Promenade d’un Français dans l’Irlande/Waterford



LA MOMONIE ou MUNSTER.


Waterford ― Cork ― Bantry.



J’ARRIVAI bientôt à que l’on appelle passage : c’est une petite ville, où l’on passe la riviere Suire au dessous de Waterford, dont le nom Anglais a parfaitement la même signification : je fus visiter la nouvelle Genève : c’est un corps considérable de cazerne qui fut bâti par des Génevois à qui le gouvernement avait donné azile. Dans une des révolutions perpétuelles de cet empire Mirmidon, quelques artisans avaient été tellement choqués de la nouvelle administration, qu’ils quitterent la république et vinrent s’établir près de Waterford, où ils obtinrent la permission de se bâtir une ville, aux frais de la quelle le gouvernement même contribua : ils demandèrent ensuite des priviléges qui les auraient presque mis dans la même situation que sur le continent, afin de se procurer le plaisir d’avoir de temps-en-temps, quelques petites prises d’armes ! . . . c’était des amis assez turbulens, que l’Irlande aurait eù là ; mais aussi leur industrie aurait pu lui être utile : pendant la discussion de ces articles, ils apprirent qu’une nouvelle révolution venait de s’opérer à Genève et que leurs amis étaient les maitres : ils abandonnerent sur-le champ leur nouvelle ville et se rendirent bien vite où ils espéraient avoir bientôt le bonheur de faire une prise d’armes.

Le gouvernement cependant, crut devoir profiter des bâtimens, que les Génevois avaient laissés derriere eux : il en fit une caserne considérable, que sa situation isolée doit rendre pour les officiers surtout une habitation assez désagréable.

Allant encore plus au sud, je m’arrêtai à Tramore, qui est un des endroits les plus renommés d’Irlande par les oisifs qui s’y rassemblent pour se baigner dans la mer. On y trouve pendant l’été une compagnie tres nombreuse et une tranquillité engageante ; le sable est charmant pour les baigneurs, mais pas pour les vaisseaux qui, s’ils ont le malheur d’y être jettés par le vent, sont perdus sans ressource.

Il y a à quelque distance, un petit ruisseau qui se jette dans la mer et lui ouvre un passage dans l’intérieur des terres, qui lui fait couvrir à la marée haute, trois à quatre mille arpents d’un très bon terrain ; je suis convaincu qu’avec deux mille livres sterlings bien employés, on pourrait pratiquer une digue et une Ecluse, où plutôt une trappe que l’eau fermerait par son poids, et que l’on gagnerait ainsi tout ce vaste terrain.

J’arrivai enfin à Waterford, passablement fatigué de ma longue promenade ; j’ai déjà dit quelque chose de cette ville et je pourrais répéter mes observations au sujet des chantiers et des bicoques sur les quais ; elles sont certainement bien fondées : ce qui paraitra singulier, c’est que ce soit la seule partie de l’administration municipale, où j’aye trouvé quelque chose à redire, car la police y semble infiniment mieux faite que dans beaucoup d’autres villes de ce pays : on y trouve même, un amour du bien public, qui ne serait pas de trop ailleurs. Les marches sont bien fournis, les mendiants et les vagabons n’osaient pas se montrer dans les rues, longtems avant l’arrivée du comte Rumford, pour lequel on me fit l’amitié de me prendre, lorsque je fus visiter la maison d’industrie. J’étais fort étonné de voir toute la maison s’emprèsser, courir devant moi, balayer et frotter ; je les laissais faire cependant et leur donnais de grandes louanges sur leur activité : lors qu’enfin, le concierge m’ayant conduit dans son cabinet me montra ses comptes, que j’éxaminai avec complaisance et ensuite, il me demanda, à quelle heure je désirais que le conseil des administrateurs s’assemblat, et qu’on avait ordre du gouvernement de suivre mes directions ; cela me sembla trop fort ? je demandai à voir l’ordre ; il était pour le comte Rumford. *

Je suis sur qu’il eut été aussi satisfait, qui je le fus moi-même, de l’ordre qui regne dans cet hôpital, il est maintenue en partie par souscription et en partie par une petite rente. Il y a des loges pour les fous et cet article est de grande importance ; c’est un des spectacles les plus cruels, qui puissent frapper la vue, que de voir ces malheureux courir dans les rues, même des principalles villes d’Irlande. " Le fameux Doyen, Swift, est le premier qui aye bâti à ses frais, une maison à Dublin pour les recevoir." Il semble que ce fut une éspéce de pressentiment de sa part, car sur ses vieux jours, il eût le malheur de perdre la raison et l’on fut obligé de l’enfermer dans la maison même qu’il avait bâti.


  • Le comte Rumford est un Anglais, qui a été employe par l’Electeur Palatin, pour le maintien du bon ordre et la destruction de la mendicité dans ses états : il a Montré beaucoup de talent dans l’éxécution de ces projets intéressans : dans le court espace de cinq ou six ans, il parait qu’il avait réussi à dégouter le pauvre, de l’état vil de mendiant et à l’accoutumer tellement au travail, qu’on n’avait pas besoin de le forcer à se rendre dans les établissemens qu’il avait formé, où il était nourri, vêtu et logé sur son travail.
         L’esprit d’économie qui y regnait, avait apparement engagé le gouvernement d’Irlande de l’appeller dans cette isle : les avis qu’il a donné ont produit quelques heureux effets ; mais comme je crois que la mendicité en Irlande, n’est pas tant le produit de l’indolence, que d’autres causes plus essentielles, ses efforts ne peuvent réussir complétement qu’après les avoir extirpées. Le comte Rumford a aussi offert une methode pour diminuer la dépense du chauffage et empêcher les cheminées de fumer. Elle consiste principalement a retrécir le tuyau de la cheminée près du foyer, et à augmenter le courant d’air.


L’esprit d’industrie et de commerce enfin, semble plus animé à Waterford que dans aucune ville d’Irlande même Cork, quoique l’étendue de la ville soit beaucoup moindre.

Le Maire de Waterford, a le droit de faire porter l’épée devant lui, même en présence du Viceroi. Les patentes que le roy a accordé à la ville le dispensent de la déposer à ses pieds et réservent ce privilége pour sa personne seulement.

Je fus un jour introduit par une dame de ma connaissance dans une grande société : les messieurs étaient encore à boire et je fus d’abord charmé et ensuite fort embarrassé de me trouver le seul homme au milieu d’une cinquantaine de jolies femmes, dont je ne connaissais que mon introductrice. J’avais jusqu’alors fort admiré le rôle du grand seigneur ; mais j’en suis dégouté pour jamais ; il est vrai que, s’il y eut eu un mouchoir à donner, c’eût peut-être été une autre affaire ; ici ne pouvant malheureusement tirer d’autre réponse, que oui ou non et pas une question, je fus fort aise d’être accollé à une table de whist, où comme de raison on me fit les honneurs, car je crois que je gagnai douze ou quinze parties.

Le lendemain, une autre dame me fit encore l’offre aimable de m’introduire dans une société ; mais là, c’étaient les grands mamans, avec de beaux manteaux de velours noirs, sans dents, sourdes, aveugles et grognons ; on me fit jouer, je perdis, et je décampai au plus vite.

Le soir je fus témoin à la comédie d’une de ces scênes, qui se montrent trop souvent, dans bien des villes de la Grande Bretagne ; le public demanda, l’air de God save the king, et comme à l’ordinaire, obligea tous les acteurs, qui avaient paru dans la pièce, de se présenter et de le chanter en chorus. On cria : à bas les chapeaux, avec une fureur singuliere contre ceux qui les avaient oubliés sur leur tête. Un bon humain avait été tellement intérréssé dans le premier acte qu’il s’était endormi sur un banc ; on avait beau lui crier : à bas le chapeau, il ne bougeait pas ; un soldat se leva tout-à-coup et vint lui donner un grand coup de poing sur la tête en lui arrachant son chapeau qu’il jetta dans le parterre ; le pauvre diable qui était peutêtre au milieu d’un beau rêve, fort surpris de se voir réveiller de la sorte se mit à hurler d’une maniere épouvantable, à la joye inéxprimable du parterre et des loges.

J’avoue que cet acte de violence me parut trop semblable à quelques uns que j’avais vus sur le continent pour me faire rire ; pourquoi vouloir mêler la politique aux amusemens publics et surtout après avoir eu déjà une fois cet air favori, que j’admire autant que qui que ce soit, pourquoi intérrompre les scênes et detruire entierement l’illusion théatrale en forçant tous les acteurs d’une pièce à paraitre à la fois et dans les habits propres aux rôles qu’ils vont jouer ? . Si cet article déplaisait à quelques personnes, j’en serais faché, c’est bien loin de mon intention : je crois que quand on est dans un endroit public, on est obligé de se conformer au gout général, et je regarderais comme une sottise méritant correction de ne le pas faire : si cependant le gout général était d’être tranquille, je le croirais préférable.

J’avais deux lettres de Mr. Burton Connymgham, pour le voisinage de cette ville ; je crus devoir faire savoir au Marquis de Waterford que j’avais pour lui, une lettre de feu son réspéctable ami, et que je désirais connaitre, quand je pourrais avoir l’honneur de la lui remettre ; il me répondit poliment qu’il m’attendrait, à deux ou trois jours de distance, à déjeuner : je le remerciai de sa politesse et lui dis, que ma maniere de voyager ne rue perméttant pas de faire dix ou douze milles Irlandais avant déjeuner, je me rendrais chez lui dans la journée. Je fus dans l’intervalle présenter l’autre, à Mr. Cornelius Bolton, où je passai mon tems avec beaucoup d’agrément ; Je cite rarement ce que j’ai connu des différentes personnes à qui j’ai été addressé, à moins que cela ne puisse être utile, et encourager le bon exemple : dans ce cas, rapporter le fait tout simplement, est un éloge dù.

Mr. Cornelius Bolton vit très retiré à la campagne et a employé une partie de sa fortune à bâtir un village assez considérable où il a établi des manufactures de differentes sortes, particulierement de Tisserans : l’industrie qu’il encourage parmi sa colonie, donne lieu de croire, que ses frais feront bientôt plus que payés et qu’elle deviendra pour le public un objet d’utilité, comme pour lui un de profit, après n’en avoir-été qu’un d’humanité.

Je retournai à la ville par la riviere, dont les bords sont très cultivés et très romanesques, et je me mis en route pour Curraghmore, où j’arrivai bien fatigué et tout haletant vers les quatre heures : je remis ma lettre au Marquis de Waterford, et ayant été reçu très poliment, au bout de quelques instans je demandai la permission de me retirer pour m’habiller. On me fit alors entendre que l’on me donnerait volontiers à diner, mais que l’on ne pourrait me donner un lit : cela m’embarrassa un peu, car je ne savais trop où diable je pourrais passer la nuit, mais enfin je m’en remis à la providence comme à mon ordinaire.

Le Marquis me fit asseoir près de lui, et me traita avec une politesse singuliere : après le diner il m’offrit son carrosse pour me conduire à l’auberge ; sa maison était pleine, il en était bien faché : je le remerciai de son offre, mais je ne crus pas devoir l’accepter ; on me donna un homme pour porter mon paquet, qui n’était autre que les hardes de route ; son fils même m’offrit quelqu’autre comodité en partant, que je refusai absolument, disant que je serais bien faché d’être à charge aux amis de feu Mr. Burton Connyngham. Après avoir barbotté dans la boue en escarpins et en bas de soie blancs pendant deux ou trois milles, j’arrivai , à l’auberge, vers les dix heures et demie. Je me présentai,je demandai un lit, un vilain mâtou de domestique me dit rudement, qu’il n’y en avait point à me donner. J’arrachai alors mon paquet des mains du garçon de Mylord, en lui disant de rapporter à son maitre que l’on m’avait refusé un lit dans son auberge, et je m’en fus en courant ; au nom du Marquis, voilà toute la maison sans dessus dessous ; on me courut après, on me pria, on m’engagea de retourner, I would rather pass the night in Hell, leur dis-je et je les envoyai proprement à tous les diables.

Au coin d’un mur je remis mes habits de voyage, avec l’intention de me rendre à Waterford, quoiqu’il fut alors près de onze heurs de soir. Cela me donna le temps de faire des réflexions, et de me rappeller que j’étais fatigué : je crus à la fin devoir retourner au village et tâcher de m’y loger quelqu’autre part qu’à l’auberge ; je rencontrai le prêtre de la paroisse ; je lui parlai, mon accent étranger le détermina à m’éconduire charitablement. Ce village ressemble assez, à celui où la fable nous apprend que Jupiter et Mercure vinrent demander l’hospitalité, et furent refusés à toutes les portes ; à la fin comme eux, je sortis du village et j’apperçus sur la route, au coin d’un fossé une misérable cabane, l’asyle effrayant de la pauvreté la plus abjecte ... je me présentai ; une vieille femme une autre Baucis couverte de hâillons, m’ouvrit la porte ; je dis que j’étais un pauvre voyageur égaré, . fatigué ... on me fit entrer, on m’offrit tout ce qu’il y avait dans la hutte ... quelques pommes de terre, le produit des aumônes du jour.

Une demie douzaine d’enfants presque nuds étaient couchés sur quelques brins de paille, pêle-mêle avec le cochon, le chien, le chat, deux poules et un canard : je n’avais de ma vie vu un spectacle aussi hideux. Cette pauvre femme me dit que son mari était matelot, qu’il y avait trois ans passés qu’il s’était embarqué et que depuis, elle n’en avait pas entendu parler.

Elle étendit une natte sur un coffre, qui était le seul meuble de la maison et m’invita à m’y reposer .... il pleuvait à verse, je ne savais où aller, je me plaçai sur ce lit de douleur. Les animaux saluerent de leurs cris, les premiers rayons du soleil et se mirent en quête de toutes parts, pour assouvrir leur faim dévorante. La nouveauté de la situation me parut assez singuliere pour m’amuser un moment : je me transportai dans l’Arche et je me crus Noé.

Il semble que je paraissais tout aussi extraordinaire à ces pauvres bêtes, qu’elles me le paraissaient à moi-même ; le chien vint me flairer en montrant les dents et le cochon m’éxaminer en grognant, les poules et le canard dévorerent mon sac à poudre, les enfans se mirent à rire : je me levai bien vite et je décampai crainte d’être dévoré moi-même. Je crois devoir ajouter que j’eus beaucoup de peine à faire accepter un misérable shelling à ma pauvre hôtesse.

Mon intention était d’abord, de passer par Carrick-on-Suire, Clonmell, et même de pousser jusqu’à Mallow ; ces trois villes étant situées dans le plus beau et le plus fertile pays : la derniere surtout, qui a de plus des eaux minéralles qui y attirent une compagnie nombreuse : je comptais de là revenir à Lismore et continuer ma route : dégoûté du monde je m’enfonçai dans un pays peu fréquenté et assez sauvage .... après deux heures de marche je pensai à déjeuner je fus m’addresser sans beaucoup de cérémonié, à une maison de paysans qui semblaient un peu à leur aise. Je dis tout simplement que je désirais avoir à manger et que payerais ce qu’on voudrait. Ces bonnes gens me prirent, j’en suis sur, pour un prisonnier français echappé : ils me conduisirent dans une chambre obscure et m’apporterent ce dont je pouvais avoir besoin avec une apparence de Mystere ; Lorsque j’eus fini, je demandai ce que je devais ; on ne voulut rien me dire et je laissai quelque argent sur la table. J’avais à peine fait deux cent pas, que j’entendis une des filles crier et courir après moi. Elle me rapportait l’argent que j’avais laissé sur la table, en me disant que sa mere était quite affronted. J’en fuis faché lui dis-je, ce n’était pas mon intention : je lui fuis bien obligé, mais j’éspere que vous me ferez le plaisir de l’accepter vous même, cela servira à vous acheter un ruban : elle fit une petite grimace, suivie d’une révérence et le mit dans sa poche, en me souhaitant un bon voyage.

Après bien des circuits et des détours en suivant le chemin que les propriétaires ont fait tourner autour de leur champ, j’arrivai enfin à travèrs ce pauvre pays, à Kill Mac Thomas, qui est un assez gros bourg, où je dinai et pus m’appercevoir que j’étais sorti de la cabane assez bien fourni de compagnons allez déplaisants ; il n’y avait pas de remede alors : je fis un effort et complettant mes 22 milles irlandais dans la journée, j’arrivai le soir bien fatigué à Dungarvan, où la premiere chose que je fis, fut d’aller noyer dans la mer, les bons amis de Curraghmore qui s’étaient attachés à ma personne et ayant dormi jusqu’a midi le lendemain, mes forces se trouverent rétablies et avec elles mon humeur ordinaire.

Dungarvan, est une petite ville assez bien située, sur une large baye qui malheureusement s’est remplie de sable. Elle ne sert gueres que comme un endroit de rassemblement pour les baigneurs dans la mer. Cette ville est fameuse pour un point de vue singulier, que les habitans admirent tellement qu’ils en ont fait une toast, où santé sous le nom de Dungarvan’s prospect.

Je ne sais trop coment expliquer ce point de vue, il faut cependant bien que je tâche de satisfaire le désir du lecteur.. voici le fait… un des fauxbourgs est separé de la ville, par un ruisseau fort large et dans lequel à la marée basse, il n’y a gueres que six pouces d’eau ; pour éviter un grand tour, les femmes le passent à gué ; c’est fort bien jusqu’ici, mais la mer monte progressivement, un pied, deux pieds, même trois pieds : les bonnes femmes cependant ne se soucient pas de faire un ou deux milles, au lieu de cent pas et elles font ce qu’elle peuvent pour empêcher leur jupe de se mouiller .. . c’est la toute l’histoire en vérité.

Quoique pas encore tout à fait remis de la longue course de la veille et de la mauvaise nuit qui l’avait précédée, comme je ne connaissais personne dans cet endroit, j’en partis dans l’après dinée : j’eus encore le temps de faire huit à neuf milles et je m’arrêtai à Caperquin, qui est joliment située sur la riviere qu’on appelle Black Water ; elle traverse l’isle presqu’entiéremens de l’est à l’ouest ; depuis et même avant Mallow où sont les eaux Minérales, elle arrose un pays délicieux.

Au matin je fus fort surpris de voir le maitre de l’Auberge dans laquelle j’avais passé la nuit, tranquillement assis dans une boutique de pharmacie, qui était au rez-de-chaussée de la même maison. " Vous êtes apothicaire " ? lui dis-je,

" oui Monsieur pour vous servir." " G— d d―― n pour me servir, I am not suprised if you have poisoned me, si j’avais su cela hier, I would rather have been d―― d que d’entrer dans votre maison."

Je cite cet exemple entre mille, ne semble-t-il pas bien appétissant de voir un Aubergiste Apothicaire ! la cuisine d’un Apothicaire .....

Je me rendis de là à Lismore, sur la Black Water : son vieux chateau couvert de lierre et situé sur une éminence au dessus de la riviere, frappe d’abord la vue. C’est une des villes, les plus agréablement situées de toute l’Irlande : elle est entourée de bois et de promenades charmantes, mais elle est presqu’entierement en ruine à présent ; il parait qu’il y avait ici avant la réformation, des colléges et des séminaires considérables, il n’éxiste plus de tout cela que la grande Eglise Cathédrale, l’Evêque qui l’est aussi de Waterford, le Doyen et deux où trois autres éclésiastiques de l’Eglise Anglicane, qui n’ont autre chose à faire qu’à toucher le revenu des terres, qui avoient été apliquées pour leur maintien.

Le Duc de Dévonshire, a qui le chateau appartient et qui a dans ce pays, une terre qui peut valoir entre douze à quinze mille livres sterlings de rente, vient de bâtir à ses frais une grande auberge et une arche superbe au pont de la ville, pour tacher d’engager les habitans à prendre son absence en patience et à ne pas trop murmurer en lui envoyant ses revenus. Cette arche est vraiment magnifique : elle peut avoir quatre vingt pieds d’élévation, au dessus du niveau de la riviere, sur cent pieds de large.

Au risque de tomber à l’eau j’ai voulu aller dessous, le long du parement des pierres, large de deux où trois pouces ; elle a sept écho bien distincts pour un mot d’une seule sillabe, elle m’a entre-autres répété what, what, what, pendant un grand quart d’heure, à ma grande satisfaction et aussi bien que nature, je le parierais.

Il y avait un homme au bout de l’arche qui m’éxaminait avec autant d’attention que j’en avais à éxaminer le pont, et à qui vraisemblablement, je paraissais un être fort étrange ; pour le mettre hors de doute, je m’addressai à lui en Écossais, that’s a mickle braw braig mon lui dis-je, yes Mr. Scot, me répondit il, have you got such a one in your country.

Je fus reçu dans cette ville par le Docteur Power, chez qui je fus fort aise de pouvoir me reposer. Le dimanche je fus d’abord à l’Eglise Catholique, où je pus à peine trouver place, tant l’eglise et le cimetierre étaient pleins de monde. Lorsque le service fut fini, je me rendis à l’eglise protestante, où je pus me placer fort à l’aise dans une des stalles des chanoines : on a conservé dans les cathédralles d’Irlande les stalles des chanoines avec le titre de leur bénéfices, quoiqu’il n’y ait plus d’autres dignitaires que le Doyen.

Je dirigeai ma course sur Castle Lyons et dans le milieu du chemin, me trouvant tres altéré et ne voyant point d’auberge, je demandai la route à un homme agé, un ancien militaire, qui était sur une terrasse prés de sa maison et en même temps je lui fis entendre ce dont j’avais besoin, come in young man, me dit il, you shall have a good drinck et je l’eus effectivement.

Le chateau de Castle Lyons était un considérable bâtiment quarré qui fut brulé il y a une trentaine d’années, il y avait 365 fenêtres ; il était alors la résidence principale de Lord Barrymore. Il ne paraît pas qu’il y ait la moindre industrie ou Manufacture, dans la petite ville qui est auprès, tout y languit et y a l’air misérable.

Rathcormuck est un peu mieux, parce qu’il se trouve sur la grande route de Dublin à Cork : plus l’on s’approche de cette derniere ville et plus le pays prend un air negligé : je pûs le voir fort à mon aise d’une voiture coupée dans laquelle le conducteur m’offrit de m’asseoir à côté de lui, pour avoir quelqu’un avec qui causer.

J’arrivai enfin à Cork, qui est bien la ville la plus triste et la plus sale : on ne rencontre que des gens qui bâillent ; on est arrêté à tout moment, par des enterremens, des troupes hideuses de mendians où de cochons, qui courent les rues par centaines et cependant cette ville est une des plus riches et des plus commerçantes de l’Europe : les principaux marchands sont presque tous étrangers, des Écossais pour la plupart, qui dans une dixaine d’années y font quelquefois des fortunes brillantes.

Il n’est pas de ville où il y ait autant à faire, pour la rendre agréable au grand nombre de ses pauvres habitans ; l’esprit de commerce et d’intérêt s’est emparé de toutes les branches de l’administration, par éxemple on pourrait très aisément fournir la ville d’une fontaine publique, mais la personne où la compagnie qui a le privilége de conduire les tuyaux dans les maisons, pense qu’elle perdrait un grand nombre de souscriptions à une guinée par an. Ainsi pour satisfaire l’avidité d’un individu obscur, on fait souffrir le supplice de Tantale à plus de trente mille habitans. J’ai vu les pauvres, être obligés de recevoir l’eau qui tombait des toits après la pluie, où la prendre dans le ruisseau des rues. Cependant il est peu d’endroit aussi aisé à fournir d’eau que Cork, par les hauteurs qui l’entourent : il y a même une fontaine à un mille à peu près, que l’on appelle the Sundays well, qui m’a parut suffisante pour le maintien d’une fontaine publique au milieu de la place. L’eau qui suplèe les maisons particulieres est tirée du lit de la rivière, un mille au dessus de la ville ou elle cesse d’être salée. Eût-il donc été si difficile, de faire pour le public ce que l’intérêt a fait faire pour quelques individus riches.

La saleté des rues dans le milieu de la ville est honteuse, et comme si ce n’eut pas encore été assez et qu’on eût voulu empêcher le vent ou le soleil, de sécher les ordures, les deux bouts de la rue sont terminées par des prisons, qui les ferment entièrement et empêchent l’air de circuler.

Le marché au bled d’une ville aussi considérable doit être naturellement bien fréquenté ; on l’a placé au premier étage et la foule n’y peut parvenir que par un escalier large de deux où trois pieds exposé à la pluie et pour comble, dont les marches ont si souvent été foulées, qu’elles sont presqu’entièrement usées et sont très glissantes. On croirait du moins, qu’il ne devrait y avoir sur cet escalier, que les personnes qui vont où qui viennent de la halle ; les mendians les plus dégoutans se sont emparés du côté de la muraille, et assaillent les passans de leur cris en leur présentant une écuelle où un sac, dans lesquels ils sont presque obligés de jetter une poignée de farine.... J’ai vu une pauvre femme tomber du haut de l’escalier, au milieu de cette bagarre, renverser presque tout le monde, et elle même se casser un bras.

Le marché de viande est le seul qui soit comme il doive être ; il est nouveau, et l’on doit espérer que les magistrats, penseront à la fin aux autres lieux fréquentés du public.

Quoique le peuple soit très pauvre, rien ne pourrait engager les mères à mettre leurs enfants à l’hopital ; elles craignent que l’on ne les envoyent au loin pour les détacher d’elles : cela est rééllement arrivé autrefois, mais l’on a adopte à présent un système moins cruel. Elles ne veulent pas non plus, que leurs enfans soient élevés dans la religion protestante que l’on professe dans ces établissements.

On voit souvent de ces pauvres malheureuses chargées de deux enfans sur leur dos, un autre dans leur tablier, et un quatrieme à la main, demander la froide charité du passant, qui est tellement accoutumé à ces objets déchirans, que le plus souvent il détourne la vue. Cependant la bonne femme, fume avec indifférence une pipe noire et si courte qu’elle semble avoir le feu dans la bouche.

Les gens riches accusent le pauvre de se plaire dans la saleté, d’aimer à avoir la galle, à dormir avec leur bestiaux. &c. &c. Ils ne l’aiment pas plus qu’eux ... la nécessité, la cruelle nécessité les y obligent ... leur misere est telle que tout leur devient indifférent : qu’on leur fournisse les moyens d’en sortir, qu’on leur donne le gout des aisances de la vie, et l’on verra quelle espèce d’hommes, on accuse de paresse, d’indolence, et de gouts, que les animaux le, plus vils n’ont pas.

Le paysan est parésseux ici, mais à quoi lui servirait d’être actif ? Le prix du travail de sa journée, suffit à peine pour le maintenir lui et sa famille : le prix des denrées est plus que triplé et cependant le prix du travail est le même. Presque par toute l’Irlande le laboureur ne gagne que six pences par jour : sa femme et ses enfans sont sans espoir de rien gagner dans les pays où il n’y a pas de manufacture. Que peut donc faire cette famille malheureuse ? les six pences servent à lui fournir des pommes de terre et de l’eau. Que le pere tombe malade où meure, la pauvre mere est obligée de quitter le pays avec ses enfants et d’aller mendier une horrible subsistance.

Maudit soit l’homme cruel qui le premier osa se faire un jeu de la misere de son semblable : c’est une ruse éffroyable de l’avarice, car aussitôt que l’on a ri du mal d’autrui, on se croit dispensé de le secourir.

Je me transportai à Cove qui est le port de Cork, dix à douze milles plus bas, à l’embouchure de la rivière : c’est une des plus jolies bayes et des plus sures de l’Europe ; je fus parfaitement reçu du brave général Vallancey à qui je présentai la derniere lettre que j’avais de Mr. Burton Conyngham. Les recherches sur les antiquités d’Irlande du Général Vallancey sont connues dans le monde littéraire : il a peutêtre poussé un peu loin l’on enthousiasme pour la langue Irlandaise, dans laquelle (quoique Anglais) il a fait des progrès surprenans ; il la prétend presqu’aussi ancienne que le monde, et peutêtre même celle dont Adam et Eve se servaient : la mère générale de toutes les langues de l’univers depuis depuis le Huron jusqu’au Chinois. Il cite dans sa grammaire des exemples singuliers de rapprochement entre une trentaine de langues vivantes dans tous les pays du momie.

Il est certain que toutes les nations de l’Europe, la plus grande partie de celles de l’Asie et même de l’Affrique sont venues des mêmes pays, d’où les Irlandais tirent leur origine : d’après cela il se pourrait que leur situation isolée eut pu leur faciliter les moyens de conserver plus longtemps la pureté du language des pays d’où ils sont venus.

Les Shiloes en Affrique, les habitans d’une partie de la Sibérie, quelques montagnards Italiens chez les grisons, sont après les Écossais les peuples dont le language a le plus de rapport avec l’Irlandais. Après eux viennent les Gallois, les Bas Bretons, les Dalécarliens en Suéde, les Basques en France et en Espagne et les Sclavoniens en Turquie, purs les Hufons en Amérique et les Mogols en Asie.

Le général Vallancey comme je l’ai déja dit, a expliqué le passage du général Carthaginois dans Plaute, et a ainsi prouvé que ces Républicains parlaient une langue peu différente de l’irlandais. La peuplade que les Tunisiens appellent Shiloes est supposée être descendue des Carthaginois qui echapperent à la ruine de leur patrie et se retirèrent dans les montagnes éloignées des côtes. Il y a quelques années qu’un Marchand Tunisien qui connaissait la langue des Shiloes vint à Dublin pour ses affaires : feu Mr. Burton Conyngham qui désirait connaitre plus particulierement l’analogie des deux langues invita le général Vallancey à déjeuner et le fit à son insu se trouver dans la compagnie de ce Tunisien, puis lui fit connaitre qui il était : à sa tres grande surprise, il le vit bientôt converser avec le géneral dans la langue de son pays et l’entendre sans beaucoup de peine. Cet homme avait une vieille servante avec lui, qui était Shiloe elle-même. Elle conversait sans la moindre peine avec les Irlandais et se faisait entendre aisément, quoique son accent et la maniere de s’exprimer ne fussent pas les mêmes.

Le general Vallancey a parcouru l’Irlande pendant quinze ans et a levé des cartes en grand de tous les différens Comtés : le gouvernement enfin, pour prix de ses travaux, lui a donné le poste qu’il occuppe de commandant du port de Cove, qu’il a tellement fortifié, qu’il n’y a pas de danger que jamais vaisseau ennemi se hazarde d’y entrer .... On ne saurait nier que ce ne soit un homme utile à l’état et dans plus d’un genre, car il a eu douze enfants de sa premiere femme, dix de la seconde et vingt-un de la troisieme. — Il est peu de gens qui ayent fait autant de besogne.

Je présentai aussi mes respects à Lady Colthurst une veuve très aimable et beaucoup trop jolie pour l’être longtemps. Le général à qui je montrai les lettres que j’avais avec moi, dirigea ma course vers le Nord, au lieu de retourner sur le champ à Cork.

Je traversai la grande isle de Cove dans sa longueur : fatigué, je m’arrêtai dans un cimetiere et m’amusai à lire les épitaphes. J’avais souvent entendu parler d’Irish Bulls et je n’avais jusqu’à présent pu en trouver un ; ici, sur une Tombe, après tous les noms de la famille, je lus avec plaisir, Lord have mercy on the souls here interred ; ainsi, me dis-je, ces bonnes gens sont sous cette pierre en corps et en ame. Presque par toute l’Irlande, mais plus particulierement dans le sud, on a une maniere de s’éxprimer assez singuliere, qui, autant que j’ai pu le remarquer, vient du mélange des deux langues ; cette maniere passe pour Bull ou balourdise. Cela ne l’est pas plus que les erreurs que fait un étranger en parlant d’autre langue que la sienne. On appelle communément dans cette partie le fossé dyke, nom que l’on donne à la muraille en Angleterre et la muraille ditch, celui que l’on donne au fossé.

Je traversai le passage au Nord de l’isle et aprés avoir passe a Inchiquin, d’où l’on a le plus beau point de vue de la baye, je m’arrêtai à Castle Mary chez Lord Longueville, et fus visiter dans le parc un autel des Druides. Ces monumens d’antiquité sont fort remarquable» : c’est une large pierre plate de vingt à trente pieds de long sur quinze à vingt de large, supportée de trois cotés par trois autres pierres plates sur leurs Angles.

On est étonné, quand on reflechit à la force et aux machines qu’il a fallu employer pour soulever un tel poids : c’est surprenant, mais cependant les obélisques d’Egypte, conduits à Rome par mer, tandis-que les plus gros vaisseaux de guerre ne pourraient pas en porter un, sont à ce qui semble bien autre chose. Ces pierres prouvent seulement que les peuples qui les ont ainsi placées connaissaient le pouvoir de la mécanique et par conséquent devaient avoir atteint un haut dégrè de civilisation. Quant à l’usage qu’ils pouvaient faire de ces pierres, c’est inconnu : On prétend que les Druides sacrifiaient dessus, des victimes humaines : cela se peut, mais on doit sentir, qu’elles pouvaient aussi servir dans toutes les occasions où l’on jugeait nécéssaire d’exposer quelque chose à la vue du peuple.

Je me rendis de là à Cloyne, où je fus recevoir la Bénédiction, que l’Evêque donne à son clergé, le dimanche après le service. Il y a à quelque distance de la cathédralle, une de ces tours rondes plus élevée et plus grosse qu’à l’ordinaire : les paysans de ce voisinage sont persuadés qu’elle a été bâtie par le diable dans une seule nuit et qu’il en a apporté les pierres d’un pays lointain. Je n’ai remarqué aucune difference entre les pierres de la tour, d’avec, les pierres ordinaires, du pays, mais enfin c’est égal ; si c’est le diable qui l’a bâtie, le diable est bon maçon : c’est tout ce que dire.

Cloyne est un des principaux Evêchés de l’Irlande pour le revenu : la ville Episcopale est un petit bourg, un peu plus, grand que Fernes cependant. Puis suivant la foule des paysans qui étaient venus à la messe, on me mit sur le chemin de Castle Martyr : à quelque distance de cette jolie petite ville, je rencontrai un homme qui avait l’air respectable, se promenant à cheval avec une dame ; j’eùs tout de suite une idée de la personne que ce pouvait être : je m’en informai du domestique, et sur l’assurance que c’était Lord Shannon : je lui fis dire qu’un etranger, qui avait une lettre pour lui désirait lui parler ... je la lui remis sur le chemin et après, l’avoir lùe, il m’engagea à continuer ma route et à me rendre chez lui, où il me joindrait bientôt.

Castle Martyr est un des plus beaux lieux et des mieux soignés, je ne dis pas de l’Irlande, mais peutêtre de l’Europe. Le parterre que Lady Shannon prend plaisir à cultiver, est une retraite charmante où les fleurs de toute espèce sont arrangées avec une élégance singuliere .... je passai cinq où six jours à Castle Martyr et en le quittant Lord Shannon, eut la bonté de me donner une lettre génerale de recommandation extrêmement flatteuse : elle n’était addressee qu’à ses amis, mais je l’ai présentée à tout le monde et la maniere dont on l’a reçue, me fait croire qu’il est l’ami du public.

Retournant de là vers Cork, je m’arrêtai à Middleton pour voir une grande manufacture de drap ; c’est quelque chose de très nouveau qu’une manufacture, dans cette partie de l’Irlande ; celle-cy a eû bien des difficultés à surmonter avant de s’établir et même à présent ne va pas aussi bien qu’elle pourrait aller ; plusieurs personnes m’ont assuré à Cork, que si cette compagnie pouvait emprunter vingt mille livres sterlings pendant dix ans sans intérêt, elle deviendrait certainement très florissante ; mais qui est en état de prêter 20,000 l. sans intérêt ? le gouvernement seul : il y aurait un moyen assez simple ; Ce ferait de mettre un lourd impôt sur le whisky, et d’en remettre le produit entre les mains des manufacturiers de toute espèce : on ferait de cette maniere deux bonnes choses à la fois, on encouragerait l’industrie, et. on arrêterait les progrès de l’Ivrognerie.

Je fus de là, chez un enfant gâté de la fortune dans l’isle de Foaty, Mr. Smith Barry, il a beaucoup voyagé, est très honnête, parait très instruit et est d’un caractere aisé ; il eut été heureux, s’il n’avait eu que cinq cent livres de rente, au lieu de vingt cinq mille ; mais ses richesses l’ont tellement rassasié et dégouté du monde, qu’il s’en est presque totalement retiré et mène une vie assez mélancolique dans son isle, qui n’est pas celle de Calypso. Passant dans la petite isle de Cove, je fus me présenter chez Mr. Silver Oliver, il donne l’hospitalité depuis très longtemps à un vieil officier Français émigré, qui est traité dans sa maison, avec beaucoup d’égards. Mr. Oliver prétend qu’il a rempli toutes les fonctions que la société peut éxiger d’un homme, il a été deux où trois fois membre du Parlement il a été conseiller privé, il a été marié, il a plusieurs enfants, &c. &c. par conséquent, il se dit en droit de suivre ses fantaisies, et ses fantaisies sont souvent assez originales.

Je retournai à Cork par la riviere et j’eùs lieu d’observer que les Bateliers ont à peuprès le même ton goguenard que ceux des grandes rivieres de France. Force me fut de rentrer dans cette ville baillante ; le peuple cependant semblait animé et des bandes d’ouvriers couraient les rues en criant ; Je m’informai de ce que ce pouvait être, et l’on me dit que les garçons cordonniers avaient d’un commun accord, tous quitté leur maitre ce jour la et qu’ils couraient les rues afin de les forcer à augmenter leurs gages. Je les suivis et les vis plusieurs fois s’arrêter à la maison de quelques maitres cordonniers et avoir de chaudes altercations avec eux ; les magistrats à la fin cependant, crurent devoir faire cèsser le trouble, un d’eux, à la tête de quelques soldats, courut les rues, pour les disperser : mais les ouvriers se moquèrent de lui et surent si bien faire, qu’il était toujours dans les endroits où ils n’étaient pas eux-mêmes : la nuit comme en Angleterre fit cèsser le tumulte et envoya tout le monde se coucher.

J’étais recommandé à l’Evêque qui me reçut fort bien, et ce qui me fit grand plaisir, (parce que cela prouve que toutes animosités entre les deux religions sont finies,) il m’addressa à l’Evêque Catholique, Dr. Moylan, qui est un homme instruit et réspecté dans le pays.

Au sujet de je ne fais quelle fête, les enfants firent un feu d’ossemens (ce qui est un usage commun par toute l’Irlande, pour les jours de réjouissance) et ils s’amuserent à danser autour et même à le traverser pieds nuds. Ceci me donna lieu de faire réfléxion sur l’étymologie du bone fire en Angleterre, qui m’a tout l’air de venir de ces feux d’ossemens, plutôt que du français forcé, de bon feu pour feu de joye.

Le climat à Cork est pluvieux à un point extrême : il y pleut touts les jours de la vie ; la température de l’air a peutêtre influé sur le caractére des habitans : on pourrait avec quelque raison appeller ce pays the land of whim and spleen. Il y a ici grand nombre de personnes qu’on appelle gens à caractère, et qui tous ont des fantaisies fort singulieres : l’un ne se met jamais à table, crainte d’être suffoqué par l’odeur des viandes et mange tout seul dans le vestibule : l’autre dépense son revenu en animaux favoris, où pets comme on les appelle : un troisieme (assez bon enfant chez lui) après vous avoir enchanté par une belle voix et une musique charmante, finira par vous boxer. Il y en a un qui court les rues au grand gallop avec un bonnet rouge et entre dans les boutiques à cheval, quand il a besoin de quelque chose ; J’ai vu un joueur de cornemuse, qui aima mieux être deshérité de près de deux mille livres sterlings de rente, que de quitter sa musette, qui est à présent son seul gagne-pain. Il y a un homme qui croit que toute la terre veut l’empoisonner ; aussitôt qu’il voit quelqu’un entrer chez un boulanger, il le suit et saute avec avidité sur le pain qu’il a acheté, parce qu’il est sur dit-il, que les boulangers n’en veulent qu’a lui : il fait de même à la boucherie, &c. Un autre s’est fait la nourice de ses enfans, il les peigne, les frotte et les torche lui-même. Je pourrais bien citer d’autres de ces caracteres, mais c’est assez.

Il n’y a point de loge pour les fous à Cork : c’est un spectacle hideux de les voir courir les rues : la plupart, il est vrai, sont très tranquilles, mais c’est si cruel et si humiliant de voir la nature humaine dégradée à ce point, qu’on devrait penser à les séparer de la société.

Au surplus la ville de Cork a fait dans ces derniers temps des progrès immenses dans le commerce, l’augmentation de» maisons et des habitans, et en quelque point dans leur amélioration ; la ville est située sur differentes petites isles marécageuses au milieu de la riviere ; c’est de cette situation qu’elle a tiré son nom, (car Cork signifie bourbeux en Irlandais, et elle est passablement bien nommée.)* Les canaux canaux étroits qui séparaient les isles n’étaient remplis d’eau qu’à la marée et nuisaient considérablement à la salubrité de l’air : on les a voutés tout le long de la ville, de sorte que cela a procuré dans bien des endroits le double avantage d’une rue large et bien aérée et des usines convenables pour les maisons.


  • On fait aussi venir le nom de Cork, de Culiky, qui veut dire avoine : il est sur que les paysans l’appellent encore à présent comme cela, mais cela ne fait rien.


Il semblerait absolument nécessaire, que les principaux magistrats fussent pendant une dixaine d’années des gens fermes et prudens, dont le jugement n’eut pas été rétréci par la poussiere d’un comptoir, et qui ne fussent pas tellement accoutumés à compter par sous et derniers, et par l’intérêt au quatre, au cinq, au six.

Dans toute la Grande Bretagne et l’Irlande, le Maire où le Provost est toujours élu parmi les marchands ; dans le fait, les commerçants ne sauraient confier leurs intérêts, plus justement qu’à un homme qui lui même suit cette carriere. C’est fort bien dans les villes tres fréquentées, où l’opinion du marchand s’éclaire par celle du public et des étrangers qui viennent les visiter ; mais dans celles où le marchand ne peut en quelque façon avoir d’autres idées que les siennes et, où étant étranger, son seul but est de rammasser autant d’argent que possible et souvent de quitter le pays après, n’est il pas évident, que les embéllissemens, les améliorations de la ville dont il est le principal magistrat pour un an, ne doivent pas l’inquiéter beaucoup.

Je crois qu’on peut en grande partie assigner cette raison pour le peu de progrès que Cork a fait dans les arts, les choses d’agrément et les établissemens publics. Je suppose qu’un homme dont le caractere généralement réspecté (Lord Shannon par exemple) voulut consentir pendant quelques années, à prendre la peine de néttoyer cette étable d’Augias ; il ne pourrait être mû, que par le désir du bien public, sans aucun motif d’intérêt particulier pour lui même : on ne le verrait pas arrêter des établissemens utiles à la masse du peuple, parce que * les revenus de la ville, pourraient diminuer de quelques shillings, où livres.


  • Lorsque la methode du comte Rumford pour diminuer la dépense du charbon et empêcher les cheminées de fumer arriva à Cork, quelques personnes respéctables voulurent la mettre en pratique dans un hopital ; mais le Maire s’y opposa, prétendant que si cette methode réussissait, cela diminuerait la recette de l’impôt sur le charbon qui appartient à la ville . . n’aurait-il pas dû sentir, que cela diminuerait aussi sa dépense, et serait utile à des milliers d’habitans, que le prix du charbon obligeait de passer l’hiver sans feu.


Puisque je me suis si fort étendu sur ce sujet, le public aurait raison de me demander de quel genre sont les améliorations dont je veus parler, et ce que je voudrais qu’on fit ; je vais mettre les principales sous ses yeux, et d’une maniere assez concise. Abattre les deux prisons hideuses, qui sont au bout des ponts, qui joignent cette isle bourbeuse avec les bords de la riviere, et achever de bâtir celle hors de la ville qui est dans un endroit bien aëré : Nettoyer les rues, et ne pas permettre aux habitans d’y laisser courir leur cochons pour y chercher leur pature, encore bien moins après leur avoir coupé la gorge : Bâtir une halle pour les bleds dans un endroit, convenable : Etablir des Ecolles publiques, et des hopitaux où le peuple fut sur, que ses enfants fussent instruits dans la religion qu’ils veulent suivre et non dans celle qu’on veut qu’ils suivent : Bâtir un hopital pour les fous : Fournir la ville de fontaines publiques : Nettoyer les quais des bicoques qui les défigurent ; Encourager, s’il se peut, les manufactures de toute espéce, et établir une maison d’industrie pour détruire, autant que possible, les mendians qui déshonorent les rues : Avoir des ouvrages publics où tout homme qui manquerait de pain, put trouver le moyen d’en gagner, &c.

Je suis convaincu que, si un tel plan était régulierement mis en pratique pendant cinquante ans, Cork deviendrait plus important que Dublin même, par la sureté et la bonne situation de son port ; la principale exportation est à présent en viandes salées ; on les tue par milliers dans la saifon et ensuite on n’a plus rien à faire ; J’ai connu un marchand qui m’a dit, occire tous les ans, entre vingt et vingt cinq mille, cochons aussi je me permis de lui dire, qu’il était the greatest murderer of hogs, that I ever knew. Cette digression est un peu longue, et pourra peutêtre paraitre fastidieuse aux personnes qui prennent peu d’interêt à Cork ; mais c’est plus pour l’Irlande que pour l’étranger que j’écris, et j’espere, que la pureté du motif qui m’anime, me servira d’excuse.

Je quittai enfin la bonne ville de Cork et pris le chemin de Bandon, où malheureusement le Lord de l’endroit n’était pas ; cette ville a été un temps renommée pour son zele révolutionaire ; l’on prétend que les habitans avaient décrété, qu’aucun Catholique ne pourrait y passer la nuit. Tout ce que je puis remarquer ace sujet, c’est que les neuf dixiemes devaient être de grands poltrons.

Il y a un pont au milieu de la ville qui porte cette inscription Tandem Emergo ; à moins que ce ne soit le diable que saint Patrice avait plongé dans le trou de la montagne, je n’entends pas, ce que cela veut dire.

Lord Bandon se donnait le plaisir, de faire faire un pas de côté à la maison, c’est-à-dire qu’il en bâtissaits une neuve, à côté de l’ancienne : elle ne vaudra peutêtre pas l’autre ; mais c’est égal, c’est fort bien : le riche doit Bâtir et démolir, cela fait du bien au pays.

En sortant de la ville, je fus d’autant plus aise de rencontrer un jeune-homme qui voulut être mon compagnon de yoyage, que les habitans ne parlent pas Anglais et qu’après le premier compliment, conastatu (coment vous portez vous) et tabhar dhom (donnez moi,) de toutes les manieres, ma conversation était courte. Un Italien ferait fort surpris de voir les pauvres habitans de l’Irlande, le saluer de la même maniere qu’il l’eut été dans son pays : en Italie les gens d’un certain rang disent, come sta, mais les gens du commun se disent entre eux, come state, ce qui ressemble si fort à l’Irlandais, qu’à peine peut-on le distinguer dans la prononciation.

Le jeune-homme qui était mon compagnon de voyage, paraissait bon enfant et m’expliquait le pays, chemin faisant : lorsque nous eûmes fait environ dix milles, " je suis bien faché Monsieur," me dit il, " je suis bien faché," " eh bien mon garçon, lui dis-je quel est le sujet de votre chagrin ?" ah Monsieur, je suis bien fache de n’avoir point d’argent pour vous offrir un verre de whisky." Je trouvai cette maniere de demander assez originale et je lui répondis que cela ne devait pas l’affliger parce que je serais bien aise de le régaler moi-même.

Lors qu’il eut pris avec moi une petite goutte de la créature (c’est le nom aimable que l’on donne au whisky) " pour tâcher de vous témoigner ma reconnaissance, me dit il, je vais vous montrer une eau qui guérit de tous les maux. " Il me mena dans le Cimetierre et me montra un vase de pierre attaché à une tombe. " Ce vase, dit il, est toujours plein d’eau et personne n’en a jamais mis ; l’eau est bonne dans presque toutes les maladies. Je suis cependant venu de Bandon, il y a trois semaines, pour en chercher une bouteille pour ma mere qui est hidropique et elle ne s’en porte pas beaucoup mieux.", " Ne voyez vous pas d’où cela vient, " lui dis-je " l’eau est sale et le bénitier est plein d’ordure, nettoyons le et l’eau sera bonne après. " En conséquence nous primes une poignée d’herbes et nous fimes si bien, que nous ôtames toute l’eau. Mon homme était fort surpris, de ne plus en voir dans le vase ; il prétendit que c’était le signe de quelque grand malheur, " décampons bien vite, ajouta-t-il, car si les habitans s’appercevaient de ce que nous avons fait, ils pourraient fort bien nous assommer."

Les huttes des pauvres dans cette partie font vraiment pitié : ils établissent souvent deux morceaux de bois en travèrs sur le coin d’un fossé, bâtissent le troisieme côté de terre, et couvrent cette espèce de toit avec des tourbes ; cela rend très vraisemblable les histoires qu’on fait souvent, d’un chasseur tombant à cheval, au milieu de la famille épouvantée.

J’arrivai enfin à Macroom : j’avais fait mettre à Cork, un parapluie sur mon baton dans lequel il y avait une épée ; il y avait ainsi, un bout de bois de six a sept pouces audessus de la surface, lorsqu’il était deployé ; il pleuvait alors et je voyais les filles et les femmes ricanner en me regardant ; à la fin les enfans s’attrouperent et je pouvais à peine marcher. Quand je vis cela, je le fermai, " oh ! ce n’est rien, dit alors tout le monde : c’est un parapluie bâton" et l’on me laissa tranquille.

Je m’informai de la demeure de Mr. Henry Hedges ; on me la montra de loin, sur une hauteur au bout d’une longue avenue : je me mis en route pour m’y rendre ; je fus apperçus de la maison : Mr. Hedges vint au devant de moi et après une ou deux questions, " vous êtes étranger, " dit il, en me prenant la main avant même d’avoir lu la lettre que je lui apportais, " tout ce qu’il y a dans la maison, est à votre service." Voila la bonne ancienne hospitalité Irlandaise : combien cette cordialité fait plaisir, quand on a le bonheur de la rencontrer, dans ce monde pervers.

De Mont-hedges, on a un des points de vue les plus agréables, sur la riche vallée et la riviere au bord de la quelle la petite ville de Macroom est située. On y apperçoit un vieux chateau qui était autrefois la demeure des souverains du pays : il sert à présent de caserne pour les troupes qui sont en garnison dans cette ville. La vie de Juif-Errant me convenait si bien, que quoique je fusse presque tous les jours mouillé jusqu’à la peau et que je fatiguasse souvent comme un beau diable, j’engraissais à vùe d’œil. Tantôt bien, tantôt mal, je savais jouir de l’un sans me désespérer de l’autre. Me laissant guider par une bonne providence, j’avais mis les peines et les soucis de ce monde entièrement de côté. Mon bagage en sautoir, où dans ma poche, j’allais, je courais, j’éxaminais : la nature s’offrait à moi sous toutes les formes : de nouvelles scênes m’occupaient et m’instruisaient. Avant la révolution, je n’étais habitant que d’un petit coin de terre : l’émigration m’avait rendu citoyen de l’univers, le monde entier semblait m’appartenir."


Ail places, that the eye of heaven visits,
Are to a wise man, ports and happy haven.
. . . . . . . . Now, no way can I stray,
Save back to (France) all the world is my way.


Après tout, il était fort simple que mon voyage me rendit la santé plus vigoureuse, car au bout du compte, la fatigue que je prenais était assez modérée. Par le grand nombre de lettres de recommendations que j’avais, j’étais presque certain de trouver le soir a good quarter. J’allais littérallement de maisons en maisons, d’où c’était souvent avec peine que je parvenais à m’échapper le troisieme eù le quatrieme jour, et si j’eusse cru plusieurs des personnes chez qui j’ai été, j’aurais fini ma promenade chez elles. Quoique cela puisse sembler préférable à bien des gens, que de courir le pays, je n’étais pas Breton pour rien : j’étais déterminé à poursuivre avec persévérance le fameux projet et j’allais. . . .

Je me rendis à Dunmanaway par les montagnes, qui sont des plus sauvages ; je traversai d’abord un large marais, qui n’est formé dans cette belle vallée, que parce que la riviere qui le traverse n’a pas de lit. L’on voit de distance en distance de petites isles assez fertiles, qui prouvent que rien ne ferait plus aisé que de le déssécher entièrement. Si l’on jettait dessus quelques grenouilles hollandaises, ce ferait bientôt fait.

J’entendis d’abord des cris et bientôt j’apperçus une grande quantité de gens assemblés sur le chemin : je ne pouvais guères imaginer ce que ce pouvait être, mais étant plus près, je découvris que c’était un enterrement ; c’est une des premieres fois que j’aye été témoin de cet usage singulier ; les femmes crient en chorus les unes après les autres, hu lu lu, pleurent à chaudes larmes, s’arrachent les cheveux et se jettent dessus la bierre. On les croirait fort affligées, point du tout, elles croyent remplir un devoir et tout mort qui passe devant leur porte peut s’attendre à la même désolation ; lorsque ces bonnes femmes en ont fait assez, à ce qu’elles pensent, pour satisfaire les mânes du défunt, elle se retirent et sont aussi joyeuses qu’auparavant ; si un voisin où la plus légere connaissance, négligeait de paraitre à l’enterrement, sans donner de bonnes raisons pour son abscence cela ferait la cause de haines interminables dans la famille. Ce pille-lu ou hu lu lu, semble avoir quelque rapport à l’ullulatus des Romains et autres cris funebres de plusieurs anciennes nations ; la maniere dont on le prononce, m’a aussi donné l’idée, qu’il pouvait bien être une représentation du de profundis, que les prêtres chantent dans les pays catholiques, en conduisant un mort en terre, cérémonie, dont le peuple d’Irlande est privée, et dont peutêtre il se rappelle. Je n’imagine pas, qu’il fut possible au milieu des cérémonies funèbres de la religion catholique de pousser de tels hurlemens, sans déranger la pompe et empêcher les prêtres de faire leur besogne.

Je passai auprès d’un de ces forts ronds, qui sont si communs en Irlande et que l’on attribue communément aux Danois. Je pense que les Danois en ont fait quelques uns, mais que le grand nombre était simplement la demeure de quelques chefs où roys du pays On appelle celui-cy, gragan re, qui veut dire (je crois) le palais du roy (re, pour le roy, est encore Italien.) Les habitans les appellent RathLiss ; je ne suis pas assez versé dans la langue du pays pour en savoir la différence, qui je crois, ne vient que de leur position : ainsi l’on peut être sùr que toutes les villes, dont les noms commencent par Rath où Lifs, comme Rathdrum où Lissmore, avaient de telles fortifications, où pour mieux dire, que la ville a commencée dans leur enceinte. Ces forts sont, tous construits sur le même plan, parfaitement ronds avec un double fossé et dans tous ceux qui sont un peu considérables, on a trouvé, lorsqu’on s’est donné la peine de le chercher, un souterrain haut de quatre, à cinq pieds, dont le sommet est supporté par de longues pierres plates qui le traversent. Je suis entré dans plusieurs et je les ai toujours trouvé parfaitement secs, avec communément une petite fontaine dans le milieu. Ils sont toujours fait en Z, et ont deux entrées, dont l’une est dans l’enceinte et, l’autre dans le premier fossé. L’usage de ces soutérrains a fort embarrassé les antiquaires ; ils ne pouvaient pas servir de logemens où de casemates ; ils sont trops bas et trop etroits ; on a prétendu qu’on y mettait les bestiaux : quoique j’en aye vu un assez large, pour engager les vaches et les moutons à s’y retirer pendant la chaleur du jour, il est peu probable que ce fut leur usage : leur sécheresse me ferait croire que les habitans y déposaient leur provisions et dans le cas, où le fort était surpris par l’ennemi, ils avaient par le souterrain un moyen de se sauver sans être apperçu.

Je vis sur la route une de ces Ecolles dont les Anglais prennent tant de plaisir à se moquer et qu’ils appellent School Hedges : ce n’est autre chose que ceci ; parmi des paysans aussi pauvres, il est fort naturel de penser, qu’ils ne bâtiront pas une belle maison pour leur école, en conséquence ce n’est communément qu’un miserable toit sans fenetre et dont l’étage n’a pas beaucoup plus de cinq pieds de haut. On doit sentir que les enfans et le maitre s’y trouvent fort mal à leur aise ; quand le temps le permet, ils s’établissent sous un arbre où sous une haye et le maitre donne sa leçon en plein air. Quand à moi, il me parait tout aussi bon de donner où de recevoir une leçon en plein, air que dans une écolle empuantée, mais ce n’est pas l’usage en Angleterre.

J’arrivai enfin à Dunmanaway où je fus accueilli par Mr. Cox ; il est peu d’homme qui ait plus fait pour l’amélioration de son pays et c’était bien nécéssaire dans ce coin recullé, qui avait toujours été négligé. Il encourage dans sa ville les manufactures de toute espece, en donnant aux ouvriers de longs baux, à un prix tres modéré et leur fournissant les moyens de se défaire de leur ouvrage ; il desseche les morasses, cultive les terres et plante des bois ; il a aussi presqu’entierement rebâti la petite ville : il n’est pas le moindre doute que ces différentes choses finiront par être tres profitables ; pourquoi donc si peu de propriétaires n’entendent ils pas assez leurs intérêts pour placer leur argent de cette maniere ? les manufactures de callico, une espece de toile, de coton sont les plus nombreuses. On y fabrique aussi quelques toiles, et en dépit de Mr. Arthur Young, je suis loin de croire, qu’autant vaudrait introduire la peste dans le sud de l’Irlande que la culture du Lin.

Il y avait alors dans cette petite ville deux cents officiers républicains, prisonniers sur parolle ; je fus bien aise d’avoir cette occasion de connaitre quelle espèce d’hommes ils pouvaient être. Je dinai chez Mr. Cox avec deux eu trois, qui étaient assez polis. J’apperçus avec un sensible plaisir que cet enthousiasme farouche, qui distinguait les partizans de la révolution à son commencement, ne les possedait plus. Un rapprochement heureux d’opinions me sembla éxister : ils me parurent soutenir le gouvernement éxistant, parce que premièrement il faut vivre et que de plus quelques uns y avaient été obligés : j’en crus voir qui le méprisaient, j’entendis même ces propres mots, " vaut mieux un que sept cents, c’est trop de bouches à remplir. "

L’on peut voir dans ces opinions, qui sont certainement connues du gouvernement, la cause véritable de la continuation de la guerre. Que ferait-on de cette foule de soldats après la paix ? il faudrait les nourrir et peutêtre les combattre ; or les victoires et les défaites, en envoyent beaucoup dans l’autre monde : de plus en continuant la guerre, le gouvernement républicain affaiblit considérablement ses voisins et lorsqu’on fera la paix, car il faudra bien que cela finisse par là, les nations voisines feront si épuisées qu’elles ne penseront de longtemps à le troubler dans ses opérations, qui seront devenues infiniment plus aisées par la disparition des trois quarts des soldats.

Je remarquai cependant parmi eux une fureur aveugle et point raisonnée contre les Emigrés ; on les accuse de bien des choses aux quelles ils n’ont jamais pensé ; on leur reproche surtout de porter les armes contre la France. Comme si la plupart des Emigrés après la premiere campagne, n’avaient pas été obligés de se soumettre à une requisition plus despotique encore que celle de Robespierre, la requisition du besoin, qu’ils ne pouvaient éviter comme celle de France, en se cachant dans les caves. Mais enfin la paix, la paix ... un jour le malheur unira tout le monde et ne laissera à tous les partis que le pouvoir de pleurer sur les maux passes et de tâcher de réparer en commun ce que la division et la fureur ont fait detruire ! Dieu le veuille ! mon seul souhait est de voir un jour cette réunion s’accomplir. En attendant, la plupart des officiers et soldats républicains combattent pour la république, parce qu’ils qu’ils l’ont déjà fait et qu’elle est victorieuse, et ils haïssent les émigrés sans trop savoir pourquoi.

Un d’eux qui me parlait des finances de la république, me dit qu’effectivement, elles étaient fort malades, mais, ajouta-t-il, la Hollande, l’Espagne, l’Italie, notre saint Pere le Pape, et une partie de l’Allemagne ont déjà eu la bonté de venir à notre aide, et nous espérons qu’avant peu l’Angleterre elle-même aura pitié de nous et nous fera la même grace ; ... ces Messieurs badinent.

Mr. Cox est un homme généralement réspécté dans le pays, et sa bonhomie est bien faite pour le faire aimer de tout le monde -, j’en ai vu un trait assez original. Le ministre de la paroisse vint se plaindre à lui, que tous les jours on lui volait des navets dans son champ ; " et à moi aussi," dit Mr. Cox, " eh bien, dit le Ministre, joignons nous ensemble et poursuivons les malfaiteurs ! " oh ! dit l’autre, c’est trop fort, mais ecoutez il n’y a qu’à semer de l’arsenic parmi les navets et nous saurons bien ainsi, qui est le voleur ; " mais nous serons des premiers à nous en ressentir " s’écria le Ministre, " en ce cas, dit Mr. Cox, réstez donc tranquilles, et laissez comme moi, les pauvres vous manger quelques misérables navets, sans faire de bruit ; " la colere de l’homme évangélique à ce propos, ne se peut comparer qu’aux ris des assistans.

Les Lords Lieutenants d’Irlande, comme je crois l’avoir déjà dit, ont le droit de créer chevalier qui il leur plait, Ils en ont quelques fois fait une plaisanterie assez mal placée, à ce que je pense. Le duc de Rutland, après avoir un peu bù, fut si charmé d’un certain aveugle, joueur de cornemuse, qu’il lui ordonna de se mettre à genoux et le créa Chevalier avec l’épée et l’accollade. Cet homme depuis ce temps se nomme Sir Denis * * *, il continue cependant son premier métier et va jouer dans les maisons pendant le diner, c’est un homme vraiment habile sur son instrument, dont j’avoue à ma honte que je ne suis pas grand amateur.

On m’a aussi rapporté que Lord Townshend, dans une de ses courses dans l’Irlande, s’arrêta une nuit dans un cabaret, où il fut fort surpris et charmé de trouver de bon claret dont il but copieusement, aprés quoi il fit boire son hôte avec lui et enfin finit par le faire chevalier sous le nom de Sir Thomas * * *. Au matin à ce que j’ai entendu dire, se rappellant ce qu’il avait fait la veille, il appella son hôte et lui dit " on a fait quelques folies, hier après souper, vous n’en tiendrez compte, j’espere ? " " Mon seigneur, dit le bonhomme, quant à moi cela m’est bien égal, mais je m’en vais consulter ma femme à ce sujet. " La réponse de sa femme fut, dit-on, " I did never hope to be a lady, but since fortune has made me one, I shall be so all the days of my life " et éffectivement, on l’appelle encore Milady, et son mari Sir &c.

A travèrs un pays assez sauvage, je me rendis de là à Bantry, et je fus me présenter chez Mr. White, où je fus reçu avec l’hospitalité la plus aimable. Bantry est une pauvre petite ville située au fond de la superbe baye de ce nom, qui vient dernierement de tant faire parler d’elle, par l’apparition de la flotte Française ; La baye de Bantry peut avoir près de quarante milles Anglais de long, sur quinze à vingt de large ; elle est partout très profonde, mais éxcépté près de la ville, elle est entourée d’un pays stérile, montagneux et pleins de rochers, au milieu desquels cependant on trouve de tems à autres des positions charmantes ; Mr. White eût la bonté de me conduire dans son bateau au port de Glangariff entre Bantry et l’isle de Bear, à-peu près à égale distance ; il n’est rien d’enchanteur comme ce petit coin recullé : le port qui est une branche de la baye, est semé de rochers qui sont couverts d’arboisiers et de plantes de toutes éspéces ; je me rendis avec lui dans l’intérieur des terres, à une petite maison, qui lui appartient, et je vis avec surprise la vallée la mieux boisée et la plus romanesque au milieu des rochers et des montagnes arides ; les plantes croissent avec tant de vigueur que j’ai vu d’assez gros chênes où arboisiers, croitre dans la crevasse d’un rocher, où on n’aurait pu faire entrer le doigt ; il faut qu’ils tirent toute leur subsistance de l’humidité de l’air.

Entre Glangariff et Bear baven, on voit une cascade très élevée qui tombe presque perpendiculairement, d’une hauteur prodigieuse de la montagne que l’on appelle, the hungry Hill, la montagne affamée, non sans raison ; l’isle de Bear, où les Français se sont arrêtés quelques jours, est à l’embouchure de la Baye et quoique assez large, elle est peu habitée. Ce n’est qu’une masse de montagnes et de rochers. Whiddy est une autre isle au fond de la baye, pas si large à beaucoup près, mais très productive et où se trouve le meilleur terrain du pays. On y voit dans différents endroits, des murailles que l’on avait érigées afin de s’en servir pour tirer de l’huile des Sardines, qui fréquentaient autrefois cette baye ; on a remarqué qu’elles ont cessées d’y paraitre après le combat naval, qui s’y donna entre les Français et les Anglais sous le regne du Roy Guillaume trois ; à présent on n’en voit plus du tout et ce poisson est presque entièrement inconnu en Angleterre où en Irlande, même par son nom Anglais de Pilchard.

Le cap Clear, le point le plus au sud de l’Irlande, n’est qu’à une vingtaine de milles de Bantry, mais comme il m’eut fallu revenir sur mes pas et qu’au fait, il n’a rien de bien remarquable, je me dispensai d’y aller. Je n’ai jamais été si près du pays de ma naissance, depuis l’émigration fatalle. Je songeais que dans un ou deux jours, avec un bon vent, j’aurais pu débarquer sur ma terre et calmer les angoisses de mes parens ? aurais-je jamais pu croire, que mes compatriotes dussent un jour me regarder comme leur ennemi.. leur ennemi, moi ? non, non, jamais ; je puis blâmer, détester même leurs atrocités : je puis souffrir de leur folle rage ; je serai vagabond, misérable, sans une pierre où reposer ma tête ; La France sera toujours la France pour moi. Ce sera toujours vers mon pays natal, que mes idées se tourneront jusqu’au dernier jour de ma vie ; mes souhaits les plus ardens seront pour son bonheur et le pardon total des maux dont les crimes de quelques individus l’ont rendu le théatre . .

Je quittai bientôt avec regret l’asyle hospitalier, où j’avais passé trois où quatre jours agréables ; ce fut pour moi un chagrin cuisant de tourner le dos au sud et de me diriger vers le nord, mais enfin la terre manquait .. . je fus bientôt rendu au sommet de cette haute montagne, qui est la seule approche de Bantry du côté de l’ouest, et que l’on a nommé the Priest Leap ; la tradition des bonnes femmes du pays à ce sujet, est qu’un Saint prêtre, venant du Comté de Kerry à Bantry pour visiter un malade, apprit au sommet de cette montagne qu’il était mourant. Craignant alors d’arriver trop tard pour lui donner son passeport pour l’autre monde, il se mit en priere, et tout-à-coup sauta à pieds-joints du sommet de la montagne, à la distance de plus de cinq milles.

On montre encore près de la ville, un rocher sur lequel il tomba et où l’on vous fait voir l’empreinte de ses genoux, de ses doigts et de son nez. assurément c’est positif, et cependant je crains fort qu’il n’y ait quelques hérétiques endurcis dans le monde, qui feront semblant de n’en rien croire, tant le cœur humain est perverti ! Si les républicains s’étaient avisés d’un pareil saut à rebours, où en serait l’Irlande à présent ! cependant je crois fermement qu’à moins de cela, ils auraient eu de la peine, à faire grimper leurs bagages et leurs cannons au sommet de cette montagne, et ensuite à traverser vint cinq milles Irlandais d’un pays aussi sauvage et par des précipices aussi horribles, qu’aucuns de ceux que Milton, s’est amusé à nous représenter dans la demeure de Lucifer ; il n’y a je crois guères que l’Escalier et le Tourne bride du diable en Écosse, qui y ait quelque rapport ; car ce que l’on attribue au diable dans le pays des Cakes, on en fait l’hommage aux prêtres dans celui des potatoes.

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