Promenade dans la Grande Bretagne - 2e/Mer d’Allemagne, Hull


MER D’ALLEMAGNE.


Je m’acheminai vers Glocester, au travers d’un pays très-plat, il est vrai, mais très-abondant et fort bien cultivé. C’est une petite ville, qui n’a conservé de son ancien renom, que la bonté de ses fromages et de son cidre. On est étonné avec juste raison, de la voir dans l’état où elle est, après avoir lu dans l’histoire d’Angleterre que Charles premier perdit un temps précieux à l’assiéger ; à présent, il n’y a pas même vestige de murailles. C’était un dimanche, la curiosité me conduisit à la vaste gothique cathédrale : je suivis les soldats, et la foule qui s’y rendait ; à peine fus-je entré, qu’un homme vêtu de rouge et de noir, avec une grande baguette blanche, me vint prier si poliment de m’asseoir sur un banc qu’il m’ouvrit, que je ne crus pas devoir le refuser. Il le ferma immédiatement après, et dans la crainte de faire du bruit, et de causer du scandale, en me retirant, il me fallut entendre un sermon de deux heures, sans y comprendre un seul mot. Le même soir, ennuyé de n’avoir rien à faire, ni à voir, et crainte d’un nouveau sermon, je décampai et fus coucher à Upton ; le lendemain j’arrivai de bonne heure à Worcester.

La Séverne arrose sans contredit le meilleur, le plus riche, et le plus agréable pays de toute l’Angleterre. On voit de tous côtés des villages propres et florissans, la terre cultivée dans la dernière perfection, et couverte d’arbres fruitiers, croissans avec la plus grande vigueur ; des prairies immenses, où l’on peut compter des milliers de bestiaux, dont le bon état ne laisse aucun doute sur la bonté du pâturage.

Worcester est la ville la plus agréable de ce beau pays ; elle est médiocrement grande, bien bâtie, les rues bien pavées, et a des promenades charmantes tout autour. La cathédrale est digne de l’attention du voyageur, quoiqu’elle ne soit pas si considérable, que beaucoup d’autres en Angleterre.

La scène change terriblement de Worcester à Birmingham, comme cette dernière ville semble être l’atelier de Vulcain, aussi les pays qui en approchent, ont-ils quelque peu de ressemblance avec ceux qui avoisinaient le Tartare. Par l’étendue qu’elle occupe et le mouvement qui y règne, cette ville peut contenir soixante mille habitans : elle est entourée de canaux qui joignent d’un côté avec la Séverne et que l’on s’occupe à joindre de l’autre avec l’Humber ; le bâtiment le plus remarquable est l’établissement pour les orphelins des pauvres ouvriers, il est vaste et bien entretenu. On aperçoit de tous côtés, de petits jardins dans chacun desquels il y a une petite cabane, où les ouvriers fatigués de leurs travaux viennent se délasser d’une manière utile ; outre l’amusement et l’occupation agréable qu’ils y trouvent, ils jouissent encore du fruit de leur industrie, en recueillant autant de légumes qu’il leur en faut pour eux, et leur famille ; je cite ce petit article avec grand plaisir, parce que je le crois très-utile, et que même je penserais qu’il est de l’humanité et de l’intérêt de tous les manufacturiers possibles, de former et d’encourager de pareils établissemens.

Cette nouvelle ville que l’industrie a créée et soutient, n’a rien de bien amusant pour l’étranger, on n’y voit que des ouvriers noircis par la fumée de leurs ateliers. On n’y entend que le bruit du marteau et des chariots chargés de ferrailles ou de charbon. Tous les bâtimens sont couverts d’une poussière brune, qui s’attache, et pénètre par-tout ; là, en se lavant le visage trois fois par jour, on est sûr de rendre l’eau presqu’aussi noire que de l’encre.

J’arrivai le soir à Shrewsbury, à travers les mines d’or d’Angleterre, (je parle de son charbon). Le nombre des puits est si considérable qu’il semble de loin, un grand camp. La plupart ont une pompe à feu, qui sert à tirer l’eau et à amener le charbon ; il y a certainement dans cet endroit beaucoup plus d’habitans dessous la terre que dessus. Les ouvriers travaillent jour et nuit, et se relèvent les uns les autres.

En descendant du poste élevé où je m’étais placé à Birmingham, je me promis bien que ce serait la dernière fois que j’y monterais, quoique ce ne soit point une manière désagréable de voyager, quand il fait beau ; les Anglais sont si fiers et si méprisans pour tout ce qui n’a pas l’apparence de la fortune, que les humiliations que l’on reçoit à chaque instant, sont vraiment cruelles, et que je regarde qu’il est infiniment préférable d’aller un peu moins vîte et d’être indépendant ; en effet, à quoi bon me presser ? quand je ferais trois cents milles dans un jour, en serais-je moins un étranger en arrivant ?...... de plus j’aurais dépensé de quoi vivre trois semaines, ou un mois, et je n’aurais pas si bien vu le pays, ni si bien connu les usages. Ainsi de ce moment je décidai, que je n’aurais plus d’obligation à d’autres qu’à mes jambes, pour achever ma course.

Shrewsbury est sur la frontière du pays de Galles, et son nom en gallois est Sallop, qui n’est pas joli en français. C’est une ancienne ville, dont les maisons sont mal bâties, mais dont la situation sur la Séverne est vraiment charmante. Le peuple y parle anglais, mais à quelques milles plus loin c’est le gallois. La rivière ne cesse d’être navigable qu’à trente ou quarante milles plus haut, et ainsi peut avoir un cours de près de deux cents milles, aussi est-elle la plus considérable de la Grande Bretagne. Les environs de cette petite ville sont très-jolis ; on y trouve des promenades agréables, plantées d’arbres ; on y voit le bâtiment de l’hôtel-de-ville, la statue de Levellyn, dernier prince de Galles, avec quelques mots dans la langue galloise.

Combien j’ai regretté ici, de ne pas savoir le bas-breton. Quel plaisir n’eût-ce pas été pour moi de m’égarer dans les montagnes de ce pays ? En voyant ces hommes agrestes, si semblables à ceux de Bretagne dans leurs manières, faire encore usage du même langage, je me serais cru avec des compatriotes.

Je passai par ce coin du pays de Galles qui borde le Cheshire, et dont les collines me semblèrent peu élevées et assez productives, mais c’est si près de l’Angleterre, et le chemin est tellement fréquenté, que je ne remarquai aucune différence entre les habitans.

À la couchée, je rencontrai par un hasard assez extraordinaire, un vieux Turc, dans les habits de son pays, apparemment assez misérable, car pour éviter les frais de coche, il était venu à pied depuis Holly-Head (le port où l’on débarque en venant de Dublin). Comme il n’entendait pas l’anglais, il tâchait de se faire comprendre par signe. Le voyant embarrassé, et sachant que presque tous les Turcs savent l’italien, je m’adressai à lui dans cette langue, et lui fis donner les choses dont il manquait. Des ouvriers qui travaillaient à la bâtisse d’un pont près de là, s’étaient assemblés pour le voir ; ils le regardaient avec surprise, et furent bien autrement étonnés quand ils m’entendirent lui parler dans une langue qui n’était ni anglais, ni gallois. Cependant, après le premier moment, un d’eux me demanda, is not that a Frenchman ?[1]

Mon Turc, avait donné son turban à blanchir, et lorsqu’on le lui rendit le lendemain, on lui demanda, je crois, quinze pences pour le blanchissage. Le pauvre homme se débattait, et jurait en vrai turc, que c’était beaucoup trop cher ; la femme diminua de trois ; mais comme l’autre ne voulait encore donner que la moitié de ce qui restait, et que cela faisait un bruit horrible, je pris la Juive dans un petit coin, la payai du surplus, et lui recommandai de se taire. Je retournai auprès de mon Turc, qui voyant que j’avais fait taire la vieille, me fit mille caresses, et se récria, peut-être avec raison, sur la dureté et l’esprit intéressé des aubergistes et de toute l’espèce qui a à faire au public plus encore dans ce bon pays, que par-tout ailleurs. En nous séparant, le pauvre vieux diable, d’un air vraiment touché et amical, appliqua sa moustache sur ma main, et me souhaita toutes les bénédictions du saint prophète.

J’arrivai le soir à Chester, dont les gras pâturages et l’excellent fromage sont bien connus. La ville est petite, mais ses bâtimens sont assez agréables ; on a pratiqué une promenade étroite et assez singulière, sur les anciennes murailles. Au pied des murs à l’ouest, il y a un canal creusé dans le roc vif, à la hauteur de près de trente pieds, il va joindre la Dee, qui procure un petit commerce de cabotage à Chester. Je traversai la langue de terre qui sépare la Dee et le Mersey, le terroir en est très-riche et fort bien cultivé ; j’arrivai en face de Liverpool, où un bateau public vint prendre les passagers, qui ainsi que moi l’attendaient. La traversée est de six à sept milles au moins.

Liverpool est très-considérable, c’est ici le principal atelier de l’industrie et du commerce britannique ; j’ai rarement vu une aussi grande quantité de vaisseaux. On compte sept bassins, peu considérables à la vérité, mais dont le moindre pourrait aisément contenir trente à quarante vaisseaux, et le plus grand, trois ou quatre fois ce nombre. L’eau de la mer y entre à la marée haute, et son propre poids à la marée basse ferme des écluses qui les retiennent, de sorte que les vaisseaux sont toujours à flot, ce qui est un avantage prodigieux. Le grand nombre des rivières dans la Grande Bretagne ne sont pas assez profondes pour empêcher les vaisseaux d’être à sec au reflux. Outre le commerce maritime, il y a encore quantité de manufactures de toutes sortes ; l’épaisseur de la fumée du charbon, qui en sort, fait de la ville un séjour si peu agréable, que la plupart des négocians riches, habitent avec leurs familles à quelques distances, et y viennent pour leurs affaires, mais n’y couchent pas. — L’hôtel-de-ville seul, est d’une architecture noble, mais il est tellement situé, que d’une très-belle rue, qui semble avoir été bâtie exprès pour donner du jour à la façade, on n’en aperçoit que la moitié, et sans contredit la plus belle partie du bâtiment est sur le derrière, dans un endroit où il ne peut frapper les yeux de personne[2].

Il y a dans le voisinage de cette ville, une grande carrière, ou mine de sel de roc, elle est ouverte depuis le temps des Romains, à ce qu’on assure : on en tire des pièces énormes, et dans l’enceinte on voit des dômes et des voûtes immenses, semblables à ceux des cathédrales. Ce sel est un objet considérable de commerce et s’exporte par toute l’Europe.

Je présentai à Mr. Backhouse la lettre de recommandation que j’avais pour lui, et se promenant avec moi, près des différens bassins, comme par occasion, il me fit voir trois gros vaisseaux que des corsaires appartenans à son père avaient pris aux patriotes, quoiqu’il n’y eût que cinq mois que la guerre fût commencée. Parmi ces trois prises, il y avait un vaisseau de Nantes, qui n’avait pas été quinze jours en mer, et qui n’était à Liverpool que depuis deux ou trois. J’eus la curiosité de voir les gens de l’équipage, et je le priai de vouloir bien me conduire à la prison, espérant qu’ils pourraient m’instruire de quelques particularités touchant mon malheureux pays, et peut-être aussi les parens que j’y avais laissés.

Quand je me trouvai au milieu des sans-culottes[3], j’avoue que ma contenance fut un peu embarrassée : pourtant je m’aventurai à les questionner ; ils firent les réponses qu’ils voulurent, et je pus m’apercevoir qu’après les premiers mots, ils connurent tout de suite à qui ils avaient à faire ; ils me peignirent les choses encore plus mauvaises qu’elles ne l’étaient. Officiers, soldats, matelots, mousses, suivant les lois de l’égalité, qu’ils réclamaient alors, étaient tous renfermés et recevaient six pences[4] par jour, pour leur subsistance.

Je partis dans la même voiture qui m’avait apporté à Liverpool, et dirigeai ma course vers Manchester, où sans malencontre, mon bâton à la main, j’arrivai modestement le second jour. Comme il se trouvait être un dimanche, bien instruit par la leçon que j’avais reçue à Bath, j’eus la précaution, avant d’entrer dans la ville, d’ôter la poussière de mes bottes, et de mettre de la poudre sur mes cheveux, de sorte que personne ne parut me remarquer ; quand il est si aisé de contenter les gens, on aurait tort de ne le pas faire.

Je fus ici parfaitement reçu par Messieurs Rawlinson et Alberti ; bon dîner, bon vin, bonne figure d’hôte, et le concert après. Les gens de ce pays, malgré toutes leurs honnêtetés, sont d’une jalousie ridicule au sujet de leurs manufactures de velours de coton qui sont en très-grand nombre ; ils m’ont laissé voir le roussis du coton, et la manière dont on coupe les rayes dans le velours, mais non la machine qui fabrique le tissu. J’ai eu beau les assurer en avoir vu une à Nantes qui filait, jusqu’à quatre-vingts brins, ils n’ont jamais voulu y consentir, et m’ont seulement dit que la leur allait jusqu’à deux cents, ce qui dans le fait demande plus de force que celle de Nantes, mais doit être parfaitement la même chose. Quoi qu’il en soit, on ne peut nier qu’ils ne fassent le velours d’une manière plus parfaite que par toute l’Europe. Le mystère dont ils couvrent la fabrique a quelque chose de bien extraordinaire, quand on songe que la plupart des commis sont étrangers, et que même grand nombre des chefs de manufactures sont Allemands et Italiens.

La peine de mort est, m’a-t-on dit, prononcée contre le mortel téméraire qui entreprendrait d’engager pour l’étranger un de leurs ouvriers, par l’appât d’un gain considérable ; ce qu’il y a de sûr, c’est que lors de mon passage, il y avait dans les prisons un Américain et un Français pour ce sujet. Il me paraît incroyable, que s’il est réellement une machine ingénieuse et inconnue, le grand nombre d’étrangers, qui sont employés dans les manufactures, ne révèlent pas le secret à leurs compatriotes.

Tous les pays de l’ouest en Écosse, sont pleins de ces manufactures de coton ; celle de Lanark sur-tout est peut-être plus grande à elle seule, que toutes les manufactures de Manchester et cependant on se fait, avec raison, un honneur de la montrer aux étrangers. Dans le fait, le secret des machines est parfaitement connu chez les autres nations, mais il n’y a guère que dans la Grande Bretagne, qu’on puisse faire des avances assez considérables pour de pareils établissemens ; le véritable secret, par conséquent, c’est d’avoir beaucoup d’argent.

La ville de Manchester n’a de remarquable que les canaux qui l’entourent et le beau pays dans lequel elle est située. Je quittai bientôt cette vaste manufacture, car c’est ainsi qu’on peut justement appeler cette ville, où comme à Birmingham, on ne rencontre que des ouvriers, où la fumée suffoque, et où le jaloux manufacturier ne peut jamais s’imaginer qu’un étranger puisse venir sans motif d’intérêt. Un petit marchand nouvellement établi, m’ayant vu avec un des principaux négocians, s’imagina que j’étais venu pour faire des emplettes et en conséquence désirant ma pratique, il me guetta au sortir de mon auberge et me pria de lui faire l’honneur de visiter son magasin........ Je commençai d’abord par dire que je n’avais besoin de rien, puis comme il insistait, je le suivis. Il étala toutes ses marchandises devant moi ; force me fut, de faire le connaisseur, je les maniai toutes, admirai leur beauté, leur solidité, fis de bien belles phrases, et sur le roussis, et sur le coupé, et même sur le tissu dont je m’avisai de parler ; tout cela joint à de grands complimens sur son nouvel établissement, paraissait enchanter mon homme, qui me pria de vouloir bien lui donner ma pratique, et de le recommander à mes amis, ce que je lui promis. — Je suis fâché de ne pas me rappeler son nom, je profiterais de cette occasion, pour m’acquitter de ma promesse, et le faire connaître au public.

Après m’être arrêté à Stockport, jolie petite ville, à sept milles de Manchester, bien située sur les bords escarpés d’une petite rivière bordée de rochers, et pleine de manufactures de coton ; j’arrivai à Buxton-Bath, par un chemin peu fréquenté, où j’aperçus quelques malheureux à la potence, dansant à tout vent, pour l’édification du prochain, et offrant un spectacle horrible, mais peut-être nécessaire.

Les superbes bâtimens de Buxton-Bath, au milieu des montagnes incultes et désertes étonnent vivement le voyageur. La principale auberge, où se trouvent les eaux, est faite dans le goût du croissant de Bath, avec des arcades où les buveurs d’eau se promènent. Il y a peu de souverains à qui un tel palais ne fît honneur. Les écuries, qui forment un grand corps de logis séparé, répondent à la magnificence du principal bâtiment, et peuvent contenir trois à quatre cents chevaux.

Après m’être informé de l’état des choses, et avoir su qu’une table d’hôte composée des personnes venues aux eaux, allait être servie, je témoignai le désir d’y prendre mon dîner. Le maître me fit entendre que je ne pouvais prétendre à cet honneur qu’après avoir changé de linge, et avoir eu mes cheveux accommodés ; en conséquence, ayant mon petit paquet dans ma poche, je m’habillai entièrement, et ne vis à mon grand regret que des figures tannées, de femelles vieillies, et quelques hypocondres, mais point cette gaieté qui règne dans quelques-unes des eaux du continent, et qui y attire souvent des malades en bonne santé. Je fus dans l’après-midi visiter une caverne assez profonde sous les carrières abondantes de chaux et de plâtre, qui couvrent la montagne à l’ouest, et qui de Buxton semblent par leur nombre et leur blancheur, une espèce de camp.

Le lendemain après m’être baigné dans les eaux, qui sont très-chaudes et très-agréables, je traversai dans l’après-midi, quinze ou seize milles d’un assez misérable pays, dans le centre des montagnes près la source de l’Humbre. Je passai au pied du pic de Derby, qui peut avoir un peu plus de neuf cents pieds, et m’arrêtai pour voir une immense caverne, à qui par parenthèse on a donné un nom bien impertinent, le cul du diable. Elle peut avoir deux mille pieds de profondeur, et est située sur le derrière d’un énorme rocher, au sommet duquel il y a un vieux château. J’y étais parvenu par ce château même, sans savoir positivement où elle était ; mais seulement parce qu’il me semblait que la vue devait être agréable de cette hauteur. J’aperçus de là son immense ouverture et ce ne fut pas sans de très-grandes difficultés que je pus y descendre ; elle est située dans un endroit de la montagne qui n’a pas trois cents pieds d’épaisseur, et dont la partie la plus élevée est si étroite, qu’en deux pas on peut la parcourir et voir les vallées qui l’entourent. Il y a quelques pauvres familles qui demeurent à l’entrée, et y filent du coton à l’abri du vent et de la pluie, mais non de l’humidité, dont pourtant un large ruisseau qui coule de l’intérieur, emporte une grande partie. La seule chose qui soit fort extraordinaire, est une pièce d’eau que l’on passe dans une barque, mais dont le niveau se trouve si près de la voûte, que l’on est obligé de se coucher entièrement, et que l’homme qui la conduit, la fait aller en appuyant les mains à la voûte.

Ces montagnes du Derbyshire, quoique peu élevées, ne laissent pas de paraître très-hautes à un homme qui vient de Londres. Elles ont cela de différent des montagnes du continent, c’est que leurs sommets sont marécageux et couverts dans quelques endroits, de deux ou trois pieds de tourbe, ou comme on l’appelle moss. Je croyais alors que c’était quelque chose de fort extraordinaire, mais j’ai vu depuis, en Écosse et en Irlande, des montagnes beaucoup plus élevées couvertes de six, sept et même huit pieds de la même matière. En tout c’est un triste pays, excepté les vallées, où il y a des ruisseaux, j’en sortis avec d’autant plus de plaisir que j’entrais dans le fertile Yorkshire, où dès le premier pas, hors des montagnes, la terre est en pleine culture et couverte de grandes et belles villes.

La première est Sheffield, qui est pleine de manufactures, mais sans aucune autre chose remarquable, quoique très-grande. Puis Doncaster, qui a de beaux bâtimens, entre autres un que je crois l’hôtel-de-ville, avec une noble colonnade, mais le commerce n’y est pas florissant. C’est une chose digne de remarque, que par-tout où les arts fleurissent, le commerce n’a pas tant de vigueur, et que par-tout où les pensées continuelles des habitans ont rapport au gain qu’ils ont fait, ou qu’ils doivent faire, les beaux arts sont ordinairement négligés. Le négociant dans son comptoir, s’embarrasse peu si la ville qu’il habite est ornée de beaux bâtimens ou non, pourvu qu’il vende son sucre et son poivre à quarante ou cinquante pour cent de profit, c’est tout ce qu’il lui faut.

Je traversai ensuite un pays entièrement semblable à celui de la Vendée en France, coupé de canaux et de larges fossés, quoique beaucoup plus anciennement tiré de dessous la mer. J’arrivai à Burton, dont la fameuse ale porte le nom ; cela m’induisit dans une erreur assez naturelle, et m’engagea à en demander, mais il n’y en avait pas dans le pays. Ce Burton est un misérable village, qui ne fait aucun commerce, et dont les habitans sont pour la plupart pêcheurs. Celui où on fabrique la bonne bière est dans le Lancashire.

À douze milles de Burton il y a un autre village beaucoup plus considérable, appelé Barton. C’est là que l’on traverse l’Humbre, presqu’à son embouchure pour se rendre à Hull ; cette rivière peut avoir dix à douze milles de large.

Le diable, qui me poursuit par-tout, a si bien fait, que la personne à qui j’étais recommandé à Hull était morte la veille de mon arrivée, et ne devait être enterrée que trois ou quatre jours après ; son associé, Mr. Fanley, malgré le trouble que lui causait la mort de la veuve Stephenson eut la bonté de m’accueillir, et de me fournir des lettres de recommandation pour York et Newcastle, en me disant qu’il espérait que ses amis feraient pour moi ce que sa position ne lui permettait pas de faire.

Hull est une petite rivière, qui se jette dans l’Humbre, et dont le nom passe communément à la ville, qui s’appelle Kingston. Il n’y a qu’un bassin, mais il est infiniment plus considérable qu’aucun de ceux de Liverpool. L’eau y est également retenue à la marée basse par des écluses. Une vieille citadelle, avec quelques vieux canons, défend l’entrée de la rivière. On voit au milieu de la place une statue dorée de peu de mérite de Guillaume trois. Hull n’est qu’à 160 milles de Londres, j’en ai déjà fait plus de 600 depuis mon départ, cependant il s’en faut de beaucoup que je sois au milieu de ma course, si j’entreprends d’aller jusqu’au moment marqué pour notre rétablissement.


  1. N’est-ce pas là un Français ?
  2. L’hôtel-de-ville de Liverpool a été brûlé en 1798.
  3. Les républicains français s’honoraient alors, (en 1793) de ce sobriquet.
  4. Douze sous tournois.