Promenade d’un Français dans l’Irlande/Tallion



LA PEINE DU TALLION, conte, ― DROGHEDA ― BATAILLE DE

LA BOYNE ― SLAINE ― RETOUR A DUBLIN.



JE me vis avec beaucoup de plaisir de l’autre côte des montagnes : ma situation au milieu de ce fracas, était au fait fort désagréable. Si je me présentais à un homme attaché au gouvernement, le nom de Français lui était suspect : si j’allais chez un d’une opinion contraire, ce qui était fort rare, il ne savait d’abord sur quel pied me recevoir et lorsqu’il avait vu mes passeports, il me faisait l’honneur de me croire employé par le gouvernement, pour éxaminer la conduite des mécontens et les inquiéter après. Il y eut un certain homme, avec qui je causais sur le chemin, qui me tint certains propos d’union d’une maniere très secrette : comme la dessus je lui donnai le bon conseil, de prendre garde à qui il parlait avant de s’ouvrir de la sorte ; je vis ses yeux étinceler, et peut-être que sans le dedans de mon parapluie, dont je lui fis voir l’invention, comme par maniere d’acquit, il aurait uni son gourdin avec mes oreilles : au lieu de cela, il se désunit d’avec moi, d’une maniere assez prompte ; il fit semblant de s’arrêter au coin du chemin et je ne le vis plus.

Dundalk est une assez jolie petite ville, située dans une plaine charmante sur le bord de la mer, près le pied des montagnes de Newry. C’était un jour de foire, il y avait des patrouilles dans le marché, il paraissait cependant y régner assez de confiance. L’idée que plus loin j’irais des pays que je venais de quitter, moins je trouverais cet air épouvanté d’un côte et défiant de l’autre, me fit partir sur le champ. Je passai par Castle Belingham et ne m’arrêtai qu’à Dunleer, ce qui faisait une journée passable de 25 milles Irlandais. Il ne m’arriva pas grand chose, parce que je ne me souciais pas de rien éxaminer de trop près et je n’éxaminais pas, parce que j’allais trop vite.

Je remarquai à Dunleer, que ce n’était point la toile que l’on blanchissait, mais le fil crud. Le linge n’est pas si blanc que lorsqu’il a passé par les moulins du Nord, mais il doit certainement être plus durable, car le frottement des moulins est bien violent.

Il y avait dans l’auberge ou je m’arrêtai, qui était rééllement fort bonne, un gros Anglais dégouté, qui ne trouvait rien de bon. Il tempêtait et regrettait en jurant, les Roast Beef et les plumb puddings de la vieille Angleterre. Il me rappella cette petite histoire bien connue, dans l’isle de St. Patrice et qui fait assez d’honneur à l’esprit subtil d’un de ses enfans.

Des rives d’Albion, fraichement débarqué
Jacques Rost-beef promenait en Irlande
Son spleen, sa morgue et le mépris marqué
Qu’il montre trop souvent, sans qu’on le lui demande.
Après maints tours enfin, il arrive en bâillant
Dans une auberge, où craignant la famine
Son premier soin fut de voir la cuisine.
G.. d d . . n ! tout lui deplut . . . tout était dégoûtant
Sale, choquant, horrible : il dit dans sa colere,
Qu’on ne pouvait manger qu’en Angleterre.

Pendant que son œil mécontent
Vèrs le plancher se promène en silence,
Dans l’espoir d’y trouver un peu de lard bien rance
Qu’il aime infiniment.
Vèrs lui le chien fit avec violence
Précipitér certain bon compagnon,
Vulgairement connu sous le nom de cochon.
De tout pauvre Irlandais ami bien veritable
Que l’on voit sur son lit mais jamais sur sa table.
À ce choc imprévu Rost-beef épouvante.
S’emeut, jure, chancelle et tombe de côté . . .

C’est ainsi qu’autrefois, le Maitre du Tonnerre
Foudroya les Titans les enfans de la Terre.

Plus fier encore qu’eux, le dédaigneux Breton,
Plein d’un noble courroux s’arme d’un gros bâton :
Puis sans ménagement frappant sur homme et bête
Au fils ainé du Monstre il a cassé la tête ....

Aux accens douloureux de ce pere épérdu,


Son bras sans mouvement en l’air est suspendu,
" C’est assez, criat-il, ma rage est satisfaite,
" Je n’étendrai pas plus loin ma fureur,
" Mais ça, qu’on le dépece et vite qu’on l’apprête
" Je prétends, de mes droits user à la rigueur,
" Satisfaire à la fois, ma faim et mon honneur.
Il dit, puis prononçant G .. d d . . n ! de la cuisine,
Il sortit gravement, non sans faire la mine.

Cependant qu’à la broche on fait rôtir piggy,
Rost-beef dans le sallon, va fumer une pippe,
Bâiller sur les papiers, où bien damner Billy *.
De temps en temps, mouillant sa grosse lippe
D’un pot du plus epais porter
Afin d’avoir un jugement plus clair.

Cependant on apporte avec céremonie
Le cochon bien rôti. La table etait garnie
De dix autres grands plats, dans lesquels, il est vrai,
On ne voyait suivant l’usage
Que des couteaux, du pain, du sel et du fromage.

Pendant que de tout cet apprêt
Rost-beef avec plaisir contemple l’étallage :
Un fils de St. Patrice, affamé de métier,
Du cochon sans mot dire, a saisi le quartier.

Rost-beef le voit et d’un ton plein de rage
En brandissant en l’air son coutelas vengeur,
" Arrête malheureux ! crains ma juste fureur !


" Tout ce qu’à mon cochon la faim qui te dévore
" Pourra t’induire à faire, au même instant sois sùr,
" Ma main sur toi chétif, saura le faire encore.

A ces mots, Pady * tremble et croit pourtant bien dùr
Sans y porter la dent de rendre la pecore.
Rost-beef ne rit jamais, Pady le sait fort bien . . .
La situation était embarrassante :
Dans sa main est la proie et la bouche béante
Il regarde l’Anglais, puis sur elle il revient
En suspens, sans oser se décider à rien.

Une idée à la fin à Pady se présente :
" Soit, dit il, j’y consens. " D’un air déterminé
Et tout joyeux, il approche son nez
De certain orifice,
Dont il parait avec délice
Respirer le parfum ; puis il y met le doigt
L’enfonce, le retire, et le porte a sa bouche,
Et l’y replonge encore, en regardant tout droit
L’Anglais entre les yeux .... roide comme une souche,
Le pauvre Rost-beef cependant,
Le regardait sans lui rien dire
Et crut à la fin plus prudent,
(Ne sachant trop s’il devait rire),
De lui laisser partager son cochon
Que d’infliger lui-même au sire,
La peine du tallion.



  • Ces diminutifs, sont deux termes d’amitié que les Anglais emploient souvent, l’un pour désigner un petit cochon et l’autre, un grand Ministre.
  • Pady le diminutif de Patrick, qui sert souvent à désigner un Irlandais ou même l’Irlande, comme John Bull, où Jac Pudding l’Angleterre, et Sawney l’Ecosse. Les gens de moyen rang, distinguent aussi les trois pays dans leur swaft sous les noms de pudding, cakes, and potatoes.


En dépit de la pluye, je me rendis à Drogheda et vis au milieu des montagnes arides, qui séparent cette ville de Dunleer, une de ces tours rondes à quelque distance dans la campagne ; celle-cy est très élevée et parait tres bien conservée. Un bon humain aussi par un principe de bienveillance, avait mis une inscription au dessus d’une source : this is a spring of water, lisait-on en gros caracteres sur une perche, semblable à celles pour indiquer la route ; si c’eut été a spring of whisky, me dis-je, ce serait plus rare et certainement plus fréquenté.

Drogheda était autrefois tres fort : à présent c’est une ville d’un commerce assez florissant ; la situation en est fort agréable. J’y serais certainement resté quelque tems, mais malheureusement comme les personnes à qui j’étais recommandés n’étaient pas en ville et que je n’ai pas l’art de causer avec les murailles, ainsi que la plupart de mes confreres les voyageurs de profession, je crus à propos de décamper.

Je remontai la Boyne, qui traverse la ville. On fait que ce fut sur les bords de cette riviere, que la fortune du Roi Jacques fut totalement décidée ; ses partizans l’accusent d’avoir perdu cette bataille par la même faiblesse, qui lui avait fait perdre le thrône : il s’enfuit longtemps avant qu’elle ne fut décidemment perdue : quelques jours après, ses géneraux en donnerent une seconde, et réussirent à faire leur retraite à Limerick. Ce fut avec un plaisir mêlé de refléxions sombres, que je traversai ces lieux témoins des hauts faits du siecle passé. Un paysan me montra les différentes positions des armées, la place où était le Roi Jacques sur une hauteur eloignée, l’endroit où son gendre le Roi Guillaume, traversa la riviere à la tête de ses troupes et culbuta son armée. D’après l’inspection du terrain, on ne conçoit gueres comment l’armée du Roi Jacques put être forcée à se battre et encore moins, comment elle eut la retraite coupée. C’est un fait indubitable, tous les avantages de nombre et de position étaient de son côté. On a érigé un obélisque tres élevé, à quelque distance de l’endroit où le Roi Guillaume traversa la rivière et où le Maréchal de Shomberg son général fut tué ; il est situé sur un roc qui s’avance dans la riviere ; le piedéstal est couvert d’inscriptions Anglaises et Latines, ayant rapport au sujet

Il ne pouvait gueres manquer d’avoir un obélisque dans cet endroit ; si le Roi Jacques ne s’était pas laissé battre, les belles inscriptions que le voyageur lirait ici en son honneur ! le succès décida de tout et justifie tout. Dans cent ans si la république se maintient, la Monarchie sera abhorrée à tout jamais, si au contraire la Royauté est restorée, ce sera la République.

Le paysan qui me montrait ces différens lieux absolument par routine, avait à peine la moindre idée de l’histoire de cette bataille, " par quelle raison, lui demandai-je, a-t-on érigé cet obélisque ?." " Oh, dit il, c’est que c’est la place, where the man was killed. " " Quel homme ? " lui " répondis-je ; why to be sure, King William.

Voltaire rapporte une épigramme originale qui courut à Paris, sur le malheureux Roi Jacques pendant qu’il était à St. Germain, dans la dévotion la plus grande. La voici, telle que je me la rappelle, car il y a plus de huit ans que je ne l’ai lu.

Quand je veux rimer à Guillaume,
Je trouve qu’il a conqui un Royaume
Qu’il a su soumettre à ses loix.
Mais quand je veux rimer à Jacques,
J’ai beau rêver et me tordre les doigts,
Je trouve qu’il a fait ses Pâques.

Laissant enfin ces lieux si fameux dans l’histoire de la Grande Bretagne et continuant de suivre la vallée fertile de la Boyne, je me rendis à Slaine. Aussitôt qu’on quitte les côtes, on se retrouve parmi un peuple certainement différent de celui qui les habite. Ce ne fut pas sans plaisir, que je retrouvai les manieres extraordinaires et les monumens singuliers qui avaient excité mon attention dans le sud et dans l’ouest de l’Irlande.

Je rencontrai d’abord une funéraille : elle était précédée d’un enfant qui portait une baguette blanche couverte de papier découpé et suivie par un nombre de femmes qui poussaient des cris. Ces cris cependant ne me semblerent pas de la même espèce que ceux du sud. J’y crus voir plus d’ordre ; les femmes se taisaient par intervalle et ne témoignaient aucun signe de douleur, comme de se battre le sein ou de s’arracher les cheveux. Le son de ces cris aussi, n’était pas le meme : dans le sud ils avaient communément quelque chose de ressemblant à pi li lu ou hu lu lu ; ici, ils avaient quelque rapport, à la maniere dont les Presbytériens chantent les psaumes, et je crus distinguer, oh, ah, oh, ah, oh, ah, après quoi, il y avait un silence qui durait autant de temps qu’il en fallait pour chanter les mêmes notes mélancholiques, qui à quelque distance n’étaient pas sans méllodie. On place à la tête de la tombe, le papier découpé que porte l’enfant, avec une poignée de baguette d’osiers, et lorsqu’il y en a une qui prend racine, j’imagine que c’est regardé comme quelque chose d’heureux, car on laisse l’arbre croitre et qu’on le taille.

La ville de Slaine avait été bâtie par Mr. Burton Connyngham, à qui elle appartenait ; il avait un parc et une maison superbe sur les bords rians de la Boyne. Je fus m’y présenter et j’y reçus de Mvlord et de Mylady Connyngham, l’hospitalité la plus aimable. Ma premiere course dans le voisinage, fut d’aller rendre une visite solitaire à la tombe de l’homme respectable qui m’avait protégé et dont la perte ne sera pas aisément réparé par l’Irlande. A mon départ de Dublin, l’année précédente, sa maison fut la premiere où je fus reçu, ce fut encore chez lui, que je reçus l’hospitalité en finissant ma promenade.

Au sommet d’une colline près de la petite ville, on voit des ruines assez considérables, qui étaient autrefois un collége ; du haut du clocher qui est encore assez bien conservé, on a une vue fort étendue sur le champ de bataille de la Boyne : on apperçoit, à une distance très rapprochée, deux de ces tours rondes dont j’ai déja eu souvent occasion de parler. Près de ce séminaire, il y a un Rath * ou fort Danois dont les parapets sont tres élevés. J’imagine que sur le côté du sud, il devait y avoir un petit autel des Druides : deux des pierres latérales sont encore debout et la pierre principale couvre un cavot dans l’intérieur des ruines de l’église. C’est dans ce voisinage à New Grange que l’on voit les restes les plus extraordinaires, de la religion de ces anciens prêtres.


  • On attribue mal-à-propos ces Raths aux Danois, car par la loi de Bréhan, il n’était permis qu’à certains chefs, d’en construire comme une distinction.

Le Général Vallancey l’appelle un Antrum Mythrae. prétend que ce temple était dédié à Muidhr, qu’il a, à-peu-près, prouvé être le Mahody des Gentous et le Mithra des persans. La grotte de New Grange est faite en croix : à la jonction des branches, il y a un Dôme qui peut avoir vingt à trente pieds de haut : à chacun des bouts, il y a une pierre creuse de forme ovale, d’à-peu-près quatre pieds de long sur trois de large, l’entrée est au sud, un peu incliné à l’Est et chacun des bouts de la croix, regarde les trois autres points du compas dans la même direction. La voute qui sert d’entrée est composée de larges pierres plates supportées par d’autres sur les côtés d’à-peuprès six pieds de haut. Le Dôme du milieu est composé d’énormes masses de pierre, placées les unes sur autres sans ciment. Au dessus et sur les côtés des vases, qui sont les seules pierres taillées dans le bâtiment, il y a des inscriptions indéchiffrables non par le temps, mais par les caracteres eux-mêmes : ce sont des figures en losenge, ou des cercles spiraux, qui commencent à un point forment une masse de sept lignes passent ensuite à une seconde et ainsi à une troisieme, puis reviennent sur eux-mêmes et finissent où ils ont commencés : il y a des inscriptions
(hors texte non déplié)
pareilles, sur une ou deux, des pierres qui bordent le passage. Je n’y ai point vu de lettres à moins que ce ne fut un quarré entouré d’un rond et de trois demi-cercles à chaque angle.

Cette voute et le passage qui y conduit, sont recouverts par une montagne artificielle, qui peut avoir du niveau de la terre environ quarante pieds de haut, sur cent cinquante de long et quatre-vingts de large au sommet. Cette masse ayant pressé trop fortement sur les pierres qui servent d’allée, à dérangé une d’elles, qui n’a à présent d’autre appui, que celle de l’autre côté ; ainsi le passage est devenu dans cet endroit assez difficile, pour que je n’y pùs passer qu’absolument sur le ventre.

L’intérieur de ce monument était, il y a peu d’années, régulierement pavé ; mais malheureusement un paysan de Connaught ayant rêvé qu’il y avait un trésor caché dessous est venu exprès pour l’y chercher : il a été aidé par ceux du pays, aussi crédules et tout aussi persuadés que ceux de cette province de la réalité des visions nocturnes ; ils ont remués toutes les roches qui formaient le pavé, brisés un des vases et porté celui qui était au milieu, dans un coin sur un de ceux des angles, et n’ayant rien trouve, ils ont laisses les pierres ainsi dérangées.

Ce monument est entouré de grosses pierres placées de distance en distance ; sur celle vis-à-vis de l’entrée, il y a quelques lozenges et quelques cercles, pareils à ceux de l’intérieur, mais presque éffacés par le temps. On est étonné quand on reflechit au travail énorme, qu’il a fallu pour former cette montagne factice : je ne saurais l’expliquer autrement qu’en supposant que ce sont les sectateurs de la Divinité du lieu qui l’ont élevée par dévotion : à-peu-pres comme dans les missions du continent, on a vu plus d’une fois les gens zélés de tout rang, porter la hotte et trainer la brouette pour faire un Calvaire ; trente des plus élevés que j’aye vu, ne feraient cependant pas une masse pareille à celle de New Grange ; mais quoi ! Mithra inspirait peutêtre plus de ferveur, qu’un Capucin moderne.

Je suis monté dans le voisinage, sur une ou deux monticules entièrement semblables à celle-cy : ce ne serait pas un objet sans intérêt d’y faire des fouilles, peutêtre y trouverait-on d’autres monumens qui pourraient jetter de la lumière sur l’ancienne histoire. Je ne serais pas éloigné de croire que la caverne du purgatoire de St. Patrice dans l’isle du lac Dearg, était construite à-peu-près de cette manière et je croirais digne d’attention de s’en occuper. Il est singulier, que la croix fut un signe révéré, par plusieurs des peuples anciens, longtemps avant l’établissement du Christianisme, pendant qu’à son époque, elle ne servait qu’à punir les criminels. On a trouvé a Cafi, sur le bord du Gange, un temple d’une forme pareille.

La description, peutêtre un peu trop détaillée, de ce monument, peut donner une idée du sombre dont les Druides entouraient leur culte : ils plaçaient toujours leurs autels dans des lieux déserts au milieu des bois et leurs temples dans des caves, privées de la lumiere de ce même soleil auquel on les croit dédiées. ainsi que les anciens Persans et les Egyptiens, qui conservaient le feu sacré dans des endroits hors de la portée des rayons du soleil.

Le Général Vallancey vient de recevoir des détails d’un officier attaché à la compagnie des indes, et qui a été admis dans l’école des Gentous à Bénarez : ils prouvent évidemment que les conjectures qu’il a tiré des anciennes traditions de ce pays, sont aussi appuyées sur l’histoire des Brachmanes ; ceux-cy prétendent que dans l’ancien temps, leurs ancêtres qui étaient Scuthi, des scythes errans, habiterent les isles Britaniques qu’ils appellent Tricatachel, ou la montagne des trois Pics. D’après cette relation, il paraitrait qu’ils placent dans l’Irlande, qu’ils appellent Suvarna, la place d’expiation des ames, et ils lui donnent le nom de Dirgha prononcé Dirgh, dont ils font des descriptions épouvantables, à-peu-près pareilles à celles decrites par Mathieu Paris, dans l’isle du lac Dearg. Si l’on joint à ces détails l’analogie des langues orientales et surtout du Shanscrit, avec l’ancien Irlandais, on peut à peine douter de la source commune, qui a produit les habitans de pays aussi éloignés.

Si le but de ces recherches ingénieuses, ne tenait qu’au petit orgueil de faire sortir les habitans d’un coin de terre, de peuples anciens situés au bout du monde : elles pourraient peutêtre être regardées avec assez d’indifférence : mais elles ouvrent un nouveau champ à l’histoire en traçant la marche d’une des branches de la grande famille des hommes, et sert à joindre les anneaux de la chaine qui unit toutes les Nations du Globe. Dans ce sens, leur étude aggrandit les lumieres et nous améne à la connaissance plus intime de ces Peuples Primitifs, les peres du Genre humain, qui du centre élevé de l’Asie, ont conduits leurs colonies nombreuses sur tous les points de la terre.

Mais c’est assez : je m’égare trop souvent, entrainé par un sujet dont j’avais peu d’idées en commençant ma promenade : il est temps d’y revenir pour la terminer bientôt.

La Boyne est une riviere charmante : Elle est très poisonneuse et l’on y pêche le saumon dans des paniers pareils à ceux de Cormarthen dans le pays de Galles. En revenant du monument dont je viens de parler, un pêcheur, apercevant un orage qui menaçait, aborda tout-à-coup et mit son bateau sur sa tête comme un parapluie. * Mr. Burton Connyngham, joint à trois autres personnes, a Bâtie sur les bords de la riviere, un moulin immense qui sert à approvisionner de farine la ville de Drogheda.


  • Voyez page 11 de ce volume.


On voit dans l’enceinte du Parc de Slaine, une fontaine autour de laquelle les habitans viennent faire leurs dévotions : quoiqu’elle ait été bouchée et que l’eau ne paraissent qu’assez loin, ils y viennent toujours faire des performances, sur leurs genoux nuds, autour de l’endroit où elle était et ensuite ils attachent des hâillons à un arbre auprès. Sur la hauteur près des ruines du collége ou séminaire, il y en a une autre à laquelle on attribue une qualité générative, dont il ne semble pas que les femmes de ce pays pussent avoir besoin : elle est dédiée à St. Patrice et ce grand saint à qui les Irlandais ont tant d’obligations, assure encore ceux de ces enfants qui y viennent lui rendre hommage d’une nombreuse postérité. On assure cependant que la vertu de cette fontaine, à bien perdu de son crédit dans ces derniers temps. Il se pourrait rééllement qu’elle fut beaucoup plus efficace avant la destruction du college.

Je remarquai que quelques enfans portaient à leur cou un petit sac de toile attaché à un fil de laine ; une bonne femme du pays, me dit que c’était un gospel, un évangile, que le prêtre de la paroisse leur donnait pour prévenir bien des maladies. Il y a des pays ou les prêtres excitent le peuple à la superstition, il y en a d’autre, où c’est évidemment la peuple, qui oblige les prêtres à s’y prêter.

Je continuai de suivre les bords rians de le Boyne et vis près de Slaine, un pilier de pierre couvert de figures singulieres et de quelques caracteres Irlandais que je ne pus pas lire, ni me faire expliquer, car dans cette partie, à peine peut-on trouver à qui parler en Anglais, lorsque les ouvriers sont employés à leur travail, A un mille de Navan je vis à Donoughmore, la tour ronde que j’avais apperçu de la hauteur près de Slaine. Celle-cy, a quelque chose qui semble désigner qu’elle a été bâtie depuis l’établissement du christianisme. Sur la clef de la voute qui forme la porte, (qui comme dans les autres est à quinze ou vingt pieds de terre) il y a un crucifix gravé dans la pierre ; mais on m’a dit depuis, que l’époque à laquelle cette pierre avait été placée, est très connue. On croit communément que ces tours rondes éxistaient longtemps avant le christianisme : leur usage a différemment été interprété par les antiquaires ; quelques uns les ont supposés déstinées à contenir le feu sacré, d’autres qu’elles étaient habitées par une espèce d’hermite, qui y vivait retiré du monde, et que c’est ce qui a donné lieu, à l’histoire de St. Siméon Stylite parce qu’il vivait dit-on dans une tour pareille. Quant à moi je ne forme aucun système sur leur établissement, j’observerai seulement que chez les peuples du Levant, il y a de temps immémorial, toujours eu des tours rondes qu’on appelle Minarets près des Temples, des Mosquées, des Eglises et mêmes des grands édifices et qu’à l’heure de la priere, un Dervis monte au sommet et engage le peuple à s’y rendre, soit avec un instrument quelconque, où avec la voix : je ne serais pas éloigné de croire, que ce pouvait être leur usage, quelque soit le temps ou elles ayent été bâties. La seule difficulté c’est que les fenêtres au sommet sont bien petites ; je n’ai vu que celle de Sword près de Dublin, où il y ait quatre larges fenêtres au sommet, exposées au quatre points cardinaux ; celle-là ne semble pas de la même construction que les autres. La porte est au niveau de la terre et l’on voit dans l’intérieur, des trous quarrés pratiqués dans la muraille, évidemment dans l’intention d’y placer des soliveaux.

On voit dans le cimetiere en face de cette pierre, sur laquelle est gravée le crucifix, un gros caillou sur lequel les gens du pays se sont mis à genoux si souvent, qu’il est creusé assez profondément. On lit aussi au dessus d’une tombe, here lies O’Connor, who was gathered there, à l’age de 104 ans. gathered me sembla bon.

Navan est une ville entièrement Irlandaise et quoique ce ne soit pas dire qu’elle soit fort jolie, ni tres propre, j’avoue que que je l’aime mieux ; je voudrais que l’on suivit le gout et les usages du pays: qu’on cherchat à les améliorer, mais pas à les détruire : je crois bien sincérement, que ce serait le meilleur moyen, comme le plus court, de les faire se perfectionner. Mais on ne pense qu’à l’Angleterre en tout et pour tout, et je crois que ce n’est pas si bien. Par le moyen d’un canal on compte faire continuer la navigation de la Boyne jusqu’à Trim et ensuite au grand canal d’Irlande, qui doit traverse l’isle de Dublin à Limerick.

Remontant encore les bords pittoresques de la Boyne, je la traversai à un pont à trois où quatre milles pour prendre le chemin de Dublin. On nous représente la paresse sous diverses attitudes, étendue dans un bon lit et couverte de fleurs, &c. je vis dessus ce pont, un modele auquel on n’a j’imagine pas encore pensé, c’était tout simplement un bon Irlandais qui ayant conduit son cheval à l’eau attellé à un car, s’était endormi pendant que le cheval buvait et le pauvre animal n’entendant point la voix de son maitre, était resté au milieu de la riviere sans bouger d’un pas.

Je vis à quelque distance un rath immense que l’on appelle Rathlema : c’est le seul de cette grandeur que j’aye vu, il embrasse une étendue de terrain considérable : il a certainement près d’un mille de tour ; quelques bonnes gens me dirent que dans l’ancien tems c’était la demeure du Roi ; il n’est pas loin du chateau de Fingal, autour duquel les habitans sont réputés être d’anciens Irlandais.

Ne me trouvant pas tres fatigué à neuf milles de Dublin, je demandai s’il n’y avait point d’auberge de là à la ville. On me nomma Cluny. Cluny me dis-je ; certains souvenirs me firent imaginer que c’était un nom de bon augure, je me mis en marche ; mais Hélas, Cluny n’éxiste plus ; je ne trouvai qu’un misérable village, je fus plus loin et ne trouvai rien encore ; il semblait que je devais finir mon voyage absolument de la même maniere que je l’avais commencé et passer la nuit dans une cabane . . Je n’étais plus qu’à quatre milles de Dublin mais il était plus d’onze heures du soir ; le souvenir de la rigidité que l’on observait dans le nord, me faisait croire que je pourrais fort bien rencontrer quelques patrouilles, ce qui eut pu être désagréable ; la connaissance aussi que j’avais du nombre effroyable de Mendians qui se trouvait dans la capitale ne servait pas trop à me rassurer contre les voleurs, et enfin la certitude de ne pouvoir gueres arriver avant une heure et de trouver les auberges fermées, me promettait une nuit à la belle étoile ; pendant que je rêvais à tout cela je vis passer une chaise de retour, qui allait vers le Nord, je fis marché et je retournai avec elle sur mes pas.

Partant donc de grand matin, je m’acheminai vèrs la capitale, au travers de vastes plaines peu habitées et dans lesquelles les paysans manquant absolument de chauffage, sont obligés de bruler les mauvaises herbes que l’on ôte des champs, j’ai même vu bouillir le pot et les pommes de terre avec un feu de foin.

Vèrs les dix heures, je me trouvai au joli village de Finglass et comme je me retirais sous une grande porte pour éviter un orage, un homme sortit de la maison, m’obligea à y entrer et enfin à déjeuner : sans compliment, je n’imagine pas qu’il y ait une autre grande ville en Europe et surtout de trois cent mille habitans, auprès de laquelle un voyageur à pied, put espérer rencontrer une politesse pareille.

Je m’avançai encore à l’Est jusqu’à Clontarf, sur le champ de Bataille où les Danois furent défaits par O’Brien Boromh, le 23 avril 1014, 157 ans avant l’arrivée des Anglais : on a de cet endroit une fort belle vue de la Baye de Dublin et de la montagne de Howth, qui s’avance dans la mer et ressemble assez à la peinture qu’on nous donne de Gibraltar : on suit aussi de l’œil, cette immense chaussee que l’on a jetté à une distance de près de trois milles, pour empêcher les sables de s’amonceler à l’embouchure de la riviere Lyffey. Près de cet endroit, est le parc charmant de Marino : le Temple que Lord Charlemont y a bâti, est sans contredit, un modèle brillant d’architecture et auquel je n’imagine pas que l’œil le plus éxercé put trouver aucun des défauts ou des négligences que l’on reproche à plusieurs des Edifices publics de Dublin. * »


  • Le Palais du Parlement à Dublin, est Un Bâtiment magnifique ; par une négligence singuliere, on placé un entablement d’ordre Dorique, sur des colonnes et des chapitaux d’ordre Corinthien.


Je rentrai enfin dans cette ville par le Nord, un peu plus d’un an, après en être sorti par le sud. Pour que mon départ et mon retour fussent en tout semblables, je fus invité à diner le jour de mon arrivée chez la même personne, que lorsque je quittai la ville, je pris le thé chez celle que j’avais vu la veille de mon départ et je me retrouvai au soir dans le même logement et absolument dans la même situation.

Cette expédition est au fait assez vigoureuse : je suis loin de regretter ma fatigue, si surtout quelques idées peuvent être utiles au pays qui me donne azyle ; cependant, comme malheureusement il faut toujours un peu penser à soi, à moins que la personne qui veuille m’encourager à en faire une pareille, ne me donne sa parolle d’honneur de ne point mourir avant qu’elle soit terminée, je ne crois pas qu’on me rattrappe, à courir les grands chemins de cette maniere là.

Les changemens amenés, par les circonstances critiques, dans lesquelles l’Irlande s’était trouvée pendant mon abscence, étaient beaucoup moins remarquables que dans la Grande Bretagne. Les habitans aisés cependant, s’étaient enrolés comme volontaires, et formaient des compagnies où les différens états se trouvaient rassemblés, ainsi il y avait la compagnie des Avocats, et des Procureurs * à pied et à cheval, des Commis de la Douane, des Marchands et des Ecoliers, qui tous avaient pour chefs les premiers d’entre eux et les Ecoliers avaient pour colonel un de leur proffesseur. Parmi ces compagnies il y en avait plusieurs, qui à plus d’un titre passaient pour d’excellentes troupes et étaient remplies du meilleur esprit. La cavalerie surtout, était montée sur des chevaux accoutumés à la chasse périlleuse du pays : et on a a pu voir plus d’une fois un escadron entier, sauter par dessus les hayes, les fosses et les murailles pour arrêter ou disperser des gens attroupés. La formation des corps de volontaires à Dublin, avait beaucoup de rapport à celle des Emigrés à Coblence. Comme pour être reçu dans une compagnie, il fallait y avoir des droits par son état, personne ne pensait à en augmenter le nombre, de gens qui n’y tenaient pas : la socièté par conséquent, était beaucoup moins divisée qu’à Edimbourg où les volontaires ne formaient qu’un seul corps. La ville semblait être dans la plus grande paix, malgré les mesures séveres, que les troubles des comtés voisins obligeaient souvent à prendre. Quoique Mr. Grattan et les autres membres de l’opposition se fussent montrés avec violence et se fussent même retirés de la chambre des communes, leurs partizans cependant, n’avaient pas à beaucoup près la chaleur de ceux de Mr. Pitt où de Mr. Fox. Les opinions des individus dans la société semblaient se rapprocher : on aurait dit que les Ministeriels penchaient pour l’opposition et les partizans de l’opposition pour le Ministere ; ce rapprochement d’opinion ne pouvait pas exciter les passions, comme la division prononcée de la Grande Bretagne, aussi les partis les plus opposés se voyaient et se traitaient avec égards.


  • On m’a assuré qu’il y avait cinq cents personnes dans la compagnie des Procureurs à pied, et il y en avait beaucoup plus qui ne s’étaient pas enrolés. Les Avocats et les Procureurs à cheval exerçaient assez bien dés le commencement, un plaisant dit que c’était tout simple, car avant qu’ils ne fussent enrolés, they knew pretty well, how to charge.
       Les plaisants disaient aussi que c’était avec juste raison qu’on avait formé un régiment, des officiers de la douane, car ajoutaient ils, ces messieurs savent fort bien, comment s’y prendre pour empêcher un débarquement. Au surplus les plaisanteries, n’empechaient pas que ces deux corps ne fussent vraiment fort beaux et, n’eussent fait honneur à quelque armée que ce fut.


Les sermons de charité étaient toujours à la mode et produisaient des sommes considérables : il n’est pas de ville, où. l’on fasse plus de charité publique, et c’est peut-être par cette raison, qu’il n’en n’est pas non plus, où il y ait plus de mendians : les derniers troubles et la continuation de la guerre avaient laissé sans travail, un nombre immense de pauvres ouvriers ; on m’a plusieurs fois assuré que dans la seule ville de Dublin, on en comptait plus de vingt mille ; un comité s’était formé de personnes respectables, qui s’était chargé de distribuer les charités qu’on avait recueilli pour eux : ces distributions montaient à environ quatre cents livres sterlings par semaine, et cependant on n’a jamais pu donner plus de cinq pences aux malheureux qui se présentaient, tant leur nombre était considérable. Une pitance aussi modique, était cependant capable d’engager des pauvres à se rendre à Dublin de toutes les parties de l’Irlande : il est inimaginable le nombre de Mendians que l’on y voyait journellement et le dégout qu’ils inspiraient.

Tout le monde parle de la paresse des gens du commun en Irlande et on ne cherche aucun moyen de les en guérir : les charités, quelques faibles qu’elles soient, attirent dans la capitale plus de misérables qu’on en voit dans le reste du Royaume, le grand objet de l’administration devrait être de les éloigner. Ce n’est pas tant aux besoins présens du moment que l’on doit penser, qu’à empêcher qu’ils ne se renouvellent : il faudrait donc encourager l’industrie et non, la fainéantise.

La classe industrieuse est certainement plus digne des secours du public : les fileuses par éxemple qui dans ces derniers temps, ne vendaient pas le fil beaucoup plus cher que la filasse dont elles l’avaient faites, meritent bien de recevoir une légere compensation pour les engager à continuer de travailler. Enfin quoique les aumônes à Dublin soient infiniment respectables et sans doute en partie nécessaires, je les croirais bien mieux employées, si elles étaient répandues dans les campagnes.

Cependant on ne saurait trop louer le zélé et l’activité des personnes charitables, qui ont taché d’assister l’humanité souffrante dans cette ville. Le nombre des institutions de charité est inconcevable : il serait trop long de les détailler tous, celui qui m’a paru fondé sur les bases les mieux raisonnées, c’est ce qu’on appelle the sick poor’s institution', où toutes personnes payant une guinée par an, peut toujours envoyer un pauvre malade, que le médecin va visiter chez lui, quand ils ne peut pas venir lui-même et fournit de drogues gratis. Je fus de nouveau visiter la Maison d’industrie, elle était toujours sur le plan dont j’ai parlé au commencement de ce volume, les améliorations et les changemens que le Comte Rumford y avait fait, n’étaient pas employés. Dans de grands établissemens pareils, il est difficile de persuader aux administrateurs d’employer une autre methode que celle à laquelle ils sont accoutumés. Dans le fait aussi, le four économique et les tuyaux de chaleur qu’il y a fait, ne peuvent rééllement convenir qu’à une maison, où il y aurait une trentaine de personne, pendant qu’on en compte plus de dix sept cents ici*


  • La chambre dans laquelle le Comte Rumford à placé son four n’aurait pas pu je présume eu admettre un plus grand. Ce n’est qu’un modèle.


L’ivrognerie qui prévaut parmi les basses classes du peuple, contribue beaucoup à les abbrutir, et à perpétuer leur indigence. Il n’est pas de spectacle plus dégoutant que ces malheureuses couvertes de haillons, chargées de deux ou trois misérables enfans presque nuds, sortant d’un cabaret de whisky, et demandant en bégayant la charité du passant. A cette vue trop fréquente le cœur se resserre. La pitié et la compassion disparaissent et ne laissent d’autres sentimens que le dégout et l’horreur qui forcent à s’éloigner bien vite. Plusieurs personnes m’ont assurées, qu’autrefois l’ivrognerie était aussi fréquente en Angleterre, mais que depuis ce qu’on appelle the gin act, qui avait mis les liqueurs fortes hors de la portée du peuple, par la taxe dont on les avait chargées, il s’en était deshabitué peu-peu et à présent ne boit plus communément, que, du porter où, de la bierre forte, qui est une boisson saine, renforçante, et avec laquelle on ne peut gueres s’ennyvrer : un whisky act en Irlande, serait un service essentiel au peuple de ce pays et qui je n’en doute pas, détruirait bientôt ce vice odieux qui empêche le pauvre de faire usage de son industrie et le fait croupir dans la paresse, la saleté et l’indigence la plus abjecte.

Comme je crois avoir parlé dans le cours de cet ouvrage de toutes les coutumes qui m’ont le plus frappées et qui diffèrent des manieres Anglaises, il me semble inutile d’en faire la récapitulation. Tous les comtés presque, ont quelques usages singuliers qui leur sont propres : cette diversité rend un voyage en Irlande, beaucoup plus amusant pour un observateur minutieux ; le voyageur en poste ne les pourrait pas même remarquer : en général tous les rapports qui ont donné lieu aux préjugés des Anglais, sont ou faux, ou tres éxagérés.

L’infatuation de l’ancienneté des familles, éxiste certainement mais beaucoup moindre qu’on le dit ; ce sont plus particulièrement les avanturiers qui sortent du pays qui se plaisent à se pavaner et à vous épouvanter de grands noms bien terribles en Mac * et en 0’. Dans le pays on n’y prend point garde. Il est sur que les habitans distinguent encore les anciennes familles Irlandaises d’avec les nouvelles (comme ils les appellent), qui sont, toutes celles venues de l’Angletere même depuis Strongbow, il y a 600 ans et plus ; mais c’est plus comme un ressouvenir de leur indépendance que par orgueil ; ainsi après un si long espace de temps, on voit encore les paysans, dans certains cantons, rendre des devoirs et servir avec cérémonie le représentant de leur ancien Prince. Celui qui parait le plus extraordinaire, c’est Roderic O’Connor, qui est le descendant des Roys de Connaught et du dernier grand Monarque d’Irlande, à l’époque de l’invasion des Anglais en 1171. On m’a assuré que ses domestiques le servaient à genoux et que personne ne s’asseyait devant lui sans sa permission ; quand on lui addresse la parole où qu’on lui ecrit, on doit dire O’Connor tout court, sans qualité ou appellation quelconque : je regrette fort de ne l’avoir pas vu ; j’avais une lettre pour lui, mais je n’ai jamais pu m’approcher de sa maison, plus près que de quarante milles Irlandais. La couronne d’or du dernier Monarque est dit-on dans la possession de la famille, on croit cependant qu’elle a été vendue à un orfevre, ce qui serait facheux sans doute. On me trouvera bien gothique peut être, mais j’avoue franchement que je ne puis m’empêcher de trouver quelque chose de respectable dans cet usage. Il y a beaucoup de personnes du nom d’O’Neil, qui étaient les Rois d’Ulster, d’O’Brien, qui l’étaient de Munster et de Mac Dermod ou O’Reilly’s qui l’étaient de Leinster, mais je n’ai pas entendu dire, qu’il y eut de réprésentant reconnu, ou du moins à qui l’on rendit hommage.


  • Mac veut dire fils, et 0’ est une expression de grandeur, que les chefs de famille ajoutaient à leur nom, ainsi qu’on le fait encore de More dans le sud de l’Irlande ; mais ce ne sont plus des distinctions.

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Les changemens que la modération du gouvernement, a dans ces derniers temps fait opérer en Irlande, donnent lieu de croire qu’à moins de violentes crises, tous ses habitans, quelque soit leur Religion, se regarderont bientôt comme partie intégrante du même peuple et cesseront de se considérer, les uns comme conquérants et les autres comme vaincus. Les propriétaires, qui jusqu’à ces derniers temps, croyant leurs propriétés peu assurées, tachaient d’en tirer le plus qu’il pouvaient sans s’inquiéter de la misere de leur compatriotes, apperçoivent enfin, que les préjugés contre la maniere dont elles sont entrées dans leur famille, commencent à s’éteindre : ils se croyent rééllement propriétaires des terres que leurs ancêtres avaient acquises par usurpation. Le peuple lui même, s’est accoutumé à les voir à la place des anciennes familles. De ces oublis mutuels il résulte naturéllement, que les riches ont pris de l’intérêt au pays qui leur fournit leur richesses, dont ils ne se regardent plus comme illégitimes propriétaires : que loin de chercher à épuiser une terre, qu’ils sont certains de faire passer à leurs enfants, ils cherchent au contraire à l’améliorer et à rendre la vie plus douce et plus facile aux paysans qui la cultivent.

De ce changement heureux d’opinions on doit attendre la prospérité de ce pays, et je ne doute pas que si l’on suit les mesures que l’on adopté dans ces dernieres années, et que le gouvernement puisse réussir à extirper les semences de sédition et à avoir la paix, l’Irlande contiendra un corps de Nation, florissant, heureux et autant respecté des peuples voisins, qu’il en a été méconnu et mal jugé.


F I N.



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