Promenade d’un Français en Suède et en Norvège/21


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Christiansund. — La morue salée. — État des femmes dans la Norvège. — Les fiords ou bras de mer.


Tel qu’un penseur profond, qui va le matin promener ses rêveries dans le jardin des Thuilleries, discutant à par lui, l’intérêt et la balance des nations : dès que la foule des damoiseaux et des belles, commence à bourdonner dans son allée solitaire, soudain il s’éloigne et va dans quelque autre coin, porter ce qu’il appelle sa sagesse et sa philosophie ; tel suis-je en ce moment, chagrin de rencontrer la foule dans ma promenade, je vais quitter la grande allée, et m’écarter vers des rochers et des précipices, où j’imagine qu’aucun de ces messieurs n’aura jamais la fantaisie de porter ses pas.

Je regrettai fort de n’avoir pu visiter le grand lac de Sœlbo et le village de Melhuus, où le général Armfelt avait son quartier général en 1718, et d’où il commença la retraite cruelle dont j’ai parlé ; mais on ne peut tout voir dans un pays quelconque, et un promeneur éclopé, n’aime pas à faire des pas inutiles. Le bon Shönning d’ailleurs, a décrit jusqu’aux clochers, et à l’intérieur des maisons de prêtres, autour de ce lac.

L’évêque de Drontheim, le docteur Schöneyder ayant égard à mon genou malingre, voulut bien me prêter sa cariole, jusqu’à l’endroit où je ne pourrais plus m’en servir. M. Knudtson le fils, aussi voulut bien m'accompagner une partie du chemin. Oh ! quand on est traité avec cette urbanité, on oublie la fatigue du chemin ; on voit les choses beaucoup mieux, et l’on ne souffre pas ; mais quand les sots, ou les méchans, abusant de l’autorité, qu’ils ont dans leur village, vous la font sentir par leurs rudesses, oh ! alors, bonnes gens, croyez-moi, le plus beau pays devient bien laid. Celui que j’avais à parcourir est très-montagneux, du sommet de la première montagne, on découvre à sept ou huit cents pieds au dessous la ville de Drontheim, les petits forts qui l’entourent, le grand bras de mer sur le bord duquel elle est située, et le rocher de Munckholm... Si ce n’était pour les malheureux qu’il renferme on serait satisfait de le voir.

Après avoir gravi pendant plusieurs milles, des montagnes escarpées, la vue s’arrête enfin, sur la belle vallée de Guldbrandal. Celle-là même, où le roi St. Oluf fit si grand-peur aux paysans, en faisant sortir des rats aussi gros que des chats, (à ce que dit l’histoire)[1], de la statue de Thor. Je fus me présenter chez le capitaine Bull près d’Ôrckedals-ören (le rivage d’Örckedal). Tout le monde dans ces pays peu peuplés, fait quelque chose ; de là vient, que comme en Suède, on vous accable de questions sur ce qu’on était, ce qu’était son père, sa mère etc. Les corsaires de la république aussi ont propagé leurs principes, et ce qui est vraiment étrange, ce sont sur-tout les prêtres qui en sont le plus infectés : eux qui sembleraient devoir en être les plus éloignés, par les bonnes sine curâ qu’ils possèdent et qui seraient certainement les premières victimes d’un changement quelconque. Si le roi de Dannemarck se permettait de leur faire ce petit raisonnement : » Vous aimez le gouvernement républicain, or mes chers messieurs, dans la république tous les prêtres ont été fusillés, guillotinés, chassés, noyés, ou transportés. Puisque cela vous plaît, on vous donne à choisir entre ces douces alternatives » ?... La drôle de figure que feraient ces messieurs ?

Le fait est que, comme dans tous les pays protestans, les prêtres en Norvège n’ont rien à faire près de leurs paroissiens ; le dimanche ils prêchent deux heures, et pour ce léger service j’en ai connu qui avaient deux et trois mille rixdales de revenus (douze à quinze mille livres tournois) et une belle maison. Mais hélas ! leurs femmes ne sont pas appelées fru. Elles sont seulement madame, et c’est une infériorité qui les choque.

En Suède, toutes les femmes mariées sont fru ; mais ici la différence est fort grande entre une fru et une madame. Le premier est un privilège de noblesse. Il n’y a que les emplois militaires, qui peuvent donner ce titre, et certains rangs civils que la cour donne ; mais un homme qui a été enseigne à quinze ans, et qui ensuite quitte l’épée pour le froc, peut appeler sa femme fru toute sa vie. Tous les emplois possibles ont un caractère indélébile, et j’ai entendu de longues discussions, pour savoir si un lieutenant qui venait de se faire prêtre, serait appelé herr lieutenant ou herr prœst[2].

En remontant la rivière, j’avais les fiälles en face, et je voyais à une très-grande distance ce dovre-fiälle redoutable, sur lequel on a pourtant construit un chemin praticable pour les voitures. Ce passage est à-peu-près le seul des vallées du nord, à celles du sud de la Norvège.

Les chemins de ces pays sont très-étroits et penchent toujours du côté du précipice. Les voitures, comme on sait, ont un attrait tout particulier pour verser de ce côté. Quand à force de grimper, on se trouve huit à neuf cents pieds au-dessus du fond de la vallée, il est peu de situations moins agréables.

Les vallées étroites qui séparent ces montagnes, sont assez peuplées. On était au 15 octobre et l’on faisait encore la récolte. Il me parut très-extraordinaire de voir d’assez beaux blés sur des hauteurs telles que dans les climats plus méridionaux, on ne penserait point à les cultiver. Toutes les nuits, la gelée était assez forte, mais depuis dix heures jusqu’à quatre, la chaleur du soleil était considérable.

Les habitans sont tous vêtus de noir. L’habillement des hommes n’a rien de particulier que de gros boutons semblables à ceux de nos scapins ; mais les femmes portent un vilain jupon qui ne descend guères qu’au genou, qui colle par en haut et forme mille plis par en bas ; il est assez semblable aux grandes culottes des matelots hollandais. Les belles de Paris qui dans ces derniers temps ont porté des transparens de toutes espèces, n’en auraient pas eu besoin avec cet habillement. Toutes les formes y sont dessinées comme sur le nud ; malgré cela je puis assurer, que je n’ai jamais vu costume plus dégoûtant.

On descend enfin dans la grande vallée de Surendall, que l’on parcourt jusqu’au rivage. Elle est assez peuplée, mais malgré les gains des corsaires et de la pêche, les habitans sont aussi pauvres qu’avides ; il faut payer pour un verre d’eau, en outre de querelles perpétuelles sur le pour-boire. Oh ! ces gens sont bien les grand pères de nos Normans ; on ne doit plus espérer trouver la bonhomme des paysans de l’intérieur de la Suède et de la Norvège ; c’est fâcheux, mais c’est à-peu-près général par-tout ; le voisinage de la mer influe cruellement dans tous pays sur les mœurs des habitans. Avant d’entreprendre ma longue navigation, pour me rendre à Christiansund, je fus me reposer chez le prêtre de la paroisse, le docteur Tengenhagen, où je fus reçu avec attention.

La ville de Christiansund est à quatre milles en mer. Les négocians de cette ville laissent leurs voitures à une assez bonne auberge au rivage et les reprennent quand ils vont à Drontheim.

À peine pourrai-je peindre ces fiords horribles, sur lesquels je n’ai eu que trop occasion de voguer. Celui-ci me parut terrible, mais qu’était-ce cependant près de ceux de la province de Bergen ? Des montagnes de trois à quatre mille pieds de haut les bordent ; leur pied est baigné dans l’eau et le sommet perdu dans la nue. Çà et là, on aperçoit quelques habitations isolées, où le propriétaire ne peut arriver qu’en bateau et souvent par une échelle qui lui sert à gravir vingt à trente pieds perpendiculaires, avant d’arriver à la plate-forme, sur laquelle il a bâti sa maison. Le temps était superbe alors, et je n’ai eu que le plaisir ; mais quand les tempêtes fondent du sommet des montagnes et font pirouetter la faible barque dans laquelle on navigue, rien au monde ne peut être plus épouvantable.

Je débarquai enfin à Christiansund, non sans querelle avec mes bateliers. Je leur avais cependant donné un pour-boire au moins double. La situation de cette ville est des plus extraordinaires ; elle est bâtie sur trois rochers, qui forment ; entre eux un grand bassin, presque rond et très-profond, où les vaisseaux trouvent un port sûr et commode. On ne peut aller qu’en bateau d’un quartier à l’autre ; et quand le vent souffle un peu fort, cela est difficile et dangereux. Il n’y a guères qu’une trentaine d’années que l’on a commencé à bâtir sur ces rochers.

Le poisson du Nord est la principale denrée qui s’y exporte. Comme à Drontheim, les négocians font presque tous leurs envois en Espagne, ou à St. Martin dans l’île de Rhé, d’où ils retirent des vins, du sel, et de l’eau-de-vie. Leur principal correspondant dans l’île de Rhé, est M. Fournier.

Les pêcheurs coupent la tête des poissons qu’ils prennent, et ce qui pourra paraître incroyable, ces têtes sont la principale nourriture de leurs bestiaux. Une vache anglaise aurait assurément trop de fierté dans le caractère, pour s’abaisser a manger une tête de morue ; mais dans ces pays, tous les animaux ne vivent guères que de la mer ; on voit les chèvres brouter les herbes marines qui en bordent les côtes, et casser entre leurs dents les coquillages qu’elles y trouvent.

Il ne vient presque rien sur les rochers où la ville de Christiansund est située : ils sont d’ailleurs assez étendus. Les habitans y sont très-attachés ; et il arrive souvent que les négocians, que le commerce a enrichis, font pour améliorer le peu de terrain qui s’y trouve, des frais assez considérables, pour acquérir une grande terre dans un bon pays. Tous leurs soins cependant se bornent à avoir quelques prairies et des légumes ; les paysans du continent y apportent du bois et toutes les choses nécessaires, et s’en retournent avec celles qu’ils y ont achetées. Pour cette maudite morue salée, on trouve à Christiansund les bons vins et toutes les bonnes choses de la France et de toute l’Europe. Les négocians riches y vivent fort bien, et l’on y boit passablement.

La société ne peut guères y être très-agréable ; les dames, comme par toute la Norvège, excepté à Drontheim et à Christiania, en sont bannies ; elles bornent leurs soins au service de la maison, font le ménage, servent à table, donnent les assiettes, à boire, et prennent toute la peine. Elles ne font presque jamais de visite, restent à la maison et la plupart du temps n’ouvrent pas la bouche. Les belles dames de Paris et de Londres vont crier à l’horreur ! mais ne leur en déplaise, une petite tournée dans ces pays ne leur ferait pas si grand mal.

Le café et le thé, c’est là le trône de celles de ces pays, et encore alors, les hommes les fument avec la pipe à ne pas se voir ; avec tout cela elles paraissent satisfaites. Sans contredit, une dame étrangère se trouverait bien humiliée dans une situation pareille, mais qu’on réfléchisse que l’isolement des villes en Norvège ne permet pas de donner aux filles une éducation très-brillante ; que les hommes au contraire sortent du pays dès l’enfance, et vont servir au loin dans quelques comptoirs étrangers, où ils apprennent les langues et reçoivent quelque instruction. Par conséquent, une femme élevée sur un rocher isolé, ne peut guères être une société pour eux, ni avoir les manières séduisantes, qui font chérir la société des dames dans les pays plus fréquentés,

Il y a à Christiansund plusieurs Écossais établis, et j’y trouvai le lieutenant-colonel Gardiner, de Montrose ; ainsi j'étais en pays de connaissance. Par-tout ou j'en ai trouvé, j'en ai toujours été traité en compatriote. Il est fort heureux pour moi, d’avoir commencé mes expéditions par leur Pays, je les retrouve par-tout ; aucune nation en Europe n’eut pu m’offrir les mêmes ressources.

Messieurs Thomas et Isaac Moses eurent la complaisance de me prêter leur bateau pour me rendre au rivage ; et en débarquant, les bateliers me remirent de leur part de bonnes provisions, du vin et de l’eau-de-vie. Je passai donc à travers les rochers qui bordent cette côte, et sur lesquels on aperçoit de temps-en-temps quelques maisons et même des églises. L'aspect du pays est horriblement sauvage ; l’horizon est borné presque de tous côtés par de hautes montagnes, dont le sommet était couvert de neige depuis quelques semaines. Ces mêmes rochers sont un abri sûr contre la tempête ; un vaisseau battu par les vents, peut voguer à pleines voiles sur les côtes de la Norvège, et être certain de trouver par-tout un port où se retirer.

L’endroit où je débarquai, se nomme Öre (le rivage) Me mettant là sur les charrettes de planches du pays, je me rembarquai à quelque distance et arrivai le lendemain à Molde. Cette petite ville est plus ancienne que Christiansund ; mais le commerce y est presque tout-à-fait tombé. Elle est située en amphithéâtre sur une colline assez fertile. Le Romsdale-fiord qui en mouille le pied, est large d’un mille vis-à-vis de la ville, et s’étend par deux branches à six ou sept milles dans l’intérieur des montagnes.

Les voyageurs prennent ordinairement un bateau à Molde qui les conduit à Bergen ; mais en outre que c’est fort cher, il arrive par fois qu’ils sont très-long-temps en route, retenus par les vents contraires. D’ailleurs ce voyage ne se fait guères qu’en été, et la saison avancée ne me promettait pas du bon temps. La poste va par terre et par eau suivant l’occasion, et se rend en huit à dix jours. Je préférai ce chemin. Cela paraît tout simple et tout naturel, mais la fatigue que j’ai endurée et les dangers que j’ai courus m’ont harrassé à tel point, que si j’avais à refaire ce voyage, je prendrais l’autre route.

Je m’embarquai donc sur le Romsdal-fiord ; le temps était très-beau et ce passage fut très-agréable. M. Allan, habitant de Molde ; voulut bien m'accompagner jusques à ma première station et sa compagnie ne contribua pas peu à me la faire paraître telle. Au milieu de ce bras de mer est un banc d’huitres ; les bateliers en pêchèrent quelques-unes avec leurs rames. Il semblait réellement que je me disposasse à aller visiter un autre monde. Les hautes montagnes dont la côte voisine est hérissée, ne semblent pas laisser de possibilité de débarquer nulle part.

Une ouverture parut enfin, et passant à travers les rochers, nous eumes le spectacle d’un beau bassin, entouré de quelques habitations. Nous débarquâmes et primes des chevaux ; après avoir voyagé quatre ou cinq milles dans la vallée et gravi la montagne par un assez beau chemin, nous descendîmes à l’autre rivage à Orskough, chez le prêtre Astrup, où nous reçumes le meilleur accueil.

Le bras de mer, sur lequel Orskough est situé, est celui qu’on appelle Stor-fiord. Il se divise en plusieurs branches et s’étend d’une quinzaine de milles dans les terres. Les hautes et sauvages montagnes qui le bordent des deux côtés, lui donnent un aspect encore plus formidable que celui que je venais de traverser. Ces hautes montagnes ne produisent sur le côté de la mer aucun autre arbre que le bouleau, dont la grandeur diminue peu-à-peu ; vers le milieu de la montagne, on ne voit plus qu’un peu d’herbe, puis les pierres sans apparence de végétation.

Le capitaine Lynneström, dont la maison est près de celle du prêtre, non-seulement eut la complaisance de me prêter son bateau, mais voulut bien m’accompagner jusques à Strand à deux milles de là ; nous fumes débarquer chez le prêtre de la paroisse. Ce fut sur-tout sur le Storfiord, que je commençai à avoir une idée juste de ces bras de mer redoutables. Les hautes montagnes presque perpendiculaires qui le bordent, ne laissent souvent pendant un demi-mille aucun endroit, où en cas de tempête on put mettre pied à terre. De leurs sommets s’échappent en longs filets des ruisseaux qui forment des traînées blanches de 7 à 800 pieds de haut. Parfois, on voit des chûtes d’eau plus considérables ; mais le courant qui forme celles-ci, ayant plus de force, s’est creusé un lit plus profond dans les montagnes ; les cascades où il y a beaucoup d’eau ne tombent généralement à la mer que d’une trentaine de pieds.

Dans quelques endroits, on aperçoit des vallées étroites et profondes qui, s’élargissant ensuite dans l’intérieur des montagnes, laissent la possibilité à quelques habitans de s’y établir, et d’y cultiver un peu d’avoine, le seul grain qui puisse y croître. Les rayons du soleil peuvent à peine pénétrer au fond de ces abymes ; à tout moment, l’ombre des rochers s’étend sur toute leur surface.

La profondeur de l’eau est généralement de plus de 600 toises, et comme le poisson se tient au fonds, les pêcheurs sont obligés d’avoir des lignes de 1200 toises de longueur.

Le pis de la navigation sur ces fiords d’enfer, c’est que souvent des pierres se détachent du sommet des monts. Pour peu qu’elles eussent de poids, elles enverraient le bateau au fond de l’eau, en tombassent elles, à un ou même deux milles. En 1721, un rocher énorme, qui formait un cap Vis-à-vis de la paroisse de Strand, s’écroula tout-à-coup ; sa chûte fit soulever les eaux à plus de 100 pieds au-dessus de leur niveau. Elles débordèrent comme un torrent dans les vallées, et culbutèrent à deux ou trois milles toutes les habitations et les églises qui se trouvaient situées à leur portée. L’effet s’en fit ressentir jusqu’à une distance de sept milles (18 lieues de poste) de chaque côté. l'église et le village de Strand furent complètement détruits ; on les a rebâtis depuis, à une hauteur assez considérable, pour ne pas craindre un malheur pareil.

Le village de Strand est situé dans une vallée assez large, mais peu longue ; on y voit les maisons perchées à des hauteurs prodigieuses. De l'autre côté de ces montagnes est un autre fiord, mais personne, à ce que l’on m’a assuré, ne s’est encore avisé de gravir les montagnes pour y aller. Comme je demandais s’il n’y avait pas un chemin pour aller a une paroisse qui par la carte ne me semblait éloignée que de trois ou quatre milles, on n’en connaissait seulement pas le nom ; on me dit enfin que la seule manière d’y aller, était de gagner la mer et de remonter le fiord sur lequel elle est située, ce qui faisait un voyage d’une vingtaine de milles.

La poste, dont je suivais la route, débarque à Strand, et pour éviter les tempêtes, auxquelles le Sund-fiord est encore plus sujet que le Stor-fiord, dont il est un bras. On a attaché des cordes avec des nœuds au sommet de la montagne : deux hommes dont un a les lettres sur son dos, s’aident du mieux qu’ils peuvent à gravir et à descendre la crête de la montagne. C'est à-peu-près, pendant un quart de mille de chaque côté, qu’il faut qu’ils voyagent de cette manière. Si ce n’avait été pour mon genou malade, c’eût été un vrai plaisir pour moi. L’impossibilité absolue d’en venir à bout, me fit renoncer à prendre cette route. Dans la matinée, une tempête violente s’était élevée et ne promettait pas une navigation facile ; c’était un dimanche, et quelques paysans venus à l’église, par le bras de mer sur lequel je devais naviguer, assurèrent que la tempête venait du Nord-fiord, et que celui sur lequel je devais voyager après avoir passé le premier cap, était fort calme. Ils n s’engagèrent même a profiter du moment, crainte que le vent ne tournât de ce côté.

Je pris donc quatre hommes vigoureux et un grand bateau, avec lequel je bravai les vagues. Ce ne fut pas sans peine que je passai ce maudit cap, mais à peine fus-je de l’autre côté, que je vis effectivement devant moi, l’eau calme comme celle d’un étang. Mais comment peindre les rochers horribles qui bordent ce Sund-fiord, dont la largeur n’est souvent que de cent pas.

Plus on avance dans l’intérieur des montagnes, plus l’aspect devient horrible et sauvage ; de tous les bras de mer que j’ai traversés aucun ne m’a frappé d’une telle horreur, que ce Sund-Fiord farouche. Les montagnes s’élèvent perpendiculairement du bord de l'eau à une hauteur de 1000 à 1200 pieds : dans quelques endroits, la pente est si roide que le sommet de la montagne semble plutôt pencher du côté de l’eau, que de l’autre côté. Aucun mur de cette hauteur ne pourrait avoir moins de talus ; cela semble comme une immense citadelle, bâtie des mains de la nature, dont le bras de mer serait le fossé. Au dessus de ces roches épouvantables, d'autres montagnes s’élèvent dont le sommet est perdu dans les nuages.

Dans un espace de quatre milles, depuis Strand jusqu’à Hellesyt, à peine trouve-t-on cinq endroits, où l’on pût mettre pied à terre pour se sauver de la tempête. Les bateliers ont planté ça et là, dans les crevasses du roc, quelques morceaux de bois où ils s’accrochent en cas de besoin, ils s’en aident aussi pour sauter sur une roche voisine. Quand du fond de cet abyme on lève les yeux au ciel ; étonné, effrayé de la hauteur des monts et de la profondeur des eaux, on frissonne involontairement et l’on admire en silence. Une ou deux vallées dans le même genre se présentent, et force fut aux rameurs de les passer promptement ; il en venait un vent terrible, qui menaçait d’écraser la nacelle contre les rochers ; aussitôt qu’ils en eurent passé la largeur cependant, on jouissait du même calme.

Cà et là sur des plates formes, à sept ou huit cents pieds du niveau de l’eau, on aperçoit quelques habitations de paysans, où les maîtres ne peuvent arriver qu’en grimpant d’abord par une échelle perpendiculaire de trente à quarante pieds de haut et ensuite de rochers en rochers. Le pied de l’échelle est dans l’eau : elle est solidement attachée au rocher et on y amarre le bateau. Ce n’est pas sans surprise que l’on distingue sur ces plateaux, quelques bestiaux, et même des bœufs et des vaches qui n’ont certainement pu y arriver que fort jeunes et sur les épaules de leurs maîtres. Lorsque quelqu’un meurt dans ces habitations, on doit bien sentir que, comme le rapporte l'évêque Pontoppidan, on ne peut en faire sortir le cercueil qu’en le suspendant à des cordes, au-dessus du bras de mer. Au coin de plusieurs rochers, il y a de petites cabanes, construites pour recevoir le bateau et les provisions de ceux qui vivent sur la montagne.

Ce fiord d’enfer, plus redoutable que le Stix, se termine enfin par une montagne énorme et qui me parut n’avoir guères moins de 6,000 pieds de haut. Sa forme est cell d'un chameau ; la bosse, la selle et la tête y sont bien marquées. Deux cascades assez considérables coulent de deux vallées étroites qui sont sur les côtés ; on en a profité pour établir des moulins à scie.

Lors de mon arrivée, les paysans sortaient de l’église ; un étranger, n’avait pas mis le pied dans ce lieu désert depuis vingt ans peut-être ; aussi on empressait, on n’entourait. Dans la chambre du prêtre, qui n’avait guères que dix pieds de large, j’ai vu cinquante de ces bonnes gens accumulés, me regardant de tous leurs yeux et la bouche béante. Ennuyé de servir de montre, je fus me placer à une table et leur tournai le dos, faisant semblant d’écrire ou de lire ; je sentis tout à coup des cheveux gras, me pendre sur la figure, et en me retournant, je vis, je ne sais combien de têtes penchées sur la mienne, examinant ce que je faisais. Au milieu de tout cela, je distinguais la bonhomie la plus complette ; cette chambre, où le pasteur se tient quand il vient dire l'office à cette église, était la seule publique : on attendait le prêtre pour terminer des affaires avec lui ; la première curiosité satisfaite, une douzaine s’assit par terre, tira du pain et du fromage, et dans cette situation, continua de me toiser des pieds à la tête.

Le prêtre ne vient guères visiter cette paroisse que tous les mois : sa demeure est à Nordhall à trois milles de distance. Toutes les fois qu’il doit aller dans une des paroisses qui dépendent de son pastorat, six des habitans de celle où il doit aller, le viennent chercher en bateau le samedi, et ceux de son domicile vont le reprendre le lundi. Le bon curé du lieu, qui est dans la pays depuis plus de trente ans, m’a dit bien positivement, que chaque fois qu’il naviguait sur ce bras de mer, il lui paraissait plus terrible, et que ce n’était qu’au péril de sa vie, qu’il s’acquittait de son office. Tous les prêtres dans les îles qui bordent les côtes de la Norvège courent le même danger. Quand ils vont prêcher dans l’île voisine, ils amènent souvent avec eux, leurs femmes et leurs enfans, dans la crainte que la tempête ne les forçât de rester trop long-temps sur l’île où ils vont.

Lorsque le prêtre fut arrivé, les paysans affluèrent dans la chambre, pour les affaires de la paroisse ; je grimpai alors par une trape dans le grenier où je devais passer la nuit. Quelque temps après je descendis et je présentai au curé la lettre que j’avais de l’évêque de Drontheim pour les prêtres de son diocèse, et le bonhomme m’admit à manger à la gamelle avec lui et le marguillier de la paroisse.

Le lendemain je me huchai sur un bât de bois, mon porte-manteau en croupe, et mon sac de provision sur les épaules du conducteur ; il ne lui pesait guères, parce qu’il savait bien qu’il lui en reviendrait quelque chose, et je m’enfonçai dans ces montagnes. L’entrée de la vallée est fort étroite, mais après un quart de mille, elle s’élargit et paraît assez habitée. Dès qu’on s’éloigne des côtes, ou même que l’on s’enfonce dans l’intérieur des bras de mer, on trouve en Norvège tout un autre peuple. La fréquentation des étrangers cessant tout à fait, on retrouve la bonhomie ancienne, qui est presque toujours le lot du cultivateur, mais bien rarement celui du pêcheur. Les frais des instrumens de la pêche, sont très-considérables et le profit précaire ; la culture des terres est moins coûteuse et le profit beaucoup plus sûr ; il s’ensuit, que le cultivateur s’enrichit peu-à-peu, et que presque toujours le pêcheur est aussi pauvre à la fin de sa vie qu’au commencement.

Les bois sont peu communs dans cette partie, et l’on ne cultive guères que de l’avoine ; mais les bestiaux sont en grande quantité, et paraissent en assez bon état, quoique petits. Un orage me surprit dans la route : je vis enfin une maison et je fus m’y mettre à couvert, à l’instant même, on me fit placer près du feu et les gens apportèrent du foin au cheval sans que je l’eusse demandé ; le tout, par le seul motif d’hospitalité et sans vue aucune d’intérêt, car ces bonne ; gens ne voulurent absolument rien prendre. Ce n’est pas ainsi que sont ceux qui ont fréquenté les corsaires. Quoique le langage change entre chaque bras de mer et que je m’en aperçusse fort bien, je ne laissais pas de le comprendre également. C'est un mélange plus ou moins grand de mots anglais, suédois et islandais, et cela me semblait peu essentiel. Les Danois cependant, qui ne connaissent que leur langue, ont de la peine à comprendre les gens de ce pays.

Je passai cette nuit comme l’autre, exposé à tout vent : et quoique couvert de toute ma garde robe, je ne pouvais me réchauffer ; je ne conçois guères pourquoi : car mes habits, pendant le jour, étaient plus que suffisans quand il ne pleuvait pas. Je m’embarquai ici sur un lac au milieu des montagnes : ces lacs entourés de rochers perpendiculaires, sont encore plus dangereux que les fiords ; l’eau en est plus légère et souvent tout à coup une tempête s’élève et succède rapidement au calme. La poste, pour éviter les dangers de cette navigation, se charge ici sur le dos d’un homme, qui suit à pied les détours du lac et gravit les rochers par un sentier fort étroit.

Ce fut dans ce pays, que je commençai à apercevoir les usages dont parle l'évêque Pontopiddan. Plusieurs habitans portaient effectivement le chapeau parapluie : il est en cuir et les ailes rondes en sont très-larges. Une coiffure pareille est fort bien imaginée dans un pays où il pleut tous les jours. Les vieillards conservent aussi leur barbe ; mais plus près de Bergen, les habitans de quelques paroisses ne la coupent jamais.

Les ours sont très-nombreux dans ces montagnes et les habitans croient fermement qu’ils sont très-friands, comme le rapporte Pontopiddan du fœtus des femmes enceintes ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils mangent autant de bœufs et de chevaux qu’ils peuvent en attraper ; mais ils attaquent très-rarement les hommes, quand ils ne sont pas provoqués.

Dans l’intérieur du pays on trouve toujour les gens également complaisans et point avides. La bonhomie de ces cantons isolés veut que l’on cause toujours avec ceux qu’on rencontre et qu’on les salue du titre de Far (père), les femmes de Mor (mère). Les gens aisés s’appellent entre eux mon frère en français : d'où il arrive parfois, que ceux qui ne connaissent pas la langue, y ajoutent encore le pronom de la leur, et se saluent en disant : huru morn min mon frère, (comment se porte mon mon-frère, dont il leur arrive par fois de faire un seul mot). Dans le commencement il me paraissait extraordinaire d’être appelé père par une bonne femme, qui eût pu être ma grand-mère ; mais bientôt on se fait à cela, et ces expressions intéressantes, qui semblent donner à connaître la bonhomie, plaisent beaucoup plus que les appellations vaines des peuples plus raffinés.

Il fallut gravir la montagne qui sépare les deux fiords ; la montée ne me gênait guères, c’était la descente. Alors le poids du corps et du porte-manteau me pressait horriblement contre l’arçon de mon bât de bois. Le casse-cou aussi, dont le cheval saute plutôt qu’il ne descend les roches qui le forment, font faire des réflexions d’autant moins agréables, qu’un précipice de sept à huit cents pieds est la pour vous recevoir, en cas de chûte. La vue, du sommet de ces monts, est bien étonnante ; les fiords qui les traversent, de ces hauteurs, ne paraissent que de grandes rivières, sur le bord desquels on voit çà et là quelques habitations.

Le temps était très-beau, quoique froid ; deux hommes suffirent pour me faire passer le fiord d’Indvig. Les montagnes qui l’emmurent, quoique toujours aussi élevées, sont beaucoup moins perpendiculaires, et par conséquent le danger des coups de vent est moindre. Le village d’Indvig, situé sur ses bords, récrée la vue et parait bien habité ; je fus débarquer à Udvig, un peu plus loin ; et pour la cinquième fois, je passai la nuit sur une table dans la chambre de la famille : la chaleur étouffante des étuves où les paysans se tiennent, est plus insupportable que le froid le plus cuisant.

La montagne que je gravis, à la sortie de ce village, me parut la plus élevée de celles que j’avais traversées : à la hauteur de 1,000 pieds à-peu-près, je trouvai la neige : sans les piquets qui bordent le chemin, on courrait grand risque de s’égarer. Je fus bien six heures à me rendre de l’autre côté, quoiqu’on ne compte pas plus de deux milles. La vallée de Breum où j’arrivai alors, est assez habitée et bien cultivée ; au milieu est un lac, que l’on voit se perdre dans les montagnes et sur lequel je fus encore obligé de n’embarquer.


  1. Expression de Shönning, en rapportant le fait mentionné ici et pages 112 es 115 de ce volume.
  2. Les réflexions ci-dessus sont générales et point applicables à cette parti du pays particulièrement.