienfaisants sans ostentation, et même en prenant l’air d’être insensibles. Ils sont hospitaliers sans en attendre la moindre récompense. L’air de réserve et même d’impolitesse qu’ils affectent est tout à fait étranger à leur caractère, qui est doux, paisible et compatissant. On leur en impose du premier abord par une vivacité outrée, par les cris, le brouhaha du moment ; mais ce n’est que passager. Une fois accoutumés à ces cris, qu’ils détestent, ils se montrent fermes et courageux, ils se défendent avec une constance inébranlable.

« Soit inclination naturelle, soit nécessité locale, il règne dans toute la contrée, excepté dans les villages maritimes, une propreté frappante pour quiconque n’est pas de ce pays. Cette propreté brille jusque dans les cuisines, caves et étables. L’on y nettoie, l’on y passe en couleur les barrières, les perches qui ferment les prés, les arbres mêmes et les piquets servant d’appui ou de défense aux arbres fruitiers et aux haies. Cette propreté n’est cependant pas poussée au degré d’extravagance que les autres nations leur attribuent trop communément. »

VI. — Sur les maladies les plus ordinaires, leurs causes et les moyens curatifs qui sont employés.

« La goutte, le scorbut, les rhumes et les fièvres intermittentes, quotidiennes, tierces, quartes et double-quartes, sont les maladies les plus ordinaires, qui prennent leur source dans l’humidité du climat et l’abaissement du sol, qui, en plusieurs endroits, est plus bas même que le niveau de la mer, tellement que l’air qu’on y respire se ressent de l’abondance des eaux qui humectent les terres.

« Néanmoins les vents de l’est et de l’ouest, qui sont fréquents dans ces endroits, empêchent toutes sortes d’épidémies, qui, heureusement, sont très-rares dans ces contrées. L’insalubrité du climat de la Nord-Hollande, qui a passé en proverbe, n’existe pas en réalité. Cette réputation doit son origine au temps où les lacs étaient nouvellement desséchés et où les vapeurs s’en exhalaient durant des années de suite, ce qui rendait le climat extrêmement malsain ; mais les effets ont cessé avec la cause, du moins pour les indigènes. Il est cependant vrai que les étrangers, avant de s’être acclimatés, payent toujours un petit tribut à la différence de l’air et de l’eau avec ceux des autres parties de ces départements, et quelquefois leur méfiance envers les médecins du pays les fait se sacrifier au traitement des médecins étrangers, qui, malgré tous leurs talents, manquent de la connaissance locale de l’air, de la nature des maladies et de l’effet des médicaments dans ce pays.

« Les moyens curatifs sont les mêmes qu’on emploie ailleurs contre ces sortes de maladies, mais l’usage du quinquina est plus indispensable dans nos contrées que dans d’autres pour prévenir les putréfactions.

« Veuillez agréer les assurances de la considération respectueuse avec laquelle j’ai l’honneur d’être,

« Monsieur le préfet,
« Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
« G. E. VERSCHUIR. »

Quand nous rentrâmes à Amsterdam, après notre excursion à Sardam, les flots de l’Y étaient limpides et reflétaient une nuit étoilée ; les fanaux des navires à l’ancre annonçaient la grande cité. Au loin, le golfe de Zuyderzée étendait sa claire surface ; tout présageait un temps radieux et des flots calmes pour le lendemain. Il fut convenu qu’à midi nous nous embarquerions pour visiter l’île de Marken, située dans la partie occidentale du golfe. Mais le lendemain les vagues montaient tempêtueuses. Une pluie d’orage était tombée le matin ; de beaux nuages, tour à tour sombres et lumineux, couronnaient les monuments d’Amsterdam.

« La mer sera mauvaise, me dit le docteur en arrivant à l’hôtel, et notre promenade à l’île de Marken est impossible ; il faut la remettre à demain.

— Demain est le jour du départ, repris-je, et malheureusement je ne puis le retarder.

— Voulez-vous, répliqua le docteur, remplacer par une excursion autour de la ville celle que nous ne pouvons faire dans le golfe agité ? Nous monterons en haut d’une des tours d’Amsterdam, et vous verrez se dérouler sous vos yeux l’ensemble de la merveilleuse cité et l’étendue du Zuyderzée. »

J’acceptai la proposition du docteur, et bientôt sa voiture nous conduisit aux boulevards qui forment à Amsterdam une ceinture d’admirables promenades. Trois de ces promenades sont surtout célèbres : celles de la porte de Harlem, de la porte de Leyde et de la porte d’Utrecht. Ce sont des allées d’arbres, des jardins, des labyrinthes, des enlacements de canaux et de cours d’eau d’une fraîcheur attrayante et d’une grâce infinie.

Les portes d’Amsterdam, au nombre de huit, sont toutes le point de départ d’une promenade. La plus belle et la plus moderne de ces portes est d’ordre dorique. C’est un grand arc à encadrement carré, en pierre de taille, surmonté d’une coupole avec une horloge à cadran, orné de sculptures et des armes de la ville. Cette porte s’ouvre sur de longues rangées d’arbres.

Six tours principales dominent Amsterdam et contribuent à son aspect monumental, lorsqu’au loin, à travers la campagne, on aperçoit la silhouette de la ville. Ces six tours sont : la tour de la Vieille-Église, la tour de l’église Occidentale, la tour de l’église Méridionale, la tour de Montalban, la tour des Pleureurs et la tour des Réguliers.

La plus haute et la plus belle des six tours est celle de l’église Occidentale ; son élévation est de cent mètres ; trois galeries superposées l’environnent ; elle renferme un carillon, une horloge à cadran et une cloche. Cette cloche annonce, matin et soir, l’ouverture et la fermeture des portes et des barrières.

J’arrivai sur la plate-forme, haletante et ravie du panorama progressif qui, à chaque galerie, s’était déroulé devant moi à mesure que je montais. Vue ainsi à vol d’oiseau, Amsterdam peut défier toutes les villes du monde : c’est un enchevêtrement de rues, de canaux, de jardins, de remparts, de bois, qui forment un ensemble unique. Le cours de l’Amstel, les docks et le port, déroulent à cette hauteur leurs lignes grandioses. Les monuments apparaissent en relief. Je reconnais à l’œil nu tous ceux que j’ai visités, et, au moyen d’une excellente lunette dont s’est muni le docteur, je distingue au midi tous les détails de la campagne hollandaise, et ; au nord, le rivage de ces bras de mer si bizarrement contournés : l’Y, qui serpente au milieu des terres comme un fleuve, et le golfe du Zuyderzée, qui s’arrondit comme un immense bassin. Je reconnais Sardam et les ports qui l’avoisinent, et le docteur me désigne, comme un point immobile au milieu des flots soulevés, cette île de Marken que je ne puis visiter. Le lendemain, je quitte Amsterdam, emportant le regret de mon excursion manquée.

À mon retour à Paris, tandis que je me reposais de ma promenade en Hollande dans la villa que Mme Ernestine Panckoucke possède à Fleury, cette femme aux aptitudes si rares, qui a traduit les poésies de Goethe avec une élégance et une précision qu’on n’a pas surpassées, et qui a peint les fleurs comme Redouté, me montrait un soir son journal complet de voyage. Chaque année, au printemps, durant l’été ou en automne, elle partait, avec son mari, pour quelque tournée artistique ou pittoresque ; c’est ainsi qu’elle a vu, et bien vu, l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, l’Écosse, le Tyrol, la Suisse, l’Allemagne, la Hollande, enfin l’Europe entière.

Son journal, presque toujours écrit en route, chaque soir, durant les haltes des auberges, serait, s’il était publié, un des livres les plus intéressants qu’on pût lire. Comme elle m’entendait exprimer le regret de n’avoir pas visité l’Île de Marken, elle me dit avec grâce : « Voulez-vous détacher de ces cahiers la page où je raconte mon excursion à cette île ? »

Je m’emparai bien vite du feuillet, et je ne résiste point à la tentation de le publier-ici. En le lisant, les lecteurs ne perdront rien à ce que je n’aie pas vu l’île de Marken.

« Nous étions à Amsterdam dans l’été de 1816 ; le temps avait été pluvieux les jours précédents ; mais, un matin qu’il faisait beau, nous résolûmes de faire une course en mer. On nous indiqua l’île de Marken, à sept lieues d’Amsterdam, où nous trouverions, nous disait-on, quelque chose de l’aspect de la Suède. Une famille voyageuse se réunit à nous. Nous louâmes un petit sloop ayant une seule grande voile, qu’un seul homme dirigeait avec son pouce. Lorsque nous arrivâmes en pleine mer, le vent s’éleva, un grain nous assaillit ; les autres passagers se pressaient sur nous et nous foulaient presque : une petite cabine, placée en face de la voile, fut notre refuge. En vrais Parisiens que la mer terrifie, nous croyions notre dernière heure venue : une crampe dans le pouce de notre pilote, qui retenait ses cordes de toutes ses forces, en faisant des grimaces aussi effrayantes que le gros temps, une poulie, une corde que lèvent, dans sa furie, pouvait et devait rompre, et nous étions au fond des eaux !… Au milieu de notre angoisse, mon fils, âgé de six ans, tête intelligente couverte de boucles blondes à travers lesquelles se jouaient le vent et la pluie, secoua sa chevelure, s’étendit, en pleurant un peu, sur une planche, et nous dit d’un air résigné : « Je vois bien que nous allons être noyés. Adieu, petit père, adieu, petite mère ! » Et il ferma les yeux comme pour dormir. Cependant nous abordâmes au port de Marken. La pluie avait cessé ; les habitants accoururent pour nous voir. Le beau sang des habitants du Nord, le visage doux, blanc et rose des femmes, coiffées avec un mouchoir écossais en travers sur leurs têtes, formant bavolet par derrière, leurs belles tailles sans entraves, charmèrent nos regards. Le costume des hommes, excepté les pantalons larges et plissés comme ceux de nos Bretons, n’offrait rien de remarquable ; leur maintien, leur port élevé, leurs beaux nez aquilins, attestaient leur origine. Ils nous firent voir leur île paisible que les tempêtes de la mer semblaient respecter, et que celles du monde n’atteignaient point. L’ordre, la propreté régnaient partout. Une maison plus vaste et mieux peinte que les autres attira notre attention. On nous dit que c’était l’école ; nous y entrâmes et fûmes émerveillés d’être reçus avec une politesse exquise par un homme d’excellentes manières, qui parlait très-bien le français et l’apprenait à ses élèves ; il leur fit subir, en notre honneur, un petit interrogatoire qui nous surprit extrêmement. Nous avions cru trouver un coin de terre oublié, presque sauvage et perdu au milieu des eaux, n’ayant pour habitants que quelques misérables pêcheurs, et voilà que la civilisation et l’urbanité nous saluent. Nous, si vains, si orgueilleux de la France, gardons-nous d’aller sur notre littoral breton : dans nos villages et même dans nos villes, les gens du peuple n’y savent pas lire. Après avoir voyagé dans le Nord, dans la Suisse et dans l’Allemagne, la comparaison avec la France rabat de notre orgueil. Nous sommes le premier peuple par l’intelligence naturelle et la perspicacité, et, en définitive, celui dont l’esprit est le moins cultivé. »


VI

Utrecht, ses monuments. — Cologne, le Rhin. — Aix-la-Chapelle, ses monuments, l’église du Dôme, Charlemagne, Charles-Quint, Napoléon. — Spa.


J’ai gardé d’Utrecht le plus frais et le plus riant souvenir : j’ai passé dans cette ville trois jours de bien-être et de quiétude que rien n’a troublés. Après avoir traversé les plaines les plus fertiles de la Hollande, j’arrivais vers six heures dans cette grande et blanche ville qui remonte à la plus haute antiquité (elle fut fondée sous le règne de Néron), mais qui est jeune et belle comme une cité nouvelle. De l’élégant débarcadère entouré d’un jardin tout embaumé de fleurs, j’aperçois des arbres et des gazons verts qui bordent le Rhin ; c’est le fragment d’une promenade dont je ne puis encore deviner l’étendue et la beauté. Le Rhin se divise en deux branches en sortant d’Utrecht ; je le traverse (avant sa disjonction) sur un grand pont de pierre, et me voilà dans la ville. Ses maisons diffèrent de toutes les autres de la Hollande. Elles sont beaucoup plus élevées au-dessus du lit des canaux.

Ma vigilante me conduit à l’hôtel du Château-d’Anvers situé sur l’Oude-Gracht, Cette fois-ci, je trouve mieux que la propreté hollandaise, c’est un confort et des soins que je n’ai rencontrés que là depuis que je voyage. L’Oude-Gracht la plus belle rue d’Utrecht, fait un coude comme le Regent-Street de Londres. J’ai en face de mes fenêtres de brillants magasins de verres de Bohême et de poteries allemandes ; plus loin, une vaste boutique de librairie où sont tous les romans français. Vient ensuite un véritable palais à colonnades et à cariatides ; c’est un magasin de nouveautés où l’on vend nos plus riches tissus de Lyon, des dentelles de Flandre, des popelines et des mousselines anglaises, des étoffes de tous les pays pour toilettes et ameublements et aussi des velours et de jolis tapis d’Utrecht. Je m’aventure de magasin en magasin, et je fais quelques emplettes.

En rentrant dans ma chambre, je trouve sur la table ronde, où j’ai déposé mon nécessaire à écrire, un panier de cristal rempli de poires, de pêches et de grosses prunes violettes ; c’est une attention du maître de l’hôtel pour la dame française qui ne boit que de l’eau. Ceci me fait penser qu’à Rotterdam, et surtout à la Haye, la saveur de l’eau est fort déplaisante ! Dans cette dernière ville, on me servit, à l’hôtel de l’Europe, dans des carafes de cristal, une eau verdâtre qui me fit demander en riant si l’on y infusait des grenouilles. À Amsterdam, l’eau est meilleure ; à Utrecht, elle est excellente. Les fruits de la Hollande sont presque toujours acides et sans parfums : le soleil leur manque pour arriver à leur maturité. Par exception, ceux qu’on avait réunis pour moi dans le panier de cristal étaient sucrés et odorants ; sans doute ils avaient mûri sur quelque bel espalier en plein midi.

Je mangeai plusieurs pêches avec une sorte de volupté ; puis, ravie de mon installation dans cette vaste chambre bien close et au plancher couvert d’un moelleux tapis, je me couchai dans un immense lit carré qui me fit songer à celui de Louis XIV, à Versailles. Quatre colonnes torses en chêne soutenaient le ciel de lit. Au lieu d’être en lampas d’or et de pourpre, ce baldaquin était en coutil blanc, mais d’une blancheur de neige, et je défie le grand roi d’avoir jamais dormi dans des draps plus fins et la tête appuyée sur des oreillers plus doux. C’est un linge au toucher de batiste et qui sent bon. On l’a séché et plié dans le contact d’herbes aromatiques.

Le lendemain, je sors à midi pour aller visiter les monuments d’Utrecht. Cette ville et ses dépendances furent, dès le viie siècle, érigées en évêché, dont le prélat était souverain. Le premier évêque d’Utrecht fut sacré en 695. Le dernier évêque souverain fut Henri de Bavière, qui, lors des révoltes de ses sujets, vendit ses droits à Charles-Quint. La cathédrale, qui portait autrefois le nom de Saint-Martin, fut bâtie par le roi Dagobert Ier en 630. Elle fut d’abord la chapelle d’une abbaye de religieux ; puis l’évêque Adelbode la transforma en cathédrale, la fit agrandir et la bénit en présence de l’empereur Henri II, du duc de Brabant, des comtes de Hollande, de Gueldre, de Clèves, de Cuyck, et de douze évêques. En 1224, l’évêque Henri de Dianen acheva et embellit cette église et la laissa telle qu’on la voit aujourd’hui. Les vitraux de la nef sont très-beaux ; dans le chœur sont plusieurs tombeaux d’évêques d’Utrecht et le monument de l’amiral Guillaume-Joseph Vangent.

Mais ce qui frappe bien autrement que la cathédrale, c’est le Domtoren ou tour de l’église, et qui est détaché d’elle. Cet édifice à base carrée s’élève isolé dans les airs, à une hauteur de 969 mètres ; on y pénètre par une poterne à ogives. Je remets l’ascension du Domtoren au lendemain, et je me rends à la bibliothèque. Elle fait partie d’un grand corps de logis entouré de jardins, et qui comprend l’Université, un observatoire astronomique, une chambre botanique, un laboratoire de chimie et des cabinets d’histoire naturelle et d’instruments de physique.

Je suis reçue à la bibliothèque par M. le sous-bibliothécaire Ader, qui m’en fait les honneurs avec empressement et cordialité. Nous parcourons ensemble une longue galerie renfermant les éditions les plus anciennes et les plus précieuses. Parmi les livres de littérature française, je remarque plusieurs Voltaire, plusieurs Rousseau et plusieurs Diderot complets ; toutes les œuvres de Mme de Staël, et, dans les auteurs contemporains, le Cours de littérature et d’histoire de MM. Villemain et Guizot. Dans un cabinet qui termine la galerie sont quelques manuscrits rares, entre autres une immense Bible russe, écrite sur parchemin et ayant dans le texte les plus bizarres enluminures. La couverture est en peau d’âne, avec de larges fermoirs d’argent de style byzantin. Nous redescendons la longue galerie au plafond cintré, qui est très-froide en hiver.

« Les lecteurs studieux étaient mal ici pour travailler, me dit M. Ader ; nous avons voulu les loger splendidement, c’est-à-dire comme il convient à la science, car il faut que le corps ne souffre aucune gêne, afin que l’esprit reste lucide et actif. »

Et ouvrant une grande porte sculptée, il me fit entrer dans une vaste pièce toute en bois de chêne. C’était une de ces magnifiques salles de lecture faites sur le modèle de celles que l’Angleterre vient de fonder. Un épais tapis couvre le plancher, un calorifère est au milieu ; des tables et des siéges commodes sont alignés autour. Plusieurs rangs de légères galeries suspendues donnent accès jusqu’aux rayons les plus élevés et permettent d’y prendre facilement les ouvrages demandés. Cette belle salle était entièrement terminée ; il n’y manquait plus que les livres, qu’on devait y transporter au premier jour.

M. Ader m’apprit qu’il n’y avait pas de musée à Utrecht, mais de fort belles collections particulières ; il me donna un mot d’introduction pour visiter celle de M. Suermond.

Je traverse plusieurs quartiers aristocratiques dont les maisons ont une tournure monumentale. Les belles portes sont cintrées, et leurs larges marteaux de cuivre reluisent comme de l’or. Au-dessus des portes sont d’élégantes fenêtres à balcons bombés, qui semblent attendre des sérénades. Les places tranquilles et couvertes de vieux arbres où ces maisons s’élèvent seraient favorables vers le soir à cette musique d’amour. J’arrive à la maison de M. Suermond, une des plus jolies et des plus ornées que j’aie vues en Hollande. Elle me rappelle celle de mon bon docteur de Rotterdam.

M. Suermond est en voyage avec sa famille. Je suis reçue par une ancienne gouvernante qui m’introduit dans tous les appartements. Dans ceux du rez-de-chaussée est la collection de tableaux décorant trois pièces : un salon, une bibliothèque et le cabinet de M. Suermond. Ces tableaux sont mêlés : à côté de quelques chefs-d’œuvre de peintres hollandais sont des toiles d’Horace Vernet et de Gudin.

Dans le cabinet, je m’arrête longtemps devant deux tableaux d’une frappante expression. C’est d’abord une Madeleine nue, par Maas. Toutes les chairs sont en relief et très-éclairées par une lumière qui les colore ; le corps est superbe, la tête est passionnée ; c’est un type de femme asiatique frémissante de sensualité, et dont la tête de mort qu’elle contemple n’atténue point l’ardeur.

L’autre tableau lui fait contraste : c’est un moine pâle, ascétique, aux ossements saillants. Il médite dans une solitude ; l’esprit éclaire sa face et le transfigure ; cet homme n’est plus de la terre.

Sur un guéridon en mosaïque d’Italie, je vois deux livres français : l’Amour dans le mariage, de M. Guizot, et Geneviève, par M. de Lamartine.

L’ameublement de cet appartement du rez-de-chaussée est très-somptueux. Au-dessus sont les chambres hollandaises, d’un confort inimitable. Les beaux meubles de la Renaissance, en ébène incrusté d’ivoire, y abondent. Les chambres sont reliées entre elles par de larges couloirs ornés de sièges, de meubles et de tableaux. On y marche sur de moelleux tapis ; l’air du jardin y circule en été et la chaleur des calorifères en hiver se répand librement dans les chambres aux portes ouvertes. C’est d’un charmant aspect. Il n’y a pas, dans ces belles maisons, de coins obscurs et négligés. On me montre la lingerie : quelle merveille ! il faudrait une longue énumération pour en dénombrer les richesses.

Après cette visite, je rentre à l’hôtel du Château-d’Anvers et je dîne à table d’hôte. Les honneurs en sont faits par le maître de l’hôtel lui-même. C’est un beau jeune homme qui a fait ses études à l’université d’Utrecht. On dirait à ses manières qu’il reçoit des invités d’un haut rang. Il est empressé sans familiarité. On a rarement, en France, cette dignité et cette réserve. La table est servie avec une extrême recherche et une exquise propreté, et depuis mon dîner au Plantage, chez mes deux héroïnes, je n’avais pas trouvé un spécimen aussi satisfaisant de la cuisine hollandaise.

Je dîne rapidement, et je profite de la beauté du soir pour recommencer ma promenade à travers la ville. Je marche seule et à l’aventure ; cela n’a rien d’étrange dans une honnête ville du Nord. Je franchis la dernière rue d’Utrecht, et me voilà dans la campagne. Quelle campagne ! quelle splendeur inattendue ! Le Rhin, encaissé, profond, limpide, forme une ceinture à la ville ; il est bordé de huit rangées d’arbres de toute espèce pittoresquement plantés ; les sinuosités du terrain sont couvertes de gazons, de massifs de fleurs, d’amoncellements d’arbustes et de plantes. Les plus riantes habitations se nichent dans ces ombrages ; on les dirait créées pour des amoureux. À mesure que cette promenade se déroule devant moi, mon ravissement augmente, ce sont toujours de nouvelles et attrayantes ondulations de paysages.

Cette promenade, appelée le Maliebaan, est unique en Europe. On ne saurait en trouver de mieux située et de mieux dessinée ; je marche longtemps entraînée par le charme du lieu. Parfois je fais une courte halte sur un des bancs, abritée sous les allées d’arbres. De retour à l’hôtel, j’écris les vers suivants :

Ainsi qu’un merveilleux mirage
M’est apparu le Maliebaan ;
Le Rhin dérobait son rivage
Sous de grands cèdres du Liban.

Les chênes, les pins, les platanes,
Sur les gazons verts s’enlaçaient ;
Au bord des ondes diaphanes
Les cygnes par couples glissaient.

Les maisons rouges sous les treilles
Étalaient leurs vives couleurs,
Et les flots, fraîches corbeilles,
Dans le Rhin reflétaient leurs fleurs.

Plus loin, c’étaient des solitudes
Pleines d’ombre et d’enchantement ;
Des saules aux racines rudes
Sur les flots tombaient mollement.

C’étaient de champêtres toitures
Que le lierre aime à revêtir,
Et d’épais fourrés de verdures
Où les oiseaux vont se blottir.

Quelques barques aux blanches voiles
En silence fendaient les eaux ;
Comme des fruits d’or, les étoiles
Brillaient dans les plus hauts rameaux.

La lune planait claire et grande
Sur les beautés du Maliebaan ;
Un vieux marin de la Hollande
S’assit près de moi sur un banc.

Fumant sa grosse pipe brune,
Il fermait les yeux sans parler,
Tandis qu’aux lueurs de la lune
Je regardais le Rhin couler.

Le jour suivant, je sors dès le matin pour monter au haut du Domtoren (tour de l’église) ; je m’arrête plusieurs fois haletante, et je me repose tout à fait à mi-chemin dans le logement du concierge de la tour, composé de plusieurs chambres très-larges et très-commodes, malgré leur vétusté. En ce moment, la famille du concierge prend le thé autour d’une table reluisante. À côté de la théière sont la bouilloire fumante, les pots de crème blanche et les pyramides de petites galettes aussi friables que nos échaudés et sur lesquelles on étend le beurre salé. Une jeune fille se détache du groupe et me conduit jusqu’à la plate-forme de la tour. Je vois alors se dérouler autour de moi une si vaste étendue de paysage, que j’en suis d’abord éblouie. Je ferme un moment les yeux, et, en les rouvrant, j’impose à mes regards de procéder par zones, en commençant par celle que forme la ville, et ainsi successivement jusqu’aux lignes les plus reculées de l’horizon. Les monuments d’Utrecht m’apparaissent en relief ; à mes pieds, la cathédrale ; plus loin, les hôpitaux, l’hôtel de la Monnaie, le palais du gouverneur et celui des États ; l’hôtel de ville, de construction moderne ; un gymnase, les églises catholiques, les temples et la synagogue ; enfin, la ceinture des boulevards qui ont remplacé les vieux remparts, et où l’admirable promenade du Maliebaan circule ; puis la campagne avec ses bouquets d’arbres, ses cours d’eau, ses prairies, ses habitations variées. À l’aide d’une lunette on peut compter jusqu’à vingt villes et un grand nombre de villages dans cet immense panorama, qu’aucune montagne ne borne. Parmi les villages, la jeune fille qui me conduit m’en désigne un plus régulièrement bâti que les autres. Il se nomme Zeyest. C’est là qu’est la célèbre résidence des frères Moraves.

En descendant du Domtoren, je monte dans une voiture et me fais conduire à Zeyest, situé à deux lieues d’Utrecht. La route est riante et toute peuplée de maisons régulières qui ont pour la plupart, au-dessus de leurs portes, des inscriptions tirées des livres anciens.

Le village de Zeyest est un vaste phalanstère organisé religieusement. Le plus grand nombre de ses membres se compose d’artisans qui fabriquent et vendent à un prix invariable des marchandises de toute espèce. La société est fondée sur le principe de légalité chrétienne. Je visitai les vastes bâtiments qu’occupent les frères Moraves, et je fus frappée de leur belle ordonnance. Il ne s’agit point d’un monastère catholique qui n’admet que le célibat. Ici le mariage est en honneur, et l’état contraire une sorte de honte. Mais un frère de l’Union ne peut épouser qu’une sœur de l’Union ; autrement il renonce à la société.

Je parcours tour à tour les quartiers, distincts : celui des garçons, celui des jeunes filles, celui des veufs, puis celui des veuves, enfin, les logements particuliers des gens mariés.

Des contributions volontaires et convenues d’avance composent les finances communes, qui sont immenses.

L’instruction est donnée aux enfants par les plus anciens, les plus lettrés et les plus expérimentés de la société. La punition la plus grande infligée chez les frères Moraves est le renvoi et l’exclusion de ceux qui se conduisent mal.

Les frères, réunis en synode, ont adopté la confession d’Augsbourg. Les assemblées religieuses ne durent pas plus de trois quarts d’heure : on y chante des psaumes, on y lit la Bible, et on prononce un sermon. La musique, qui accompagne les hymnes et les prières, se compose de l’orgue, du violon et du cor de chasse. Quand les ministres donnent la cène, ils sont revêtus de longues robes blanches ceintes d’un ruban rouge, leur tête est couverte d’un bonnet violet ; ils célèbrent dans leur temple les fêtes des églises protestantes, et en ont aussi quelques-unes de particulières.

Je fus charmée de l’élégante simplicité des habillements, surtout de celui des femmes. Chaque division de femmes se distingue par la couleur du ruban qui orne leur bonnet. Les petites filles portent la couleur rose jusqu’à l’âge de douze ans ; l’orange et le rouge, plus foncés, jusqu’à dix-huit ; enfin le rose tendre remplace le gros rouge jusqu’au moment du mariage. Ce jour-là, elles revêtent le bleu et ne le quittent que si elles deviennent veuves ; alors elles portent le blanc jusqu’à la mort. Leur costume est seyant et d’une propreté irréprochable. Saint Augustin a dit que la propreté était une demi-vertu ; c’est, à mon avis, une vertu entière, et je ne doute pas que cette vertu ne contribue à l’honnêteté des familles hollandaises. La pureté des mœurs est extrême chez les frères Moraves ; j’étais touchée de la sérénité et de la grâce de cette société heureuse.

On n’y connaît point l’ennui. Les frères Moraves ont des promenades, des lieux de délassement et une bibliothèque ; malgré leurs règlements, où l’égalité domine, ceux d’entre eux qui sont riches peuvent avoir des chevaux, des domestiques, un luxe intérieur ; mais il faut qu’au dehors rien n’insulte à la vie simple des associés.

Je m’éloignais avec tristesse de Zeyest ; je saluai avec respect et envie cette petite république tranquille. Il me semblait que j’aurais pu vivre si facilement là et m’y recueillir jusqu’à la mort.

Je revins à Utrecht tout abattue. Encore un jour, et mon excursion en Hollande sera terminée. Elle s’était écoulée pour moi dans une série de ces jours heureux que les anciens marquaient d’un signe ; il eût été bien fou ou bien aveugle d’espérer que les jours qui suivraient seraient semblables.

Le lendemain, je pars d’Utrecht pour Cologne, à huit heures du matin. De l’embarcadère m’apparaît encore le Maliebaan ; une vapeur blanche monte des bords du Rhin. Les arbres, les gazons et les fleurs se détachent dans une lumière nacrée ; c’est un de ces effets suaves de matinée d’automne que je n’oublierai jamais.

On me fait asseoir dans un compartiment de wagon princier, tendu de velours bleu de ciel et à rideaux de soie. Je m’y place de façon à voir la ville qui va fuir derrière moi. Nous partons à toute vapeur, et mon cœur se serre quand je n’aperçois plus à l’horizon le sommet de la tour d’Utrecht.

Comme toujours, quand mon âme est trop triste, je songe au doux rhythme des vers qui berce le poëte et le raffermit. Ainsi l’enfant, lorsqu’il a peur, chante pour se donner du courage.

Balancée par le mouvement du wagon, et laissant mes yeux errer sur les tableaux successifs de la route, je murmure ou plutôt je fredonne sur un air monotone les vers qu’on va lire :

La vapeur pousse un cri sauvage,
Le dernier signal est donné :
On part ; me voilà mise en cage
Dans du velours capitonné.

Les cadres des vitres carrées,
Ainsi que de mouvants tableaux,
Groupent les fuyantes contrées,
Les grands prés, les bois, les hameaux.

Au bord d’un canal aux eaux claires,
Sur ses deux pieds se soulevant,
Un enfant roux jette des pierres
Aux ailes d’un moulin à vent.

Un autre, dans les pâturages,
Pousse les vaches en sifflant ;
Leur mère étale des fromages
Sur de longs séchoirs d’osier blanc.

S’effarant au bord de la route
Au beuglement de la vapeur,
La troupe de poulains qui broute
Bondit, hennissante de peur.

Plus loin passe une pauvre veuve,
Marchant pieds nus sur le chemin,
Et montrant la semelle neuve
Des souliers qu’elle tient en main.

Elle a tous ses joyaux de noce,
Ses pendeloques d’or luisant,
Et sa croix relevée en bosse
Sur son fichu noir reposant.

Sa robe troussée à la hanche
Montre un jupon rouge en dessous,
Et la courte chemise blanche
Qui frôle la chair des genoux.

Sa coiffe de grosse dentelle
Cache la neige des cheveux.
Triste et pauvre vieille, où va-t-elle,
Pieds nus, par les sentiers boueux ?

Ses enfants l’auraient-ils chassée ?
Va-t-elle accomplir quelque vœu
Jusqu’à la tombe délaissée
Du mari qui repose en Dieu ?

Qui donc me dira son histoire ?
Le wagon fuit ; la vieille est loin ;
Mais pour toujours dans ma mémoire
Elle habite un tout petit coin.

Et en effet, comment l’oublierais-je, cette pauvre femme au visage si grave et si triste ? Elle a dû être belle dans sa jeunesse ; on le devine aux lignes de ses traits ; mais le travail, le chagrin et l’âge l’ont ridée, sans toutefois courber sa taille empreinte d’une sorte de majesté. Sans doute elle a suivi quelque chemin de traverse, qui pour elle a abrégé la distance et égalé la vitesse de la vapeur, car je la retrouve à une station, demandant à boire un peu d’eau à une servante. Celle-ci la satisfait en lui présentant un de ces grands verres à anse dont se servent les paysans du Nord. La vieille le vide d’un trait, puis, essuyant avec son mouchoir la sueur de son front, elle se remet en route en tenant toujours à la main ses souliers neufs.

À peu de distance d’Utrecht, le paysage ordinaire de la Hollande change tout à coup : les prairies cessent ; les terres deviennent sablonneuses et se couvrent de petits sapins et de monticules tapissés de bruyères roses. Ce sont çà et là quelques tertres, quelques collines, et à l’horizon des lignes qui annoncent des montagnes. La campagne étale partout ses villages et ses cultures, mais moins riches qu’en Hollande. Nous sommes entrés dans les provinces rhénanes. Enfin Cologne se montre à l’horizon avec les tours de ses remparts et sa cathédrale qui détache nettement ses dentelures sur l’azur du ciel.

La vélocité de la vapeur dévore la distance ; nous voilà dans les faubourgs de la ville. Nous sommes arrivés. Je traverse en voiture un long pont jeté sur le Rhin. Ce grand fleuve tant célébré par les poëtes me paraît très-bas à Cologne. Deux bateaux à vapeur et quelques barques stationnaires se groupent seuls sur ces eaux tranquilles, qui semblent à peine couler. Les rives du fleuve n’ont au loin dans la campagne rien de pittoresque ; mais, en face de moi, Cologne se déploie, et, vus du milieu du pont, sa cathédrale et ses remparts crénelés s’offrent aux regards comme une merveilleuse décoration et transportent au moyen âge.

Cinq heures sonnent à une horloge ; avant de me rendre à l’auberge, je veux profiter de la fin du jour pour visiter la cathédrale. Elle s’élève d’un côté sur une assez vaste esplanade, et de l’autre côté sur les bords du Rhin. Vue à distance, on dirait qu’elle touche à la rive.

Cette église est une merveille d’architecture gothique. Elle n’a jamais été terminée ; les tours de son grand portail sont inachevées et semblent avoir été décapitées par la foudre. On travaille en ce moment à leur couronnement ; les madriers et les planches de reconstruction gâtent l’aspect de l’édifice. Sur un des côtés sont trois portes latérales, précédées de huit marches et couronnées des ogives les plus ornementées que j’aie jamais vues. Une large et haute fenêtre cintrée, plus grande que ces portes, les couronne et fait scintiller au soleil son splendide vitrail. Je n’entreprendrai point la description de la cathédrale de Cologne : elle se trouve partout. Et d’ailleurs, je crois qu’elle ne peut être ni fidèle ni complète : les innombrables découpures et linéaments de ces chefs-d’œuvre du moyen âge défient l’analyse et la parole. Quand on pense avoir compté exactement chaque colonnette et chaque arête, de nouveaux embranchements aériens vous apparaissent : le calcul et la patience sont déroutés ; le crayon et la plume échappent des mains.

J’entrai dans la cathédrale à cette heure du crépuscule, qui projette si bien à travers les vitraux une lumière recueillie. L’église était déserte ; un bedeau s’approcha de moi pour me présenter l’eau bénite. Je n’aime pas ces goupillons où tant de doigts crasseux ont touché. Un second bedeau réclama mon offrande, une pancarte en main, pour l’achèvement de la cathédrale ; un troisième me proposa de me guider pour visiter l’église. J’échappai à leur triple obsession et je m’avançai seule à travers la nef. Le chœur est admirable, et les vitraux qui y répandent leur jour colorié sont les plus beaux qu’on connaisse.

Je remarque, à la droite du chœur, huché entre deux colonnes, une grande statue en bois peint, représentant saint Joseph qui emporte l’enfant Jésus dans ses bras ; c’est une gigantesque figure contournée et campée à la façon de Michel-Ange. J’ai dit que c’était un saint Joseph, ce pourrait être aussi un saint Chrysostome. En sortant de la cathédrale, je longe le Rhin du côté de la douane. Un grand nombre de femmes du peuple sont assises là sur des bois de construction. Plusieurs tricotent ou raccommodent du linge, d’autres respirent seulement la fraîcheur du fleuve et du soir. Des troupes d’enfants blonds, de tout âge, jouent autour d’elles. C’est à Cologne que la race blonde domine véritablement : je n’y ai pas vu un seul enfant brun. En rentrant dans l’intérieur de la ville, mais toujours dans le voisinage du Rhin, on trouve l’église des Douze-Martyrs, une des plus anciennes de l’Allemagne. Elle porte comme un manteau de vétusté ; ses sculptures sont lézardées, les traits de ses saints s’effacent et se dissolvent, tels que ceux d’un cadavre prêt à devenir squelette ; les pierres sont disjointes par les lichens et les mousses.

Dans plusieurs rues de Cologne on voit sur la façade des maisons des Vierges et des Christs en bois sculpté coloriés.

Je me fais conduire à l’hôtel de l’Europe, et, après y avoir dîné, je ressors pour faire quelques emplettes de cristaux de Bohême, d’eau de Cologne et de bracelets en cailloux du Rhin.

Le jour suivant, je prends la route d’Aix-la-Chapelle. Je suis charmée, à mi-chemin, par la vue d’un joli château à tourelles s’élevant au pied d’une colline boisée. On voudrait passer là toute une saison d’été, avec de bons livres et des amis vrais.

Aix-la-Chapelle m’apparaît bientôt. La ville est dominée au levant par une verte montagne appelée le Lousberg. Cette montagne est couronnée d’un belvédère d’où on découvre retendue de la ville et des paysages environnants. La situation d’Aix-la-Chapelle est bien plus pittoresque que celle de Cologne. Il ne lui manque que le Rhin pour ceinture ; mais elle a ses sources d’eau thermale, qui ont déterminé sa fondation dans l’antiquité et ont assuré sa prospérité de siècle en siècle.

Son nom en latin, Aquis Granus, signifiait les eaux de Granu, parce que les Romains s’y étaient établis sous le commandement de leur chef Granus. Ces eaux salutaires et renommées furent aussi un des motifs qui déterminèrent Charlemagne à choisir Aix-la-Chapelle pour une de ses capitales. C’est là que le grand empereur mourut et voulut avoir son tombeau. Il fut enterré dans la cathédrale ou église du Dôme, dont lui-même avait commencé la construction en 796. Le pape Léon III consacra cette église en 804. C’est un des monuments religieux et historiques les plus importants de l’Allemagne, non-seulement parce qu’il renferme les restes de Charlemagne, mais aussi par ses fameuses reliques, qui furent longtemps en vénération dans toute la chrétienté.

Cette cathédrale, aujourd’hui fort dégradée, est obstruée de trois côtés par des maisons qui nuisent à l’aspect de l’ensemble. Sa construction, d’ailleurs, est irrégulière : elle semble avoir été bâtie sans plan et se compose d’un pâté de bâtiments manquant entre eux d’harmonie, mais tous d’une architecture curieuse. L’église n’a pour ainsi dire pas de façade ; on y entre par une porte latérale qui conduit au dôme. C’est au milieu de ce dôme qu’est le tombeau de Charlemagne, désigné seulement par une dalle de marbré noir. Au-dessus pend un grand lustre en cuivre doré d’assez mauvais goût, don d’un empereur d’Allemagne. À droite est la chaire en chêne sculpté, toute décorée de figurines ; cette chaire, œuvre de Gerhard Chorus, date de 1353.

Le chœur, en face du dôme, n’a de remarquable que ses vitraux. À gauche du chœur est la chambre des reliques. J’entre, et un sacristain me montre les petites reliques enfermées dans trois châsses d’or ou d’argent doré d’un très-beau travail, et où scintillent des pierreries.

Quant aux grandes reliques, on ne les laisse voir au public que tous les sept ans, du 10 juillet jusqu’au 29. Alors les croyants arrivent par troupes de la campagne, d’Aix-la-Chapelle et des contrées voisines. En dehors de ces solennités, les souverains ont seuls le droit de se faire ouvrir la caisse qui renferme les grandes reliques. Cette caisse, en or ciselé, est rehaussée de pierreries. Les reliques ont une première enveloppe en étoffe de soie, puis deux autres de tissus d’or et d’argent émaillés de perles fines. Ces étoffes et d’autres richesses furent données à l’église, en 1529, par Isabelle infante d’Espagne.

L’ouverture et la fermeture de cette caisse ont lieu avec un cérémonial de rigueur, en présence du chapitre de l’église et du conseil de la ville.

Ces reliques consistent en une robe blanche portée par la Vierge, et qui a cinq pieds et demi de longueur ; ce sont ensuite des linges dans lesquels Jésus fut enseveli ; puis le vêtement que portait saint Jean-Baptiste au moment où on le décapita. En entendant nommer cette troisième relique, je songeais au mot de Rabelais à qui l’on offrait à baiser une des prétendues têtes de saint Jean-Baptiste. Le curé de Meudon dit avec un sourire sardonique : « Dieu soit béni ! voilà le cinquième chef de saint Jean que j’ai baisé dans ma vie. »

La caisse des grandes reliques renferme encore la pièce de toile que Notre-Seigneur portait autour des reins le jour de son crucifiement.

Outre son trésor de reliques, la cathédrale d’Aix-la-Chapelle possède de grandes richesses en argenterie, en vaisselles et en étoffes précieuses, qui sont des dons de divers souverains, tels que Charles-Quint, Marie Stuart, Agnès, reine de Hongrie, Isabelle, infante d’Espagne, l’empereur François Ier, l’empereur Henri II et autres princes. Au milieu de ces trésors, et comme le plus ancien, on regarde avec intérêt le cor de chasse de Charlemagne, portant cette inscription : Dein Ein.

En sortant de la chambre des reliques, je suis suivie par un bedeau qui s’obstine à m’accompagner durant ma visite des chapelles latérales, dans la nef, derrière le dôme. C’est partout, sur le tombeau de Charlemagne comme autour des autels où l’on prie, une malpropreté inouïe : des crachats, des papiers déchirés et souillés ; une couche de poussière s’étend sur les dalles ; des araignées filent leurs toiles dans les plis des sculptures et dans les cadres des tableaux.

Sur les autels des chapelles sont des Christs nus et sanglants étalant leurs plaies béantes ; beaucoup d’images de la Vierge et de saints sont également en bois sculpté et colorié, et éveillent l’ardeur des dévots qui brûlent à leurs pieds des cierges jaunes ; les gouttes de cire qui en découlent augmentent les souillures qui couvrent les dalles. Des mendiants et des pauvresses sont prosternés les bras en croix ; la saleté de leurs haillons et celle de l’église révoltent les regards, surtout quand on arrive de la Hollande.

Le bedeau persiste à me suivre et m’assourdit de ses explications. Je franchis un large escalier à marches planes, et je me trouve dans la galerie supérieure du dôme. C’est dans cette galerie, en face du chœur, qu’on voit un sarcophage de marbre antique, appelé le sarcophage d’Auguste. C’est là aussi qu’est placée la chaise ou fauteuil de pierre qui servit au couronnement de Charlemagne et des empereurs d’Allemagne ; et ici encore, sur ce siége mémorable, les araignées tissent leurs toiles.

Je dis au bedeau :

« On ne nettoie donc jamais cette église ?

— Jamais, madame, » me répondit-il avec naïveté.

Je me débarrasse, au moyen de quelques pièces de monnaie, de mon guide importun, et je reste seule accoudée aux balustres de la galerie. Insensiblement décroît et cesse le murmure des prières marmottées tout haut par quelques fidèles ; les bruits de pas ne se font plus entendre, et la nef se remplit de silence et de solitude. Seule dans cette église à la lueur d’un jour incertain et mystérieux, je sens comme une saveur de mort et de néant !

Que survit-il des bruits et des gloires de la terre ?

Un jour aussi, ils méditèrent dans cette église, les trois hommes qui, à la distance de plusieurs siècles, ont le plus remué le monde.

Le nom des trois empereurs a retenti dans ces murs et hors ces murs. Maintenant tout se tait autour de leurs ombres ; les peuples ne leur font plus cortége ; ils ont pris leur place distincte mais bornée dans l’histoire, ce grand ossuaire des renommées.

Des empires fondés par eux il reste à peine quelques vestiges, et d’eux-mêmes rien, si ce n’est un nom que bien des peuples ignorent.

Il est là réduit en un peu de poussière, ce premier des trois empereurs, ce Charlemagne fantastique qui se perd presque pour nous dans l’obscurité des légendes. Un soir, il entendit retentir sur la dalle de marbre qui le recouvre les pas du second des grands empereurs. Charles-Quint, élu à l’empire, faisait sous ce dôme sa veillée d’armes ; il erre sous ces profonds arceaux, reparaît et s’arrête au centre, où dort Charlemagne. Je crois l’entendre évoquer le vieux Frank, et le monologue d’Hernani me revient en mémoire.

Puis, c’est un autre souvenir que j’évoque. Une blonde et naïve figure de femme se détache, lumineuse, sur un des vitraux de l’église ; ne serait-ce point l’image de cette fille du Rhin, de cette humble Barbe Blumberg, que Charles-Quint a aimée et qui fut la mère de don Juan ? Mais l’amant et le souverain s’évanouissent : je revois Charles-Quint vieux, cassé, moine à Saint-Just, et ranimant, comme se plaisent à le faire tous les mourants, les souvenirs des amours de sa vie :

Dans sa chambre funèbre à la noire tenture,
Étendu sur son lit au sombre baldaquin,
Quand il veillait la nuit, monts de l’Estramadure,
Avez-vous écouté l’âme de Charles-Quint ?

À la faible lueur de la lampe nocturne,
Plus pâle agonisait le grand Christ du Titien ;
Alors se ranimait l’empereur taciturne :
Le supplice d’un Dieu semblait calmer le sien.
 
Il regardait mourir sa fière destinée…
L’esprit a survécu, mais le corps se dissout.
Une épée est pesante à sa main décharnée,
Et le sceptre trop lourd n’y tiendrait plus debout.

Pour cacher son déclin, il a caché sa vie ;
Dans la tombe du cloître il va s’ensevelir,
Et sur la terre, encor de sa course éblouie,
il consent à s’éteindre, il ne veut point pâlir !

Étendards déployés, belliqueuses phalanges !
Victoires ! rois captifs ! ennemi désarmé !
Clairons retentissants ! fanfares des louanges !
Globe de Charlemagne en sa droite enfermé !

Lauriers, bandeau royal dont sa tête fut ceinte,
Pouvoir qui le fit fort, gloire qui le fit grand,
Qu’êtes-vous désormais pour sa vigueur éteinte ?
Empire, qu’êtes-vous pour le moine mourant ?

Il s’assied au soleil sur la blanche terrasse,
Où se penche sur lui l’ombre des citronniers…
Pour qui donc bat ce cœur dans ce corps qui se glace ?
Où s’en vont ce sourire et ces regards derniers ?…
 
Ils vont vers cet enfant qui court dans la campagne,
Vers ce beau don Juan en qui germe un héros,
Qui franchit les torrents, qui gravit les montagnes,
En se riant des rocs, en se jouant des flots !

Cet enfant, c’est l’écho qu’il laisse dans le monde,
C’est l’enivrant parfum des dernières amours,

C’est le sang printanier de cette vierge blonde
Dont la flamme fondit la neige de ses jours !

Pauvre Barbe Blumberg !… comme son sein palpite
Quand ton fils aux yeux bleus passe sous son regard !…
De ce Faust couronné tu fus la Marguerite,
Et tu souris encor dans l’âme du vieillard !

La voûte et les arceaux du dôme me renvoient en sons rhythmés l’écho de mes vers que j’ai murmurés tout haut. On dirait que les voix des tombes me répondent. Bientôt la dernière répercussion se tait ; le silence redevient solennel. Il me semble que la nef se remplit de ténèbres ; puis tout à coup quelque chose de lumineux rayonne vers le dôme et se place au milieu, sur le cercueil de Charlemagne. Je crois voir debout, les mains derrière le dos, le troisième des grands empereurs ! C’est le feu de ses yeux qui éclaire l’espace autour de lui, et, tandis qu’il marche, l’irradiation se fait plus large. Il entend sous ces voûtes deux noms retentir ; il voit sur toutes les dalles flamboyer ces deux noms : Charlemagne ! Charles-Quint ! il pèse leur grandeur et mesure leur fortune et leur destinée. N’est-il pas désormais leur vainqueur ? N’a-t-il pas conquis leurs royaumes ? N’est-il pas le maître de leurs poussières, et ne pourrait-il pas, au gré de son caprice, les jeter au vent ?

Mais lui-même, quelle sera sa fin ? que deviendront ses cendres ?

En ce moment, la figure de Napoléon s’assombrit ; son regard cesse d’éclairer les profondeurs de l’église, l’ombre du troisième des grands empereurs disparaît ; je la vois s’évanouir au loin dans les dunes brûlantes de l’océan Atlantique.

Avant de m’éloigner de la galerie du dôme, j’enlève du bout de mon ombrelle la toile d’araignée qui couvre le fauteuil de pierre, et je m’assieds quelques instants sur ce siége impérial où tant de souverains se sont assis au jour de leur sacre.

Je remarque, dans plusieurs chapelles de la nef supérieure, d’anciens et très-beaux tableaux, mais qui s’écaillent et se dégradent sous une couche de poussière et d’humidité. Même détérioration dans les sculptures et dans les marches du large escalier qui conduit à la galerie du dôme. Au bas de cet escalier est une galerie extérieure qui entoure l’église.

Je me perds dans tous ces dédales de pierre ; je traverse les corridors voûtés, soutenus par des faisceaux de colonnettes d’ordre composite. Les feuillages et les figurines des chapiteaux sont ébréchés ; les saints et les saintes manquent aux niches huchées dans les ogives. La dégradation envahit tout et la ruine est menaçante. On a décrété, nous assure-t-on, la restauration de la cathédrale d’Aix-la-Chapelle ; il est grand temps de se mettre à l’œuvre.

Une vieille mendiante, que je rencontre dans la galerie, me remet sur mon chemin, et je sors de l’église par une poterne.

Le jour, qui avait paru décroître et finir sous la voûte du dôme, est encore éclatant. Il me reste assez d’heures pour visiter, avant la nuit, l’hôtel de ville et quelques curiosités d’Aix-la-Chapelle.

Je monte en voiture et j’arrive à la grande place du Marché, où les femmes de la campagne vendaient ce jour-là des légumes et des fruits rangés avec art en hautes pyramides. Au milieu de cette place jaillit une fontaine avec deux dauphins en bronze, et que couronne une assez maigre statue de Charlemagne. Deux plus petites fontaines sont de chaque côté ; deux aigles en fer les surmontent : on les dirait plumés et rongés par le temps, tant ils sont maigres et rouilles.

C’est sur cette place qu’est situé l’hôtel de ville. L’ensemble du monument est très-imposant ; un perron conduit à la porte en ogive. Après l’avoir franchie, on se trouve sous un vestibule voûté soutenu par des piliers, et au fond duquel on rencontre, à gauche et à droite, deux escaliers parallèles conduisant à l’immense salle dite la salle du Couronnement. L’hôtel de ville d’Aix-la-Chapelle a été construit en 1353, par l’architecte Gerhard Chorus. Il fut élevé sur les ruines mêmes du palais impérial de Charlemagne, que celui-ci avait fait bâtir en 780.

À son tour le nouveau palais menaçait ruine ; on l’a restauré avec une extrême habileté, et, quand quelques années auront passé sur les pierres blanches, qui choquent au milieu des pierres grises primitives, l’ensemble sera parfait. L’aspect de la salle du couronnement, toute en ogives, est des plus grandioses. Quand je l’ai visitée, M. Alfred Réthel achevait de la décorer de fresques monumentales, représentant toute la vie de Charlemagne. Des fenêtres de cette salle, on voit en face les hauteurs verdoyantes du Lougsberg, couronnées d’un belvédère. Je parcours quelques autres salles secondaires ; et j’aperçois d’une fenêtre la cour intérieure du palais ; tout y respire la vétusté. Ce sont de hautes herbes, des murs effondrés et des débris de toutes sortes d’architecture et de sculpture. Il doit y avoir là quelques restes du vieux palais de Charlemagne. J’aurais voulu explorer cette cour, mais le temps me manque.

Je redescends par l’escalier de droite, et, sous la voûte à gauche du vestibule, j’arrive par un corridor assez sombre dans la salle dite salle du Conseil. C’est là que sont réunis de beaux portraits d’empereurs, d’impératrices et de papes. Je suis d’abord frappée par celui de Charlemagne qui les domine tous. Le voilà, couronne en tête, avec sa longue barbe blanche, sa mine martiale ; sa main droite soutient le globe et sa main gauche le sceptre et l’écu aux fleurs de lis de France et aux armes d’Allemagne. Ce portrait a été peint au xive siècle par un artiste inconnu. La tête a été faite d’après une médaille contemporaine de Charlemagne.

En contemplant cette tête si noble et si fière du vieil empereur des Francs, je me souvins du portrait qu’en trace Éginhard, et que mes lecteurs me sauront gré de leur transcrire ici.

« Il était gros, dit le chroniqueur, et robuste de corps ; sa taille était élevée, quoiqu’elle n’excédât pas une juste proportion, car il est certain qu’elle n’avait pas plus de sept fois la longueur de ses pieds. Il avait le sommet de la tête arrondi, les yeux grands et vifs, le nez un peu long, de beaux cheveux blancs, et la physionomie riante et agréable. Aussi régnait-il dans toute sa personne, soit qu’il fût debout, soit qu’il fût assis, un air de grandeur et de dignité ; et, quoiqu’il eût le cou gros et court et le ventre proéminent, il était si bien proportionné que ces défauts ne s’apercevaient pas. Sa démarche était ferme, et tout son extérieur présentait quelque chose de mâle ; mais sa voix claire ne convenait pas parfaitement à sa taille. Sa santé fut constamment bonne, excepté pendant les quatre années qui précédèrent sa mort. Il eut alors de fréquents accès de fièvre ; il finit même par boiter d’un pied. Dans ce temps de souffrance, il se traitait plutôt à sa fantaisie que d’après les conseils des médecins, qui lui étaient devenus presque odieux, parce qu’ils lui défendaient les rôtis, auxquels il était habitué, pour l’astreindre à ne manger que des viandes bouillies. Il se livrait assidûment à l’équitation et au plaisir de la chasse. C’était chez lui un goût national, car à peine trouverait-on dans toute la terre un peuple qui pût rivaliser avec les Francs dans ces deux exercices.

« Les bains d’eaux naturellement chaudes lui plaisaient beaucoup. Passionné pour la natation, il y devint si habile que personne ne pouvait lui être comparé. C’est pour cela qu’il fit bâtir un palais à Aix-la-Chapelle, et qu’il y demeura constamment pendant les dernières années de sa vie, jusqu’à sa mort. Il invitait à prendre le bain avec lui, non-seulement ses fils, mais encore ses amis, les grands de la cour, et quelquefois même les soldats de sa garde, de sorte que souvent cent personnes et plus se baignaient à la fois[10]. »

Parmi les portraits d’empereurs et d’impératrices, réunis en assemblée dans cette salle du conseil, je fus frappée par un très-beau portrait de Marie-Thérèse jeune, peint par Ficher. La tête est fière et résolue, mais ne manque pas de grâce ; à côté est un autre portrait (aussi par Ficher), du prince de Lorraine, duc de Toscane, mari de l’impératrice Marie-Thérèse. L’empereur Napoléon Ier est là, dans le grand costume du sacre, peint par Boucher ; la tête est fort belle. L’impératrice Joséphine, aussi dans le costume solennel, est en regard de Napoléon ; ce dernier portrait est par Robert Lefebvre. Tous les ornements sont bien rendus, mais le visage est trop mièvre et sans expression. À la chute de Napoléon, ces deux portraits furent envoyés à Berlin. Depuis la réintégration de l’empire en France, ils ont été replacés dans cette salle du palais d’Aix-la-Chapelle, où les empereurs de tous les siècles semblent tenir conseil.

Il est six heures quand je quitte ce monument où se pressent tant de souvenirs historiques. Pour ne pas perdre le temps à dîner, j’achète quelques beaux fruits à une fraîche paysanne du marché, et j’entre chez un pâtissier où je choisis quelques gâteaux. J’y trouve un Anglais qui demande des sandwiches ; le pâtissier répond qu’il n’en a pas. L’Anglais insiste et dit qu’on doit s’en procurer ; le pâtissier réplique qu’il n’y a aucun boucher et aucun charcutier dont la boutique soit ouverte un vendredi à Aix-la-Chapelle. Il finit par se faire comprendre de l’Anglais, qui pousse un long Oh ! ricaneur.

Le pâtissier pourrait lui répondre qu’il est bien plus étrange de ne pouvoir manger à Londres du pain frais le dimanche.

Je traverse le joli jardin des eaux thermales, aligné, sablé et fleuri comme notre Pré-Catelan ; il est situé en face du principal établissement d’eaux. Cet établissement est une grande bâtisse moderne sans caractère. Une fontaine demi-circulaire jaillit sous le péristyle, de la façade, au rez-de-chaussée ; on y descend par deux escaliers parallèles. Je préfère aller voir sourdre la source à son lit même et à travers des bancs de calcaire.

En passant, j’aperçois le théâtre, dont la façade a l’aspect d’un temple grec. Je vois aussi dans la cour de l’hôtel du gouverneur un énorme aérolithe qui pèse, dit-on, plus de sept mille livres. J’arrive à la source d’eau thermale située dans les faubourgs ; c’est sans doute dans cette source que se baignaient Charlemagne et sa cour.

Au-dessus s’élève une colline que couronne une église en briques rouges, reste d’une vieille abbaye. Je ne puis y pénétrer, mais j’entre dans une chapelle plus petite qui me charme par sa propreté. C’est un contraste complet avec toutes les souillures de la cathédrale. L’intérieur de la nef est très-enjolivé. Je trouve là un chemin de la Croix et des images de saints et de saintes en bois sculpté et doré. À la voûte sont suspendues de grandes lampes en verre de Bohême ; des vases peints de fleurs et de feuillage décorent l’autel du chœur. Cette église est entourée d’une enceinte où l’herbe croît touffue ; c’était autrefois un cimetière.

De la hauteur de cette colline, on découvre tout l’ensemble d’Aix-la-Chapelle et des belles promenades qui l’environnent. Plus loin que le Lousberg, couvert de son manteau de verdure, est le bois de Pauline, auquel la sœur de Napoléon a donné son nom.

Je vois se coucher le soleil de la hauteur où je suis assise, et ce n’est qu’à la nuit tombante que je me détermine à remonter en voiture et à gagner une auberge. Le voyageur s’attache aux lieux qu’il ne fait que traverser ; il voudrait en emporter une forte empreinte, et il voudrait aussi leur laisser quelque chose de lui.

Le lendemain matin, par une matinée brumeuse, je pars par le chemin de fer qui mène en Belgique. La pluie tombe quand j’arrive à Viviers, un pays charmant, tout boisé, où des douaniers visitent les bagages. De Viviers à Pépinster, les arbres s’échelonnent sur des hauteurs gazonnées où tombent en cascades des sources fraîches et claires. De jolis villages et de mignons châteaux se groupent dans ce paysage. On pense à la Suisse et aussi à cette riante contrée du Vigan, dont les Languedociens sont fiers à bon droit.

Les montagnes deviennent plus hautes, les bois montent jusqu’au ciel, les gorges se resserrent et le chemin de fer franchit des défilés et des monticules que nos pères ne franchissaient qu’à dos de mulet. Spa se cache comme une nymphe craintive sous cette robe d’ombrages et de pelouses. Spa est pourtant, durant toute la saison des eaux, bruyante et hardie. Sa simplicité agreste n’est qu’apparente. Toutes les recherches et quelques-unes des corruptions de la civilisation se donnent rendez-vous dans ces collines. Le jour où j’arrive à Spa est justement le jour de clôture de la saison des eaux. La maison de jeu doit être fermée le lendemain, et le dernier bal a été offert il y a trois jours au duc et à la duchesse de Brabant.

Je loge à l’hôtel Britannique, où je trouve encore quelques belles Anglaises et une ravissante jeune fille belge qui pratique jusqu’au dernier moment la flirtation envers un jeune prince russe fort beau et décoré de plusieurs ordres. La mère de la jeune fille paraît très-inquiète d’un magnifique bouquet envoyé à sa fille au moment du déjeuner et dont toute la table d’hôte a connaissance. Le prince russe est évidemment le coupable ; mais que dire et comment s’indigner ? La fille a accepté le bouquet et l’a placé près de son couvert.

Après le déjeuner, je me hâte d’aller visiter la source où Pierre le Grand a pris les eaux : son buste en bronze et une inscription l’attestent. Je parcours le Casino, maintenant désert. J’entre dans la belle église de Spa, surchargée d’ornements et de dorures à l’intérieur.

Je m’arrête dans plusieurs boutiques, j’achète des albums et des couteaux à papier en bois de Spa. C’est ma dernière heure de far niente, ma dernière heure d’écolier en voyage. Il faut partir, le chemin de fer a fait entendre son premier signal.

Le hasard me place dans le même wagon que la jeune fille belge, dont le père est un armateur d’Anvers. Elle tient à la main le beau bouquet, sa mère regarde d’un air courroucé l’élégant prince russe debout près de la portière ; le dernier signal est donné, le train se meut et va courir, la jeune fille se penche et salue avec émotion le bel étranger, et je l’entends lui donner à voix basse rendez-vous aux bains de mer d’Ostende. Nous voilà partis à toute vapeur : alors la jeune fille se penche dans un angle, ferme les yeux, et semble s’endormir en reposant sa joue sur les fleurs qu’elle emporte. La mère, intérieurement tourmentée, commence par exprimer à son mari les craintes que lui inspire le jeune prince russe, et bientôt disposée, je ne sais pourquoi, aux confidences envers moi, elle me demande si j’habite Paris et si j’ai une fille. À ma réponse doublement affirmative, elle me dit :

« Eh bien, madame, suivez mon conseil, ne faites pas élever votre fille au couvent du Sacré-Cœur ; vous voyez la mienne !…

— Elle est charmante, interrompis-je.

— Une tête romanesque, un esprit absolu, reprit la mère.

— Un cœur froid !… ajouta le père.

— Cette saison de Spa l’a rendue folle, murmura la mère : elle ne rêve plus que princes russes et refuse d’épouser son cousin, un riche et honnête Hollandais, qui serait un mari parfait. »

Un coup de sifflet annonça une station. Je dus descendre pour prendre le convoi de Namur. La jeune fille n’ouvrit pas les yeux. Sa mère me serra cordialement la main, comme à une ancienne connaissance.

Je me suis demandé quelquefois à quel dénoûment avait abouti ce début de roman saisi au vol d’un wagon.

Toute cette partie de la Belgique voisine des frontières françaises est superbe. Je regrette de ne voir qu’en courant cette riche campagne et ces jolies villes industrielles. La frontière est franchie, me voilà en France. La Meuse, qui m’apparaît étroite et encaissée, me rappelle la large Meuse qui traverse Rotterdam et qui porte des navires. « Les fleuves, a dit Pascal, sont de grands chemins qui mènent où on veut aller ! » Ah ! que la Meuse ne peut-elle me ramener au début de mon voyage ! On parle du mal du pays ! Moi j’ai le mal des lieux étrangers et de l’inconnu, qui m’attirent toujours !

Je salue en passant la tour de Compiègne où fut enfermée Jeanne d’Arc, cette grande figure de femme dont M. Proudhon n’ose pas parler.

Je donne une pensée émue aux ruines de Pierrefonds, où j’ai passé, il y a quelques années, une des plus radieuses journées de ma vie, point lumineux sur un fond noir.

La vapeur se précipite ; on approche de Paris ; autour de moi chaque voyageur a hâte de se trouver ou de se retrouver dans cette ville que tous proclament la plus belle du monde. Moi seule je reste silencieuse et navrée ; mon cœur se serre en apercevant le large rayonnement qui plane au-dessus de la ville immense. Paris, c’est, pour le travailleur et pour l’écrivain dont la pensée lutte et creuse son sillon, une arène douloureuse où l’âme se débat et tombe souvent épuisée et foulée aux pieds par la multitude.

En en franchissant l’enceinte, je crus sentir retomber sur moi le manteau de plomb des damnés de Dante.

À quand donc maintenant un nouveau voyage ? à quand une autre halte dans le labeur ? à quand un autre déploiement des ailes de l’esprit vers des pays inconnus ?


FIN.
  1. Ce document est inédit et d’une authenticité incontestable. Nous le publions d’après une copie envoyée au roi d’Espagne, Philippe II, qui avait tant d’intérêt à savoir d’une manière précise comment les faits s’étaient passés.
  2. Ou porte de Borgerhout (venant de Borgerhout).
  3. Une tradition assure que l’amas des morts occupait plus de la moitié de la porte et que tous les blessés furent étouffés par la masse. On évalue à seize cents le nombre des morts parmi les assaillants.
  4. Allusion à la Saint-Barthélemy.
  5. Quai aux arbres.
  6. Une grande digue entoure Rotterdam et défend la ville des inondations de la Meuse.
  7. M. Holtrop a bien voulu les copier pour moi.
  8. Le même qui vient d’accompagner en France la reine des Pays-Bas.
  9. Les plus petits des perroquets connus.
  10. Traduction de M. Alexandre Teulet.