II

Rotterdam. — Aspect de la ville. — Le docteur van A… J… — Le plantage. — Histoire des deux jolies filles de Rotterdam.


Je m’endors dans un de ces grands lits carrés où une multitude d’oreillers permet de se coucher en tous sens ; les draps sont d’une telle finesse et d’une telle blancheur qu’on voudrait s’en faire des chemises et des mouchoirs : les toiles de Hollande ne mentent pas à leur réputation. Ma chambre donne sur le Boompjès. Parfois je suis réveillée par le passage d’un vaisseau dont les matelots et les mousses jettent des appels dans l’air. À travers le store blanc de ma fenêtre se dessinent, comme des branches mortes d’arbres, les vergues et les mâts des navires qui passent ou qui stationnent sur la Meuse, dont je distingue le bruissement. À quatre heures du matin, je suis tout à fait éveillée par des cris aigus entremêlés de miaulements qui partent du couloir où s’ouvre la porte de ma chambre. Je supporte durant une demi-heure ces modulations féroces, auxquelles des nerfs de géant ne résisteraient pas ; puis je me décide à sonner pour savoir quelle sorte d’animal s’acharne ainsi à mon voisinage. Une grosse servante paraît avec son bonnet blanc aux ailes de dentelle, sa jupe et sa camisole en toile lilas et son inséparable collier en grains de grenats à plaque d’or : c’est une fille à taille courte et forte et à mine réjouie ; elle ne sait pas vingt mots de français ; quand je finis par me faire comprendre, elle pose ses poings sur ses hanches et se prend à rire follement ; ses éclats se mêlent au bruit infernal. L’aspect de cette fille est si grotesque que je me mets à rire à mon tour. Enfin, quand elle peut parler, elle me dit que ce que je prends pour une bête enragée est le nourrisson d’une dame anglaise qu’on cherche à apaiser en le promenant dans le couloir.

« Ne pourrait-on aller plus loin ? répliquai-je.

— Impossible : cette famille a loué à l’avance toutes les chambres du couloir.

— Excepté la mienne, repris-je, et je suis prête à l’abandonner, si vous pouvez m’en donner une autre. »

La servante me fit comprendre que les cris se répandaient dans toute la maison, et en effet ils étaient en ce moment si stridents qu’ils auraient percé les murs d’une citadelle.

J’essayai de me rendormir en plongeant ma tête sous les couvertures, mais les horribles miaulements me poursuivaient par intermittence. Je gagnai la fièvre à ce sommeil impossible, et quand je voulus me lever je sentis que mes tempes battaient avec force. La crainte de tomber malade dans une ville étrangère me rappela aussitôt que j’avais une lettre de recommandation pour le docteur Van A… J… Ce que j’avais de mieux à faire était d’aller le trouver. Je m’habillai en hâte ; je traversai le couloir : le baby criait toujours dans les bras de sa mère, qu’entouraient un mari en caleçon et trois jeunes filles en peignoir.

Je reconnus une des familles anglaises que j’avais trouvées stationnant, dans la cathédrale d’Anvers, en face des tableaux de Rubens. Je ne pus m’empêcher de jeter un regard courroucé à ces importuns flegmatiques qui, partout, s’établissent comme chez eux, sans se préoccuper s’ils troublent et blessent autrui.

La journée était superbe : la pureté de l’air, le mouvement de la voiture qui me conduisait chez le docteur, me ranimèrent insensiblement. Mes yeux seuls refusaient de fonctionner et de regarder la ville. La vigilante s’arrêta après une demi-heure de marche. Mes yeux appesantis s’ouvrirent ; ce fut une charmante surprise : je me trouvais sur le bord d’un large canal aux eaux claires, bordé de vieux ormes et de grandes maisons. Sur les flots qui frissonnaient et coulaient (car ce canal est alimenté par la Rote, petite rivière qui traverse Rotterdam et dont le nom joint au mot dam, digue[1], compose le nom de la ville) glissaient des vaisseaux et des barques ; le soleil riait sur l’eau et reluisait sur les cargaisons de légumes et de fruits. Par cette belle matinée où le ciel bleu n’avait pas un nuage, on se fût cru au bord d’un canal de Venise. De plus, de grands arbres, la propreté et l’étrangeté des maisons.

La description est insuffisante pour donner une idée de ces maisons hollandaises, qui diffèrent si entièrement des nôtres. Beaucoup, à Rotterdam, sont en briques rouges et blanches (comme le pavillon de l’Œil-de-Bœuf à Versailles) ; elles ont en général trois étages surmontés d’une sorte de couronnement en maçonnerie d’assez mauvais goût, qui ne tient à aucun ordre d’architecture connue, mais qui donne pourtant aux façades un aspect monumental ; quelquefois ce couronnement est badigeonné des couleurs les plus vives, d’autres fois il est en pierre blanche sculptée. La porte de la maison, toujours plus petite que les fenêtres, est très-haute et très-étroite, et elle est encore exhaussée par un vitrage de verre opaque où s’incrustent une rosace en fer doré ou bien les chiffres (en fer également doré) du propriétaire. Cet ornement s’appelle mascaron. Un petit perron à trois marches entourées d’une grosse rampe en cuivre poli ou en acier reluisant (car les servantes hollandaises ne laissent jamais une tache même aux cuivres et aux ferrements extérieurs) sert de base à la porte d’entrée. Parfois, la rampe qui entoure ce perron enserre tout un petit trottoir de pierres blanches qui s’étend au pied de la façade de la maison. Ce trottoir inutile et clos n’est qu’une garantie et une fortification de plus contre les envahissements de la rue. Le Hollandais aime le home deux fois plus encore que l’Anglais ; il se calfeutre dans sa propriété inexpugnable, qu’aucune souillure du dehors ne peut atteindre.

La maison du docteur Van A… J… était propre entre les plus propres et toute reluisante au soleil. Ma vigilante s’arrêta ; les rosses qui la traînaient poussèrent un hennissement de satisfaction ; le cocher descendit lentement de son siége et tira sur le côté de la porte un gros bouton de cuivre enjolivé. Quelques secondes après, une jeune servante frisonne parut : elle avait la mine riante et fraîche ; mais, sans le bleu clair de ses yeux et ses sourcils roux, on n’aurait pu deviner si elle était brune ou blonde. On ne voyait pas un seul de ses cheveux, qui étaient rasés, et, au lieu de bandeaux ondés, une dentelle de Flandre, garnissant son bonnet, servait de cadre au visage. De ce bonnet on n’apercevait ni la passe ni le fond ; il était entièrement recouvert par une sorte de casque formé par deux minces et larges plaques d’or, qui font un des objets de luxe de l’ajustement des Frisonnes. Un fichu de grosse mousseline brodée se croisait sur le sein de la jeune servante, et un tablier en fine toile de Hollande était tendu et retroussé sur la robe d’indienne. Elle répondit à la demande du cocher que le docteur était visible. Je la suivis dans un corridor tout revêtu de marbre blanc : le marbre importé en Hollande est un des luxes des maisons riches. Au plafond pendait une lampe de forme antique, d’où s’échappaient les enlacements d’une énorme plante grasse et épineuse. La jeune fille me fit entrer dans une espèce de parloir et alla porter à son maître ma lettre de recommandation.

La pièce où je me trouvais était en stuc blanc sur lequel se détachaient de légères fresques de Pompéi très-fidèlement reproduites ; les siéges, de forme antique, étaient en chêne brut, recouverts de maroquin lilas clair ; aux deux larges fenêtres se déroulaient des stores blancs avec des peintures du même style que celle des parois. Trois lampadaires en verre opale de Bohême étaient suspendus à la corniche intérieure de chaque fenêtre par des chaînes de bronze ; la lampe du milieu était plus large et descendait plus bas que les autres. De ces lampes débordaient des masses de fleurs aux couleurs vives. Cela formait un délicieux effet. Au centre du parloir, sur une large table de marbre blanc, gazouillaient dans une volière sculptée les plus brillants oiseaux de l’Asie. Le plancher était entièrement recouvert de fines nattes indiennes.

Tandis que je regardais autour de moi, le docteur parut et me tendit cordialement ses deux mains. C’était un homme grand, robuste, qui pouvait avoir quarante-cinq ans ; sa tête très-brune, méditative et un peu narquoise, était fort belle et faisait penser au croisement de la race juive et de la race hollandaise. Il parlait le plus pur français. J’avais à peine échangé quelques mots avec lui, que je fus prise d’un de ces accès de toux frénétique qui enlèvent la parole et la respiration. C’était le résultat de la fatigue du voyage et de l’irritante insomnie de la nuit. Le docteur me fit entrer dans son cabinet, il ouvrit une jolie cassette en bois de santal indien, prit dans une des cases quatre petites boules argentées et me les fit avaler dans une cuillerée d’eau : instantanément ma toux s’arrêta. J’expliquai au docteur les tribulations de mon coucher d’auberge.

« Voulez-vous m’obéir, me dit-il avec bonté, comme si je vous soignais depuis longtemps ? Restez là en silence plongée dans ce grand fauteuil : avant deux heures, vous serez complétement remise, et nous visiterons les curiosités de la ville. »

Sans attendre ma réponse, et jugeant sans doute que ma figure prenait déjà l’attitude placide du repos, il sortit par une porte latérale sur laquelle tombait un rideau.

Le sommeil ne fermait pas mes yeux, mais il commençait à engourdir mon corps et à en enchaîner les articulations, de sorte que, tout en voyant parfaitement tous les objets qui étaient autour de moi, il m’eût été impossible de m’en approcher et d’y toucher ; je percevais par l’ouïe comme par les yeux, j’entendais le chant des oiseaux qui étaient dans le parloir voisin et le bruissement des arbustes d’une serre intérieure, sur laquelle s’ouvraient les portes-fenêtres du cabinet du docteur. Ces portes-fenêtres avaient des stores peints, encore plus riches que ceux du parloir ; ils étaient levés à demi pour laisser entrer l’air, les rayons du soleil et la fortifiante senteur des plantes aromatiques. Ma tête qui reposait, un peu renversée, sur le dossier du fauteuil, me permettait de voir tous les détails de l’appartement : de grosses poutres se croisaient en carrés profonds, damasquinés et dorés comme dans un plafond de la Renaissance ; un lustre du même style pendait au centre. La tenture était en cuir bosselé et rehaussé d’or ; quatre armoires d’ébène à nervures d’ivoire formaient buffet à leur base et bibliothèque à leur partie supérieure. Les riches et solides reliures des livres scientifiques éclataient à travers les vitres. Deux de ces armoires étaient placées de chaque côté de la large et profonde cheminée de marbre sculpté, qui me rappela celles de la salle de François Ier à Fontainebleau. En face de la cheminée était une console, aussi en marbre blanc, sur laquelle se dressait un portrait en pied d’Érasme peint par Holbein. Ce portrait formait le milieu entre les deux armoires. Les trois portes-fenêtres s’ouvrant sur la serre et deux petites portes dans les angles, masquées par des rideaux de cuir comme la tenture, occupaient tout le troisième côté de cette pièce carrée ; le quatrième avait au milieu la porte qui donnait dans le parloir, et sur chacune des deux parois encadrant cette porte étaient placés un portrait d’homme et un portrait de femme d’une beauté remarquable et qui se regardaient.

Le tapis sur lequel mes pieds reposaient était en ancienne tapisserie de Beauvais. Une très-grande table carrée en ébène et aux pieds contournés occupait le centre du cabinet du docteur et servait de bureau ; des papiers, des livres et toutes sortes de curiosités rares couvraient cette table. Après cet examen général, mes yeux s’arrêtèrent invinciblement et fixement sur les quatre beaux portraits qui semblaient s’animer et se mouvoir en face de moi, et, quand mes yeux se fermèrent je les vis encore dans mon sommeil. J’ai dit qu’un portrait d’homme et un portrait de femme étaient placés sur les deux panneaux parallèles encadrant la porte du parloir ; les portraits de gauche attirèrent d’abord mes regards. La femme pouvait avoir de quinze à seize ans ; elle était grande et très-mince, malgré le développement des épaules, d’une blancheur d’albâtre ; les bras, un peu longs et fluets, étaient d’un modelé parfait et se terminaient par de petites mains aux ongles rosés. Ce rose éclatait plus vif sur les lèvres de la bouche en cœur souriante, enfantine, et qui était le trait le plus vivant du visage, un peu pâle. Le nez était fin et droit ; les grands yeux, d’un bleu de turquoise aux cils blonds, éclairaient à peine la blancheur mate du teint. Les cheveux étaient soyeux, abondants et bouclés, et de cette nuance cendrée que nous appellerions volontiers mélancolique, car elle jetait une sorte de reflet triste sur le front et le cou. Mais la bouche aimable, la bouche en cerise, brillait comme un point lumineux qui rayonnait sur tout le visage nacré.

L’ajustement de la charmante fille était frais, vaporeux, et choisi avec cet art consommé qu’inspire l’amour à la femme qui veut plaire ; la coupe en remontait à 1840, où les cerceaux n’avaient pas encore envahi la taille des femmes, mais où les jupes déjà traînantes et amples descendaient en larges plis et faisaient paraître plus svelte le corsage. Cette robe était en beau damas lilas clair, sans autre ornement que des agrafes en perles blanches descendant du creux du corsage jusqu’à la pointe mince et longue. Sur les épais cheveux cendrés était une petite couronne de frais lilas sans feuillage, et un grand voile diaphane en tulle de soie blanc enveloppait comme d’un nuage toute la charmante personne. Elle tenait dans ses doigts mignons tine branche de lilas.

Le portrait d’homme placé à côté d’elle la regardait avec amour ou plutôt avec passion, car c’était un feu incandescent qui s’échappait de ces longs yeux noirs aux cils recourbés ; le nez aquilin rappelait la race juive ; la bouche fraîche et sensuelle était couronnée d’une fine moustache noire ; sur le front intelligent, mais sans grandeur, se bouclaient d’épais et soyeux cheveux bruns. Ce beau jeune homme, qui paraissait à peine dépasser vingt ans, avait une de ces tailles cambrées et fières qu’aucun costume ne donne, mais que certains costumes font ressortir. Il portait une redingote en velours noir, bordée de fourrures de martre, une de ces fantaisies d’habillement qu’on peut se permettre dans les pays du Nord, comme les habitants du Midi se permettent la blouse de batiste écrue et le chapeau de paille d’Italie. L’ensemble de ce beau portrait d’homme exprimait la force et la décision, et, tandis qu’il dardait son regard sur la frêle jeune fille, on eût dit un vautour convoitant une colombe. Je les regardai longtemps l’un et l’autre, puis mes yeux se portèrent sur l’autre jeune couple du panneau parallèle. Là, la jeune fille était bien plus vivante : elle avait une de ces épaisses chevelures couleur d’ambre que Titien donne aux femmes de Venise et Rubens aux femmes bataves, et dont les beaux reflets roux semblent colorer la peau d’un frais incarnat. On sentait circuler un sang vif sous cette blancheur rosée ; les yeux, d’un bleu sombre, paraissaient presque noirs ; le nez était mignon, mobile et aux narines dilatées ; la bouche, entr’ouverte, laissait apercevoir de petites dents de perles ; le menton avait une de ces fossettes qu’on croit que les peintres rêvent et qui sont si attrayantes dans la nature ; le cou, un peu fort, se développait sur une magnifique poitrine légèrement bombée. Cette jeune fille était plus robuste et moins grande que l’autre. Sa toilette révélait aussi un vif désir de séduction et d’empire ; elle portait une robe de brocart rouge à ramages blancs, qui descendait en longs plis jusqu’à ses pieds chaussés de souliers rouges. Son corsage laissait à nu les épaules veloutées ; sur l’une des épaules, se penchait un peu la tête expressive ; à son beau bras, qui s’accoudait sur un fût de colonne, s’enroulait un serpent d’or aux yeux de rubis, et dans sa main, plus forte et moins parfaite que celle de l’autre jeune fille, elle tenait un éventail japonais en plumes blanches et rouges. Plusieurs rangs de perles retombaient sur son corsage, et y formaient pour ainsi dire draperie ; par une fantaisie de femme hollandaise, elle avait mis sur sa tête une épaisse couronne de tulipes pourpres, veinées de jaune et de blanc, et qui, retombant entre les ondulations de ses cheveux crêpés, où jouait le soleil, y jetaient comme des lueurs d’incendie.

Cette femme, qui paraissait avoir dix-sept ans, regardait le portrait d’homme placé à côté d’elle et qui la regardait aussi. C’était un jeune homme de vingt ans, plus grand et plus svelte que l’autre, à la mine hautaine tempérée par la douceur du sourire. Les yeux et les cheveux étaient noirs, comme dans l’autre portrait, mais le nez moins recourbé et plus grec ; le teint était pâle ; en somme, la tête plus correctement belle, mais plus froide que l’autre. Il portait la redingote hongroise, fermée par des brandebourgs sur la poitrine.

Qui donc représentaient ces quatre délicieux portraits peints déjà depuis bien des années ? La coupe de la toilette des femmes remontait à 1840, et la date de 1843 était inscrite dans l’angle de chaque toile. Près de quinze ans s’étaient donc écoulés depuis que la jeunesse et la beauté de ces être charmants avaient été reproduites et fixées par le pinceau. Que restait-il de cette jeunesse et de cette beauté ? Vivaient-ils encore ? la mort les avait-elle emportés dans leur fleur ? étaient-ils des parents ou des amis du docteur ? En l’interrogeant sur eux, n’allais-je pas rouvrir quelque plaie douloureuse ? De toutes les indiscrétions, celle qui heurte un chagrin m’a toujours paru la plus coupable. Voilà ce que je me disais dans la demi-perception que me laissait mon sommeil un peu factice. Bientôt je m’assoupis tout à fait et je revis en songe les personnages des quatre portraits vieillis, changés, alourdis, et je me disais : « Ne demandons rien au docteur : ils sont vivants, mais leur belle jeunesse s’est envolée, leur frais amour aura suivi leur jeunesse ; ce doivent être de placides bourgeois de Rotterdam ayant beaucoup d’enfants. »

Je ne sais combien de temps je reposai, mais je me réveillai tout à coup sans tiraillement de corps, sans indécision d’esprit, et avec cette netteté de pensée que laisse après lui un sommeil procuré par l’opium. Je me levai de mon large fauteuil, et, en attendant la venue du docteur, je me plaçai debout en face des quatre portraits, que je contemplai de nouveau. Il n’y avait pas deux secondes que j’étais dans cette attitude, quand j’entendis les pas du docteur : il avait sans doute épié mon réveil, assis dans la serre.

« Ah ! me dit-il, je devine votre curiosité, et j’y satisferai bientôt ; mais d’abord déjeunons.

— Eh ! quoi, docteur, répliquai-je, non content de m’avoir procuré par votre science un sommeil réparateur, vous voulez maintenant me nourrir et…

— Oui, oui, interrompit-il en riant, ne serait-ce que pour vous réconcilier avec la cuisine de la Hollande, qui a dû vous paraître atroce dans les auberges. »

Il m’offrit son bras et nous passâmes dans une élégante salle à manger à panneaux de chêne, au milieu desquels étaient incrustés des bas-reliefs et des médaillons de marbre blanc ; c’était bizarre et charmant. La Hollande a toute sorte de ces fantaisies d’ornementation. Nous l’avons dit, l’architecture des maisons, comme leur décoration intérieure, ne suit aucune règle ; c’est le caprice du possesseur qui en décide, et, s’il a du goût et de l’imagination, il s’en tire mieux qu’un maçon et qu’un tapissier vulgaires. Le marbre (toujours importé) est un des objets de luxe les plus recherchés. La salle à manger était dallée en marbre blanc sur lequel s’étendaient des nattes japonaises ; la table, les chaises et les buffets étaient en bois de chêne. Le déjeuner à l’anglaise me parut parfait ; la blancheur marmoréenne de la nappe, la propreté reluisante de l’argenterie, des cristaux et des porcelaines, doublaient la saveur des mets. Le docteur me servait avec des attentions toutes paternelles.

« Oh ! lui dis-je, ces côtelettes et ces œufs frais pondus par vos belles poules d’Asie me sembleraient bien plus exquis si vous me parliez des portraits : les modèles existent-ils ? habitent-ils cette ville ? sont-ils toujours beaux et intelligents ? car l’intelligence éclate sur leurs traits.

— Patience ! et vous verrez par vous même, répondit en riant le docteur.

— Eh ! quoi, ces deux couples sont ici dans cette ville ? Ce sont vos parents ? vos amis ?

— Mes amis !

— Mariés ? heureux ? car on voit bien qu’ils s’aimaient dans leurs portraits. Bon docteur, allons les voir.

— Vous ne verrez que les deux femmes.

— Et les deux hommes, sont-ils morts ?

— Ils sont aux Grandes-Indes.

— Oh ! je comprends : mariages malheureux ! et bientôt séparés, désunis ?

— Point ! unis par des fiançailles qui durent depuis quinze ans. Religion de l’amour et idéal d’un côté ; personnalité et aventure de l’autre. Comme cette histoire glorifie la femme et nous abaisse, comme elle est la chronique que toutes les jeunes filles de Rotterdam se redisent en aimant, je tiens à vous la conter ; mais, avant, je veux vous montrer les deux héroïnes.

— Je vous suis. »

Le docteur tira sa montre :

« Elles ne seront pas dans leur toilette d’attente avant trois heures.

— Que voulez-vous dire ?

— Les fiancés doivent revenir ; ils ont annoncé leur retour depuis six mois, et chaque jour, à l’heure probable de l’arrivée d’un vaisseau venant des Indes, elles se parent pour les recevoir.

— Sont-elles toujours belles ? lui dis-je.

— Vous verrez bien, répliqua le laconique docteur ; d’ici à trois heures nous avons le temps de visiter toutes les curiosités de la ville. »

J’avais renvoyé mon affreuse vigilante ; le docteur me fit monter dans un excellent coupé anglais qui nous entraîna rapidement aux bords des larges canaux. Ce fut un coup d’œil magique et tout nouveau pour moi : les plus grands vaisseaux, chargés de toutes sortes de produits lointains, parcouraient ces profonds canaux sans jamais s’y entraver ; ils arrivaient ainsi avec orgueil jusque devant les magasins des riches commerçants qui les avaient frétés, et ils y déposaient leurs cargaisons.

Nous nous arrêtâmes sur la place du Marché, qui n’est en réalité qu’un pont très-large jeté sur un immense canal. On y arrive par une pente douce qui dissimule la forme du pont. La construction de quelques-unes des maisons qui l’entourent remonte à l’époque glorieuse où les Pays-Bas secouèrent le joug de l’Espagne ; la date est inscrite sur les tuiles vernies. Sur ce pont appelé place s’élève la statue d’Érasme, aujourd’hui en bronze. Le monument primitif, élevé à Érasme en 1672, avait été d’abord en bois, puis en pierre ; détruit par les Espagnols en 1672, il fut rétabli après l’indépendance de la Hollande, et c’est alors que s’éleva la statue en bronze qu’on voit encore aujourd’hui. Érasme est debout, vêtu d’une robe doctorale ; ses traits sont fins, sardoniques, et expriment la nature de son esprit. Je voulus voir la chétive maison où est né ce grand homme. Elle est située dans la rue de l’Église, près de la cathédrale ; on a mis sur la façade le portrait d’Érasme avec cette inscription :

Hæc est parva domus magnus qua natus Erasmus.

Érasme naquit à Rotterdam, mais il n’y vécut pas. Cette pauvre maison est celle où sa mère se cacha pour le mettre au monde. La destinée de ses parents rappelle sur plus d’un point celle d’Héloïse et d’Abeilard. Son père se nommait Gérard ; il aima, d’un de ces amours qui décident de toute la vie, la fille d’un médecin, nommée Marguerite : elle devint mère. Les deux familles ne s’entendirent point. Le père d’Érasme, persécuté par les siens, quitta la Hollande et se réfugia à Rome. On lui donna la fausse nouvelle que sa bien-aimée Marguerite était morte ; dans son désespoir il se fit prêtre. Mais bientôt il revint dans son pays ; il retrouva Marguerite vivante, et, ne pouvant l’épouser, il se consacra à élever son fils.

La peste frappa sa mère lorsque Érasme n’avait encore que quatorze ans. Son père ne survécut pas à sa douleur. Les tuteurs d’Érasme, ses parents, dissipèrent son bien et le contraignirent à prendre l’habit dans le monastère de Stein. On vit ainsi le fils d’Héloïse et d’Abeilard, qui se nommait Astrolabe, religieux dans un couvent de la Suisse.

Érasme, devenu célèbre par son esprit et son érudition, trouva moyen de rejeter à moitié le froc. Recherché par plusieurs papes, aimé par les souverains, qui alors protégeaient les arts en Europe, la science occupa sa vie plus que le sacerdoce. Cette vie est connue, nous n’en dirons rien ; pas plus que de ses ouvrages, dont le plus renommé est l’Éloge de la folie, satire piquante de toutes les professions, depuis celle de simple moine jusqu’à celle de souverain pontife. Les allusions les plus fines et les plus profondes sur les personnages du temps y abondent.

Léon X, que ce livre avait fort amusé, disait en riant : « Notre Érasme a aussi un coin de folie ! » Ce livre était dédié à Thomas Morus, grand chancelier d’Angleterre, qui le prôna et le répandit parmi tous les grands esprits d’alors. Holbein fit des dessins pour une magnifique édition du Traité de la folie, qui est devenu un des trésors des bibliophiles. Holbein était l’ami d’Érasme, et se plut à peindre bien des fois son portrait. C’est surtout en Angleterre qu’il se répandit ; il y en a plusieurs dans les galeries d’Hamptoncourt ; ils ont ce fini et cette vérité rigoureuse qu’Holbein donnait à ses œuvres. À Rotterdam, je n’ai vu de portrait d’Érasme par Holbein que celui qui est dans le cabinet de mon aimable docteur.

Tandis que je devisais avec lui sur ce grand homme dont s’honore Rotterdam, la voiture passait devant la Bourse, monument sans caractère, mais où un carillon retentissant sonne les heures de façon à assourdir les spéculateurs et à leur faire perdre leurs calculs.

Mais revenons à la cathédrale, voisine de la petite maison où Érasme vint au monde. Les murs de cette église sont couverts jusqu’à la voûte de peintures commémoratives d’un assez grand style. Ce sont des événements et des noms historiques, des armoiries, des dates de naissances et de morts. C’est là que sont inhumés les amiraux de Witt, Van Brakel et Kortenaer. Les états généraux de l’ancienne république batave ont élevé des tombeaux à ces trois grands hommes. Le docteur me fit remarquer le jeu d’orgues silencieux au-dessus de nos têtes, et qui est un des plus beaux qui existe.

De la cathédrale, nous allâmes au Musée. Là, comme au musée d’Anvers, je regardais au hasard les tableaux qui m’attiraient. Ainsi, dans une foule, les yeux s’arrêtent sur quelques visages qui frappent on ne sait pourquoi, tandis que le reste est inaperçu. Une descente de croix de Gaspar Graïger me toucha par son immense tristesse. Ce tableau est d’une touche originale qui ne rappelle ni Rubens ni Van Dyck. Comme contraste, voici une ronde d’enfants peinte par Albano. C’est un des chefs-d’œuvre de ce maître de la morbidezza, un délicieux tableau de chevalet qu’on voudrait avoir à soi : de beaux enfants, ou des Amours tout nus, forment une ronde sous deux grands rideaux de brocart vert drapés à larges plis, et au milieu desquels descend et se balance une lampe de forme antique formée par des mousses et des feuillages. Les poses des enfants ont une grâce toujours nouvelle et toujours variée. Quel modelé et quel coloris dans ces jolis bras et ces reins cambrés ! Ce sont toutes sortes d’enlacements naturels que l’art a saisis au vol. Un des enfants passe sa main entre ses deux petites jambes potelées, et la tend par derrière à l’enfant qui danse à côté de lui. Les yeux pétillent, les bouches rient, les jolies narines se dilatent, et les joues rondes sont couvertes d’un duvet de pêche.

Quelle candeur divine ! quelle délicatesse idéale dans cette vierge si belle de Moreelse ! On emporte le souvenir de ce visage dans le coin le plus pur de l’âme.

Le musée de Rotterdam possède un Murillo : ce sont trois enfants et un petit nègre d’un coloris chaud et vivant.

Je fus très-frappée par un portrait de vieille femme peint par Jean-Victor : c’est une tête pâle, méditative et souffrante, évoquant pour moi Mme Desbordes-Valmore, qui a fait de si beaux vers sur l’amour.

Rachel-Ruys, cette rivale souvent triomphante de Van-Huysum, a là une de ses toiles les plus mouvementées : ce sont des fleurs, des mousses, des insectes, des lézards frétillants, des escargots qui rampent sur des champignons vénéneux ; tout cela d’un fini et d’une vérité à défier la loupe.

Un grand tableau de Jordaens représente une corybante charnue, délirante, la tête ivre ; c’est une belle page de ce maître, que nous retrouverons si grand au Palais du Bois, à la Haye.

Je regarde à ma montre : il est près de trois heures, et je dis adieu aux tableaux en rappelant au docteur la visite et l’histoire qu’il m’a promises. Il donne un ordre au cocher et nous nous dirigeons vers le Boompjès, d’où je revois la splendeur de la Meuse couverte de ses grands vaisseaux.

« Avant de nous perdre dans les sinuosités du Plantage, me dit le docteur, laissez-moi vous montrer un coin pittoresque et caché de Rotterdam, dont votre peintre Descamps ferait un admirable tableau.»

La voiture quitta un moment le quai pour s’enfoncer à droite, et nous nous trouvâmes au bord d’un large et profond bassin aux eaux sombres, d’où s’élançait un vieux moulin à vent aux vastes ailes délabrées (le plus ancien sans doute des moulins à vent de la Hollande). Sur le bassin gisaient immobiles un vaisseau et quelques barques hors de service, et dont les mousses vertes envahissaient le chômage. Ces eaux stagnantes étaient entourées de quelques arbres malingres et de masures démantelées, sur le seuil desquelles des enfants jouaient, tandis que quelques vieilles femmes étalaient des nippes mouillées sur les bois ébréchés des contrevents et des portes : tout ici semblait mettre en oubli la symétrie et la propreté hollandaises. Ces femmes étaient presque en haillons, ces enfants étaient mal peignés ; on soupçonnait l’incurie au dedans de ces pauvres maisons : c’était comme un repaire de misère et de pauvreté juives, mais d’un grand effet et d’une harmonie saisissante. Le lieu et les haillons formaient un bel ensemble ; nos misères de la rue Mouffetard n’ont pas cette poésie-là.

En remontant en voiture, je regardai de nouveau à ma montre et je dis au docteur :

« Il est temps de me montrer vos deux héroïnes et de me conter leur histoire.

— Vous êtes précise et brève comme un adage latin, répliqua le docteur. Encore quelques minutes, vous serez satisfaite. »

La voiture roulait toujours à droite sur les bords de la Meuse, bordée d’habitations champêtres dont les fraîches avenues ombragent des eaux stagnantes ou courantes. Nous circulâmes en tout sens parmi ce labyrinthe de villas hollandaises, dont les allées et les canaux composent les promenades appelées le Plantage et le Chemin de Delfthaven. Le cottage anglais et la maison de campagne française ne sauraient donner une idée de ces retraites si complétement tranquilles, qu’enveloppe un silence assoupissant et glacé : ici, même au mois d’août et en plein midi, les insectes sont sans bourdonnement et semblent s’engourdir dans les fleurs ; les crapauds et les petites grenouilles vertes ne coassent pas sur les mousses et sur les nénufars qui couvrent entièrement ces eaux et auxquelles elles se confondent sans mouvement et sans bruit.

Rien de mélancolique comme ces bassins et ces canaux avec leur voile de verdure, et où se baignent les murs d’une fraîche maison enjolivée de sculptures de fantaisie et de couleurs vives : en regardant ces eaux plantureuses, on se sent, comme les murs qu’elles étreignent, enveloppé d’un manteau d’humidité. Des ponts élégants à balustres de cuivre reluisant, décorés de vases pleins de fleurs et de plantes grimpantes, sont jetés, des chemins publics ou des sentiers, à la porte des habitations, qui semblent s’élever au milieu d’un îlot. Parfois, des plantes aquatiques, relevées en espalier, montent jusqu’aux fenêtres du premier étage ; d’autres fois, ce sont des lierres qui prennent racine sur quelque langue de terre ferme et entourent la maison de leurs sinuosités.

Pas une de ces maisons n’est semblable, et pourtant toutes ont la même physionomie de calme, de propreté et de torpeur. La campagne du Midi est parfois silencieuse, sous l’intensité d’une grande chaleur ; ici, l’humidité, qui pèse, pour ainsi dire, sur l’atmosphère, produit un effet analogue. Cependant, quelques croisées ouvertes, laissant apercevoir des stores aux couleurs tranchées, des cages d’oiseaux, des lampadaires de fleurs ou un fragment de meuble et d’intérieur, répandent comme un sourire sur ces habitations si froides ; on devine qu’au dedans sont la pensée et la vie.

Le docteur me fit remarquer plusieurs détails d’ornementations puériles qui ornent les façades : tantôt ce sont des bas-reliefs de fleurs, de poissons ou d’animaux ; tantôt quelque beau marbre antique réduit en statuette badigeonnée ; tantôt des chinoiseries ou des idoles japonaises peintes en couleurs criantes. Après un quart d’heure de promenade à travers ces habitations étranges et qui me charmaient par leur étrangeté même (car tout voyageur est curieux de ce qui est inusité), nous nous trouvâmes en face d’une maison plus coquette et plus enluminée qu’aucune de celles qui m’avaient frappée jusque-là ; elle s’élevait pour ainsi dire du milieu d’une corbeille de fleurs dessinée par un grillage ovale en fer doré, sur lequel retombaient des plantes flexibles, tandis que d’autres montaient jusqu’aux fenêtres à balcons bombés d’un rez-de-chaussée exhaussé ; c’était d’un délicieux effet : cette corbeille sortait comme une nymphe antique d’un large bassin couvert de mousses et de plantes aquatiques. De la route où nous étions, un joli pont arqué traversait le bassin et aboutissait à la porte de la maison.

Ce pont était orné de chaque côté par trois petits piliers ronds, dont les deux premiers, du côté de la route, servaient de piédestaux à des groupes de moyenne proportion. Le groupe de gauche représentait deux jeunes filles se couvrant, craintives, d’un voile que leurs bras levés avec grâce tenaient tendu sur la tête, à la façon de Paul et Virginie s’abritant de l’orage ; le groupe de droite se composait d’une Vénus au visage enjoué et malin, désignant à l’Amour debout devant elle les deux jeunes filles qui tremblaient. L’Amour, dans la direction que lui montrait sa mère, tendait son arc avec gravité, en renversant en arrière sa tête frisée. Les autres piliers soutenaient quatre vases de formes antiques où se groupaient les plus belles fleurs de l’Asie, des lotus, des liliums, des cactus, des orchidées.

La porte d’entrée de la maison était en beau noyer sculpté, avec un marteau d’acier formé par deux mains unies : le couronnement de la porte, dit mascaron, se composait d’un vitrail de verre opale sur lequel s’enlaçaient et brillaient en relief un R et un M en bronze doré. Les quatre fenêtres du rez-de-chaussée, parallèles à la porte, étaient ouvertes et laissaient voir de beaux stores frémissants, tout éclatants de peintures, de fruits bizarres et de grands oiseaux de l’Inde, de la Chine et du Japon. Les fenêtres du premier étage et celles du second, que couronnait une toiture en terrasse d’où des fleurs s’échappaient encore, étaient entièrement closes ; mais tout à coup, lorsque notre voiture s’arrêta en face du pont, une des fenêtres s’ouvrit, et le docteur me dit : « Regardez ! » En même temps il baissa à demi le store de la voiture, et je vis deux femmes se pencher : l’une était vêtue de blanc et l’autre de bleu ciel ; toutes les deux étaient blondes, et à distance, malgré les altérations que je constatais déjà, je reconnus les deux femmes des portraits. Bientôt leurs voix se firent entendre.

« Ce sont eux ! ce sont eux ! » répétaient-elles avec de petits cris joyeux.

Et en quelques secondes la porte de la maison s’ouvrit, et nos deux héroïnes accoururent sur le pont. Le docteur descendit bien vite de voiture et détrompa leur joyeuse erreur ; il me nomma et me présenta. Elles rougirent légèrement, ce qui répandit sur leur visage comme un retour de jeunesse qui les fit pour un instant plus ressemblantes à leurs portraits. Elles étaient belles encore, mais de cette beauté déjà mûre qui fait songer au déclin : l’une, celle qui portait la robe bleue, la plus petite, aux cheveux d’un blond d’ambre, avait grossi et conservait de la fraîcheur, mais aux dépens de la distinction ; les traits se fondaient un peu trop dans l’ampleur des joues et du double menton.

L’autre, la blonde cendrée, habillée de blanc, était d’une maigreur maladive ; sa taille fine n’avait rien perdu de son élégance, mais ses mains amaigries étaient sillonnées de veines bleues dont les fins rameaux se détachaient sur la blancheur mate de la peau ; les mêmes veines entouraient les yeux et marquaient les tempes, sur lesquelles les cheveux appauvris descendaient encore en boucles soyeuses. Le nez était si mince qu’il en paraissait contracté, et les yeux si grands et si profonds que le regard y restait enfoui. Elle était plus étrange que belle ; elle se pencha comme un roseau au bras du docteur, et lui murmura à l’oreille :

« Eh quoi ! encore un jour d’attente trompée ! Oh ! c’est trop long ! Ils ne me retrouveront pas vivante ! »

L’autre dit d’un air aimable et gaiement :

« Vous êtes charitable, cher docteur, et, pour nous distraire de notre solitude, vous allez, ainsi que madame, rester à dîner avec nous. »

Nous étions sous le vestibule en marbre blanc, où pendaient quatre lampadaires de fleurs parfumées, au milieu desquels descendait une lampe en agate de forme antique, qu’on allumait le soir ; les parois du vestibule étaient recouvertes de tableaux chinois, japonais et indiens, peints tantôt sur miroir, tantôt sur bois verni, et tantôt sur ce papier friable, en pâte de riz, qu’on prendrait pour une blanche couche de neige ; ces derniers tableaux, d’une fragilité extrême, étaient encadrés sous verre. Des paysages, des ports de mer, des intérieurs d’habitation, des maisons de campagne, des pagodes, des assemblages de fleurs et d’oiseaux, des barques et des vaisseaux, des groupes d’hommes ou de femmes : tels étaient les sujets reproduits dans tous ces tableaux, chefs-d’œuvre bizarres de l’art asiatique.

Comme nous passions dans le vestibule, une grosse et vieille servante, à l’aspect robuste et dont la rotondité se tendait dans un tablier de toile blanche, se montra à droite, sur le seuil d’une porte ouverte qui me laissa apercevoir la vaste et belle cuisine dallée de pierres dures et tapissée de carreaux de faïence anglaise, blanche et bleue. Une riche batterie reluisante pendait sur les murs. Ces nombreux ustensiles de cuivre avaient des reflets d’or et de bronze florentin. La cheminée était large comme une cheminée de la Renaissance, et contenait un long tournebroche et plusieurs marmites ventrues ; à son manteau flottait un rideau coquet, blanc à fleurs bleues, en toile imprimée de Harlem. À côté de la cheminée était une fontaine à jet jaillissant, qui défrayait le lavage incessant de toute la maison. L’épaisse table de bois qui remplissait le milieu de la cuisine était d’une blancheur de marbre ; l’action réitérée du savon et de la pierre ponce avait effacé les pores du bois, durci à l’égal d’un métal. Du gibier, des volailles, de belles tranches de viande et quelques pyramides de fruits et de légumes, se dressaient sur cette table. Deux offices pour les provisions étaient en retour de la cuisine et s’ouvraient sur la façade de la maison, d’où l’on apercevait la Meuse.

La moins accablée de nos héroïnes, celle qui voulait nous retenir à dîner, dit quelques mots à la grosse servante ; puis nous montâmes le roide escalier aux marches et à la rampe en noyer ciré qui conduisait au parloir. Ici, il me faut encore décrire. Les deux héroïnes m’avaient fait asseoir sur une bergère en damas rose et blanc, à bois doré, et, tandis qu’elles causaient quelques instants à voix basse avec le docteur, qui m’avait dit : « Vous permettez ? c’est une consultation, » je considérais les objets puérils et gracieux entassés dans la pièce où nous étions. Mes pieds reposaient sur un moelleux tapis turc, où se déroulaient des versets du Coran. Une table ronde en mosaïque fond noir, et dont le pied était en bois de citronnier, soutenait une quantité d’albums et de keepsakes remplis de vues des Indes. Les deux fenêtres ne laissaient pénétrer qu’un jour voilé par les stores et embaumé par les fleurs amoncelées dans les lampes suspendues ; deux volières pleines d’oiseaux remplissaient l’embrasure des fenêtres. La cheminée, en marbre rose veiné de noir, était contournée comme un bois de fauteuil Pompadour ; sa tablette disparaissait sous une pendule, des vases et des flambeaux rocaille, et sous un amas de fantaisies disparates : des magots chinois, des cristaux de Bohême, des écrans japonais, des lotus desséchés sortant d’une poterie anglaise, des coffrets d’émail de Tahan, des bonbonnières en vermeil de Froment-Meurice, des stéréoscopes, et enfin deux miniatures encadrées d’or, réductions des deux beaux portraits de fiancés vus chez le docteur ; on ne suspendait point ces miniatures, parce qu’on voulait les voir et y toucher à toute heure. Un piano d’ébène incrusté de nacre était jonché de mélodies allemandes. Une mandoline en écaille reposait auprès de deux petits chevalets soutenant des dessins inachevés ; sur deux métiers à broder se tendaient des tapisseries commencées, d’un travail merveilleux.

Le meuble du parloir était comme la bergère où j’étais assise ; mais une foule de jolies chaises de toutes formes et de toutes couleurs gisaient çà et là. Sur la table à jeu reposait un échiquier chinois ; sur la table à thé, où s’ébattaient des oiseaux au vif plumage, d’exquises tasses du Japon s’étalaient sur trois lignes. Les murs du parloir, en stuc blanc bordé d’or, disparaissaient sous l’encombrement des étagères, chargées de curiosités dont le dénombrement est impossible, sous les toiles peintes, les pastels, les découpures en silhouettes et les tissages de cheveux formant des tableaux d’un très-mauvais goût ; la chevelure des bien-aimés avait servi à ces compositions sentimentales. Deux portraits au pastel représentaient encore les chères images, mais affadies, pour ainsi dire, par les teintes roses et bleuâtres et par un cercle de tulipes et d’œillets qui entourait les deux figures. Ces pastels étaient l’ouvrage des deux héroïnes ; les cinq premières années de la séparation s’étaient passées à les parfaire ; elles me les montrèrent avec complaisance.

« Voilà Georges, me dit la blonde cendrée.

— Voilà Guillaume, » ajouta la blonde aux cheveux d’ambre.

Je répliquai quelques-uns de ces mots qui lient bientôt les femmes ; car toutes se comprennent par l’amour.

Dans un angle du parloir était une petite porte, masquée par un rideau, qui conduisait au boudoir des deux amies ; c’est là qu’elles se retiraient pour écrire aux chers absents et pour y rêver dans la solitude en regardant le cours de la Meuse longtemps maudite qui les avait emportés, mais aujourd’hui bénie, car c’est sur ses eaux que glisserait le vaisseau qui les ramènerait. Là encore mille reliques du cœur étaient entassées. Nous rentrâmes dans le parloir.

« Allons, ma chère Rosée et ma chère Marguerite, leur dit le docteur, toujours un peu sardonique, en attendant le dîner, continuez de faire visiter votre maison à madame : c’est le musée de la fidélité. »

Rosée était la pauvre femme amaigrie par l’attente et le désir refoulé.

Marguerite était la femme vivace.

Je les suivis, tandis que le docteur se mit à lire les journaux du jour déposés sur un guéridon.

La pièce en face du parloir, et d’égale grandeur, servait de chambre aux deux amies. Elle était tendue de lampas bleu de ciel. Deux lits jumeaux en bois de citronnier étaient placés parallèlement ; ils avaient en face les deux portraits de Georges et de Guillaume, copies ou originaux de ceux que j’avais vus dans le cabinet du docteur, de sorte qu’au réveil, du fond des rideaux drapés aux colonnes torses qui soutenaient le ciel de lit, Rosée et Marguerite souriaient aux visages toujours jeunes et aimés de leurs fiancés. Ces portraits étaient les seuls ornements de la chambre : deux cabinets de toilette s’ouvraient sur le fond.

Nous montâmes au second étage : il se composait de deux pièces de dimension égale à celle que je venais de visiter, et de deux salles de bains dans leur dépendance.

« Voilà la chambre de Georges, me dit Rosée en me désignant la chambre de gauche.

— Et voilà celle de Guillaume, » ajouta Marguerite,

Chacune d’elles ouvrit une porte.

Je suivis d’abord Rosée, que son abattement rendait si touchante. La tenture de la chambre où nous entrâmes était verte, et jeta un reflet encore plus pâle sur le visage de l’affligée. Le lit était en bois d’ébène, surmonté d’un écusson d’argent aux chiffres enlacés des futurs époux : des panoplies d’armes européennes et asiatiques, un vaisseau en miniature, des instruments de navigation, une collection de pipes très-riches et très-rares avec de grands vases à couvercles remplis de tabac, des peaux de panthères formant tapis, furent les objets qui me frappèrent le plus.

« J’ai réuni ici, me dit Rosée, tout ce qui peut plaire à l’audacieux, sans compter un cheval arabe qui piaffe dans l’écurie de la ferme et qui l’attend : je veux fixer son esprit d’aventures qui, depuis tant d’années, l’éloigne de moi. Ceci sera ma chambre nuptiale ; ajouta-t-elle en rougissant un peu, ou peut-être ma chambre mortuaire, s’il tarde trop.

— Venez donc ! venez donc ! » me criait la voix sonore de Marguerite.

J’entrai dans l’autre chambre ; tendue d’un beau damas pourpre et sur lequel un lit de Boule se détachait éclatant. Deux armoires vitrées remplies de livres de voyages, d’historiens et de philosophes, couvraient le fond de la chambre ; des sphères, des instruments d’optique et de physique, des cahiers à dessiner étaient distribués sur les tables et les étagères ; je ne vis qu’une seule pipe orientale et quelques boîtes de laque pleines de fins cigares.

« Il est passionné pour l’étude, me dit Marguerite, il n’a voyagé que pour la science : je veux qu’il trouve ici, au retour, de quoi le fixer à jamais. Je suis sûre que nous aurons encore de longs et d’heureux jours, et j’ai mis mon orgueil à ce qu’il me retrouvât vivante et forte. »

Elles m’avaient parlé toutes deux comme certaines que le docteur m’avait conté leur histoire ; mais ce qu’elles me disaient était encore pour moi une énigme.

Nous continuâmes à monter l’escalier. Elles ne me montrèrent point les chambres des domestiques ni celles où le linge s’entasse dans des armoires de noyer contenant des chemises, des draps, des nappes et des serviettes de quoi suffire à plusieurs générations. Nous arrivâmes sur la terrasse couverte de vases de fleurs qui dominait la campagne : à droite, tout le panorama de Rotterdam se déroula à mes yeux ; devant moi c’était le cours majestueux de la Meuse et les plaines qui bordaient sa rive gauche ; derrière moi, les villas, les allées et les canaux du Plantage. Je ne me lassais pas de cette vue variée.

Un domestique indou en livrée bleue vint nous avertir que le dîner était servi.

Nous trouvâmes le docteur sur le seuil de la salle à manger. Il enjoignit à Rosée de manger et de reprendre des forces pour l’émotion prochaine ; la pâle jeune fille sourit avec béatitude à cette espérance :

« Oh ! vous croyez donc ?… dit-elle.

— Le vaisseau ne peut tarder plus de huit jours, reprit le docteur.

— À moins, ajouta Marguerite en riant, qu’ils n’aient fait naufrage ; oh ! ils le mériteraient bien !

— Tais-toi ! s’écria Rosée avec une sorte de terreur.

— Que feriez-vous donc si elle disait vrai ? répliqua leur caustique ami.

— J’en mourrais, répondit Rosée.

— Et moi, je me marierais tout de suite, reprit Marguerite.

— Vous êtes dans le vrai et dans le juste, lui dit le docteur ; mais mettons-nous à table et buvons à leur retour : je vous garantis qu’ils reviendront. »

La salle à manger était élégante et recherchée, comme le reste de la maison ; mais je ne lasserai pas mes lecteurs par une nouvelle description. On nous servit, suivant l’usage hollandais, des compotes et des sucreries, pour les mêler avec les viandes et les volailles ; je les mangeai séparément, et de cette façon les plats sucrés me parurent des entremets exquis ; ils étaient en profusion. Au dessert, on couvrit la table de paniers en verres de Bohême et de petites corbeilles en poterie de Dresde argentée et bronzée, dans lesquelles brillaient en pyramides des primeurs et des raretés de tous les pays. Je me récriai sur le luxe des raisins d’Espagne, des ananas des Antilles et des figues fraîches de Provence.

« Suivez-moi, me dit le docteur, et vous verrez qu’il y a ici de quoi allécher et tenir à jamais en cage les deux vert-verts les plus sensuels. »

Il ouvrit une porte de la salle à manger qui donnait sur une belle office en marbre blanc, où s’élevaient des étagères de noyer alignées comme les tablettes d’une bibliothèque. En place des livres entassés, c’étaient des flacons de liqueurs et de conserves, des pots de confitures, des boîtes de pistaches, de dattes, de pâtes, de fruits secs et de nougats ; puis des batteries de saucissons, de boutardelles, de petits jambons fumés, des bottes de fromages, etc., etc. D’autres planches soutenaient les provisions de fruits de tous les climats ; d’autres, celles des sucres et des épices ; d’autres encore, de petits bocaux pleins d’olives, d’anchois, de thon mariné, de piments et de condiments au vinaigre, et quelques-uns de clous de girofle, de bois de cannelle, et de gousses de vanille pour parfumer les crèmes, les compotes et les poudings. La brise qui soufflait de la Meuse soulevait les stores de toile écrue des deux fenêtres de l’office et y répandait un air vivifiant et conservateur.

Nous montâmes au parloir pour prendre le café, dont le docteur me fit remarquer l’arôme de pur Moka ; puis nous causâmes littérature et musique. En musique, le goût des deux amies se limitait à Schubert, dont elles savaient tout le répertoire par cœur : Marguerite préférait les mélodies les plus vives, Rosée les plus attendries ; elles chantaient toutes deux avec pureté et méthode, mais d’une façon un peu froide. Thomas Moore et Lamartine étaient leurs poëtes de prédilection ; elles y puisaient des langueurs qui berçaient et endormaient leur amour, et l’empêchaient de devenir tempêtueux. Parfois elles s’essayaient elles-mêmes à mettre leurs larmes en vers, Rosée en français, Marguerite en hollandais. C’était une poésie vague et molle comme les brumes de la Meuse, et où l’image ne naissait jamais de la réalité. Elles aimaient passionnément les romans, mais surtout les romans allemands, suédois et anglais ; l’étude et la glorification du home les captivaient comme un exemple attrayant et une chère espérance. Des romans français, elles n’avaient voulu connaître que les œuvres de sentimentalité pure. Quant aux livres si profondément psychologiques de notre grand Balzac, elles hésitèrent longtemps à les ouvrir, et Marguerite seule s’y aventura dans un jour de dépit et de révolte où une lettre attendue du bien-aimé n’arrivait pas ; elle puisa dans la lecture de ces études si fortes et si vraies comme un esprit nouveau, qui établit entre elle et Rosée une sorte de dissidence de pensée.

C’est depuis ces hardies lectures que le docteur trouva Marguerite plus alerte et tout à fait décidée à en finir avec l’attente : il est vrai que cette attente avait duré quinze ans !

Quand nous nous séparâmes, j’embrassai les deux amies et leur souhaitai du fond du cœur tout le bonheur auquel leur patience amoureuse leur donnait droit.

À peine me retrouvai-je dans la voiture du docteur, que je lui dis avec une sorte de vivacité impérative :

« Eh docteur, leur histoire ?

— Dites-moi d’abord, répliqua-t-il en riant, comment vous les trouvez.

— Charmantes, mais un peu monotones, répondis-je bien vite pour en finir ; la tristesse et l’inaction les enveloppent et les endorment, comme les nénufars et les mousses font de ces eaux engourdies qui entourent leur maison ; mais il m’a semblé que Marguerite protestait et revenait à la vie.

— Oui, elle est sauvée, répliqua le docteur, qui faisait à la fois une étude morale et médicale sur les deux aimantes filles. Quant à Rosée, il se pourrait bien qu’il fût trop tard, comme elle le pressent. »

La voiture allait si vite, que nous avions déjà franchi le Bompjès ; nous glissions dans les rues de Rotterdam, éclairées par les fanaux où les lanternes à bec de gaz qui se reflétaient dans les canaux et en miroitaient la surface ; la lune se jouait dans le feuillage des arbres et dans les voilures des grandes barques et des navires. Tout en remarquant l’aspect fantastique de la ville, je ne cessais de répéter :

« Allons, docteur, commencez ! »

La voiture s’arrêta. Nous venions d’arriver chez le đocteur.

« Regardez d’abord ces deux maisons, me dit-il, celle à côté de la mienne et celle en face, sur l’autre rive du canal.

— Elles sont parfaitement closes, répondis-je ; et je n’y aperçois aucune lumière.

— C’est bien, voilà mon dernier atermoiement : et maintenant je commence. »

Trois minutes après, nous étions installés dans le cabinet du docteur, assis sur deux fauteuils délectables : le mien était placé en face des quatre portraits, et le sien leur tournait le dos. Des charbons incandescents brûlaient dans la cheminée, parfumés par quelques branches de genièvre.

La table à thé placée entre nous deux était surchargée de tasses, d’un réchaud à l’esprit-de-vin et de pyramides de gâteaux croquants. Je jetai un regard furieux sur ce nouvel intermède et je dis au docteur :

« Je m’oppose à ce que vous savouriez une seule goutte de votre thé vraiment chinois avant que votre récit soit terminé.

— Je commence, » répéta-t-il en s’allongeant dans son fauteuil

En 1840, la maison, aujourd’hui close, que vous venez de regarder à côté de la mienne, était ouverte et comme illuminée, durant une belle soirée de juin. Les domestiques en livrée allaient et venaient de la porte d’entrée à la porte du salon, introduisant des hommes et des femmes en toilette de fête. Ce n’était pas un bal qui se donnait chez le seigneur Van Hopper, un des plus riches armateurs de Rotterdam : c’était une soirée de fiançailles où le double contrat de sa fille Marguerite et de sa pupille Rosée Van Mayer allait être signé. Rosée, à qui sa blancheur légèrement colorée avait fait donner ce nom d’une de nos femmes peintres célèbres, perdit sa mère fort jeune encore ; Marguerite n’avait jamais connu la sienne. Le père de Rosée mourut qu’elle n’avait pas douze ans ; il confia l’orpheline à son ami l’armateur Van Hopper, qui fit élever sous ses yeux ses deux filles, comme il les appelait, par une institutrice anglaise romanesque. Van Hopper n’avait d’autre soin que de leur amasser des millions, et savourait avec orgueil le bonheur de les voir croître en instruction et en beauté. Rosée et Marguerite étaient si parfaitement belles de quinze à dix-sept ans, qu’elles furent surnommées, à l’unanimité des voix aristocratiques et populaires, les deux jolies filles de Rotterdam.

Jugez du contentement et de l’ivresse du père, quand il découvrit que ces deux adorables créatures étaient recherchées et aimées par les deux plus beaux, par les deux plus riches et par les deux plus intelligents garçons de Rotterdam ; ils demeuraient justement en face, dans l’autre maison aujourd’hui fermée ; fils de deux sœurs restées veuves très-jeunes, ils furent d’abord élevés sous la direction de leurs mères, dont ils étaient tout l’amour, toute la passion ; puis ils terminèrent leurs études à l’Université de Leyde, où nous nous liâmes d’une amitié fraternelle qui dure toujours.

Comme vous le voyez par leurs portraits, ils avaient à cette époque quelque chose qui fascinait et imposait la sympathie universelle : dans leur regard éclatait cette belle flamme orientale, signe caractéristique de la grande race juive. C’était une transmission lointaine, car eux étaient issus de parents chrétiens ; mais le mélange des Bataves et des Juifs s’est opéré en Hollande par tant d’unions ostensibles ou clandestines, qu’on ne saurait déterminer l’influence du sang inconnu des aïeux. Seulement, je crois que c’est à ce mélange heureux que nous devons ce qu’il y a d’imagination, de force et d’originalité dans notre nation.

« Vous avez aussi du sang juif dans les veines ? dis-je au docteur.

— Je le pense, » répliqua-t-il. Puis il poursuivit : Georges et Guillaume s’éprirent bientôt de Rosée et de Marguerite, avec cette chaleur de sang et cette âpreté de volonté qui caractérisent les Orientaux. Quand ils parlaient d’elles, on aurait cru, aux images brûlantes dont ils se servaient, qu’ils célébraient la beauté de la Sulamite. Nous n’avions connu à Leyde que quelques jeunes filles vulgaires ; aussi la beauté, les costumes poétiques et la distinction de Rosée et de Marguerite en firent-elles pour mes amis comme une apparition fantastique qu’il fallait saisir, sous peine de ne jamais plus la rencontrer dans la vie. Ils avaient à peine tous deux vingt-trois ans ! Ce fut la seule objection que leur fit l’excellent Van Hopper contre un mariage immédiat. Cette objection parut inexplicable aux jeunes filles, qui finirent par gagner le bonhomme en le raillant tendrement de redouter dans sa maison l’aspect de la jeunesse.

Quant aux mères de Guillaume et de Georges elles furent bouleversées jusqu’au fond de l’âme de la passion de leurs fils. À peine avaient-ils fini leurs études, à peine revenaient-ils sous leur toit, à peine allaient-ils enfin leur appartenir, que les ingrats qu’elles avaient formés de leur sang, nourris de leur lait, soignés de leurs veilles, et pour lesquels elles s’étaient vieillies et enlaidies avant l’âge, n’avaient plus d’yeux et de cœurs que pour deux étrangères ! Pour comprendre tous les mauvais sentiments qui fermentèrent dans ces cœurs délaissés, il faut connaître la jalousie féroce des mères, et l’avoir étudiée sur le vif comme je l’ai fait.

J’ai donné autrefois des soins à un jeune homme épileptique, doué d’une intelligence qui aurait pu devenir du génie sans la maladie fatale. Il aimait une femme qui l’idolâtrait, et près de laquelle il trouvait l’apaisement et presque la cessation de son mal ; mais la mère du malade redoutait l’empire bienfaisant que cette femme supérieure et belle prenait sur son fils ; elle l’en détacha violemment pour le rejeter dans de grossières amours qui, pensait-elle, lui laisseraient la liberté de son cœur pour n’aimer qu’elle, la mère jalouse. Le mal revint et lui tua son fils.

Les deux veuves se demandèrent entre elles ce qu’elles pourraient faire pour enchaîner leurs enfants rebelles à leur giron ; toutes leurs représentations et toutes leurs tendresses avaient échoué contre la fougue de ces jeunesses passionnées. J’avais été mandé de Leyde, où j’achevais quelques études de zoologie, pour assister aux délibérations maternelles, et pour être en définitive de la fête des fiançailles. Je me rangeai sans balancer du parti des fils ; jeune comme eux, comment n’aurais-je pas applaudi à leur entraînement ? Mon seul regret caché était qu’il n’y eût pas une troisième jolie fille de Rotterdam qui me fît faire la même douce folie qu’allaient commettre mes amis.

Les deux mères, se trouvant sans auxiliaires, semblèrent prendre leur parti et consentir au bonheur de leurs fils ; elles avaient bien pour Marguerite et Rosée des allures aiguës que les étrangers remarquaient, mais que leur joie naïve et absorbante empêchait les quatre amoureux d’apercevoir. Enfin le jour des fiançailles et de la signature des contrats arriva, et tout ce qui comptait dans Rotterdam fut convié à cette fête.

Telles que vous les voyez, elles et eux, dans ces portraits faits par un grand peintre, vous pouvez vous les figurer dans le salon de l’heureux Van Hopper ; leurs costumes étaient les mêmes dans tous les détails que le pinceau a fixés sur ces toiles. Un murmure d’admiration accueillit ces deux couples si beaux quand ils apparurent à l’éclat des lumières.

Les deux mères veuves se firent attendre. Elles arrivèrent enfin dans une toilette austère et surannée qui surprit toute l’assemblée : elles portaient une espèce de douillette en soie marron sur laquelle se drapait un long mantelet noir en dentelle ; leurs cheveux grisonnants, coupés ras, disparaissaient sous les plaques d’or des Frisonnes, que l’on voit encore sous le chapeau français à quelques matrones d’Amsterdam. Les deux mères avaient mis sur cette coiffure rigide un bonnet orné de plumes blanches. On les regarda avec étonnement ; on se demandait si elles avaient voulu jeter un défi à l’élégance parisienne de toutes les femmes qui étaient là réunies.

Mais bientôt on les oublia pour ne plus contempler que les beaux fiancés. Les anneaux avaient été échangés, on lisait les contrats, qu’ils écoutaient distraits pour se parler à voix basse et s’entre-regarder. Les deux veuves avaient laissé une clause en blanc dans ces contrats, sur ce qu’elles donneraient à leurs fils, déjà très-riches de l’héritage de leur père : mais la fortune de leur mère était au moins équivalente.

« De notre chef, dirent-elles à l’unisson, nous ne donnerons rien pour ces mariages prématurés, jusqu’au temps où notre vaisseau, qui part dans huit jours pour les Indes, sera de retour et nous apportera, soit un accroissement, soit un déficit de fortune. »

Les jeunes gens n’avaient rien entendu ; le bon Van Hopper, seul, se regimba et ordonna qu’on laissât la clause en blanc, ajoutant qu’il pensait bien que les mères se raviseraient avant le jour du mariage, fixé à huitaine. Lui, il donnait toute sa fortune à sa fille ; et à sa pupille il remettait le patrimoine de ses parents, qu’il avait doublé par son labeur.

Les contrats signés, les deux mères sortirent ; ce fut le signal de la gaieté : on passa la nuit dans les danses, qui ne furent interrompues que par un souper somptueux.

Toute fête prolongée entraîne une lassitude d’âme et de corps qui produit un lendemain d’ennui. Georges et Guillaume avaient dansé la veille avec tant de frénésie, ils avaient ressenti des émotions si vives auprès de leurs fiancées et bu tant de vin de France, qu’ils éprouvaient à leur réveil un accablement et une fatigue qui ressemblaient à un commencement de maladie. Les bonnes mères accoururent comme effrayées dans la chambre qu’avaient voulu occuper ensemble leurs deux fils, afin de pouvoir parler à toute heure de leur amour et des perfections idéales de leurs fiancées.

Ce furent alors des exclamations de tendresse et des épanchements de craintes maternelles. Quel chagrin et quel souci abattaient à ce point leurs chers enfants ?

« Nous en voulez-vous, s’écriaient les deux veuves, de nous être abstenues de toute donation dans le contrat ? Nous avons dû vous paraître bien avares et bien méchantes, tandis que nous n’étions qu’exclusives. À vous, mais à vous seuls dès aujourd’hui toute notre fortune. Mais pourquoi si vite nous déshériter de votre tendresse et enchaîner votre liberté ?

J’étais arrivé auprès de mes deux amis pendant que les deux veuves parlaient de la sorte, et j’admirai par quel génie d’intuition leur amour jaloux pour leurs fils et leur haine envieuse envers leurs jeunes brus leur avait fait deviner le point saisissable de l’imagination de Georges et de Guillaume ; elles continuèrent :

« La liberté, c’est la grandeur de l’homme, son ivresse, son bonheur ; pourquoi vous interdisez-vous comme des femmes les horizons qui vous étaient ouverts ? Non, certes, nous ne sommes point des mères égoïstes et jalouses comme on voudrait vous le faire croire ! Cet or, auquel vous pensez que nous tenons, nous l’avions amassé en prévision de vos désirs et de vos fantaisies ! Quand nous vous vîmes grands et beaux, intelligents et audacieux, nous pensâmes : Ils sont appelés à parcourir le monde, à exercer partout leur ascendant et leurs séductions ; nous entrevoyions pour vous une jeunesse d’aventures glorieuses dans les beaux pays qu’éclaire le soleil, et non une vie taciturne et morne sous nos brouillards hollandais. Oh ! nous, vos mères, nous aurions su attendre et nous résigner ; nous comprenons ce qu’il faut de mouvement et d’espace à votre ardente jeunesse. Mais l’égoïsme des vierges est sans pitié ; elles veulent vous éteindre et vous enchaîner avant l’heure. Il en eût été bien temps quand vous auriez eu trente ans et que vous auriez épanoui votre âme sous des cieux plus riants. Voyez tous les grands hommes de notre pays : se sont-ils rivés à cette terre plate et monotone ? Ils doivent leur génie aux voyages lointains, au contact de leur esprit avec tous les esprits éminents des autres nations ! Croyez-vous qu’ils se seraient élevés si, à vingt ans, ils avaient claquemuré leur jeunesse dans un fromage de Hollande, une jupe de femme et un berceau d’enfant ? »

J’écoutais ébahi les deux mères, et me rappelant mes auteurs classiques, je me demandais si, à l’exemple de certains procédés des épopées antiques, quelque Dieu malfaisant ne parlait pas en ce moment par leur bouche ; à coup sûr un être surnaturel, voulant diriger la destinée de Georges et de Guillaume, leur soufflait ces arguments si étrangers à leur habitude de penser. Quoi ! ces mères aimantes et craintives voulaient éloigner leurs fils ! Quoi ! ces femmes ordonnées et casanières comme des piles de linge prêchaient presque à ces imaginations inflammables la dissipation et les aventures !

Pour comprendre à quel point ce langage devait agir sur la tête un instant alourdie de mes deux amis, il faut que vous sachiez que, durant nos études à Leyde, nos plus grands excès dans nos longues veillées d’hiver avaient été une suite de projets indomptés de pérégrinations à travers le monde ; tout en fumant nos longues pipes et en buvant à petits coups la bière noire ou le genièvre, nous voyagions à travers ces contrées du soleil, dont quelques gouttes de sang juif égaré dans nos veines nous avaient infusé l’amour. L’Orient nous appelait, comme jadis les croisés : c’était là-bas qu’était notre patrie, notre terre promise ou plutôt perdue qu’il fallait retrouver ! Et remarquez que ce n’est point là seulement l’aspiration individuelle de quelques jeunes cerveaux échauffés par leurs rêves : en Hollande, cet amour de l’Orient et des contrées lointaines a fait la grandeur de la nation même et son caractère propre. Que serions-nous aujourd’hui, si nous nous étions bornés aux desséchements de nos marais ? un petit peuple agricole et stationnaire comme la Suisse. Ce qui a fait notre renommée et notre poésie, ce sont nos vaisseaux sillonnant les mers et fondant en Asie des colonies puissantes.

Suivant la diversité des vocations, les uns ont cherché la fortune et la gloire dans ces tentatives périlleuses, d’autres ne leur ont demandé que le mouvement et une vie plus riante. Quitter un climat glacé pour des rives brûlantes ; des fleurs et des fruits sans saveur pour tous les parfums enivrants ; des femmes froides, aux costumes disgracieux, pour des bayadères et des almées ; le connu et le banal, pour l’inconnu et l’inusité : voilà plus de mirage qu’il n’en fallait pour attirer et donner le vertige à des imaginations d’étudiants ! Nous en étions venus, durant nos veillées de Leyde, à circonstancier nos rêves comme on fait des réalités ; nous analysions à l’avance nos émotions dans ces contrées presque fabuleuses ; nous nous décrivions ces contrées elles-mêmes, leurs paysages, leurs monuments. Nous les parcourions tantôt pour les étudier en érudits, tantôt pour en jouir en aventuriers. Moi seul, le rêve épuisé sous toutes ses formes, je me décourageais parfois en pressentant l’impossibilité de le réaliser : j’étais sans fortune, et, mes études achevées, je devais songer à prendre un état sédentaire et non à courir les mers. Mais Georges et Guillaume se récriaient à mes objections : n’étaient-ils pas riches tous deux ? Avant un an ils fréteraient un grand navire et m’emmèneraient avec eux vers le pays de nos âmes.

À leur retour sous le toit maternel, ces rêves furenț subitement interrompus par la fascinante apparițion des deux jolies filles de Rotterdam. Le canal qui sépare les deux maisons se remplit alors de l’attraction qu’avait eue pour Georges et pour Guillaume l’immense Océan ; les chaudes brises des Indes soufflaient désormais dans les arbres du Nord qui bordent ces eaux tranquilles ; le soleil, la beauté, l’enivrement étaient là derrière ces stores tour à tour levés et baissés par les blanches mains de Rosée et de Marguerite. Moi-même, en voyant leur félicité, j’oubliais nos projets de voyage et je désirais pour moi un bonheur semblable à leur calme bonheur.

Mais, à mesure que leurs mères avaient parlé, je surpris dans leurs regards et je sentis en moi comme un tressaillement et un réveil des rêves endormis. Georges et Guillaume s’étaient soulevés sur leur lit ; ils avaient secoué leurs belles têtes, et ils avaient dit comme à l’unisson :

« Eh quoi ! ma mère, nous aurions pu partir tous les trois et parcourir le monde ?

— Mais sans doute, avaient répondu les deux veuves ; n’êtes-vous pas libres ? libres de votre fortune et de vos actions ; et pensez-vous que nous eussions la tyrannie d’enchaîner vos penchants ? La femme faible doit subir le vouloir de l’homme fort : à nous le foyer, à vous le monde ! Si elles vous aimaient comme vos mères vous aiment, ces deux étrangères que vous nous préférez, elles vous auraient dit : « Suivez votre instinct, satisfaites votre destinée, dépensez au loin votre belle jeunesse. Nous saurons attendre, nous attendrons, car le véritable amour est patient jusqu’à la mort ! »

Nous attendrons ! Ce mot vibra comme un clairon dans le cœur de Georges et de Guillaume, tandis que leurs mères parlaient. Et en effet, pourquoi n’attendraient-elles pas un ou deux ans, les deux belles jeunes filles, tandis qu’ils iraient satisfaire leurs rêves ? Puis ils reviendraient près d’elles ; ils seraient alors meilleurs maris, sans le tourment et le regret des désirs inassouvis.

Les deux veuves comprirent aux regards et à l’inflexion de voix de leurs fils qu’elles avaient frappé juste, et, comme si elles craignaient de peser sur leur décision, elles s’éloignèrent avec une habileté calculée.

Aussitôt Georges et Guillaume, tout en s’habillant avec rapidité et semblant renaître à une vie nouvelle, s’écrièrent en se tournant vers moi :

« Elles ont raison ! qu’en penses-tu ? »

Interpellé quand j’étais moi-même assailli par le retour de nos rêves oubliés, je répondis par ce mot de doute :

« Il faut voir !

— Eh bien ! dirent-ils, allons sur l’heure voir le beau navire que nos mères ont fait fréter. »

Nous sortîmes marchant d’un pas rapide, comme trois écoliers émancipés. Ils n’osèrent regarder du côté de la maison de l’excellent Van Hopper : ils tremblaient d’apercevoir Rosée et Marguerite. Leur cœur n’était pas bien sûr de ce qu’il voulait. À vingt ans, le cœur de l’homme est encore enfant ; sa mobilité est cruelle sans s’en douter. Nous arrivâmes sur les bords d’un large canal où s’étalait orgueilleusement le grand vaisseau des veuves, qui, dans huit jours, devait partir pour les Grandes-Indes. C’était un superbe navire marchand, ressemblant à un vaisseau de guerre. Sa cargaison était faite ; l’équipage au complet était sur le pont, prêt à la manœuvre. Le capitaine, jeune, gai, aventureux, avait déjà fait plusieurs fois le voyage qu’il allait recommencer ; il nous conta des merveilles sur ces terres qui l’attiraient toujours. Nous descendîmes dans les cabines : elles étaient spacieuses et élégantes ; le capitaine avait presque un appartement complet, un salon, une chambre à coucher et un boudoir. Si M. Georges et M. Guillaume, les deux jeunes maîtres du navire, avaient voulu faire la traversée, cet appartement eût été pour eux ; on y aurait bien vite transporté leurs livres, leurs armes, tout ce qui les entourait dans leur vie ordinaire, disait le capitaine.

Georges et Guillaume tressaillirent : il semblait que cette nouvelle voix tentatrice avait deviné leurs combats intérieurs.

Le capitaine voulut nous garder à déjeuner. Comme le temps était superbe, on dressa la table sur le pont, sous une tente orientale. Les marins entonnèrent un chœur national pendant que nous portions des toasts. Le capitaine dit à son tour, en levant son verre : « À vos amours, messieurs ! » Georges et Guillaume n’osèrent boire à leurs belles fiancées.

La journée était déjà fort avancée quand mes amis rentrèrent chez eux. Cette fois-ci ils ne purent éviter de regarder la maison de M. Van Hopper : car Rosée et Marguerite, accoudées à une fenêtre toute grande ouverte, ne détachaient pas leurs yeux de la rive opposée. Il y a dans le regard qui nous cherche, ou qui s’arrête obstinément sur nous, une attraction qui nous force à y répondre ; aussi Georges et Guillaume tournèrent-ils involontairement leurs yeux vers les deux jeunes filles qui leur souriaient et les appelaient du geste, tandis qu’un domestique à la livrée des Van Hopper accourait vers nous et disait à mes deux amis que ses maîtres les attendaient et étaient inquiets de ne pas les voir arriver. Ils se dirigèrent aussitôt vers la porte de la maison de leurs fiancées, où je les laissai.

« Que leur dire ? murmurait Guillaume inquiet, Guillaume, l’amoureux de Marguerite, le plus frêle des deux et le plus aimant.

— Eh ! parbleu, que nous venons de visiter le vaisseau, répliqua Georges avec une sorte d’âpreté.

— Et après ? dit l’autre.

— Après, je m’en charge, » reprit le fiancé de Rosée, tandis qu’ils entraient dans le salon où les deux jeunes filles les attendaient et leur tendirent leurs bras dans leur naïve inquiétude.

La voix de Van Hopper se fit entendre la première :

« Eh ! quoi, dit-il aux deux jeunes gens, le lendemain des fiançailles, vous allez courir par la ville au lieu de vous rendre ici ?

— Nos mères, reprit Georges assez effrontément, nous ont demandé d’aller visiter leur beau navire qui va partir pour les Indes : fallait-il leur résister et les irriter encore ?

— Non, non, repartit Marguerite en riant ; seulement vous pouviez nous proposer cette promenade et nous emmener avec vous.

— Ce n’était point là notre place, répliqua Rosée ; ils ont bien fait d’aller seuls et d’obéir à leurs mères. »

Elles acceptaient toutes deux, avec cette touchante candeur qu’ont les femmes qui aiment pour la première fois, l’explication qui leur était donnée : un doute n’entra pas dans leur cœur. On prête à tort aux femmes un esprit inné de finesse et d’astuce ; ce n’est que plus tard, quand elles reconnaissent que nous les avons trompées nous-mêmes, qu’elles acquièrent cette duplicité dont nous accusons injustement leur nature.

Van Hopper intervint dans la conversation :

« J’approuve, dit-il, votre visite à ce vaisseau ; c’est une occasion toute naturelle de parler à vos mères de leur fortune et de les faire revenir sur la singulière abstention qu’elles ont eue hier à votre égard, à propos du contrat. Votre fortune personnelle est suffisante ; mais enfin ce serait folie de ne point vous assurer celle de vos mères, qui pourraient bien, ajouta-t-il en riant, se remarier. »

Cette supposition éveilla l’hilarité des jeunes filles et de Guillaume. Quant à Georges, s’emparant diaboliquement du prétexte que lui offrait Van Hopper, il répliqua :

« Nos mères ont compris d’elles-mêmes leur injustice d’hier et sont prêtes à la réparer. «Tous nos biens sont à vous, » nous ont-elles dit ce matin.

— Excellentes femmes ! murmura Van Hopper attendri.

— Mais elles y mettent une condition, ajouta Georges, que Guillaume ne secondait point, car devant la beauté radieuse de Marguerite, il se sentait combattu et ne songeait plus à la quitter.

— Laquelle ? s’écria Rosée, que Georges n’osait regarder.

— Elles auraient voulu, reprit-il résolûment, nous voir partir nous-mêmes sur ce navire pour aller liquider leur maison à Batavia et revenir ici un an après.

— Voilà qui est, j’espère bien, impossible ! dit Marguerite en riant.

— Eh ! eh ! petite, c’eût été pourtant fort raisonnable, reprit Van Hopper, et si, au lieu d’attendre le lendemain du contrat, ces judicieuses dames m’avaient fait part de leur intention il y a huit jours, je n’aurais pas dit non. Un an est bien vite passé et à votre âge on peut attendre un an, quand on s’aime.

— Voilà justement ce que disaient nos mères, ajouta timidement Guillaume.

— Vos mères n’aiment point ! s’écria avec impétuosité Marguerite.

— Nos mères sauraient souffrir et attendre, dit Georges, et nous garder tout leur amour !

— Eh quoi ! vous consentiriez à partir ? murmura Rosée avec terreur et en devenant très-pâle.

— Ceci n’est qu’une supposition, repartit Van Hopper : ainsi, trêve d’inquiétude. »

Il y eut une halte de quelques secondes de silence, pendant lesquelles Georges se monta à la lutte.

« Voyons, reprit-il, si nos mères exigeaient ce voyage dans les Indes pour nous assurer toute leur fortune, ne trouvez-vous pas qu’il serait courageux à nous de consentir ? Ce serait un sacrifice.

— Dont nous ne voulons pas, répliqua Rosée.

— Ou que nous partagerons, dit vivement Marguerite ; nous voilà fiancés et bientôt mariés, nous pouvons vous suivre partout.

— Halte-là, fille ingrate ! s’écria Van Hopper ; j’étais heureux de mettre deux enfants de plus dans ma maison : c’était du mouvement et de la vie ajoutés à ma vieillesse ; mais au lieu de cela vous perdre, vous, mes deux vrais enfants, faire la maison vide et silencieuse ! C’est donc ma mort que vous voulez ! »

Le vieillard s’affaissa sur un fauteuil et couvrit son visage de ses mains.

Rosée l’embrassa la première et lui dit :

« Cher père, nous saurons attendre et souffrir s’il le faut ; mais vous faire souffrir, vous quitter, jamais ! »

Georges s’approcha :

« Vous êtes résignée et forte. Rosée ; voilà bien comme la femme doit être.

— Mais que veut dire tout ceci ? reprit impérieusement Marguerite ; Georges ! Guillaume ! voulez-vous sérieusement nous quitter ?

— Nous voulons, répliquèrent-ils tous deux, vous faire plus riches, plus brillantes, plus heureuses !

— Le bonheur n’est pas là, repartit Marguerite ; soyons heureux toujours comme nous l’étions hier, et cessez ce jeu cruel.

— Oh ! bien cruel, » murmura Rosée, dont les larmes baignaient le visage.

Van Hopper les pressa toutes les deux sur son cœur.

« Allons, allons, chères filles, un peu de courage, et laissez à vos fiancés leur libre arbitre : il faut qu’ils se déterminent d’eux-mêmes. Un amour comme le vôtre ne s’abaisse point à la prière, » ajouta-t-il avec fierté.

Puis, se tournant vers Georges et vers Guillaume :

« Bonsoir, mes amis ; la nuit porte conseil : vous nous reverrez demain après avoir mieux réfléchi. »

Nos deux héros éprouvèrent une sorte d’allégement du congé que leur donnait Van Hopper ; car ils ne savaient plus quelle contenance tenir.

À peine furent-ils sortis que Rosée et Marguerite éclatèrent, la première en sanglots, l’autre en reproches. Le bon Van Hopper ne parvenait pas à les calmer ; quoiqu’il fût tenté de pleurer et de se plaindre avec elles, il les rappela aux sentiments de la pudeur et de la résignation, qu’on prêche toujours aux femmes :

« Que diraient les puritaines de Rotterdam et les jeunes filles jalouses de vous, si elles vous voyaient si ardentes à accomplir votre mariage, et que diraient mes compétiteurs d’affaires et de fortune, si je négligeais d’assurer sur vos têtes l’héritage des mères de vos maris ? Ils me traiteraient de vieux fou. »

Marguerite et Rosée continuaient à protester et à gémir.

« Êtes-vous donc si malheureuses auprès de moi, que vous redoutiez tellement d’y passer sans eux encore un an ? » reprit un peu rudement Van Hopper. Tenez, ne pleurez plus, car vous ne savez pas l’effet que cela me fait ; j’irais volontiers les jeter tous les deux dans le canal. D’ailleurs votre douleur est peut-être en pure perte : il n’est pas certain qu’ils partiront.

— Oh ! je vois bien qu’ils en ont le désir, répliqua Marguerite, et un désir bien grand, car il est plus fort que leur amour.

— S’il en est ainsi, qu’y pouvez-vous, chères filles ? reprit Van Hopper ; le désir de l’homme est impérieux et ne cède point aux larmes de la femme : comme vous les avez vus résister à leurs mères pour vous aimer, vous les verrez vous résister et partir, si tel est le désir nouveau qui s’est emparé de leur cœur.

— C’est qu’alors ils ne nous aiment plus ! dit tristement Marguerite.

— Ils vous aiment et seront loyalement vos maris au retour y reprit Van Hopper ; mais ils pensent accomplir un devoir en partant, et ils mettront leur orgueil d’homme à ne pas y manquer. »

Le sincère Van Hopper croyait aveuglément au prétexte que Guillaume et Georges avaient saisi au vol pour justifier leur départ. Le bonhomme, trouvant instinctivement dans son cœur ce qui pouvait apaiser Marguerite et Rosée, leur faisait comprendre qu’il redoublerait de tendresse pour elles, puis les rappelait à la dignité. Il ne fallait pas que le monde surprît en elles la peur de l’oubli ou de l’abandon. S’ils partaient, elles devaient dire hautement qu’elles y consentaient, qu’elles les attendraient, qu’elles étaient liées à eux pour toujours, qu’elles ne se regardaient plus seulement comme leurs fiancées, mais comme leurs veuves ; puis il ajoutait : « Ils reviendront, j’en suis sûr, plus aimants, plus épris, déplorant de vous avoir quittées et vous restant désormais enchaînés. »

La soirée de ce jour, si différente du beau soir de la veille, s’écoula dans ces ingénieuses consolations que l’amour paternel inspirait au bon Van Hopper.

Quand les deux jeunes filles se retirèrent dans leur chambre, elles étaient découronnées de leur bonheur ; mais une dignité fière venait de poindre en elles et les fortifiait.

J’avais passé cette même soirée auprès de mes amis, qui, je dois en convenir, avec cette dureté et cette insouciance de la souffrance causée qu’on a dans la première jeunesse, s’enivraient de leurs projets de voyage aussi ardemment que nous le faisions à Leyde. Seulement ils limitaient leur absence à un an ou deux, et pour se justifier à eux-mêmes (non pas du mal qu’ils faisaient, mais de la mobilité de leurs actions) :

« Nous les retrouverons aimantes et belles, » disaient-ils.

Quoique mon esprit entier fût entraîné par leur rêve, ils ne purent me vaincre quand ils voulurent me décider à partir avec eux. J’avais une famille qui comptait sur moi, pas de fortune, et trop d’orgueil pour consentir à être défrayé par eux. Je compris alors tout le désespoir d’être rivé comme un prisonnier à ce que j’appelais les chaînes et le cachot du devoir ; plus tard je devais en sentir la consolation.

Les deux mères, qui savaient leurs fils résolus à partir, n’intervinrent point dans cette veillée. Elles nous abandonnèrent, comme cela convenait à leur dessein, à toute la fougue et à toute l’intempérance de nos pensées.

Le lendemain, Georges et Guillaume me prièrent de les accompagner chez leurs belles fiancées. Je fus frappé, en revoyant les jeunes filles, du changement qui s’était opéré subitement en elles. Elles étaient peut-être plus belles que la veille, mais d’une beauté pâlie et grave ; au lieu des toilettes riantes et coquettes qu’elles portaient les jours précédents, elles avaient des robes négligées d’une coupe austère.

Georges le leur fit observer en riant, et il ajouta en s’adressant à Rosée :

« C’est bien, chère amie, pendant notre absence il faut vous vêtir ainsi, et au retour vous reprendrez vos parures de fête, auxquelles nous ajouterons tout le luxe de l’Orient.

— Mais ce voyage est donc bien décidé ? s’écria Marguerite en se mordant les lèvres, et comme involontairement.

— Certainement, dit Van Hopper avec une dignité froide, et j’espère bien que vous vous montrerez aussi fermes que vos fiancés. Ils vous l’ont dit hier : c’est un devoir qu’ils vont accomplir. En chrétiennes, soyez résignées. »

Il s’établit alors une de ces conversations pénibles et tendues où les vrais sentiments de chacun étaient masqués parce que le monde appelle l’esprit de convenance, qui n’est bien souvent, hélas ! que l’hypocrisie de la nature. Georges et Guillaume dissimulaient la fantaisie sensuelle et impétueuse qui les poussait vers les Indes ; Van Hopper, la blessure qu’il ressentait de la douleur de ses filles ; et elles, les deux vierges irritées, par pudeur et soumission chrétienne, refoulaient dans leur cœur leurs cris et leurs larmes.

Que serait-il arrivé si, à l’exemple des femmes grecques de l’antiquité ou des Italiennes modernes, leur passion avait éclaté en reproches et en sanglots ; si Rosée avait dit à Georges ; « Tu ne partiras pas, ou j’en mourrai, » et si l’impétueuse Marguerite avait menacé Guillaume d’infidélité ? Aux menaces et aux plaintes, sans doute que ces êtres indécis se seraient émus et ne seraient point partis ! Mais pas un cri ne troubla leur quiétude égoïste, et ils ne crurent que faiblement à l’angoisse qui ne s’exprimait point.

On s’entretint d’affaires et d’arrangements intérieurs avec une sorte de sérénité dont Van Hopper maintenait le ton par sa présence. On décida qu’on échangerait des portraits et des souvenirs ; qu’on adoucirait l’absence par de longues lettres écrites au départ de chaque navire ; que les deux jeunes filles verraient chaque jour les deux veuves et les habitueraient insensiblement à leur affection. On parla aussi de cette habitation du Plantage, où vous venez de les voir toutes deux, habitation appartenant à Rosée, et jusqu’alors négligée. On convint qu’il fallait l’embellir, la meubler, l’orner comme un nid d’amour où se célébrerait le double mariage au retour.

Les jours suivants s’écoulèrent dans les mêmes projets et dans les préparatifs multipliés du départ. Les deux veuves se montrèrent envers leurs fils d’une prodigalité inusitée. Elles entassèrent dans le vaisseau tout ce qui pouvait flatter leurs penchants. Georges, passionné pour la vie active, eut des armes de prix ; Guillaume, studieux, et qui voulait, disait-il, faire dans l’Inde des découvertes scientifiques, reçut des livres rares, des instruments d’optique et de physique. Beaucoup d’argent fut mis à leur disposition. On décora avec luxe la partie du navire qu’ils devaient habiter : Marguerite et Rosée y contribuèrent avec amour ; leurs deux portraits y furent placés. Elles avaient une tranquillité apparente qui trompait sur l’état de leur cœur ; peut-être aussi ne souffrirent-elles alors que modérément : un an était assigné comme terme de cette absence, et un an paraît si court à cet âge !

Van Hopper montrait un calme plein de confiance. Les mères de leurs fiancés étaient devenues douces et bonnes pour elles. Pourquoi douter ? pourquoi murmurer contre la volonté du ciel ? Mieux valait se soumettre à la Providence, qui leur réservait le bonheur dans un temps prochain.

Cependant le jour du départ arriva, et nous allâmes ostensiblement accompagner les voyageurs jusqu’à l’embouchure de la Meuse, de façon que tout Rotterdam sut que les fiançailles n’étaient point rompues et que les deux mariages s’accompliraient tôt ou tard. On ne vit dans le départ de Georges et de Guillaume qu’une spéculation d’affaires qui parut fort naturelle à nos sérieux commerçants.

Quand nous vîmes la pleine mer et qu’il fallut quitter le navire pour le bateau à vapeur qui devait nous ramener à la ville, je considérai ces quatre femmes dont certainement le cœur se brisait. Les deux mères affectèrent un stoïcisme de matrones romaines ; mais leur pâleur était mortelle. En ce moment peut-être auraient-elles voulu retenir leurs deux fils. Marguerite s’efforçait de sourire, et elle dit à Guillaume, en l’embrassant : « N’allez pas au moins aimer là-bas quelque belle Indienne. » Rosée seule s’affaissait, défaillante, au bras de Van Hopper. Elle était blanche et défaite comme une jeune morte ; ses yeux regardaient fixement la mer et l’horizon : peut-être entrevit-elle en cet instant, avec clairvoyance, les longues années de souffrance d’une jeunesse déçue. Georges et Guillaume nous embrassèrent tous tendrement et bruyamment, comme pour s’étourdir. Le bateau à vapeur réclama ses passagers, on nous hissa sur le pont. Les deux fugitifs étaient debout sur l’avant du navire : ils nous saluèrent longtemps en agitant leurs mouchoirs. Van Hopper et moi leur répondions seuls. Les quatre femmes restaient anéanties : elles arrivèrent à Rotterdam sans avoir proféré une parole.

Le lendemain, Rosée fut prise d’une fièvre qui menaça sa vie. Marguerite la soigna avec cette ardeur de dévouement qu’ont les femmes, et elle puisa dans cette anxiété comme un oubli de sa propre douleur. Van Hopper, qui avait été toute sa vie gai, bruyant, affairé, eut un brusque changement d’humeur, fatal à la vieillesse, en voyant souffrir ses enfants ; il devint taciturne. Parfois il se révoltait à l’aspect du deuil qui avait envahi sa maison, et, quand Rosée fut convalescente, il s’écriait tout à coup au milieu des repas silencieux : « Vous tuez votre père par votre tristesse ! Un père vaut mieux que tous les maris : allons, enfants, rions un peu comme autrefois… »

Tout ce qu’elles pouvaient faire avec le plus grand effort, c’était de se montrer résignées, attentives et douces. Elles se vouèrent activement aux soins de la maison et commencèrent à surveiller les embellissements de l’habitation du Plantage. Ces occupations les ravivèrent un peu.

La première fois que je revis les deux mères, depuis le départ de mes amis, je les trouvai filant au rouet dans la chambre de leurs fils, dont elles avaient fait leur salon, afin d’être entourées de tous les souvenirs matériels des absents. Je fus reçu par elles d’une façon affectueuse qui ne leur était pas ordinaire.

« Eh bien ! les voilà partis ; êtes-vous contentes ? leur dis-je avec un éclair de malignité. »

L’une d’elles hocha la tête et me dit :

« Oh ! vous ne connaissez pas le cœur des mères ! Contentes ! quel mot cruel ! Dites sacrifiées, mais heureuses s’ils sont heureux de ce voyage.

— Et s’ils reviennent bien vite, répliqua l’autre ; car chaque jour d’absence et d’amère inquiétude est une année retranchée de notre vie. »

Elles avaient toutes deux des larmes qui coulaient sur leurs joues ridées et jaunies.

Je les engageai à recevoir les deux jeunes filles pour se distraire.

« Non, répondirent-elles, elles sont la cause de tout ; plus tard, nous verrons. »

Je n’essayai point de combattre leur fanatique injustice et leur fis mes adieux. Je quittai Rotterdam et ma famille pour aller commencer mes études de médecin à Utrecht.

Mon départ ajouta au chagrin de Rosée et de Marguerite : pour elles, j’étais le frère des deux adorés ; elles m’en parlaient sans cesse.

Quand je revins aux vacances, je constatai un changement effroyable dans ces cinq êtres jadis si vivants. Les deux veuves, alertes et passionnées il n’y avait pas six mois, étaient accablées d’infirmités, comme si des années avaient passé sur leur tête ; les deux jeunes filles avaient une résignation de saintes, mais plus rien de cette gaieté intérieure qui rayonnait de l’âme au visage et qui doublait leur beauté. Van Hopper, n’entendant plus autour de lui ni chant ni rire joyeux, comprenait qu’on souffrait, quoique jamais une plainte ne s’échappât des deux pauvres âmes. Ce vieillard se sentait dans une atmosphère enfiévrée où il ne respirait plus. Je le trouvai bouffi et jaune, et je redoutai pour lui une attaque d’apoplexie.

Cependant nos deux voyageurs avaient écrit, en route, une fois, puis une seconde dès leur arrivée. Leurs lettres ne pouvaient renfermer aucun détail ni parler de retour : elles n’apportaient donc pas l’espérance où se seraient ravivés tous ces cœurs blessés.

Lorsque j’avais passé quelques heures dans leur funèbre compagnie et que je me retrouvais dans la maison de mon père et de ma mère, en voyant le bonheur que j’y répandais par ma seule présence, je sentais une délectable satisfaction d’avoir résisté aux entraînements de ma fantaisie. Ce que les glorificateurs du moi humain appellent les aspirations impérieuses de l’intelligence et de l’imagination vaut-il bien la peine de faire saigner ces cœurs aimants, et de perdre ces affections sacrées que nous ne remplacerons plus dans la vie ? L’esprit s’agrandit-il en s’exerçant toujours au dehors ? n’a-t-il pas en lui-même sa grandeur et son étendue ? La passion non satisfaite a-t-elle été moins ressentie ? l’ascète est-il moins puissant que le débauché ?

Je quittai Rotterdam pour faire ma seconde année d’études médicales à Paris. Aux vacances de Pâques, j’accourus chez moi pour embrasser mes parents. J’appris d’eux que Van Hopper se mourait, et je me rendis aussitôt auprès du bon vieillard. Je le trouvai assis dans un grand fauteuil, dans la serre de sa maison. Ses deux filles (car il avait toujours traité Rosée comme si elle eût été de son sang) étaient agenouillées auprès de lui. Elles cherchaient à lui arracher un mot, un geste, un regard ; mais sa torpeur était complète : à peine ses yeux appesantis s’entr’ouvraient-ils par moments, mais sans paraître reconnaître celles qui lui parlaient. En m’apercevant, les deux jeunes filles poussèrent presque un cri de joie : « Oh ! venez vite, me dire-elles, et rappelez-le à la vie ! »

Je tâtai son pouls, il n’avait plus que de faibles pulsations. J’eus beau lui parler, il ne m’entendait point ; mais son cœur battait toujours.

« Il ne souffre pas, leur dis-je, mais je crois bien qu’il touche à sa fin.

— C’est moi qui l’ai tué par ma folle douleur ! s’écria Marguerite.

— Et moi par mes larmes, ajouta Rosée.

— Il était déjà bien mal quand je l’ai vu, il y a six mois, repris-je pour les consoler un peu.

— Oui, mais il s’est ranimé au printemps. Il y a quinze jours, me dit Marguerite, il causait, souriait, se mêlait à nos projets, lorsque cette fatale lettre est arrivée.

— Quelle lettre ? répliquai-je vivement.

— La lettre qui devait nous annoncer leur retour, continua Marguerite ; car voilà bientôt deux ans qu’ils sont partis, et c’était le terme extrême de cette inexplicable absence. Cette lettre ne parle que de nouveaux délais nécessités par leurs affaires. Et pourtant cette lettre ne vient pas de Batavia ; elle vient de l’Inde anglaise, elle vient de Delhi, où ils voyagent maintenant pour leur plaisir. Le capitaine de vaisseau qui a apporté cette lettre de Calcutta nous a tout révélé. Alors j’ai voulu partir, car que faisons-nous ici dans l’attente ? Nous sommes la risée de la ville. J’ai torturé mon père par mes plaintes, et Rosée par ses larmes. Un soir il est tombé sans vie dans nos bras, et depuis lors il est inerte et anéanti comme vous le voyez. »

Je tâchai de donner aux deux délaissées l’espoir que je n’avais pas. Je fis transporter le mourant dans son lit, et nous le veillâmes toute la nuit. Il ne nous donna aucun signe de vie ni de pensée. Quand vint le jour, il expira sans souffrir. Les deux orphelines ne voulaient pas croire à cette mort silencieuse et calme : elles tournaient autour de ce lit, embrassaient les mains froides et le pâle visage du mort, et ne se persuadaient pas que tout était fini. Je les forçai à s’éloigner de la chambre funèbre, et, les conduisant dans le salon, je leur fis promettre devant le portrait de Georges et de Guillaume de vivre pour eux et de les attendre avec confiance. Comme ami et comme médecin, je comprenais qu’il fallait leur rendre une illusion dont elles pouvaient vivre ; je leur parlais avec chaleur de l’amour et du prochain retour de mes amis, auquel je ne croyais guère, car tandis qu’elles recevaient des lettres composées, où la vérité se voilait de mille restrictions, j’en recevais de mon côté où toute la furie de leur vie d’aventures éclatait. Ils avaient quitté l’Inde hollandaise, me disaient-ils, comme un théâtre trop étroit de leur fantaisie et de leurs études. Ils venaient d’arriver à Delhi, où leur grande fortune, leur jeunesse, leur beauté, leur esprit et leur liaison avec de jeunes lords leur assuraient une vie de prince. « Figure-toi qu’il a un sérail ! » avait ajouté Guillaume en post-scriptum à une lettre de Georges. « Imagine-toi qu’il a réuni à grands frais tous les livres des poëtes indous, et qu’il se les fait lire ou chanter le soir par ses bayadères ! » avait mis Georges au bas d’une lettre de Guillaume.

Dans les lettres adressées à leurs mères, ils étaient moins sincères ; mais ils leur avouèrent pourtant leur dégoût des affaires, qui les faisait partir de Batavia, et leur dessein bien arrêté de voyager dans toute l’Inde anglaise. Les deux veuves m’avaient écrit à Paris pour me supplier de rappeler leurs fils auprès d’elles, car elles sentaient bien que leur propre voix ne serait pas écoutée. J’écrivis aux deux fugitifs la tristesse des mères et l’angoisse de leurs belles fiancées qui les attendaient. Ils ne les oubliaient point, me répondaient-ils : ce serait le port après les orages. Mais l’heure n’était pas venue.

Quand j’eus fermé les yeux du bon Van Hopper et commis à la garde de son corps ses plus anciens domestiques, je fis promettre aux orphelines de prendre un peu de repos et me rendis auprès des deux veuves. Je les trouvai si mornes et si étrangement amaigries, que je compris que là encore la vie se débattait contre la douleur.

Seulement le duel serait plus long, car ces organisations nerveuses et roidies céderaient moins vite que la molle et tendre nature de Van Hopper. Je leur appris la mort de l’excellent homme, et je leur dis avec décision :

« Désormais, les fiancées de vos fils doivent habiter sous votre toit. Soyez véritablement leurs mères : elles vous rendront en soins et en tendresse ce qu’elles recevront de vous en protection.

— Il a raison, répliqua l’une d’elles : ces deux jeunes filles sont sincèrement douces et bonnes, et, depuis qu’elles nous savent malades, elles sont venues chaque jour nous soigner et nous distraire.

L’autre sœur consentit aussitôt. Toutes deux elles comprenaient que le retour de leurs fils était éloigné ; elles sentaient les infirmités les envahir comme une eau montante durant une inondation. L’idée de la souffrance, si terrible dans la solitude, les remplissait d’effroi. Il leur fallait un peu de mouvement, quelque chose à entendre autour d’elles et à tourmenter peut-être.

Voyant leur bonne disposition, je les engageai à faire un effort, à se lever de leur fauteuil et à me suivre chez les deux orphelines. Elles ne me résistèrent point ; elles s’enveloppèrent entièrement dans une grande cape de soie noire, et, chacune d’elles s’appuyant tremblante à un de mes bras, nous traversâmes le pont jeté sur le canal qui sépare les deux maisons.

Quand Marguerite et Rosée virent entrer les deux mères dans ce salon où elles n’avaient pas paru depuis le soir de la signature des contrats, elles se jetèrent à leurs pieds en pleurant et les remercièrent de leur bonté. Les veuves leur dirent alors : « Vous êtes nos filles, vous allez venir habiter chez nous. »

Je vis un rayon de joie passer sur le front des deux délaissées. Elles avaient l’orgueil de la candeur et de la pureté, et souffraient intérieurement de ce qu’elles sentaient qu’on eût dit par la ville si, après l’abandon des fils, les mères ne leur avaient pas donné asile. On eût cru à une rupture irrévocable, tandis que cette réunion était la consécration publique de leurs fiançailles.

Dès le lendemain, aussitôt que le bon Van Hopper eut été rendu à la terre, les deux orphelines s’installèrent chez les deux veuves. Je quittai le jour même Rotterdam pour retourner à Paris, sans savoir comment elles s’entendraient.

Il y a dans la jeunesse des femmes des trésors de foi et de dévouement qu’il faut étudier sur nature pour en bien comprendre la force et la beauté. Personne plus que moi, j’ose le dire, ne tressaille et ne s’émeut devant une œuvre du génie ; mais le cœur produit aussi ses œuvres sublimes, presque toujours ignorées ou oubliées, que je voudrais voir mises en lumière et glorifiées par tous.

Quand je revins quelques mois après à Rotterdam, et que je trouvai Marguerite et Rosée transformées en sœurs de charité de ces deux mêmes femmes qui avaient brisé leur jeunesse, ce fut pour moi un spectacle d’une exquise beauté morale, que je n’oublierai jamais. Elles s’étaient ranimées pour se dévouer. Les deux veuves, qui déclinaient visiblement, ne quittaient plus leur chambre. Marguerite et Rosée, heureuses d’aimer les mères de leur seul amour, se multipliaient pour elles ; elles les levaient, les couchaient, faisaient leur toilette, les distrayaient par le chant, le piano ou quelque lecture sur cette Inde maudite où les chers absents les oubliaient. À l’arrivée de chaque courrier, on lisait ensemble les lettres et on les commentait, mais seulement les lettres adressées aux jeunes filles ; les mères lisaient à part celles qui leur étaient écrites : elles y trouvaient toujours désormais de tristes nouvelles. Quand reviendraient-ils ? Ils l’ignoraient eux-mêmes : l’Inde avait des attractions vertigineuses. Pourquoi les avaient-elles laissés partir ? Est-ce qu’on pourrait vivre dans la froide Hollande, après avoir vécu sous ces latitudes brûlantes où la nature est si belle ?

Souvent avec ces lettres, qui laissaient peu d’espoir aux deux mères, il en arrivait d’autres écrites par des correspondants et des banquiers de Batavia et de Calcutta, qui révélaient aux veuves la dissipation rapide de la fortune de leurs fils.

Elles ne firent qu’à moi la confidence de ces funestes nouvelles. « À quoi bon tourmenter ces anges ? me disaient-elles ; laissons-les à leur ignorance et à leur vague espoir. »

Oui, elles espéraient toujours, les deux vierges : chaque lettre de Guillaume et de Georges parlait d’amour et de réunion irrévocable, quoique peut-être lointaine, et c’en était assez pour enchaîner à eux ces âmes pures.

Elles trouvaient d’ailleurs un aliment à l’activité de leur jeunesse dans l’amour qu’elles prodiguaient aux deux mères. Elles aimaient leurs fils en elles, et le cœur de celles-ci s’était tellement amolli qu’il s’en répandait à toute heure sur Rosée et sur Marguerite un concert de bénédictions.

Elles vécurent ainsi trois ans, de cette vie d’intérieur pleine d’angoisses et de suavité ; vie d’émotions cachées que les femmes seules connaissent bien, vie patiente, délétère ou fortifiante, qui tue les unes et raffermit les autres.

Les deux veuves moururent l’une après l’autre, à un mois de distance. Je venais d’être reçu docteur et de m’établir à Rotterdam ; ce fut moi qui leur donnai les derniers soins et qu’elles chargèrent de leur suprême volonté ; elles avaient fait un dépôt secret de leur fortune, qui ne devait être remise entre les mains de leurs fils que le jour où ils épouseraient enfin leurs fiancées.

Les veuves mortes, leur maison se ferma comme s’était fermée celle de Van Hopper.

Marguerite et Rosée allèrent demeurer dans leur habitation du Plantage. Elles n’y reçurent que moi et quelques personnes étrangères que je leur conduisais parfois pour les distraire. Elles fuyaient la société de Rotterdam, dont elles redoutaient les sarcasmes.

Elles firent savoir par des lettres touchantes, dont les larmes effaçaient les mots, la mort des deux mères à leurs fiancés. Moi-même j’écrivis dès lors à Guillaume et à Georges, non plus en camarade de plaisir, mais comme un ami grave, que le travail, la vue des douleurs et l’expérience ont mûri. Je tentai d’éveiller en eux ce sens moral qui nous rend heureux du bonheur que nous donnons, des larmes que nous essuyons, de la peine imposée à nous-même et d’où ressort la félicité d’autrui ; puis, craignant que cette vibration ne fût morte dans leur cœur, je leur parlais du pays, des souvenirs de l’enfance, de la satisfaction de se faire un nom et de mourir estimé sur la terre où l’on est né ; puis enfin, redoutant encore en ceci leur scepticisme, j’en arrivais à parler du déclin, de la vieillesse, de la mort, de toutes ces ombres funèbres répandues sur la fin de la vie, et qui ne sont éclairées que par l’amour et le dévouement de ceux qui nous suivent jusqu’au bout.

Ma lettre ne reçut qu’une réponse moqueuse et narquoise, telle qu’un écolier robuste et réjoui l’eût faite à un pédagogue blême et chagrin. Pour eux, j’étais alangui et malade, malade du mal d’une civilisation affairée, malade du mal de l’Europe, malade du mal chrétien et d’une fausse morale qui cherche la satisfaction de l’orgueil dans l’immolation de soi-même. Ma lettre leur faisait froid et leur semblait avoir été écrite sur quelque banquise du Groënland. Que n’allais-je plutôt les retrouver, partager et comprendre la belle et savoureuse vie qu’ils menaient en plein soleil, en pleine nature, au milieu de l’exubérance des couleurs et des parfums, de la sublimité du firmament, de la grandeur des paysages, de la beauté des animaux et de la fascination des femmes ? Que ne pouvais-je les suivre, à travers Delhi, dans leurs palanquins portés par des serviteurs indous, ou bien encore sur leurs éléphants, parmi les solitudes de l’Himalaya ? Je comprendrais alors la vie dans sa force et son épanouissement, et, quand la vieillesse arrive, la volupté de mourir au soleil, sur le bord de quelque grand fleuve, et non point devant un âtre au feu noir, en regardant un canal aux eaux vertes.

Je devinai que mes paroles de tristesse étaient tombées sur un endurcissement tranquille et satisfait, qui désormais ne saurait être ébranlé et amolli que par l’altération de la santé, l’épuisement de la fortune, ou l’isolement au milieu d’un désastre ; le choc enfin que produit sur l’égoïsme la terreur de la souffrance et du dénûment.

Sans doute ils avaient dû recevoir quelque commotion douloureuse de la mort de leurs mères ; sans doute ils en avaient tressailli, ne fût-ce que durant une heure, comme l’hippopotame, frappé par quelque balle qui pénètre les chairs sans atteindre jusqu’aux organes, tressaille et s’agite dans les eaux bourbeuses qu’il ensanglante un instant ; mais il suffit d’un peu de vase pour recouvrir et cicatriser la blessure éphémère ; pour eux peut-être avait-il suffi d’un kalioum indien fumé au soleil et emportant dans sa blanche vapeur la sombre apparition du cercueil de leurs mères.

Je ne les juge point, et me reconnais indigne de les condamner. Que serais-je devenu moi-même, si je les avais suivis dans ces régions énervantes où l’individu doit naturellement subir l’amollissement qui gagne les nations ? Les fortes races, les races dévouées et militantes, ne viendront jamais de l’Orient. Ils ont le réel, ces fils du soleil, et ils s’étonnent de nos aspirations incessantes vers un idéal douloureux.

Je cachai toujours à Rosée et à Marguerite comment se passait la vie de leurs fiancés. Elles auraient crié aux mensonges, aux calomnies, ou plutôt elles n’auraient point compris. Ils les entretenaient eux-mêmes dans leur ignorance. Par un raffinement propre à l’esprit des voluptueux, ils ne cessaient point de leur écrire des lettres courtes, mais tendres, d’où toujours l’espérance surgissait comme une étoile lointaine qui se rapprocherait enfin.

Vous devez comprendre qu’il m’est impossible de vous décrire jour par jour, ou seulement année par année, comment les deux pauvres filles trompèrent ces quinze ans d’absence. En visitant leur maison, vous avez vu avec quelle patiente tendresse elles les avaient remplies de tout ce qui leur rappelait les deux transfuges ; vous avez deviné aussi leurs occupations incessantes, puériles, innocentes, enfantines, rappelant celles des nonnes dans un couvent. Tout ce qu’elles avaient en elles de vivacité, d’esprit, de grâce, de poésie, s’affadit et s’annihila en se repliant toujours sur soi-même. Mais ne vous y trompez pas, rien n’est mort de ces heureux germes. Vous avez vu des éclairs de l’esprit de Marguerite ; j’en ai surpris souvent dans le cœur de Rosée avant que tout son être ne se fût affaibli. Sentant que ce long amour trompé pouvait les tuer, parfois j’eus la pensée de tenter d’y substituer un nouvel amour. Que serait-il arrivé de mon entreprise personnelle ou suggérée à quelque autre ? Je l’ignore. Ni Rosée ni Marguerite n’auraient jamais eu l’initiative d’une infidélité ; mais, sollicitées et rappelées à la vie par quelque tentateur jeune et aimant, n’auraient-elles pas répondu ? Voilà mon doute. Il ne diminue en rien la beauté tranquille de leur amour. La règle d’une vie monotone, la température attristée de ce climat, le défi que l’âme se pose à elle-même dans ses affections ; un idéal longtemps caressé et qu’on ne veut point transformer en réalité moqueuse, tout a contribué à les sauvegarder. Moi-même, ayant comprimé dès le début quelques pulsations trop vives, je m’étais fait le gardien heureux et actif de leur pureté et de l’accomplissement de leur foi. Je veillais sur cette constance unique comme sur une de ces raretés et de ces merveilles qu’on ne reverra pas deux fois. Et même, encore aujourd’hui, je serais blessé au cœur si un dénoûment vulgaire venait clore leur curieuse destinée !

« Mais le dénoûment naturel approche, lui dis-je, puisque les deux fiancés reviennent dans huit jours.

— Ils reviennent, répliqua le docteur, mais dans quel état ! l’un mourant, tous les deux ruinés et ne quittant l’Inde que parce que l’insurrection formidable contre les Anglais les en chasse.

— Marguerite et Rosée savent-elles la vérité ! repris-je.

— Vous voulez donc que je tue l’une et que je jette l’autre au bras d’un fiancé nouveau ? répliqua le docteur. Non, non, j’use de plus de ménagement avec mes malades : je les sauve en les trompant un peu. Elles seront heureuses si c’est possible encore ; mais la vérité, elles ne la sauront jamais. Je ne l’ai dite qu’à vous ; elle était nécessaire au sens de cette histoire dont je vous écrirai bientôt le dénoûment. »

Le docteur cessa de parler. Nous échangeâmes quelques réflexions en prenant le thé ; puis nous nous séparâmes.

Le lendemain matin, je partis pour la Haye, par le chemin de fer. En me rendant à l’embarcadère monumental, ressemblant de loin à un petit château moresque, je vis un magnifique moulin à vent, huché sur une haute tourelle en forme de pain de sucre. Cette tourelle était une élégante habitation, avec de grandes fenêtres à persiennes vertes, où flottaient des stores de mousseline brodés ; un de ces stores, relevé à demi, frôlait la tête d’une belle jeune fille blonde, appuyée sur une des fenêtres. Elle était coiffée d’un chapeau rond, en paille anglaise, autour duquel ondulait une plume grise. C’était encore là une jolie fille de Rotterdam qui devait avoir son roman inconnu. Un drame dans un moulin à vent ! quel joli titre ! Quand je montai en wagon, la jeune fille était encore à sa fenêtre. Bientôt je cessai de l’apercevoir, et je ne pensais plus qu’à l’histoire de Marguerite et de Rosée, dont je n’appris que trois mois après le dénoûment.

Un soir, à Paris, je reçus la lettre suivante du docteur :

Il n’y avait pas huit jours que vous aviez quitté Rotterdam, lorsqu’un matin je vis entrer chez moi Georges et Guillaume. Les sachant débarqués l’avant-veille à Amsterdam, j’avais exigé qu’ils n’apprendraient pas à nos deux aimantes filles l’instant de leur arrivée. Je me réservais le premier examen de leur personne et de leur cœur. Georges, qui soutenait Guillaume, m’apparut fort et robuste, les traits grossis, mais toujours beaux. C’était bien le type de l’homme de quarante ans, rompu à la fatigue et aux plaisirs, et n’ayant aucune trace des soucis de la pensée sur son front lisse. Ses cheveux, parfaitement noirs, ondulaient encore en boucles soyeuses autour de la tête, mais le sommet était dénudé comme une tonsure de prêtre. Sa mise et toute sa personne étaient négligées ; il sentait le tabac et l’eau-de-vie. Guillaume me parut un spectre dans ses habits malpropres. Ses yeux étaient caves, sa pâleur effrayante, ses pommettes rouges et saillantes. Je compris que la fièvre, ou peut-être un commencement de consomption, le minait. Je le fis asseoir sur le même fauteuil où vous vous êtes assise, et je lui fis prendre un cordial qui le ranima.

Georges me demanda cavalièrement si leurs belles fiancées étaient encore regardables.

« Elles ont toujours, lui dis-je, le prestige de l’élégance et de la grâce, et vous ne pouvez paraître devant elles dans le délabrement où vous êtes. Réparez du moins le désordre de ce costume de voyage. »

Ils m’avouèrent alors que leur bagage était fort mince. Il ne renfermait que quelques étoffes et des objets sans valeur qu’ils rapportaient à leurs riches fiancées. Je savais leur fortune engloutie par quinze ans de dissipation, mais je ne m’imaginais pas qu’ils en fussent arrivés à ce dénûment.

« Nous retrouverons, me dit Georges, la fortune de nos mères dont tu nous as toujours fait un mystère, et, avec la fortune de nos femmes, cela nous composera encore une belle vie.

— Parle pour toi qui dois vivre, répliqua Guillaume ; mais qu’importe pour moi qui dois mourir ?

— Voilà ce qu’il me répète depuis un an, reprit Georges. Il a voulu follement mener de front les plaisirs et l’étude, et tout son être s’est détraqué ; il a eu plusieurs fièvres cérébrales auxquelles les médecins anglais n’ont rien compris ; il a fini par sentir le mal du pays, ce qui fait qu’il fera un meilleur mari que moi, qui sens déjà l’ennui de la Hollande. »

L’action de mon cordial avait rendu à Guillaume assez de force pour qu’il me demandât avec instance de le conduire auprès des deux délaissées.

« Te voilà sentimental comme une miss anglaise, repartit Georges toujours goguenard ; mais ne comprends-tu pas qu’il a raison et que nous ne pouvons nous présenter à elles dans cet accoutrement ? »

À l’aide de mes habits, ils se composèrent une toilette décente. Nous montâmes en voiture et nous nous rendîmes au Plantage, où un messager envoyé par moi nous avait précédés. Marguerite seule était debout sur le seuil de la porte, parée, riante, rajeunie par la joie. Elle nous embrassa tous les trois indistinctement, puis se tournant vers Guillaume : « Mon Dieu ! comme vous voilà blême et défait ! dit-elle avec un douloureux étonnement ; vous souffrez donc bien ?

— Et Rosée, où donc est-elle ? lui demanda Georges.

— Elle est là, malade autant que Guillaume, » répliqua Marguerite en nous ouvrant la porte du salon.

La pauvre fille, vêtue de lilas clair comme au soir de ses fiançailles, était étendue sur un sofa. Son visage se colora en nous voyant entrer, mais la force lui manqua pour se lever.

« Qu’avez-vous donc, ma pauvre amie ? s’écria Georges en lui baisant les mains et le front.

— Elle est comme moi, la vie lui échappe, » murmura Guillaume, qui s’était affaissé sur un fauteuil.

Rosée pleurait sans pouvoir parler. En ce moment Georges regarda Marguerite.

« Comment avez-vous fait pour vous conserver grasse et fraîche ? » lui dit-il en lui prenant fraternellement la main.

Mais je voyais dans ses yeux un éclair de convoitise, et Guillaume et Rosée échangèrent au même instant des regards d’une compassion sympathique. Il me vint sur l’heure une inspiration psychologique que j’appellerais un trait de génie, si tout autre que moi l’avait conçue.

« Il est évident, me dis-je, en les examinant attentivement tous les quatre, que le hasard d’un premier attrait a mal fiancé ces deux couples. Le robuste Georges convient à la vivante Marguerite, et Guillaume affaibli à Rosée qui s’étiole. Si ceux-ci doivent vivre, ils revivront ensemble par des soins de serre chaude, sans se heurter, sans se faire souffrir, sans que la vitalité de l’être vigoureux se révolte contre la faiblesse de l’être languissant, et que la vie précipite la mort.

Ils gardaient tous les quatre le silence et s’aperçurent de mon examen.

Rosée, qui peut-être avait remarqué le regard jeté par Georges à Marguerite, me dit en souriant avec tristesse :

« Qu’avez-vous donc, docteur, à nous étudier de la sorte ? Savez-vous que c’est effrayant pour moi et Guillaume, car je crois lire dans vos yeux que nous devons penser à la mort plutôt qu’au mariage.

— Vous lisez mal, répliquai-je : je suis d’avis, au contraire, que vos mariages se célèbrent le plus tôt possible.

— Y pensez-vous ? me dit Georges à voix basse ; regardez-les tous deux.

— Guillaume est moribond, ajouta de même Marguerite.

— Le bon docteur me raille, reprit Rosée, qui ne les avait point entendus : je ferais une belle mariée !

— Et moi donc ! repartit Guillaume ; ce serait la ballade allemande : un spectre et une jeune fille vivante. Qu’en dites-vous, Marguerite ? »

Celle-ci ne répondit point.

« Vous êtes aussi enfants et aussi inexpérimentés qu’au jour de la séparation, repris-je, et, à l’heure qu’il est, vous ne lisez pas mieux dans vos propres cœurs que vous n’y lisiez alors. Je dois donc y lire moi-même et vous diriger.

— Que signifient ces paroles ? dit Rosée.

— Elles signifient que la destinée a bien fait de vous séparer durant quinze ans : car, si votre mariage s’était accompli, vous auriez été bientôt profondément désunis.

— Comment l’entendez-vous ? fit Guillaume avec curiosité.

— Je suis certain, repris-je, que vous vous êtes alors trompés sur votre amour. Ne me répondez pas, de grâce ; descendez d’abord dans votre cœur, et osez y définir nettement les émotions présentes.

— Est-ce une énigme que vous nous posez ? s’écria Marguerite avec un petit rire saccadé.

— En tout cas, en voici brutalement le mot : Georges est fait pour vous, ma rieuse ; et Guillaume pour vous, ma dolente, » ajoutai-je en me tournant vers Rosée, qui me regardait avec de grands yeux vagues.

Ils restèrent tous les quatre frappés d’étonnement, sans trouver un mot à me répondre.

« Et ne voyez-vous pas, repris-je en m’adressant à Marguerite et à Rosée, que c’était peut-être là le vrai et seul motif de leur brusque départ pour les Indes ? Peut-être leur cœur sentait-il qu’il s’était trompé de direction, et ils n’osèrent pas vous le dire. »

Ce n’était là qu’une conjecture toute gratuite ; Georges la saisit au vol avec une joie de don Juan.

« Vous pourriez bien avoir deviné juste, » dit-il. Guillaume ne le démentit point.

Les deux femmes baissaient les yeux et semblaient regarder en elles-mêmes.

« Et d’ailleurs laissons le passé, dont quinze ans nous séparent, repris-je : ne songez qu’à l’émotion actuelle, qu’au premier mouvement de cette heure de réunion ; sachez être sincères comme je le suis, et avouez que vous vous sentez attirés dans le sens que j’indique. »

Marguerite osa parler la première :

« Eh ! que diraient les railleurs de Rotterdam de ce singulier échange ?

— Les railleurs de Rotterdam, répliquai-je, ont eu le temps d’oublier, pendant quinze ans, lequel des deux voyageurs est le fiancé de l’une ou l’autre jeune fille. Le notaire seul qui a dressé les contrats pourrait le constater. Or, le pauvre homme est mort et vous n’avez rien à craindre de son ombre. »

Ils se mirent à rire tous les quatre, et, comptant sur leur acquiescement secret, je continuai :

« Le dénoûment que je vous propose est le seul qui puisse assurer votre bonheur dans l’avenir, car la consécration des premières fiançailles eût été l’enfer. »

Ils me regardaient ébahis.

« Ne comprenez-vous pas, poursuivis-je en m’adressant à Guillaume et à Georges, quel juste et incessant grief vos femmes auraient eu contre vous sur cette absence de quinze ans ? De là des soupçons toujours en éveil, des querelles toujours renaissantes, tandis qu’avec ce que je propose, le triste et irrévocable passé est anéanti. Vous commencez une vie nouvelle, un amour inconnu, où l’espérance et l’illusion vous sourient.

« Nous célébrerons au plus vite, ajoutai-je, le double mariage. Georges et Marguerite resteront à Rotterdam ; Guillaume et Rosée partiront pour l’Italie. »

Au regard chargé d’électricité qu’échangèrent Georges et Marguerite, je compris qu’ils consentaient.

Guillaume tendit sa main amaigrie à Rosée, qui la prit et dit en souriant :

« Ce bon docteur veut nous envoyer mourir là-bas.

— Ou vivre ! repartit tendrement Guillaume ; car qui sait ce que peuvent les soins réciproques de deux malades qui veulent guérir pour s’aimer ? »

Marguerite entraîna Georges à la visite de la maison. Je sortis pour fumer sur le pont où tous avez vu l’Amour décochant ses flèches aux deux jeunes filles, et je laissai Guillaume et Rosée seuls dans le parloir.

Quinze jours après, ils étaient mariés de la façon que j’avais indiquée. Les deux malades avaient recouvré assez de forces pour se sourire avec ravissement ; ils avaient sous leur pâleur une distinction de beauté qui eût pu faire envie à Georges et à Marguerite. Mais la joie bruyante et passionnée de ceux-ci renfermait une entière satisfaction d’eux-mêmes. L’activité de leur sang se manifestait par des projets de fortune et de bonheur qu’ils réalisèrent aussitôt. J’exigeai de Georges qu’il se mit au travail et fit valoir dans de prudentes et lucratives entreprises la fortune de sa mère et de sa femme. À l’heure où je vous écris, Marguerite a l’espoir d’être mère, et c’est dans l’heureux ménage un élément de vie nouvelle.

Dès le lendemain de leur mariage, Guillaume et Rosée partirent pour l’Italie. Ils m’ont écrit ces jours-ci de Palerme qu’ils se sentaient renaître et qu’ils étaient sûrs qu’ils guériraient au contentement de leur amour et à la reconnaissance qu’ils éprouvaient pour moi.

Tirer une moralité de cette histoire, je m’en garderais bien ! J’en reste au : Que sais-je ? de Montaigne ; je me dis seulement que des maris de quarante ans et des femmes de trente ont encore devant eux bien des années, plus qu’il n’en faut pour voir se dérouler la série des assimilations et des dissidences de deux êtres toujours en contact. Regretter l’emploi des années précédentes serait peut-être folie : autrement remplies, n’eussent-elles pas amené le dégoût et la satiété, et rendu impossible ce renouvellement de jeunesse qu’un tardif mariage avait opéré ?

Vous penserez sans doute que ce sont là des réflexions de vieux garçon, et vous trouverez une autre moralité à l’histoire des quatre portraits. Si vous revenez un jour vous asseoir dans mon cabinet, vous verrez deux de ces portraits, ceux de Rosée et de Marguerite, changés de place : elles rayonnent maintenant sous le regard fidèle de leur mari.

Ici se terminait la lettre du docteur.

  1. Une grande digue entoure Rotterdam et défend la ville des inondations de la Meuse.