Promenade en Amérique
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 305-330).
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PROMENADE


EN AMERIQUE.





LA HAVANE ET L'ILE DE CUBA.[1]


ASPECT DE LA HAVANE – CHARME DU CLIMAT – LA FIEVRE JAUNE – ETABLISSEMENS UTILES – L’ILE DE CUBA – COLOMB A RENCONTRE L’AMERIQUE EN CHERCHANT L’ASIE – MATANZAS – VALLEE D’YOUMOURI – LA NATURE TROPICALE – UNE PREMIERE REPRESENTATION A MATANZAS – SUCRERIES – L’ESCLAVAGE A CUBA – LA TRAITE – LES CHINOIS EN AMERIQUE – RIVALITE DE LA BETTERAVE ET DE LA CANNE – LE TABAC – HISTOIRE DE L’USAGE DE FUMER ET DE PRISER – POLITIQUE DE L’ESPAGNE – CAUSES DE MECONTENTEMENT – DEPART POUR LE MEXIQUE.





En vue de Cuba, 30 janvier 1852.

J’ai laissé derrière moi tout ce qui ressemblait à l’hiver et aux frimas. Sur ma tête est le ciel des tropiques. À l’horizon, je vois les montagnes de Cuba au lieu des côtes plates du continent américain. Il me semble que j’ai passé de la Mer du Nord à la Méditerranée. Une chaude lumière baigne les contours gracieux et hardis des rivages bleuâtres qui se déroulent devant mes regards. Le soleil va se coucher derrière les sommets enflammés ; l’un d’eux se dresse là-bas comme une pyramide lumineuse dans une vapeur d’or. Le bateau se hâte, car il faut être arrivé à l’entrée du port de La Havane avant la nuit pour pouvoir aborder ce soir. Les Espagnols ont gardé les précautions prudentes du passé : les pilotes ne sortent point après le coucher du soleil, et comme les compagnies d’assurance ne répondent de rien si l’on ne prend un pilote, nous n’essaierons pas d’entrer sans être munis de ce secours et de cette garantie. Il en résulte que, bien qu’il fasse encore jour, comme le soleil est couché depuis dix minutes, nous emploierons la nuit à nous promener en vue de la ville. S’il s’agissait d’entrer dans un port des États-Unis, les choses ne se passeraient pas ainsi ; mais nous avons quitté le pays de la liberté et de l’audace, nous sommes retombés sous l’empire des règlemens. Du reste, la nuit est superbe, l’air d’une extrême douceur ; mais il est impatientant d’aller et de venir en présence du phare pendant douze heures, comme un soldâtes faction marche devant sa guérite.


31 janvier.

Nous entrons de grand matin dans cette rade de la Havane, qu’on dit la plus belle rade fermée du monde. En effet, elle s’enfonce au pied des collines qui la dominent, et va tourner derrière la ville, présentant ainsi l’abri le plus parfait qu’on puisse imaginer. Ces collines sont verdoyantes, tapissées de fleurs jaunes ; en quelques endroits, des groupes de palmiers s’inclinent sur leurs flancs. À droite, la ville s’étale avec ses maisons blanches ou colorées et ses quais magnifiques. Une petite barque nous porte à terre. À peine débarqué sous un immense hangar, qui s’étend sur tout l’emplacement où s’opère le chargement et le déchargement des navires et qui avertit des ardeurs du climat, je me trouve au milieu d’une cohue bruyante, dans laquelle domine la population de couleur. Ces hommes à demi nus font voir des épaules, des bras et des poitrines qui sont souvent d’une grande beauté de forme ; on dirait des statues vivantes d’ébène ou de bronze. Leur travail s’exécute au milieu des cris, des rires et des chants ; ils jouent et se culbutent comme des singes. Une singularité me frappe : durant cinq mois que j’ai passés aux États-Unis, je ne me souviens pas d’avoir entendu un seul ouvrier chanter en travaillant. Le peuple américain est trop sérieux et trop appliqué pour se donner ce genre de distraction. Sur la terre des hommes libres, tout s’accomplissait en silence. Voici des esclaves, et ils chantent. Certes je n’en conclurai pas qu’ils sont plus heureux ; incontestablement ils sont plus gais, mais la gaieté n’est pas le bonheur. Je trouve aussi des oisifs, des gens qui regardent travailler et ne travaillent pas, des flâneurs, ce qui est rare en Angleterre et inconnu aux États-Unis.

La Havane offre cette particularité, qu’elle a l’aspect d’une ville espagnole avec un mouvement commercial qui rappelle les villes des États-Unis. Après avoir remarqué en passant cette scène animée, nous entrons dans des rues en général assez étroites, bordées de maisons de pierre, ce qui m’est nouveau et agréable. Mes yeux commençaient à se lasser de cette éternelle ville à larges rues, se prolongeant entre des maisons de briques, et que sous différens noms je rencontrais partout. Les églises ne sont plus bâties sur ce même modèle de faux gothique ou de grec plus faux encore qu’élève aux États-Unis un art sans originalité et sans caractère. Ce n’est pas que ce que je vois soit bien remarquable comme architecture : c’est le genre espagnol du dernier siècle un peu lourd, un peu surchargé ; mais je retrouve de la physionomie et de la variété, des monumens qui ne sont pas d’hier et qui disent quelque chose. Les maisons blanches ou peintes en bleu, en vert, en rose, en jaune, offrent un aspect bariolé qui étonne d’abord le regard, mais qui le réjouit. Partout des toits plats en terrasse à la manière de l’Orient. Des vases de faïence coloriée sont placés au bord de ces terrasses et se détachent avec élégance sur le ciel. Ce ciel est splendide ; les hommes portent des pantalons blancs, beaucoup d’entre eux des vestes blanches et de grands chapeaux de paille. Tout a un air de canicule, et nous sommes au 31 janvier.

L’hôtel où nous descendons est tenu par une famille de réfugiés de Saint-Domingue. Comme en Espagne, les chambres à coucher sont petites ; elles sont défendues par des barreaux et des volets, mais n’ont pas de vitres. Les lits sont des lits de sangle sans matelas, ce qui est plus frais, et au bout de quelques jours ne semble pas trop dur. L’endroit qui me plaît surtout dans l’hôtel, c’est une terrasse d’où l’on découvre une foule de clochers de toutes formes et de toutes nuances, et où je jouis de l’aspect à demi oriental de la ville étagée à mes pieds dans sa pittoresque irrégularité. Aux États-Unis, dans les promenades publiques, je ne rencontrais guère que quelques pauvres diables lisant un journal ; nulle part il n’y avait un lieu fréquenté à une certaine heure par la bonne compagnie, comme le Corso à Rome, Chiaja à Naples, les Champs-Elysées ou le bois de Boulogne à Paris. Ici, j’ai rencontré une promenade admirable aux portes de la ville. Une longue allée part de la mer et suit les remparts ; d’autres allées viennent aboutir à celle-là : c’est un véritable cours, où, avant le coucher du soleil, on se promène en voiture, surtout en volantes. Les volantes méritent une description, car elles entrent pour beaucoup dans la physionomie particulière de La Havane : ce sont des voitures ouvertes, à un cheval et à deux places, dont les roues sont très hautes ; un nègre en postillon les conduit. C’est dans ces chars que les dames vont goûter la fraîcheur du soir. L’extrémité de leurs robes se rabat un peu des deux côtés de la volante. J’aime à voir ces voitures d’un aspect singulier passer rapidement, emportant deux ou trois femmes seules dont le regard vous frappe en passant, et à suivre les plis flottans de leur robe blanche aux derniers rayons du jour, en vue de la mer, à travers une allée de palmiers ; Puis on revient, à l’autre bout de la ville, gagner une place carrée qui est la promenade d’hiver. Au centre s’élève une eau jaillissante entourée de fleurs et d’arbustes parmi lesquels on remarque la végétation exotique et bizarre des cycas ; on fait le tour de cette place tandis que la musique militaire retentit en plein air. En ce moment, le clair de lune achève d’embellir ces heures nocturnes. Un ciel incomparable, d’un bleu velouté comme l’air qu’on respire, et dans lequel notre regard plonge avec des délices infinies, semble une immense vague d’azur qui se recourberait mollement sur nos têtes. Les choux-palmistes qui encadrent le bassin dessinent à nos pieds l’ombre noire de leurs troncs un peu inclinés et l’ombre entremêlée de lumière que jettent leurs palmes. Nulle part je n’ai autant éprouvé dans une ville, dans une foule, le charme des impressions que la nature réserve d’ordinaire pour la solitude ; rien n’est poétique comme cette promenade au cœur d’une capitale, sous les tropiques, parmi les palmiers et les cycas. Il est fâcheux seulement que l’indolence naturelle aux créoles ne permette pas aux dames havanaises de marcher. À Cadix, à Séville, on fait de même tous les soirs le tour d’une place plantée d’arbres ; mais les belles Andalouses viennent y montrer leur taille cambrée et leur pied mignon. À La Havane, les femmes comme il faut restent dans leurs volantes, qui s’arrêtent tout autour de la promenade. C’est de là qu’elles jouissent du charme de ces belles soirées en prenant des glaces et en causant avec les hommes de leur connaissance debout auprès de la volante. On les voit beaucoup moins bien ainsi. Se dérieraient-elles de l’effet de leur beauté, et craindraient-elles qu’on ne trouvât pas au même degré chez elles les agrémens dont je parlais tout à l’heure ? Je ne saurais le croire, ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles ne mettent jamais pied à terre. La femme du gouverneur actuel a voulu joindre cette réforme à celles que son mari s’efforce d’introduire dans la colonie : elle a essayé de marcher ; mais le scandale a été si grand, qu’elle a dû renoncer à une tentative qui semblait ajouter aux causes de la révolution dont l’île est menacée.

Il ne faut pas que cette magnificence de la nature tropicale, cette gaieté d’une ville espagnole, l’élégance des volantes et même les beaux yeux des Havanaises fassent oublier la condition de la population esclave dont la présence attriste tout ce spectacle. Du reste, les renseignemens que je recueille me portent à penser que le sort des noirs de La Havane n’est pas rigoureux. Le laisser-aller des manières espagnoles permet une familiarité que ne tolérerait pas la fierté froide et sévère de la race anglo-saxonne. Ici les esclaves appellent leur maître niño et leur maîtresse niña, terme caressant qu’on adresse communément à un jeune homme ou à une jeune fille. Lorsque le propriétaire loue ses nègres comme manœuvres ou portefaix, ce qu’ils font au-delà de la tâche ordinaire est pour eux. Quand ils ont gagné cent piastres, ils ont le droit de forcer leur maître à prendre cette somme en à-compte, et de cent piastres en cent piastres données successivement, ils arrivent à se racheter. Ils ont un syndic chargé de défendre leurs intérêts. S’ils sont mécontens de leur maître, on leur permet de le quitter, et le maître doit leur donner une licence de trois jours pour en chercher un autre. Comment le préjugé de la couleur, qui existe cependant, serait-il aussi absolu à Cuba qu’aux États-Unis, quand les mélanges sont bien plus fréquens ? On me dit que beaucoup de familles blanches ont du sang noir dans les veines. Aux États-Unis, rien ne ferait admettre dans la société un homme d’origine africaine ; ici on ferme souvent les yeux sur cette origine, on peut même, en payant une certaine somme, être déclaré blanc ou du moins être autorisé à passer pour blanc, ce qui quelquefois n’empêche pas d’avoir un teint qui ailleurs serait désigné par une tout autre épithète.

On m’a raconté l’histoire d’une négresse esclave qui, s’étant rachetée, est retournée dans son pays, Elle était propre tante du roi de sa nation ; malgré tous les avantages de cette situation, elle n’a pu s’en accommoder. La grossièreté, la cruauté de son peuple, l’ont révoltée ; elle a voulu parler religion, on ne l’a point écoutée, et elle est revenue à la Havane.


4 février.

J’ai retrouvé le charme de la vie méridionale, de cette existence au dehors, en plein air, dans laquelle c’est un bonheur constant de voir et de respirer. Le matin, je me lève avant le soleil ; je monte sur la terrasse à plusieurs compartimens qui forme au-dessus de la maison que j’habite une véritable promenade. Toutes les autres maisons ont une terrasse du même genre, comme dans les villes d’Orient. Nulle part autour de moi ces tristes toits pointus de Paris ou de Londres. Je jouis de la rapide fraîcheur du matin : puis le soleil se lève derrière une église à demi ruinée, lui venant des États-Unis, on n’est pas fâché de trouver quelque chose qui ressemble à une ruine. Le lever du soleil est admirable, mais il dure peu ; c’est l’inconvénient des tropiques. Je ne puis m’empêcher de regretter mes beaux levers de soleil de Sorrente, quand, sur une terrasse assez semblable à celle-ci, je contemplais les teintes innombrables qui se succédaient longtemps dans le ciel et les nuances variées dont se teignaient tour à tour les îles, le Vésuve et la mer. Je descends ensuite pour aller rôder par la ville avant que la chaleur du jour se fasse sentir. J’entre çà et là dans une cour ou dans un cloître remplis de fleurs et de lianes, où s’élèvent quelques touffes de bananiers au puissant feuillage. Je vais visiter chaque jour le marché aux poissons. C’est en général un lieu peu attirant. Que de fois j’ai maudit celui qui, à Rome, déshonore le portique d’Octavie ! Mais ici les poissons, étincelant des plus vives couleurs, rouges, roses, verts, dorés, donnent aux yeux un éblouissant spectacle. Je m’assieds sous un arbre du côté de la rade ; je vois les bâtimens franchir son étroite entrée, passer sous le fort et glisser, les voiles tendues, au pied des collines qui élèvent en face de la ville leurs pentes vertes couronnées de palmiers. Je fais ensuite quelques visites à des Havanais de conditions diverses, et je recueille partout l’expression d’un mécontentement universel contre l’Espagne. Je vais souvent terminer la matinée à la chancellerie, où je prends des notes dans les journaux de l’île et les documens que M. d’Hauterive, notre consul général, veut bien m’indiquer, ou, ce qui vaut encore mieux, dans sa conversation instructive et animée. Je reviens dîner à l’hôtel ; je trouve un dîner français, une table d’hôte française. Le dîner est assez bon et se prolonge raisonnablement ; puis mes compagnons de voyage et moi nous sortons pour aller à l’Alameda, munis de cigares du cru, voir les dames passer en volantes et fuir à nos regards comme de beaux oiseaux des tropiques. Le soleil se couche trop vite, mais magnifique, en coup de foudre, et laissant après lui dans le ciel ces teintes ineffables que ne connaissent point nos pâles climats. Les premières étoiles apparaissent sur un fond couleur de fleur de pêcher ou d’améthyste. Après les nuances violacées se montrent le rose, le blanc, l’oranger, et tout à coup la nuit s’abat sur la ville. On revient alors par la promenade d’été, maintenant déserte, car il ne faut pas oublier que nous sommes en hiver et qu’on le dit cette année fort rigoureux. Il est vrai qu’au mois de janvier nous n’avons ici que la température de notre mois de juillet.

Cette promenade, qui longe la rade, est délicieuse. La lune se lève ; les navires se détachent en noir au sein de la blancheur incomparable qu’elle répand sur les collines et sur les eaux. De ce calme, de ce silence nous passons au bruit, au joyeux tumulte d’un immense café où l’on se réunit pour prendre des glaces. L’absence de cafés attriste singulièrement pour un Français les villes anglaises et américaines. En sortant, il m’arrive de retourner seul sur la petite place si remplie tout à l’heure et où je ne trouve plus d’autre compagnie que les palmiers et les eaux qui jaillissent solitaires. Je m’abreuve de la fraîcheur, de la suavité de la nuit. Je ne puis détacher mes regards de ce ciel qui semble envelopper la terre avec amour ; je ne me lasse point de contempler la nuit brillante, comme a dit Louis Racine d’après Homère :

Nuit ballante, dis-nous qui t’a donné tes voiles !

Je m’écrie comme lord Byron : « Non, belle nuit, tu n’es pas faite pour le sommeil ! » Et tout en disant cela je rentre pour me coucher ; mais ce n’est qu’après être monté encore sur la terrasse afin de me rapprocher un peu plus de ce beau ciel qui vous attire et vous fascine ainsi que l’azur des eaux tranquilles attire et fascine le pêcheur dans la ballade de Goethe. Ce ciel au reste n’est pas toujours pur. Quelquefois il se couvre en partie. La nature prend un air de tempête, mais de tempête des tropiques, ardente et sombre. Le ciel alors est à la fois éclatant et orageux comme une vie de poète. Je me décide enfin, bien à regret, à rentrer dans ma cellule sans vitres, où la lune me suit encore à travers les barreaux de fer, seule clôture de ma fenêtre, et, plein de ces images et de ces souvenirs d’une journée de La Havane, je m’endors au chant des serenos[2].

Les jours de spectacle, nous nous rendons au théâtre. Le coup d’œil du grand théâtre de La Havane est éblouissant. La salle est vaste, les toilettes brillantes. Les loges ne sont séparées du couloir que par une sorte de grillage qui permet d’admirer les dames havanaises. Elles sont en général fort belles. C’est le type espagnol, un peu plus fort et un peu moins fin, mais très séduisant encore. On a eu à La Havane d’assez bonnes troupes italiennes. Cette année elles font défaut, et l’on est obligé de se contenter d’un ballet français, de quelques farces espagnoles et d’une famille d’équilibristes et de danseurs de corde. Près du théâtre sont des bals publics, où le même couple exécute pendant plusieurs heures une danse nationale à la fois assez indécente et très monotone.

J’ai trouvé des maisons fort agréables à La Havane et de bonnes conversations ; mais ce qu’on a dit de la guerre, qu’elle gâte la conversation, on peut bien le dire de la fièvre jaune. J’étais hier chez une dame très gracieuse et très spirituelle. On n’a parlé pendant deux heures que fièvre jaune, avec des intervalles consacrés au tétanos. Le tétanos en effet parait très fréquent ici. On raconte toute sorte d’histoires terribles de tétanos survenu pour s’être lavé le visage avec de l’eau froide ou s’être coupé en se rasant. Pour la fièvre jaune, c’est la peste du Nouveau-Monde. Peut-être provient-elle des Indiens ; ceux qui habitaient la baie de Massachusetts avaient eu avant l’arrivée des colons une maladie qui les rendait jaunes. Du reste, la fièvre jaune ne jaunit pas toujours. Le vomissement noir, qui lui a donné ici et au Mexique son redoutable nom (vomito negro), n’est pas même un symptôme constant. Heureusement cette maladie, si souvent funeste aux étrangers, semble, comme il arrive avec le temps à la plupart des maladies, devenir plus rare et plus bénigne. M. GrandBoulogne, médecin français distingué établi à La Havane depuis plusieurs années, me dit avoir vu peu de cas de fièvre jaune. Elle semble aussi s’adoucir à la Nouvelle-Orléans ; le nombre des malades admis à l’hôpital qui ont succombé à ce fléau en 1850 a été moindre qu’en 1849, bien que le nombre des admissions ait été plus considérable. Probablement les améliorations sanitaires dans les deux villes ont contribué à ce résultat. On a contesté la transmission contagieuse de la fièvre jaune comme celle de la peste. L’opinion la plus vraisemblable est l’opinion moyenne, qui admet pour les deux maladies l’influence des circonstances locales et de la prédisposition des individus sur l’explosion et le développement du mal, mais qui admet aussi que des personnes ou des objets venant d’un pays infecté peuvent, par leur présence, produire cette éclosion et favoriser ce développement. Toutefois je m’arrête et ne veux pas mériter, en m’étendant trop sur un si triste sujet, le reproche que j’adressais tout à l’heure aux conversations de La Havane.

Il vaut mieux aller lire des ouvrages espagnols sur Cuba à la bibliothèque de l’Université. L’Université est un lieu très agréable. Imaginez un cloître entourant une cour remplie, on pourrait dire encombrée d’une végétation admirable, d’arbres à formes pour moi nouvelles, au sommet desquels s’enroulent des lianes et pendent de belles fleurs rouges parmi la verdure. La bibliothèque est placée entre cette cour et une autre cour au milieu de laquelle jaillit en murmurant une fontaine. J’aurais eu grand plaisir à lire dans ce lieu de délices, entre la verdure et l’eau. Malheureusement le bibliothécaire était à la campagne et avait prudemment emporté la clé, comme faisaient, dit-on, jadis les gardiens de notre cabinet de médailles quand ils allaient à Rome. Je me suis présenté plusieurs fois sans plus de succès. Enfin j’ai pu pénétrer dans la bibliothèque. J’y ai trouvé nos traités scientifiques récens et les œuvres de M. Cousin. Comme je commençais à lire, le bibliothécaire, après avoir causé très poliment avec moi, m’a averti qu’il était professeur, que l’heure de sa classe était arrivée, et a mis de nouveau la clé dans sa poche. Voilà le laisser-aller et la bonhomie des habitudes méridionales. De même à Rome, quand vous vous présentez chez un banquier pendant le mois d’octobre, il se peut qu’on vous réponde : « Il est à la campagne et fait son mois d’octobre, — fà l’ottobre. » Ce sans-gêne indolent, qui a bien ses inconvéniens, ne me déplaît pas ici ; il me repose de l’ardente et incessante activité des États-Unis, activité que j’admirais fort, mais qui avait fini par m’étourdir comme le ferait le spectacle d’une roue toujours en mouvement. J’ai trouvé du reste une autre bibliothèque dont les entours ne sont pas si charmans, mais qui a l’avantage d’être ouverte tous les jours.

Il n’y a pas, comme on peut croire, un très grand mouvement scientifique et littéraire à la Havane. Cependant on constate un progrès marqué dans le nombre des élèves qui suivent les écoles. Il existe à la Havane une école de mécaniques [escuela de machinas). Le gouverneur actuel, général Concha, a fait beaucoup pour cet établissement : il y a établi quinze bourses d’une once par mois (environ 80 francs) réservées aux orphelins des officiers et des familles émigrées de la terre ferme. L’école est maintenant ouverte à 240 élèves.

On doit reconnaître que beaucoup d’améliorations ont été introduites à La Havane depuis un certain nombre d’années. Le gouverneur Tacon, homme d’une volonté énergique, a rétabli la sécurité, qui était loin d’exister avant lui. Les vols et les assassinats étaient alors des événemens ordinaires. Un gouverneur auquel on se plaignait qu’un garçon de caisse eût été volé dans les rues de la capitale, se bornait à répondre : Je ne sors pas le soir ; faites comme moi. Un de ses parens ayant tué le consul de Suisse pour le voler, il fallut que les consuls de France et d’Angleterre s’unissent pour obtenir, avec de grandes difficultés, que l’assassin fût exécuté. Depuis l’administration de Tacon, il ne se passe plus rien de pareil.

La prison, qui au dehors semble un palais, n’est pas, dit-on, aussi bien tenue au dedans que les prisons des États-Unis, dont l’aspect extérieur est si triste. Il y a bon nombre d’établissemens charitables à La Havane, et entre autres une société de bienfaisance pour les Catalans. Ce que l’on paie pour obtenir un permis de voyage dans l’île est affecté à ces divers établissemens : ainsi ce serait faire une bonne action que de la parcourir dans son entier ; mais ce voyage, car c’en serait un, offrirait d’assez grandes difficultés. En certains endroits, la population est rare. On peut, dans le centre de l’île, faire trente lieues sans trouver une goutte d’eau. Je me bornerai donc à quelques excursions. L’un des points que l’on nous dit mériter le mieux d’être visité, c’est la petite ville de Matanzas et ses environs, à une trentaine de lieues de La Havane.

Avant de partir, nous avons voulu voir la villa Fernandina. Une villa tropicale est encore autre chose que les villas italiennes. C’est un jardin qui ressemble à une serre. Tous ces arbres exotiques, au feuillage étrange et gracieux, que l’on a vus ailleurs comme des raretés mises sous verre, et qu’on n’imagine guère que formant des forêts impénétrables, sont là plantés en allées ou groupés en bosquets. Un tel jardin a tout le charme de l’invraisemblable, il semble qu’on se promène dans un rêve.

L’île de Cuba a environ cent cinquante lieues de longueur, on la compare à une langue d’oiseau. Dans son premier voyage, Colomb, n’étant pas arrivé jusqu’à l’extrémité de l’île, la prit pour un continent et crut qu’il avait vu la côte orientale de l’Asie. Il fit même signer à l’équipage et au pilote une déclaration constatant que cette terre était le continent asiatique, car Colomb a découvert l’Amérique et ne l’a point connue. Après quatre voyages dans le Nouveau-Monde, il est mort convaincu qu’il avait quatre fois passé d’Europe en Asie et ne soupçonnant pas l’existence d’un continent nouveau. On a dit de très belles choses sur le génie de Colomb, qui lui avait fait deviner l’existence d’un monde ; mais rien n’est plus contraire à la vérité. Colomb voulait aller aux Indes par l’ouest, comme les Portugais y étaient allés par l’est ; il pensait trouver la ville aux toits d’or de Cipango, dont avaient parlé les voyageurs du moyen âge, et qu’on supposait exister à l’extrémité de l’Asie. Arrivé à l’embouchure de l’Orénoque, il se demandait s’il n’était pas à l’embouchure d’un des quatre fleuves du paradis terrestre. Le nom d’Indes Occidentales donné aux possessions espagnoles du Nouveau-Monde, et que conservent encore aujourd’hui les Antilles anglaises, est un monument qui atteste l’erreur de ce grand homme. Ce n’est pas la première fois qu’on a dû une découverte aux illusions du génie. Peut-être même Colomb n’eût-il pas tenté d’aller à travers une mer inconnue chercher la pointe orientale de l’Asie, si une autre erreur, celle des géographes alexandrins et des premiers géographes modernes[3], ne lui avait fait croire que le but de ses efforts était moins éloigné de l’Espagne qu’il ne l’était réellement[4]. Ce n’est donc point par une vue géographique supérieure aux idées de son temps, vue que Colomb n’a point eue et ne pouvait guère avoir, qu’il mérite une gloire immortelle ; c’est par la persévérance, le courage qu’il déploya dans son entreprise, c’est par l’humanité dont il fit preuve envers les Indiens, par son désintéressement, sa grandeur d’âme et ses malheurs. Colomb fut surtout un grand caractère, et le Tasse l’a bien chanté quand il l’a appelé ce cœur magnanime. Du reste, il a attaché justement son nom à la découverte que lui doit le genre humain, et dont il ne lui a pas été donné à lui-même de connaître ici-bas la véritable nature. La gloire est la récompense de ceux qui osent et réussissent dans une entreprise hardie et utile, même quand ils se trompent. Colomb est assez grand pour n’avoir pas besoin qu’on fasse à sa renommée l’aumône insultante d’un mérite qui n’a pas été le sien. Les déclamations vulgaires et erronées sur sa divination d’un continent auquel il n’a jamais cru, même après l’avoir rencontré, doivent être oubliées ; mais n’est-ce pas un fait bien plus frappant, bien plus propre à suggérer des méditations profondes, que cette illusion d’où sort une immense découverte, cette chimère, ce rêve qui enfante un monde ?

Bien que Colomb ait trouvé l’Amérique comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir, je n’en aurais pas été moins curieux de voir le tombeau d’un des hommes célèbres dont l’âme a été la plus noble et le caractère le plus pur. Ce tombeau est dans la cathédrale de La Havane. Malheureusement on la répare en ce moment ; elle n’est pas ouverte, et je suis obligé de me contenter d’un souvenir de la cathédrale de Séville, où j’ai lu, sur la pierre tumulaire du fils de Colomb, ce magnifique hommage à la mémoire de son père, qui a fait croire à quelques voyageurs que là reposaient les os de Christophe Colomb lui-même :

A Castilla y a Leon
Nuovo mundo dio Colon.


Matanzas, 5 février.

Nous sommes arrivés ce matin dans la jolie ville de Matanzas. Le balcon de notre hôtel donne sur une rade dans laquelle se trouvent un assez grand nombre de bâtimens des États-Unis et un bâtiment français. Des deux côtés, de gracieuses collines s’abaissent vers la mer. Nous nous amusons quelque temps à regarder des pélicans qui se tiennent immobiles et comme endormis jusqu’au moment où ils se laissent tomber dans l’eau sur leur proie ; puis nous allons voir notre consul, M. Vergue, qui, avec une obligeance toute magnifique, arrive bientôt à notre porte suivi de deux volantes, et nous conduit au plus beau point de vue des environs de Matanzas, celui d’où l’on embrasse la vallée d’Youmouri.

C’est là que j’ai eu pour la première fois le spectacle complet de la nature tropicale. On commence par suivre en montant un chemin très raboteux. À mesure qu’on s’élève, on voit se développer la rade de Matanzas. Du côté opposé, on découvre, par une soudaine échappée de vue, la vallée d’Youmouri, avec ses palmiers et ses cocotiers irrégulièrement jetés sur ses parois inclinées et verdoyantes. Cet éclair est incomparable ; c’est comme si le rideau d’un théâtre se levait tout à coup pour laisser apercevoir un moment une décoration fugitive ; en continuant à monter, on voit les palmiers et les cocotiers border la route ; les haies sont formées de grands cierges et d’autres cactus qui ont la forme de candélabres. La vallée commence à reparaître au-dessous de la route, et l’œil ne se lasse pas d’y errer parmi cette végétation extraordinaire. Nous sommes arrivés ainsi à une habitation délaissée par ses propriétaires, et qui n’est plus occupée que par des esclaves. En général, dans l’île de Cuba, on n’habite guère la campagne pour son plaisir ; on n’y est retenu que par l’exploitation des sucreries, et alors y vivre, c’est à peu près comme vivre dans une manufacture ou une usine. Ce lieu a donc été abandonné, quoique l’un des plus ravissans de l’univers. Cet abandon ajoute peut-être à son charme ; une teinte de mélancolie vient se refléter sur le plus splendide paysage qui fut jamais. La mer, la vallée, les montagnes, la végétation inaccoutumée des tropiques, vous jettent dans une sorte d’extase pleine d’étonnement. Il est impossible de ne pas se rappeler vivement les descriptions de Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie. Je trouve jusqu’à l’ajoupa construit avec des feuilles de bananiers. Voilà un vieux noir qui ressemble à Domingo ; mais a-t-il une maîtresse aussi bonne que Mme de La Tour ou Marguerite ? Un négrillon monte sur un cocotier et en rapporte un fruit que nous ouvrons. Je trouve assez agréable le liquide qu’il contient, c’est une eau sucrée légèrement acidulée et très rafraîchissante. Nous sommes entourés de noirs et de négresses de tous les âges. On me dit leurs prix à mesure qu’ils passent près de nous : cela varie depuis 600 piastres, prix moyen d’un nègre, jusqu’à 80 piastres, que peut valoir un négrillon. J’apprends que la mère a le droit de racheter d’avance son enfant en donnant 20 piastres avant sa naissance et 30 un mois après. L’esclavage seul gâte un peu l’impression d’enchantement qui m’arrive de partout. Je me dis avec un certain contentement : J’ai vu la nature tropicale dans son éclat ; à cette heure, toutes les sortes de végétation ont passé devant mes yeux, depuis les sapins et les bouleaux nains qui expiraient dans les marais de la Laponie jusqu’à ces palmiers, ces cocotiers, ces bananiers, ces yuccas, ces cactus, cette flore équinoxiale qui est la même des deux côtés de l’équateur. J’ai donc maintenant contemplé les principaux aspects de la nature et parcouru toute la gamme des harmonies divines ici-bas.

On donnait ce soir la première représentation d’une tragédie. J’ai voulu, pour la singularité du fait, aller au spectacle à Matanzas. Le sujet de la tragédie était Pelage ; presque à tous les vers éclatait un sentiment de patriotisme espagnol que le public me semblait partager. Le mot Espagne faisait toujours applaudir. Dans la disposition où sont les esprits, je m’étonnais de cet enthousiasme ; mais j’ai appris que c’étaient les Espagnols et non les créoles qui applaudissaient. Il y a entre ces deux parties de la population une irréconciliable inimitié. Les Cubans ne veulent pas être Espagnols et ne se regardent pas comme tels. On m’a parlé de deux enfans, l’un né d’une mère créole, l’autre d’une mère espagnole, et qui étaient déjà des frères ennemis. À la fin de la pièce, on a appelé l’auteur, il a paru ; en même temps un nuage est descendu derrière lui. De ce nuage est sorti un petit génie, lequel tenait une couronne. Cette couronne a été placée sur la tête du poète par deux actrices qui l’accompagnaient. Ne saluant point le public, mais souriant et couronné, le nuage et le petit génie à ses côtés, il faisait le plus drôle de triomphateur qu’on puisse imaginer.

Avant de quitter Matanzas, nous sommes allés à quelque distance voir des sucreries. J’étais bien aise de comparer l’organisation de ces établissemens, et surtout la condition des esclaves, avec ce que j’avais vu à la Louisiane. Nous avons pris un chemin de fer dont les départs ne sont point d’une extrême exactitude. Les précautions n’abondent pas à Cuba plus qu’aux États-Unis. L’indolence créole produit le même effet que l’activité fiévreuse de la race anglo-saxonne. Là on n’a pas le temps de penser au danger, ici on ne se donne pas la peine de le prévenir. Il est curieux de regarder à travers les deux portières d’un wagon pendre au vent les grandes feuilles du bananier. Ce que nous voyons, ce sont de véritables champs de bananes, comme nos terres labourées sont des champs de blés ; le bananier est même, de tous les végétaux alimentaires, celui qui, sur une même étendue de terrain, peut nourrir le plus grand nombre d’hommes. Par moment, on traverse un magnifique fouillis de végétation primitive qui est presque impénétrable aux yeux, comme il doit l’être au pied du voyageur. Ailleurs, les cocotiers et les choux-palmistes fuient derrière nous avec les rails du chemin de fer, sur lequel ils inclinent leur tronc léger et leur élégante couronne. Une jeune fille, qui a de très beaux yeux, est assise en face de moi, dans une attitude de nonchalance, mangeant des oranges ; puis elle se met à peigner ses cheveux noirs, et finit par prendre une épingle et s’en servir en guise de curedent.

Nous avons vu d’abord une petite sucrerie dont le propriétaire est le type du colon français de Saint-Domingue, gai, cordial, actif, hospitalier. Son établissement offre un exemple de la plus petite sucrerie qui puisse marcher avec avantage. M… a 200 nègres, dont 40 sont ce qu’on appelle bons nègres, et fait 500 caisses de sucre. Il y a dans l’île une sucrerie de 800 nègres, qui produit 10,000 caisses ; c’est trop vaste : la surveillance des esclaves et le soin de leur santé sont trop difficiles. Une mortalité parmi les noirs, un incendie dans un champ de cannes, peuvent causer un dommage immense ; mais en général il y a profit à avoir une plantation un peu considérable, car les frais sont en partie les mêmes dans une petite plantation et dans une grande. Il faut également payer un majoral et un maître de sucre. Celui-ci reçoit jusqu’à 5,000 francs, tout juste comme un professeur du Collège de France. Le prix de la terre est la moindre dépense. En somme, une sucrerie qui produit de 3 à 5,000 caisses est la plus profitable.

Je recueille ces renseignemens avec un mélange de curiosité et de déplaisir : je ne puis m’accoutumer à ces évaluations de capitaux et de bénéfices dans lesquelles le travail de l’homme est compris et compté comme une force brute dont on dispose sans la participation de celui qui la fournit. Un fait qu’on me raconte vient fort à propos pour me rafraîchir l’âme ; il s’agit d’un nègre qui avait sauvé M… enfant lors du massacre de Saint-Domingue, et qui a vieilli dans sa maison, traité par lui comme un porc et assis à sa table, chacun se faisant un honneur de toucher la main du bon noir ; je ne sais si l’on pourrait citer quelque chose de semblable aux États-Unis. Il y a soixante ans que cette terre est cultivée ; épuisée par la culture, elle a besoin d’être fumée à grands frais. M… est attaché à sa propriété et y reste ; mais son fils, qui a été élevé aux États-Unis et dont les manières américaines font avec les manières françaises du père le plus frappant contraste, voudrait, comme un véritable Yankee, abandonner cette exploitation usée pour aller cultiver une terre nouvelle.

Nous avons visité ensuite un établissement considérable, qui passe pour un des mieux tenus qui soient dans l’île. C’est là que pour la première fois j’ai vu les noirs, hommes et femmes, travailler à abattre la canne. Ce spectacle était triste. L’empressement forcé des travailleurs se hâtant de frapper ces grandes cannes qui tombaient autour d’eux, la présence des surveillans armés de fouets, la pensée surtout que ces êtres humains agissaient par une volonté étrangère, comme une meule tourne parce qu’on la fait tourner, me serraient le cœur. Quelques momens après, l’administrateur me fit sourire en me disant : « On prétend que les esclaves sont malheureux ; vous pouvez en juger. Je suis sûr que vous n’avez pas entendu un coup de fouet retentir. » - Il y avait un quart d’heure que nous étions dans la plantation !

Je crois en effet que les cruautés sont rares, bien qu’on nous avoue que les suicides sont fréquens. J’entends dire : « Ils se pendent assez souvent ; on ne sait vraiment pas pourquoi ; » mais ce travail dont je viens d’être témoin est rude. Puis il faut placer la canne sous les rouleaux, remuer et transvaser la liqueur sucrée, etc. C’est encore une besogne très pénible, et, pendant le temps de la roulaison, les nègres qui y sont employés travaillent seize et même quelquefois dix-huit heures par jour. Ce labeur, tout violent et excessif qu’on peut le trouver, n’est pas ce qui a soulevé en moi le plus d’indignation contre l’esclavage tel qu’il existe dans l’île de Cuba. J’ai demandé quelle espèce d’instruction morale et religieuse recevaient les nègres de la plantation, et j’ai appris que cette instruction était nulle : « On les baptise, m’a-t-on répondu ; on les marie, s’ils le désirent. À leur mort, on va quelquefois chercher M. le curé, pour les confesser ; mais il demeure assez loin, et nous n’aimons pas à le déranger. Le soir, on fait la prière, sauf à l’époque de la roulaison, parce qu’alors on n’a pas le temps. » Mais ni catéchisme, ni prédication pour les noirs ; nul moyen que la notion du bien et du mal parvienne à leur intelligence : ils sont exclus de toute idée morale. On dit que les colons espagnols sont en général moins durs pour leurs esclaves que les habitans des États-Unis. Si je compare cette plantation, qui passe pour une des mieux administrées, avec celles que j’ai vues à la Louisiane, je ne suis pas frappé de la grande douceur des maîtres. Dans l’île espagnole, le maximum des coups de fouet est plus considérable. Le majoral peut en donner vingt de son autorité ; à la Louisiane, chez M. Roman, ce n’était que cinq. M. Roman ouvrait les portes de son habitation à des prêtres catholiques, même à des méthodistes qui pouvaient apporter quelque enseignement religieux. Ici il n’y a rien de pareil, et on ne fait pas plus pour cultiver le sens moral du nègre que pour développer celui du porc qu’on lui permet d’élever et de vendre à son profit.

J’admettrai que dans le détail les esclaves soient assez bien logés, suffisamment nourris, soignés dans leurs maladies ; je conviendrai que pendant le déjeuner Mme…, femme du directeur de la sucrerie, nous a avoué en souriant que nous n’aurions pas beaucoup de lait pour notre café, parce qu’on le réservait pour les malades, tout cela n’empêche point que cette activité forcée, sans espoir, sans désir personnel, ne soit semblable à celle d’un animal ou d’une machine, et cette absence complète de développement moral suffirait seule, — quand même, ce qui est impossible, il n’y aurait aucune cruauté employée dans le traitement des noirs, — pour faire condamner l’esclavage non pas seulement comme une barbarie contre le corps, mais surtout comme un meurtre de l’âme.

La traite, interdite par la loi, se fait notoirement à Cuba. La plupart des gouverneurs qui ont précédé le général Concha la toléraient, sauf à se faire donner une ou deux onces d’or par tête de nègres introduits, tandis qu’on en donnait, autant à d’autres fonctionnaires. Le général Concha a repoussé cet odieux marché ; il a prévenu les traitans qu’ils eussent à bien prendre leurs mesures, car si l’importation d’esclaves noirs dans l’île venait à sa connaissance, il sévirait. Malgré cette restriction, il ne leur est pas très difficile de continuer leur infâme commerce, quelquefois même ils ne prennent pas la précaution de se cacher. Récemment une cargaison de nègres a été débarquée effrontément, et la ville de Matanzas a été un beau jour presque affamée par les achats faits pour les nourrir. Cette impudence a contraint l’autorité à saisir la pacotille humaine. Tant que l’esclavage sera maintenu, la traite existera en fait partout où il n’y aura pas, comme aux États-Unis, une population suffisante d’esclaves, ce qui est une autre source d’immoralité ; car l’absence de la traite encourage les haras humains qui existent en Virginie, et qui offrent une difficulté de plus pour l’émancipation par la multiplication toujours croissante des esclaves à affranchir. Quoi qu’on fasse, les conséquences d’un mauvais principe sont toujours mauvaises.

L’introduction des appareils perfectionnés pour la production du sucre est beaucoup plus difficile ici qu’à la Louisiane. J’ai dit qu’il fallait faire de grands frais préalables pour l’acquisition et l’installation de ces appareils qui sont dispendieux avant d’être économiques. Or très souvent ceux qui entreprennent l’exploitation d’une sucrerie manquent des capitaux nécessaires, ils empruntent et paient avec les produits ; mais c’est une rude affaire d’emprunter dans un pays où le taux légal de l’intérêt est à 12 pour 100. En général les choses se passent ainsi : le marchand d’esclaves, qu’on appelle l’importateur de noirs, en avance un certain nombre au planteur sur la promesse d’être remboursé par lui. Les fournisseurs avancent de même les alimens des esclaves. Un incendie dans la plantation suffit pour mettre l’emprunteur dans un grand embarras ; aussi beaucoup de planteurs sont-ils gênés et hors d’état d’employer des procédés qui pourraient augmenter la production et permettre ainsi de se passer du travail esclave.

On sait que l’Angleterre a cherché à remplacer dans ses colonies les esclaves qu’elle avait émancipés par des engagés malais ou chinois. De même à Cuba on a fait venir depuis quelque temps un assez grand nombre de Chinois, et on s’en trouve bien ; ils supportent la fatigue continue de l’époque de la roulaison comme les nègres. Quand on a voulu les frapper, ils ont résisté et n’ont pas consenti à recevoir des coups de fouet ; mais on a nommé un chef parmi eux qui leur donne des coups de bâton, et ils acceptent. En effet, le bâton est dans leurs mœurs ; l’énumération des coups à recevoir remplit tout leur code pénal, et forme l’ensemble de leur législation criminelle. Les Chinois commencent à connaître les chemins de l’Amérique, on sait à quel point ils abondent en Californie ; déjà ils occupent un quartier de la ville, de San-Francisco, où ils ont bâti une pagode. Le jour anniversaire de la déclaration de l’indépendance américaine, ils ont figuré avec leurs étendards, sur lesquels étaient peints des dragons, dans la procession civique en l’honneur du congrès et de Washington.

Un argument a été mis en avant contre l’emploi des esclaves dans l’île de Cuba, et je le reproduis ici sans me prononcer sur sa valeur, mais avec le désir qu’il soit bon. L’abolition de l’esclavage pourrait, à quelques égards, être favorable à la culture générale de cette île. Les plantations de sucre absorbent tous les capitaux, car les plantations de café sont de plus en plus abandonnées, par suite de la concurrence du Brésil et de Java. Peut-être l’île gagnerait-elle à une culture plus variée de produits tels que le maïs, le blé, le cacao, qui, comme le tabac, n’ont nul besoin du travail esclave.

Enfin il est un adversaire puissant de l’esclavage, le plus puissant de tous peut-être, la betterave. La première chose à faire par les abolitionistes, ce serait de ne jamais mettre un morceau de sucre dans leur thé, ou, s’ils n’ont cette vertu, au moins de se servir toujours d’un sucre différent du sucre de canne. Aux États-Unis, l’on fabrique et l’on consomme chaque année une assez grande quantité de sucre d’érable ; mais, bien que très suffisant pour l’usage, le produit de l’érable ne vaut pas celui de la canne, tandis que le sucre de betterave est identique au sucre de canne, et pourrait lui être substitué sans nul inconvénient pour les consommateurs.

Le Diario, journal du gouvernement, après avoir raconté, d’après l’Economist, tous les progrès qui ont été accomplis en Europe dans la production du sucre de betterave, s’efforce de se dissimuler à lui-même et de déguiser aux autres les craintes que lui fait concevoir pour le sucre colonial la rivalité du sucre européen. Il tâche de se rassurer en disant que dans les pays très peuplés on n’abandonnera pas à la betterave le terrain destiné aux céréales, que les gouvernemens désirent maintenir l’existence du sucre colonial, que la zone où croît la betterave est limitée. On pourrait opposer aussi aux chances d’envahissement du sucre de betterave la nécessité d’avoir sous la main le combustible et l’engrais. Malgré tout cela, la France, la Belgique, l’Allemagne, offrent encore un beau champ de bataille. Le Diario termine par cette conclusion où perce un certain effroi à travers un langage qui veut être confiant : « Sans nier que la betterave ne soit une rivale terrible pour la production sucrière des tropiques dans de nombreux marchés de l’ancien monde et dans les plus importans d’entre eux, il n’y a pas cependant de raisons suffisamment fondées de prophétiser avec assurance qu’elle en conquerra bientôt et absolument le monopole. »

On voit que la sécurité du sucre de canne n’est pas très grande ; j’avoue que je suis peu attendri sur son sort et peu touché de ses inquiétudes. Que la canne soit remplacée par la betterave, ou, si elle veut échapper à ce destin, qu’elle s’ingénie comme son ennemie, que sa production devienne plus économique en se simplifiant et se perfectionnant : dans les deux cas, un coup aura été porté à l’esclavage, et des millions d’êtres humains ne seront plus dégradés pour que nous puissions manger des confitures et boire de l’eau sucrée.

On ne saurait venir à La Havane et passer sous silence le tabac, qui a fait la célébrité de cette ville. J’y suis pour ma part aussi peu disposé que qui que ce soit, et je recueille avec empressement le plus de documens qu’il m’est possible sur la culture, la préparation du tabac et son histoire.

Le tabac est en général cultivé dans cette île par de petits propriétaires qui se livrent à ce travail minutieux en famille, ce qui est la meilleure condition pour que la plante atteigne toute la perfection de son développement ; puis le tabac est acheté par des courtiers qui parcourent l’île, et vendu par eux à des négocians de La Havane ; ceux-ci préparent ces cigares si renommés qu’on fume ou qu’on croit fumer dans toutes les parties du monde. Les chemins de fer, en se multipliant dans l’île de Cuba, augmenteront les bénéfices des petits planteurs en les soustrayant à l’impôt que lèvent sur eux les courtiers ambulans, et en leur permettant d’envoyer directement les feuilles de tabac à La Havane ou dans les autres villes. Il est certain qu’il se fume en Europe beaucoup de cigares qui portent le nom de cette capitale et qui ont une tout autre origine. Cependant il faut reconnaître que de médiocres cigares peuvent venir réellement de Cuba. Il y a pour le tabac, comme pour le vin, des crus, des qualités diverses. Le vin de Suresne est français aussi bien que le vin de Bordeaux, et il arrive à La Havane des différentes parties de l’île, des feuilles de tabac qui sont loin de se valoir.

Il se produit dans le monde environ 374 millions de livres de tabac, dans lesquels Cuba ne figure que pour 10 millions. Les États-Unis en fournissent 219 millions, et l’Europe 136, dont la Russie 21 millions, la France 20 millions, et l’Allemagne plus de 40 millions. Quant à la consommation, l’Allemagne tient encore le premier rang parmi les états européens ; sa consommation en tabac s’élève à une valeur de 45 millions de livres sterling, celle de l’empire britannique à 21 millions. Chose singulière, il parait qu’eu égard à la population, c’est la nation anglaise qui fume le plus, la masfumadora, dit la statistique havanaise que j’ai sous les yeux. La France, qui a presque le double d’habitans, n’y figure que pour la moitié, c’est-à-dire pour une valeur de 10 millions. L’Espagne fume très peu de tabac de Cuba, car il est frappé à son entrée dans le royaume d’un droit assez élevé. C’est un des griefs de Cuba.

La consommation du tabac augmente rapidement partout. On sait que chaque année en France la perception de l’impôt sur cette matière donne un produit plus considérable. En Angleterre, on a importé pour la consommation près de 4 millions de livres du plus en 1852 qu’en 1851[5]. À New-York, on dépense moins pour le pain que pour le tabac[6]. Il faut remarquer que, conformément au principe démocratique, les cigares de luxe y sont frappés de droits assez loris, et sont par conséquent un peu chers, tandis que le tabac commun y est au contraire à bas prix.

C’est un fait bien curieux que l’usage universel dans le monde de cette plante, dont on ne connaissait pas l’existence il y a trois cent cinquante ans. Depuis lors, tous les peuples ont adopté la coutume de fumer, coutume dont l’empire est, comme on l’a remarqué, plus vaste que ne le fut jamais l’empire romain. Cette habitude presque universelle du monde civilisé est, il faut bien le reconnaître, originairement une invention de sauvages. Les peuples de l’antiquité ne l’ont pas connue ; l’on sait seulement que les Thraces respiraient la fumée du chanvre, fumée enivrante sans doute, car c’est du chanvre qu’on tire le hachich aux propriétés exhilarantes. L’usage du tabac semble avoir été général parmi les nations américaines ; les antiquités de l’Ohio nous ont prouvé qu’il existait dans la vallée du Mississipi au moins cinq cents ans avant la découverte du nouveau continent. Jacques Cartier le trouva en vigueur au Canada, et Cortez au Mexique. C’est à Haïti et dans l’île de Cuba qu’on l’a observé pour la première fois ; et, chose remarquable, les naturels de cette île prédestinée connaissaient déjà le cigare, car ils fumaient des feuilles de tabac roulées. Du reste, l’historien Oviedo est aussi sévère pour cet emploi du tabac que pourraient l’être aujourd’hui ses plus mortels ennemis : « Les Indiens de cette île, dit-il, parmi leurs mauvaises habitudes, ont une coutume particulièrement détestable, qui est d’aspirer des fumées qu’ils appellent tobaco[7], et qui leur font perdre le sentiment… » Évidemment c’est une exagération des effets narcotiques du tabac. « Et ils font cela, poursuit le même auteur, avec une herbe qui, à ce que je puis croire, a la qualité d’un poison. » Le même auteur nous apprend que les Indiens cultivaient le tabac dans leurs jardins. De son temps, l’usage de fumer n’était pas encore adopté par les Européens ; il en parle avec mépris, et ajoute que les nègres seuls y avaient recours pour se délasser[8].

C’est aussi dans l’île de Cuba qu’on voit paraître pour la première fois l’habitude de prendre le tabac par les narines. L’usage de priser s’y montre à côté de l’usage de fumer. On se servait, d’après le témoignage d’Oviedo, d’un tube bifurqué ; on insérait dans chaque narine une des deux extrémités de la fourche, et on humait ainsi le tabac en poudre. M. le docteur Roulin a vu près du fleuve Méta un Indien faire arriver ainsi dans son nez une poudre appelée yopo.

Les Mexicains fumaient après dîner la pipe et le cigare ; ils se pinçaient le nez pendant cette opération, apparemment pour ne rien perdre de la fumée qu’ils avalaient souvent. La fumée du tabac était chez les peuples de race mexicaine, comme chez les sauvages de l’Amérique septentrionale, une chose sacrée. Elle joua un rôle dans les cérémonies du sacre de Montezuma, et sur un bas-relief du Yucatan on voit deux hommes offrant à une sorte de croix la fumée d’un cigare, comme le major Long a vu les Omahwas dans la vallée du Mississipi, quand ils ont rencontré et tué des bisons, fumer en action de grâces avant d’y toucher, disant : « Maître de la vie, voici de la fumée. »

Les Indiens de la Virginie croyaient que le Manitou (l’esprit) résidait dans la fumée de tabac. Chez les Natchez, le prêtre, marchant à la tête du peuple, allait sur un tertre attendre le lever du soleil, et alors il lançait une bouffée de tabac en l’honneur de l’astre que ces peuples adoraient. Encore aujourd’hui, certains sauvages, s’ils rencontrent un serpent-sonnette, animal qu’ils appellent leur grand-père, dirigent tout à coup vers lui la fumée de leur pipe. Peut-être est-ce un moyen de l’engourdir. La pipe ou, comme disent tous ceux qui croient faire de la couleur locale en employant un vieux mot français, le calumet ne figure pas seulement dans les conseils des Indiens et dans leurs assemblées pacifiques ; il y a le calumet de la guerre aussi bien que le calumet de la paix. Quand on prépare une expédition, on fait circuler la pipe rouge ; chacun en tire une gorgée, et par là s’enrôle dans l’expédition. Outre cet emploi du tabac dans les cérémonies religieuses et les délibérations politiques, les naturels de l’Amérique s’en servaient encore soit comme remède, ce que pratiquaient les Mexicains, soit pour rendre à la vie les noyés, ainsi que Diereville l’observa chez les Indiens de l’Acadie.

Le tabac a aussi son histoire dans l’ancien monde. D’abord il y fut employé comme plante médicinale. À la fin du XVIe siècle, l’illustre Raleigh introduisit l’usage de fumer à la cour d’Angleterre. On raconte que son domestique, lui voyant une pipe allumée à la bouche, crut qu’il brûlait et lui jeta un seau d’eau sur la tête. On rapporte aussi qu’un jour Raleigh décida la reine Elisabeth à l’imiter et fit fumer une pipe à sa majesté. On ajoute qu’Elisabeth ayant parié avec lui qu’il ne pourrait peser la fumée qu’il produisait, Raleigh compara le poids du tabac avant l’opération et après : il détermina ainsi celui de la fumée exhalée, et la reine, admirant cette analyse, qui peut-être n’était pas très rigoureuse, dit à l’illustre voyageur, après avoir payé le pari, qu’il était le premier qui eût fait de l’or avec de la fumée. Elisabeth ne manquait jamais une occasion de se montrer bel esprit. Jacques Ier n’imita point l’indulgence d’Elisabeth pour ce goût nouveau, et, bien que fondateur de la Virginie, dans laquelle le tabac était la culture presque unique et même servait de monnaie pour solder les appointemens des employés civils et des ministres anglicans, il écrivit contre une habitude qu’il détestait un livre auquel il donna pétantesquement le titre grec de Misocapnos (ennemi de la fumée). Jacques ne fut pas le seul souverain qui se montrât hostile à l’usage de fumer. Cet usage fut interdit en Russie sous peine de mort ; il le fut également dans la Nouvelle-Angleterre. En Turquie les sultans à l’instigation des muphtis, en Chine les empereurs de la dynastie des Ming, proscrivirent le tabac comme en Russie les tzars et en Amérique les puritains. Ceux-ci comparaient la fumée de la pipe à celle qui s’exhale du puits de l’abîme, et pendant l’horrible immolation des prétendues sorcières appelée la tragédie de Salem, une des victimes ayant allumé sa pipe sur l’échafaud, on s’écria : « Voyez comme elle est entourée des flammes et de la fumée de l’enfer ! » Cromwell, malgré son puritanisme, ne s’interdisait point cette jouissance. On raconte même que, pendant ses incertitudes au sujet du titre de roi qu’il était tenté de prendre, il se faisait apporter des pipes et une chandelle ; puis, après avoir fumé abondamment, il revenait à la grande affaire.

L’usage de priser a inspiré aussi quelques scrupules. Le pape Urbain VIII excommunia ceux qui useraient du tabac dans les églises. Clément XI, plus indulgent, restreignit l’interdiction à l’église de Saint-Pierre. Ainsi le tabac, qui chez les indigènes du continent américain faisait partie du culte, que les natifs de l’île de Cuba tenaient, au dire d’Oviedo, pour une chose sainte, était à Boston, à Constantinople, à Rome, une chose profane. On assure même qu’un candidat à la canonisation fut privé des honneurs de la sainteté, parce que l’avocat du diable prouva qu’il avait la coutume de priser. D’autres papes, il est vrai, se montrèrent moins rigoureux et consacrèrent l’usage de la tabatière en y puisant eux-mêmes. L’un d’eux ayant présenté la sienne à un cardinal qui refusa en répondant : « Saint père, je n’ai pas ce vice, » le pape, justement mécontent de la forme de ce refus, lui dit : » Si c’était un vice, tu l’aurais. »

On sait que la pipe en Allemagne et en Hollande, en Espagne le cigare et surtout la cigarette, sont depuis longtemps un besoin universel. En France, l’usage de fumer fut jusqu’à ces derniers temps le propre des marins et des soldats. On le vit par intervalles se glisser passagèrement dans le beau monde, mais à titre de fantaisie et de débauche, durant l’époque de la fronde, et au XVIIIe siècle, sous la régence. Aujourd’hui cet usage est si répandu qu’un homme de la génération actuelle qui ne fume pas est presque une exception. Cette coutume, inconnue avant la découverte de l’Amérique, a fait en trois siècles littéralement le tour du globe, et, à travers tout l’Orient, où elle est plus générale que partout ailleurs, est remontée jusqu’à la Chine. On a de la peine à s’imaginer les Orientaux sans chibouk et sans narguilé ; cependant il est certain qu’ils ne connaissaient rien de semblable avant Colomb[9].

Un usage aussi universellement adopté doit avoir sa raison d’être dans l’effet légèrement narcotique du tabac, dans son action sur le système nerveux. Il n’est permis qu’aux matelots à bord de trouver un plaisir dans le goût du tabac mâché. Pour tous ceux qui fument, ce n’est pas ce goût, fort désagréable en lui-même, qui constitue l’attrait ; c’est évidemment l’effet moral et intellectuel que le principe narcotique contenu dans le tabac produit sur le cerveau, et par suite la disposition rêveuse qu’il communique à la pensée. Excitée et reposée tout ensemble et bercée vaguement, elle semble onduler et s’exhaler avec la fumée qui monte ou flotte capricieusement dans les airs.

En venant à la Havane, j’étais convaincu que ce que l’on m’avait dit aux États-Unis du mécontentement des habitans de l’île était au moins très exagéré, et même que les Yankees supposaient ce mécontentement pour avoir le droit d’en profiter ; mais, depuis que je suis ici, je le vois se manifester à chaque instant, et cela dans toutes les classes, depuis les plus grands personnages jusqu’à ceux dont la condition est la plus modeste. Tout le monde est d’accord pour se plaindre de l’Espagne. « Ce qui a tué dans l’île la culture du café, me dit un riche propriétaire, c’est qu’on a frappé les farines américaines d’un droit qui en quadruple la valeur : maintenant les États-Unis portent leurs farines au Brésil et en rapportent du café. » Une dame ajoute à propos des fêtes qu’on va célébrer pour l’accouchement de la reine : « Elles seront bien tristes. » Voici comment la conversation s’engage entre moi et un créole très honorable que je me dispenserai de nommer. Nous parlions législation, et il m’apprenait que l’Espagne songe à se donner un code. « Mais, ajouta-t-il vivement, il n’y aura rien de semblable pour Cuba. Notre île est bonne pour payer des impôts d’importation et d’exportation qui montent l’un dans l’autre à 33 pour 100. L’Espagne trouve toujours moyen de tirer de nous quelque argent : voilà tout ce que sait faire notre gouvernement ; si vous voulez, nous vous le donnerons à bon marché. En ce qui concerne la justice, il y a une amélioration. On a supprimé les épices des juges, ils ont 5,000 piastres d’appointemens (25,000 francs). Aussi ce ne sont plus eux qui font traîner les procès ; ce sont les employés inférieurs qui maintenant les rendent interminables. Du moindre clerc, souvent d’un simple expéditionnaire dépend le sort des parties. Dans la justice criminelle, point de contradiction de témoins. On n’est pas présent à leur déposition ; on peut seulement, pour sa satisfaction, les voir jurer. Toutes les questions sont faites par écrit, et on y répond de même. Cela forme un dossier dont on lit un extrait aux juges. Les jugemens sont incroyables. L’autre jour, un avocat avait deux procès. Il se croyait sûr de gagner l’un et se croyait sûr de perdre l’autre : le contraire est arrivé. » Mon interlocuteur conclut comme Pantagruel que le meilleur serait de jouer la décision des tribunaux à beaux petits dés, comme disait le sage Brid’oison.

Ce n’est pas que l’île de Cuba ne jouisse en somme d’une prospérité réelle ; la population s’accroît[10], le mouvement général du commerce, les revenus des douanes augmentent chaque année[11]. Les écrivains des États-Unis ont soin de faire remarquer que ce progrès correspond à celui des États-Unis, qui tient la plus grande place dans le commerce de Cuba. Il est certain que, sauf le café, dont la production a baissé sensiblement, tous les autres produits de l’île suivent une progression constante[12] ; mais les habitans de Cuba sont peu touchés de ces progrès, dont l’Espagne profite plus qu’eux-mêmes, et que des impôts pesans qu’ils ne sont point appelés à voter diminuent considérablement.

Le gouvernement, dans son journal officiel, affirme que l’on paie en somme plus de taxes aux États-Unis que dans l’île de Cuba. Il en conclut que les habitans de Cuba sont plus heureux que les citoyens des États-Unis, parce que les états de l’Ohio, de New-York, de Maryland et de Pensylvanie ont graduellement augmenté l’impôt de 80 pour 100. Quand le fait serait vrai, qu’importe ? Tout est dans la nature et l’emploi de l’impôt ; celui qu’on prélève aux États-Unis n’est point destiné à favoriser une métropole jalouse et à solder des fonctionnaires détestés. Le citoyen des États-Unis paie volontiers parce qu’il est libre, parce que lui-même est appelé à diriger pour sa quote-part l’emploi des sommes votées, parce qu’il s’appartient, qu’on ne lui envoie pas de deux mille lieues des soldats pour le garder, des administrateurs pour le gouverner, des juges pour le juger, que chacun est appelé à défendre le pays comme milicien, à le gouverner comme administrateur, à lui donner la justice comme juré. Cette différence a été bien exprimée par un écrivain de Cuba : « Le fisc est tout dans ce pays-ci, dit-il ; l’action protectrice du gouvernement s’y fait sentir dans toutes les institutions, et il n’y a pas une entreprise publique ou privée de quelque importance où l’on ne compte sur l’assistance du trésor. » Prenez le contre-pied absolu, et vous aurez une idée exacte de la manière d’agir des États-Unis.

Les deux sujets les plus sérieux de mécontentement contre l’Espagne sont d’une part les impôts indirects dont elle frappe la colonie par ses douanes, et de l’autre l’impossibilité pour les créoles d’obtenir aucun emploi.

Le gouvernement espagnol a conservé le vieux système, qui était autrefois celui de tous les états vis-à-vis de leurs colonies, et qui consiste à sacrifier constamment les intérêts de celles-ci aux intérêts de la mère-patrie, au lieu de favoriser le développement colonial et d’en profiter. Ainsi, par des droits exorbitans sur les farines des États-Unis, on force les habitans de faire venir d’Espagne le blé qui les nourrit, et qui lui-même paie un droit considérable. Ce qui blesse encore plus les créoles, c’est qu’aucunes fonctions, depuis les plus élevées jusqu’aux plus infimes, ne leur sont jamais confiées : à quoi les Espagnols répondent qu’en Espagne des postes importans sont occupés par des natifs de Cuba ; mais cela n’empêche point les autres natifs de sentir très amèrement l’exclusion dont ils sont frappés dans leur patrie, un personnage considérable de l’île me disait : « Je ne pourrais être garde-chasse. » On remarque avec un vif déplaisir qu’il n’y a point eu de grâce pour les créoles compromis dans les derniers événemens, mais que la reine a mis le plus grand empressement à gracier les Américains des États-Unis. Les jeunes gens apprennent l’anglais, et quand on leur parle de leur nationalité espagnole, ils répondent : « Nous ne sommes point Espagnols ; nous voudrions pouvoir oublier notre langue. » En somme, la désaffection de la colonie est arrivée au comble. La Havane s’appelle la cité très fidèle et a des clefs pour armoiries. Cette fidélité pourrait bien consister un de ces jours à se servir de ces clefs pour ouvrir la porte aux États-Unis. Ce n’est pas que les habitans de Cuba aient un goût particulier pour les Américains du Nord. De plus, la mollesse ordinaire aux créoles n’en a pas fait en général des hommes bien entreprenans et bien hardis. Tant que l’Espagne aura, comme aujourd’hui, une armée et une flotte pour contenir Cuba, Cuba ne se soulèvera pas facilement ; mais on peut affirmer que la force est le seul lien qui la rattache à la métropole. Or ce n’est pas là une garantie d’avenir. Cette situation a pour l’Espagne un grave inconvénient ; tous les revenus qu’elle tire de sa colonie sont employés maintenant à l’entretien de l’année et de la flotte. Que l’Espagne ait besoin de ses soldats ou de ses marins dans une lutte européenne, et Cuba lui échappe sans retour. Le parti violent prévaut aujourd’hui dans les conseils de l’Espagne, les passions sont excitées au plus haut degré contre la colonie. J’ai entendu des Espagnols déclarer que c’était avec elle une guerre à mort, qu’il n’y avait rien à faire et rien à accorder, qu’on allait interdire, aux habitans de Cuba d’envoyer leurs fils étudier aux États-Unis, etc. C’est une politique désespérée. On ne se maintient pas longtemps par ces moyens extrêmes. D’autre part, je crois savoir de bonne source que le gouverneur actuel, le général Concha, qui a si vigoureusement anéanti les bandes de Lopez, réprimé les tentatives d’émeute, et par là conservé Cuba à l’Espagne, est menacé d’un rappel, et cela parce que cet homme si ferme est en même temps un homme sage, parce qu’il pense qu’il faudrait profiter du moment où l’on est victorieux et fort pour faire aux créoles quelques concessions qui pourraient les ramener[13].

Les États-Unis ne renoncent point à s’emparer de Cuba, cette île magnifique qui est à leurs portes et que touchent leurs bateaux à vapeur en allant de la Nouvelle-Orléans à New-York. Les états du sud aimeraient fort qu’un état à esclaves de plus fût introduit dans l’Union ; aussi les associations pour préparer la complète de Cuba se multiplient et s’étendent chaque jour. La société de l’Etoile solitaire est organisée dans toutes les grandes villes des États-Unis, tient des meetings publics et réclame hautement l’annexion de l’île espagnole. Les argumens qui se débitent ou s’écrivent à ce sujet sont quelquefois incroyables : tantôt on insiste sur la nécessité d’avoir un pays dont le climat soit doux pour l’usage des poitrinaires, tantôt on soutient que Cuba est une partie intégrante du continent qui a été accidentellement détachée de la Floride par le gulfstream. À ce compte, la France, qui, aux époques antédiluviennes, tenait probablement à l’Angleterre, pourrait, au nom de la géologie, en revendiquer la possession ! Jusqu’ici, ces argumens n’ont pas persuadé le gouvernement des États-Unis, et il ne s’est point prêté aux plans d’invasion ; mais en supposant que l’honnêteté politique soit toujours représentée dans la présidence américaine, ce dont je ne voudrais pas répondre, la constitution donne au président trop peu de pouvoir sur les états pour lui permettre d’empêcher des coups de main semblables à celui de Lopez. Je ne crois pas que ces coups de main réussissent, surtout tant que la flotte et l’armée espagnoles seront là ; mais, comme je l’ai dit, elles peuvent être appelées ailleurs. Est-il possible de conserver longtemps un pays qu’on possède malgré lui ? Enfin, si les créoles parvenaient à organiser dans l’île une insurrection sérieuse et à tenir sur un point quelconque, ils se trouveraient dans une situation assez semblable à celle des colonies anglaises, quand elles s’insurgèrent contre la métropole pour des griefs beaucoup moindres. Il serait bien difficile alors au congrès et au président de l’Union américaine, poussés par l’opinion, d’empêcher que des secours fussent portés aux insurgés, et même de ne pas soutenir à Cuba le principe auquel les États-Unis doivent leur existence.


23 février.

Il y a un pays plus menacé que Cuba, parce qu’il est encore plus mal gouverné ; ce pays, c’est le Mexique. Comme le Mexique est toujours au moment de se briser et de se dissoudre, si on veut le trouver à peu près vivant, il faut se hâter de le visiter. J’en ai grande envie, et mon compagnon de voyage, M. de Villeneuve, y est tout disposé[14]. L’on nous dit que la nature y est aussi puissante que la société y est faible, et que de magnifiques spectacles nous y attendent ; mais comment faire ? il n’y a pas en ce moment de bateau à vapeur entre La Havane et Vera-Cruz. Nous sommes allés voir, il y a quelques jours, un petit bâtiment à voiles ; il était si encombré de passagers, que nous n’aurions su où nous loger pendant une traversée qui, dans cette saison, peut être orageuse. Enfin le ciel nous a envoyé une corvette espagnole ; elle a touché à La Havane et va continuer sa route jusqu’à Vera-Cruz. Aller voir la corvette, retenir nos cabines est l’affaire d’une demi-heure ; mais le vent favorable est moins pressé de souffler que nous de partir. Le départ est remis d’un jour à l’autre. Ce matin, nous sommes venus encore une fois à bord apprendre qu’on ne partait point. Au moment où nous nous retirions piteusement, le capitaine se ravise, et nous dit de rester jusqu’à midi pour voir si le vent ne se lèverait pas. En effet, une heure après, nos voiles s’enflaient doucement, nous sortions de la rade, et nous voguions vers le Mexique pour de moins grandes aventures, mais presque avec autant d’enthousiasme que Fernand Cortez.


J.-J. AMPERE.

  1. Voyez les livraisons des 1er et 15 janvier, des 1er et 15 février, des 15 mars et du 1er et du 1er mai et 1er juin et 15 juin 1853.
  2. On nomme ainsi les walchmen, qui, selon l’usage espagnol, annoncent avec une sorte de psalmodie lente et grave l’heure de la nuit et l’état du ciel. Leur nom de serenos n’a pu leur être donné que sous un beau climat. Dans quelques cantons de la Suisse, on est réveillé par les veilleurs de nuit qui font entendre ces lugubres paroles : « Priez pour les pauvres trépassés. » On ne s’aviserait point d’un pareil refrain dans un pays où les gens du guet s’appellent serenos.
  3. Ptolémée prolongeait beaucoup trop à l’est l’extrémité de l’Asie. Sur le globe de Behaim, terminé l’année même du départ de Colomb, Cipango, que celui-ci allait chercher et qu’il croyait seulement à sept cent cinquante lieues des Canaries, était placé au 280" degré de longitude orientale, tout juste où devait se trouver l’Amérique.
  4. Un reste de cette erreur s’est propagé jusqu’au XVIIe siècle. Sanson s’obstinait toujours à reculer les cites orientales de la Chine au 180e degré, bien qu’elles soient au 165e. (Waickenaër, Biographie universelle, t. II, p. 2, art. Delisle.)
  5. En 1851, 27,853,253 livres ; en 1852, 31,049,654 livres. Galignani’s Messenger, 2 août 1852.
  6. En 1838, on dépensait dans cette ville pour le pain 3,493,050 dollars, et pour la tabac, 3,650,000 dollars. American Almanack, 1838. — Cette différence n’a pu qu’augmenter depuis.
  7. Tobaco ou Tobacco était le nom du roseau percé à travers lequel les Indiens d’Haïti aspiraient la fumée ; ils appelaient le tabac cohoba ou cohobba. C’est par confusion que le nom du tuyau de pipe a été transporté à la plante. Telle est la véritable origine du mot tabac, qui ne vient point, comme on l’a dit souvent, de l’île de Tabago.
  8. La première nouvelle de la pipe fut apportée en Europe l’an 1498 par un prêtre nommé Romano Paño que Colomb avait laissé à Haïti lors de son second voyage.
  9. Un fait remarquable prouve que l’usage de fumer n’est pas très ancien en Orient : c’est que dans les Mille et une Nuits, dont la dernière rédaction parât être du XVIe siècle, et où les mœurs orientales sont peintes avec une merveilleuse fidélité, il n’est jamais fait mention de la pipe. On n’y voit pas non plus figurer le café. Aujourd’hui le tabac et le café sont devenus des besoins si impérieux pour les Turcs, que pendant le jeûne du ramadan, aussitôt qu’un coup de canon a annoncé le coucher du soleil, ces hommes à jeun depuis son lever allument une pipe et prennent une tasse de café avant de toucher à aucun aliment.
  10. En 1850, la population fixe de la Havane et de ses dépendances rurales s’est élevée de 142,000 âmes à 150,161. En 1849. la population de l’île a augmenté de 5 pour 100.
  11. Selon le Diario de Cadix, les douanes de Cuba ont e, 1850 rapporté 7,729,085 piastres ; en 1851, 8,462,834.
  12. De 1826 à 1849, l’exportation du tabac en feuilles a triplé ; celle des cigares a presque quadruplé. Pendant la même période, l’exportation des mélasses s’est élevée de 71,000 à 228,400 boucauts (70 kil.), celle du rhum de 3,600 pipes à 14,900, et celle de la cire de 25,800 arobes (11 1/2 kil.) à 48,900 (Annales du commerce extérieur, 3e série des avis divers, no  543, p. 7). Le progrès a continué. En 1849, le commerce général de Cuba à l’entrée et à la sortie était de 48,757,016 piastres ; en 1850, il a été de 54,615,175 piastres ; en 1851, il a encore augmenté, pour les importations, de 2,662,767 piastres, et pour les exportations, de 3,195,391 piastres, d’après les documens officiels les plus récens.
  13. Depuis que ces lignes ont été écrites, le général Concha a été destitué brutalement.
  14. Mon autre compagnon de voyage, M. de Béarn, nous avait quittés à mon grand regret, rappelé à Washington par ses devoirs diplomatiques. Depuis, il a visité lui-même le Mexique.