Promenade d’un Français en Suède et en Norvège/23



__________


Bergen. — Le comptoir. — Spéculation des négocians. — Incendies perpétuels. — Pontopiddan. — Holbelg. — Sulun.


Ce fut dans le onzième siècle, en 1070, que le roi de Norvège, Ole-Kyrres, fonda Bergen, tant à cause du bon port, que de la quantité prodigieuse de poissons que l’on trouve dans ces parages. Cette ville est bâtie en fer-à-cheval autour du port qui est très-considérable. Le grand nombre de ses habitans a pendant plus de trois cents ans été composé de gens de toutes les nations, mais sur-tout d’Allemands qui y ont toujours été très-nombreux ; ils y ont été assez puissans, pour y avoir leur police et leurs lois indépendantes.

Durant la ligue des villes hanséatiques, Bergen était une des plus considérables. c’est là qu’était le grand dépôt des marchandises destinées aux pays du Nord.

L’association ancienne de ces marchands étrangers, a fait à Bergen l’établissement de commerce le plus extraordinaire ; on le nomme le comptoir. Ces étrangers, abusant de leurs forces et de leur nombre, se faisaient craindre des habitans et les empêchaient même d’exercer aucun commerce que sous leur direction. Leur insolence était extrême. Oluf-Nielsen, magistrat de la ville, ayant fait en 1455 une ordonnance pour la réprimer, ils résolurent sa mort. Nielsen s’était retiré dans une église, et l’évêque Torleff voulant prévenir ce meurtre, vint au-devant des assassins une hostie consacrée dans les mains. Ils le tuèrent sur-le-champ, et ne pouvant découvrir l’homme à qui ils en voulaient, ils mirent le feu ä l’église et le massacrèrent, lorsque la flamme et la fumée l’eurent obligé de sortir.

Tant pour être en sureté contre les habitans, que pour éviter les incendies auxquels Bergen est sujet, tous les gens du comptoir s’étaient rassemblés dans le même quartier, dont eux seuls faisaient la police. Ils lâchaient la nuit de gros chiens qui déchiraient tous ceux qui se présentaient et qui n’appartenaient pas au comptoir.

Pour empêcher leur nombre de s’augmenter trop et par conséquent de diminuer leurs profits, et aussi pour être certain du courage et de la résolution des membres de l’association, ils avaient établi des épreuves terribles pour la réception d’un clerc ou apprenti. Ces épreuves duraient plusieurs jours de suite ; il est souvent arrivé, qu’après avoir enduré les premières, les souffrances des dernières obligeaient les apprentis à se désister de leur demande ; plusieurs aussi sont morts dans les tourmens. On báillonnait d’abord le patient, et on l’élevait suspendu à une corde par les épaules au trou du toit, par où la fumée s’échappait.[1] Après avoir été fumé ainsi pendant plusieurs heures, exposé aux ris de la multitude, on le descendait et on le mettait tout nu ; puis chaque membre armé d’une baguette ou de verges, le fouettait et le battait jusqu’à ce qu’il fût tout en sang ; on le jetait ensuite à l’eau et on le faisait passer sous la quille d'un vaisseau. Ces épreuves se faisaient alternativement et le patient pouvait les faire cesser, en renonçant à la prétention d’être admis au comptoir.

On rapporte qu’un jeune homme ayant été étouffé dans l’épreuve de la fumée, on trouva en le descendant que sa figure avait trois nez et quatre yeux. On a consacré cette histoire absurde par une figure à trois nez et quatre yeux placés au-dessus de la porte de la maison où l’on prétend que ce fait est arrivé. Le roi Christian V, par une ordonnance du 8 novembre 1671, a défendu ces jeux barbares, au grand regret des gens du comptoir.

Toute personne affiliée à l'association ne pouvait point se marier ; à présent encore les possesseurs des premiers emplois, sont obligés de se soumettre à cette loi.

Je fus visiter ce quartier. Toutes les maisons sont à-peu-près bâties sur le même plan et chacune d’elles a sa cour. Tout y est arrangé comme sur un vaisseau : les gens même sont logés dans de petits trous assez semblables aux lits des cabanes des vaisseaux, et l’odeur de morue salée, du grenier à la cave, infecte tout l'édifice. Quoiqu'à-présent il y ait fort peu d’Allemands, les prières sont cependant toujours récitées matin et soir dans leur langue, à la grande édification de la communauté, presque toute composée de Norvégiens, qui n'y entendent pas un mot.

Les précautions contre le feu sont nombreuses et bien entendues. Chaque maison a une échelle, une pompe et tous les instrumens nécessaires en cas d'incendie. Les chiens ne sont plus si redoutables, et ne doivent faire la garde que dans l’intérieur des maisons ; mais les bourgeois pourtant, n’aiment pas se promener la nuit sur ce quai. Les négocians de la ville possèdent a-présent tout le comptoir. Vis-à-vis des maisons, et sur le hard de l’eau il y a un endroit couvert où les propriétaires se rendent vers cinq heures du soir, pour entendre les gens et donner leurs ordres.

Il paraît que les chiens du comptoir étaient autrefois fort redoutables et qu’ils hurlaient d’une manière horrible. J’ai trouvé, je ne sais où, une repartie du roi Hagen en 1255, qui mécontent d’un trompette à qui il faisait annoncer quelque chose, lui dit en colère : Bedre blœser hvalpen paa bryggen i Bergen, for ingen penge en du giör[2].

Le commerce de Bergen se soutient encore fort bien. Cette ville est le grand dépôt des poissons de la Norrland et des autres denrées de ces pays. Les pêcheurs passent Drontheim et Christiansund et préfèrent aller jusqu’à Bergen, quoique le voyage soit pour le grand nombre de plus de deux cents milles. Mais ces gens, dont quelques-uns sont très-riches, Ont beaucoup de besoins de luxe, et trouvent à les satisfaire sur-le-champ à Bergen. Les marchands aussi savent fort bien les allurer : ils ne les laissent jamais partir sans les avoir dans leurs dettes ; ils leur fournissent tout ce qu’ils demandent à crédit, parois jusqu’au montant de 20,000 rixdalers. Leurs terres, maisons et bestiaux répondent pour le remboursement. De cette manière, les négocians les tiennent dans leur dépendance et ont grand soin chaque année de renouveler la dette, pour les empêcher de s’en tirer.

Les denrées que les habitans du Nord préfèrent, sont de l’eau-de-vie, des chaînes d’argent, des draps et du sucre etc. Avec le temps Christiansund attirera à lui tout le commerce ; déjà ceux qui ont pu se dépétrer de leurs dettes avec les négociants de Bergen, s’y arrêtent ; le commerce de Christiansund, tel qu’il est à présent, excite déjà la jalousie de Bergen. Dans la crainte d’avoir plus de concurrens, les bourgeois de cette ville se sont opposés à ce que le gouvernement fit construire quelques places de marchés, ou petites villes dans le Nord, comme c’était son intention.

La flotte des grands bateaux de la Norrland, arrive vers le milieu de l’été ; on en compte souvent jusqu’à mille et plus. Ce sont de grandes barques point pontées et sur lesquelles on entasse le poisson jusqu’à la moitié du mât. Les pêcheurs ont en outre du beurre, du fromage, des viandes fumées et des peaux de bêtes. Aussitôt après l’arrivée de la flotte, les négocians de Bergen s’assemblent et fixent le prix de chaque denrée entre eux. Les pêcheurs sont obligés de s’en contenter, et alors chacun se fournit et remplit ses magasins, mais on ne peut pas le faire avant que le prix n’ait été fixé.

Le nombre des habitans de Bergen monte à dix-huit mille à-peu-près ; on y voit des étrangers de toutes les parties de l’Europe, qui y arrivent par mer et s’en retournent de même. L’aspect du pays et des habitans qui avoisinent la ville, ne doit pas leur donner une idée très-favorable de la Norvège. Le district de Bergen, appelé Nordhordlehn, est bien sans contredit le plus stérile et le plus montagneux de ce royaume, et les habitans, appelés horders, sont certainement la race la plus pauvre et la moins civilisée de tout le pays. En vérité, ces mangeurs de poissons n’ont aucun des traits qui caractérisent les vrais Norvégiens. L’habillement, les usages, la forme, tout diffère ; le jargon même est tout différent. Les gens joignent ici à la longue barbe un bonnet bleu dans le goût des montagnards écossais, une grande culotte d’une seule pièce avec l’habit, dans laquelle Se fourrent tout entier. Pour chaussure ils ont une pièce de cuir, liée par un cordon sur le pied. Qu’on joigne à tout cela l’air le plus sauvage, et la malpropreté la plus crasseuse. Assurément ce portrait ne ressemble guères aux habitans des environs de Drontheim ou de Christiania.

Quoique Bergen ait été détruit quinze fois par des incendies, et que les bois soient tout-à-fait consommés sur toute la côte, et assez loin dans l’intérieur des terres, les habitans s’obstinent toujours à bâtir leurs maisons en bois. Les pierres cependant ne sont pas rares dans le pays. Pour sauver une partie des frais, on coupe en trois, les sapins déjà trop minces ; on supporte des deux côtés cette légère cloison par des soliveaux fixés ensemble, de sorte que ce sont bien réellement des maisons de planches, d’a-peu-près trois pouces d’épaisseur. Il arrive parfois à la maison de s’écrouler dans la bâtisse ; on répare alors le dommage et on la rebâtit de la même manière, qui après tout n’est pas mauvaise et est assez solide quand le corps-de-logis est achevé. D’ailleurs, comme disent les habitans, c’est toujours assez bon jusqu’au nouveau général ild brand (incendie), sur lequel ils comptent tous les trente ou quarante ans et même plus souvent.

Depuis la conquête d’Harald-Haarfager, les roi ont souvent fait leur séjour à Bergen, jusqu’a la réunion de la Norvège au Dannemarck. Ils y avaient un palais assez vaste dans la forteresse, il sert à présent de logement au général. Depuis l’union, les rois de Dannemarck y ont souvent paru, et lors de mon passage, on était mécontent de ce que le prince royal n’y avait pas fait un voyage.

L’horizon est toujours couvert de nuage et de brouillards, au point que j’ai cherché des yeux pendant plusieurs jours la montagne, du sommet de laquelle j’avais d’abord aperçu Bergen. Ce ne fut que le huitième jour que le temps s’étant éclairci, je fus fort surpris de la voir couvrir presque la ville. Sur son flanc élevé il y a ça et là quelques maisons de campagne assez jolies. Bientôt les vents, chassant les brouillards devant eux, font disparaître le coup-d’œil et, pour ainsi dire, tirent le rideau sur le paysage.

La vallée, à l’entrée de laquelle Bergen est située, a plusieurs situations assez agréables, et quelques maisons de campagne d’assez bonne apparence. Il ne faut pas penser à chercher les agrémens de la société dans cette ville ; tout est pour le commerce. Les négocians d’une classe un peu relevée sont cependant très-honnêtes et très-serviables. L’usage ici est que les hommes s’assemblent le soit dans des clubs enfumés, ou tout simplement au cabaret. Je pourrais presque faire serment que de tous les hommes, ayant un rixdaler en poche, il n’en est pas un qui ne boive son bol de punch chaque soir. En général, dans ces sociétés on joue très-petit jeu, ce qui est une preuve indubitable que le commerce est florissant. Quand il tombe, le négociant, perdant l’esprit d'entreprise au loin, fait ordinairement des spéculations sur les cartes. C'est ce que j’ai été à mêmé d’observer dans plus d’un endroit.

Les dames, comme à Christiansund, ne paraissent jamais dans la société et ne sont jamais invitées nulle part. On les voit, quand le chef de la maison a compagnie, rôder modestement autour des tables de jeux, servir le punch et se tenir à l’écart sans dire mot. A table, elles coupent et taillent tout, et souvent après le dîner elles sont obligées d’essuyer les embrassades de la joyeuse compagnie. Les gens habitués à la seule société des hommes, sont gênés par leur présence. J’ai vu dans un concert, donné pendant mon séjour, tous les jeunes gens rester dans une espèce d’antichambre près de la salle, parce qu’il y avait une quinzaine de dames assises bien tranquillement et bien solitaires contre la muraille. En vérité c’est une triste chose que d’être femme à Bergen.

En Turquie, les femmes ne sont pas libres, mais elles sont du moins traitées avec égards, et quoique le résultat soit le même pour elles, je suis persuadé que les dames font une grande différence entre désirer et courir après l’occasion de jouir de leur compagnie, quoique en vain, ou la fuir.

Etonné de ces manières, je pouvais à peine concevoir comment les mariages se faisaient, puisque les jeunes gens des deux sexes semblaient se fuir ; en me promenant le soir, j'appris à le connaître. Il y a peu de portes, où l’on ne voye quelques conversations intimes. Si par hasard quelque autre personne que le favori se présentait, on verrait sur-le-champ la demoiselle s’enfuir en riant. On se promet, on se fiance enfin deux ou trois ans avant le mariage ; et comme les négocians dans tous pays ne font guères d’affaires sans être sûrs de leur fait, il arrive souvent que la cérémonie ne se fait que lorsque la promise est prête d’accoucher. Dans d’autres pays, cet usage serait sujet à maints inconvéniens, mais ici cela se regarde comme une chose assez simple et toute naturelle. Le fiancé d’ailleurs serait réellement regardé comme déshonoré, s’il ne remplissait pas ses engagemens, sur-tout lorsque la chose devient publique et pressante.

La fréquentation des corsaires et des étrangers a introduit à Bergen la pratique des gains usuraires à un point étonnant. Si l’on excepte les premiers négocians, dont l’honnêteté est égale à la politesse, on pourrait presque se croire dans Jérusalem. Il faut bien prendre garde de stipuler ses marchés pour la moindre chose, sans quoi on est exposé à des tracasseries fort désagréables. Un Français de Dunkerque, qui avait demeuré deux mois dans la chambre que occupais, n’avait point fait de prix pour sa nourriture. En partant, on lui demanda 1500 rixdales (7500 liv. tournois). Un autre qui resta trois mois dans une maison, fut obligé de trouver caution pour 2500 rixdales (12,500 liv.) que lui demanda son hôtesse. Ce qui parait incroyable, c’est que lorsque les gens se disposent à faire des coquineries pareilles, ils envoient par-tout à l’avance le signalement de la personne, avec défense de la recevoir à bord d’aucun vaisseau ou bateau ; ils arrêtent ses effets, et ne la laissent partir que lorsque quelqu’un a répondu pour la sûreté de la somme. On fait un procès en règle, et le juge qui ne connaît rien à cela, condamne ordinairement à payer la moitié. De là, d’autres fripons sont encouragés à profiter de la bonne-foi et de ignorance du voyageur ; si au lieu d’être portées au tribunal de la justice, ces causes impertinentes étaient plaidées devant le maître de police, et que suivant le cas on châtiât le coupable comme il le mérite. confisquant jusqu'à l’argent qui lui serait dû au profit des pauvres, cela n’arriverait pas si souvent.

En effet, si on réfléchit que les personnes à qui on a eu l'impudence de demander 1500 et 2500 rixdales, en eussent été quittés en faisant marché avant, l’une pour payer 40 ou 50 rixdales et l’autre 60 ou 80 rixdales ; on conviendra que de telles demandes ne doivent pas être examinées en justice, et que c’est encourager le vice que de lui permettre seulement de paraître devant son tribunal, avec une cause aussi palpablement honteuse. En Angleterre, l'aubergiste serait sifflé et hué, en France on l'assommerait, et en Hollande, comme en Norvège, on demanderait sérieusement à l’étranger s’il a fait son marché avant.

Lorsque l’on m’eût conté ces vilaines histoires, je tremblais de demander un verre d’eau, et je me souhaitais bien loin de cette caverne. Les premières classes ont des manières bien éloignées de celle-ci, et les politesses que j’ai reçues de plusieurs personnes, et sur-tout de M. le grand bailli de Hauch, et de M. Jansen, méritent toute ma reconnaissance.

Pendant mon séjour, la flotte russe, venant d’Archangel, fut accueillie dans ces parages d’une tempête horrible. Un vaisseau de 74 canons surtout fut entièrement démâté ; il voguait au gré du vent au milieu de la mer ; quelques pêcheurs l’ayant rencontré, le prirent à remorque et l’amenèrent au port, où il se tróuva en présence de l’escadre hollandaise.

C’èst de cette ville que le savant Pontoppidan était évêque. On doit sans doute regretter que sa crédulité l’ait porté à rapporter un peu légèrement des faits très-apocryphes. En Norvège même, on rit de ses histoires de craken, de serpent de 600 pieds de long, et des hommes de mer. Après tout, ce ne sont que des taches légères, qui ne diminuent que bien peu le mérite de ses travaux.

La réflexion de Pontoppidan cependant, au sujet de l’homme de mer, me semble très-juste. On a trouvé dans la mer, dit-il, des animaux avec la ressemblance du cheval, de la vache, du chien, du lion, etc. etc. pourquoi n’y en aurai !-il pas ayant la ressemblance de l’homme ? » Jusqu’à-présent cependänt, On n’a pas encore trouvé dans la mer aucun animal avec cette ressemblance ; les récits qu’on en donne, sont reconnus pour être fabuleux.

Quelques capitaines de vaisseaux qui s’étaient égarés dans les mers du Nord, ont effectivement rapporté avoir rencontré un poisson immense de la forme du crabe, qu’ils appellent cracken. Ils l’avaient d’abord pris pour une petite île, et ensuite ils l’avaient vu disparaître dans la mer. Quand on a peur, on n’y voit pas si bien ; jusqu’à meilleure information, on peut mettre en doute l’histoire de ce cracken. Pontoppidan assure bien aussi qu’un jeune monstre de cette espèce se trouva pris à marée haute entre les rochers de la paroisse d’Alstaboug, dans la Norrland, et que sa carcasse pensa empoisonner le pays. Les Norvégiens savent trop bien, qu'une masse pareille eût pu donner dix fois la quantité d’huile d’une grosse baleine, pour l’avoir laissé pourrir à la côte sans en tirer parti.

L’histoire du serpent prodigieux dont on voit l'estampe dans le livre de Pontoppidan et dont la tête s’élève au-dessus du mât des vaisseaux, est assurément fort étrange. Il en prétend l’existence assurée par plusieurs marins. Il ne la trouve pas plus extraordinaire, que celle du serpent dont Pline et Tite-Live font mention, qui combattit contre l’armée romaine en Afrique, près la rivière Bagrada, et dont la peau fut conservée dans un temple de Rome jusqu’à la guerre de Numance.

Quelques personnes ont expliqué ce phénomène de cette manière : Les marsouins, qui sont très-communs dans ces mers, vont toujours à la file les uns des autres. Comme ils paraissent sur l'eau les uns après les autres, des gens prévenus ont fort bien pu les prendre pour les mouvemens d’un serpent démesuré.

C’est aussi à Bergen qu’est né le baron Holberg, que l’on peut justement appeler le Molière du Nord. Ses ouvrages nombreux sont pleins d’un sel attique et d’une originalité qui lui est particulière. Ses comédies, qui sont passées de mode à-présent, sont on ne peut plus gayes et donnent à connaître que leur auteur avait fait une étude approfondie des hommes. Je les ai lues toutes ; et il y en a bien deux cents. J'en ai trouvé plusieurs tirées de Molière ou de Shakespear ; leur principal défaut consiste dans la négligence de leur composition ; avec un peu de travail et une correction bien entendue l’auteur en eût tiré plusieurs chef-d’œuvres. Son Voyage de Klimius dans le monde souterrain, écrit en latin, est très-intéressant, et approfondit la plupart des scènes humaines ; il est dans le même genre que le Voyage de Guliver par Swift. Ces deux auteurs vivaient dans le même temps à-peu-près. Je ne sais qui des deux est l'inventeur ; mais l’ouvrage d’Holberg est beaucoup plus satisfaisant à lire : la satire y est moins amère. En finissant la lecture, on n’est pas dégoûté de l’espèce humaine, ni honteux d’être homme.

Holberg avait fait une grande fortune par ses travaux littéraires et en avait consacré une partie pour l’établissement d’une académie à Sorö dans l’île de Seelande. Malheureusement il a spécifié, que si l’on changeait quelque chose à ses dispositions, le don serait retiré. La mode ne permet pas d’envoyer les enfans dans cet endroit ; on n’y trouve que les professeurs qui sont fort bien payés pour faire leur lecture aux vents. Il semblerait que ce serait remplir les intentions du fondateur que de placer cette académie dans son pays natal. Il est fort à présumer, que si Holberg existait à-présent, ce serait en Norvège qui n’a point d’académie, qu’il placerait la sienne pour l’usage de ses compatriotes. Le gouvernement paternel de ces contrées, saura sans doute trouver moyen de concilier les véritables intentions du testateur avec l'utilité publique.

M. Suhm, qui est mort il y a quelques années à Copenhague, peut aussi être compté parmi les grands écrivains de ce pays. Il avait beaucoup de savoir réel ; mais sans vouloir déprécier ses ouvrages, il me semble qu’il n’a pas fait un usage convenable de son érudition. Tous ses écrits ne sont que de petites pièces détachées de quelques pages, qu’un homme ingénieux et savant comme lui, devait commencer et finir dans une matinée.

Suhm est aussi très-exagéré dans ses expressions et fait tenir à ses interlocuteurs des discours souvent hors de place. Le dialogue de Sarraka et de Beive, un Lapon et son amante, en est un exemple bien frappant. Beive dit à son amante : » Min sands, mit syn, mit forstand forgaaer ved at see paa dig ; de ere haeftede paa dine öine, paa din mund, paa din hals, paa aline snechvide runde bryste ; lad mig der samia dem op igien ? » Sarraka lui répond : » Du begiærer dit eget ; ræk mig din lille mund, farvet med morgen rödens farve, lad mig see din aande i mig ; læber hefte lil laeber, vore tunger kysse hinanden ; ak ! at jeg var hos dig ! dog dit billede staaers indpræntes i min siæel, i mit bierte ; jeg tænker ikke i mig, men i dig »[3] Assurément, si on récitait ce discours à quelques Lapons ils seraient fort ëtonnés de s’entendre parler de la sorte, et tout le dialogue, qui est assez long et dont ce passage est vers le milieu, est également chaud et brûlant.

M. Suhm a cru pouvoir mettre dans la bouche de deux amans Lapons, des expressions dont Ovide se sert assez souvent ; mais les passions des habitans de la fertile et brûlante Italie, sont aunes choses que celles des Lapons ; qui d'ailleurs vivans tous ensemble dans la même hutte ne peuvent guères avoir des sentimens si raffinés et si chauds.

Dans un autre endroit, la princesse Gyrilhe de Dannemarck, chassée par des usurpateurs Saxons, qui avaient envahi son pays, s’écrie en voyant passer des corbeaux sur la ville de Lund. — Hil være eder j Odin’s fugle ? j bebuder landsmand’s seier, og fiender's undergang ; j fryde eder over val-pladsen ; fem ere j, ligesom de tyraner, der rase i mit kiere fœderneland's involve. Ah ! at j allerede Sönderflede deres kiöd ! gid morgen vœre den dag, da j udhugge deres öine og drilike deres blod ! da ville landet’s ægte sönner glæde sig da naar de fase deres farniente lön. »[4] - Un temps a été où la princesse de France avait au moins autant de raisons de se plaindre des cinqs, sous qui la France gémissait, et certes si elle eût prononcé un discours pareil, il eût paru fort brutal.

Dans le même dialogue un ambassadeur d’un des princes qui ont envahi le Dannemarck vient proposer à la princesse d’épouser son maître, qui par ce moyen espère lui faire reprendre son rang et assurer ses droits. La princesse lui répond. « Kierlighed lader sig ikke befale, allermindst kierlighed til en Saxer. Heller, vil jeg tage den ufleste törpere i Danmark end den mægtiste udenlanske fyrste ; ved den förste blev jeg dog Danske Dronning, ved den anden slavinde. »[5] Dans ce passage, M. Suhm laisse entrevoir la partialité que tous les peuples du Nord en général ont pour leur pays, mais il ne semble pas que la proposition de l’ambassadeur eût mérité une réponse aussi sèche.

L’évêque Pontoppidan fait mention de quelques maladies terribles dans le voisinage de Bergen, entre autres de l’Elephantia, qui peut se prendre par le contact. Je n’ai vu personne attaqué de ce mal, quoique on m’ait assuré, qu’il existe ; c’est une espèce de lèpre ou de galle. Quant à cette dernière, oh ! assurément elle est fort commune, et dans les cabanes où il m’a fallu passer bien des nuits, je ne m’en suis garanti que par des précautions nombreuses qui ne sont pas toujours suffisantes.

Les querelles sanglantes des paysans, ont, à ce que rapporte l’évêque Pontopiddan duré, jusque ; vers le milieu du 17me siècle. Les noces et les foires se passaient rarement sans que quelques-uns fussent tués. Une femme portait à la noce, le linceuil de son mari, dans le cas qu’il y pérît. La manière dont les gens se battaient, est aussi féroce qu’étrangle. Les deux combattans s’attachaient par la ceinture, avec une chaîne de deux pieds de long au plus. Ils s’allouaient une certaine longueur de la lame du couteau, assez pour pouvoir se déchiqueter et se mettre en sang, mais pas assez pour se tuer. Les témoins réglaient et ajustaient la pointe du couteau des combattans. Ils convenaient de leur donner trois lignes, six lignes, mais très-rarement un pouce de lame. On doit supposer qu’après s'être déchires de cette manière pendant quelque temps, les combattans en venaient bientôt à des coups plus sérieux, et qu’ils finissaient par se poignarder à grands coups de couteaux.

Le bon évêque, dit qu’à présent ils sont toujours querelleurs, mais qu’ils font usage d’un instrument moins meurtrier, quoique souvent aussi redoutable... la plume de l’avocat.

L'usage est en Suède, de ne couvrir les lits, même en hiver, que d’une légère couverture de toile de coton ; dans ce pays au contraire les gens se tapissent même en été, sous un énorme lit de plumes, dont dans le plus ort de l'hiver, je n’ai jamais pu être couvert un quart d’heure sans être dans une transpiration complette.

Étant enfin remis de mes fatigues je songeai à poursuivre mon voyage. Deux routes se présentent pour aller à Christiania ; en suivant la côte on a nombre de fiords à passer avant d'arriver à Stavanger, qui est une ville plus ancienne que Bergen et autrefois très-florissante ; on passe de là à Christiansand, la capitale du quatrième grand bailliage de la Norvège, et par une demi-douzaine de petites villes le long de la côte ; mais j’avais déjà plus qu’il ne me fallait des gens de la côte : je savais d’ailleurs que de Christiansand à Christiania je les trouverais plus difficiles encore, que sur la route que je venais de faire. Je désirais connaître les habitans de l’intérieur du pays et passer ce file-fiälle redoutable, dont on m’avait tant parlé.

Quoique par cette route j'aye fait absolument le tour de la province de Christiansand sans la connaître, je ne le regrette point, mais c'est sans contredit une perte irréparable pour le lecteur. Qu’il ne s’afflige pas trop pourtant. Les lamentations de madame Mary Voolstoncraft, s’étendent jusqu’à près de la moitié du chemin, et le clair de la lune, et les sylphes, et les rochers, et les veaux sautans dans la prairie, y sont tous plus remplis de sentiment, que je ne serais capable d’en fournir.

__________


  1. Les cuisines dans le comptoir de Bergen n’ont point encore de cheminées : elles forment un petit corps-de-logis séparé du bâtiment pour éviter les incendies. C’est dans la cuisine que les épreuves, mentionnées ci-dessus, étaient faites.
  2. Les dogues sur le quai de Bergen (soufflent) font plus de bruit (sans argent) pour rien, que tu n’en fais.
  3. » Je perds à te regarder mes sens, ma vue, mon entendement ; ils errent sur tes yeux, sur ta bouche, sur ton cou et sur ton sein rond et blanc comme la neige ; laisse-moi le rassembler encore ? » — » Tu demandes ce qui appartient. Approches-moi la petite bouche, brillante comme les couleurs roses du malin ; fais-moi respirer ton haleine, que tes lèvres se collent sur mes lèvres !... Ah ! que ne suis-je à toi ! ton image est dans mon âme et dans mon cœur, que je ne pense plus à moi, et que je vis toute dans toi. »
  4. Salut oiseaux d’Odin ! vous pronostiquez la victoire de mes compatriotes et la défaite de mes ennemis ; vous planez sur le champ de bataille... cinq êtes-vous ? comme les tyrans qui font gémir ma chère patrie sous leur joug. Ah ! puissiez-vous déchirer leur chair, puisse demain être le jour où vous leur arracherez les yeux et où vous boirez le sang de leur cœur. Alors les vrais enfans de la patrie, se réjouiront de ce que ces traîtres reçoivent enfin la récompense qu’ils ont méritée.
  5. L’amour ne se laisse pas commander et encore moins l’amour pour un Saxon. Je préférerais prendre le moindre métayer du Dannemarck que le plus grand prince étranger ; avec le premier, je serais encore reine danoise, et avec l’autre je serais esclave.