Promenade d’un Français dans l’Irlande/Lough Neagh



LOUGH NEAGH ― BELFAST ― DONAGHADEI.



LA côte est à-peu-près partout de la même hardiesse depuis Fair-Head jusqu’a Cashendon, à dix où douze milles plus à l’Est. Le detroit devant cette baye entre l’Ecosse et l’Irlande ressemble à une large riviere et dans le fait, il n’y a guères de l’une à l’autre terre, que onze milles Irlandais, environ quatorze Anglais : il arrive souvent à des bateaux découverts de le passer, lorsque la mer est calme.

Il semble qu’on aurait bien pu établir un Pacquet Boat à Campbelltown, dans le mull de Cantyre, pour Cashendon, sinon régulier, du moins dans le cas où le vent et le mauvais temps ne permettrait pas de passer à Holly Head où même à Port Patrick.

Les différentes sectes sont séparées par canton dans la province d’Ulster : les habitans de Cashendon sont tous catholiques, ainsi que ceux du pays dans les environs : ils ont aussi une autre particularité, c’est qu’ils ne parlent pas Anglais comme les habitans du reste de la province, qui dans beaucoup d’endroits n’entendent pas l’Irlandais. De la à Glen-arm on fuit le rivage par un chemin que l’on a eu beaucoup de peine à faire entre les rochers et la mer : la côte est toujours aussi rapide et présente le point de vue le plus extraordinaire ; le sommet du rocher est à peuprès partout couronné de basalte mêlée, mais on ne retrouve plus les piliers du Causway : la pierre à chaux qui se trouve dessous n’est pas si blanche et tire sur le gris, près de Glen-arm : cette ville n’a de remarquable que le château de la Marquise D’Antrim.

Quittant la côte, il me fallut traverser les montagnes pour entrer dans le pays et je m’arrêtai à Brushin, dont presque tous les habitans sont presbyteriens. Il ne semble pas qu’on soit chez le même peuple, la manière de parler de s’habiller même, a beaucoup plus de rapport à l’Ecosse, qu’à l’Irlande, dans les provinces de Munster ou de Conaught. Faisant une pointe un peu vigoureuse, j’arrivai sur le bord du lac où plutôt de la mer Neagh, et je fus reçu avec une bonté et une politesse vraiment remarquable à Shanes Castle chez Lord O’Neil, aux attentions de qui, je me crois très obligé.

Lough Neagh est une piéce d’eau immense, elle a dit on trente à quarante milles de long, sur quinze à vingt de large. Ce lac ne semble pas avoir toujours éxisté, il a peu de profondeur et dans bien des endroits on trouve des arbres et des racines encore dans la terre. Sa plus grande profondeur dans un seul endroit, est de 70 pieds : ce qui est à peu-près le niveau de la mer : partout ailleurs, on n’y trouve jamais plus de 42, et communément de six à douze pieds : ses eaux ont dans quelques endroits une qualité minérale dont on assure que quelque personnes se sont bien trouvées : on y a aussi découvert, et dans les terres voisines, nombre de morceaux de bois petrifiés.

Je fus un jour à l’endroit, d’où la rivière Banne sort de ce lac, pour voir par moi même de quelle espèce était l’obstruction qui a pu être la cause de sa formation. Le lit de la riviere m’a semblé en être la principale cause ; il est beaucoup trop étroit, pour une telle masse d’eau, et en outre, la riviere fait un circuit de deux milles, (quoi qu’en ligne directe il y ait à peine un demi mille) avant de se jetter dans un autre lac de cinq à six milles de long, sur trois à quatre de large, qu’on appelle Lough Beg. A la sortie de celui cy elle forme un cascade assez considérable. Dans le cas où l’on voulut dessecher un grande partie de Lough Neagh, et rendre la riviere Banne navigable jusqu’a la mer, la premiere chose à faire, ferait de couper un canal profond et en ligne directe de Lough Neagh au lac Beg, ayant soin de le faire commencer au dessus de la barre de sable, que le vent, la tempête et le courant ont amoncelés à l’endroit d’où la riviere sort. Cette seule opération, diminuerait le volume de l’eau de cinq à six pieds et ensuite lorsque les terres qui auraient ainsi été désséchées auraient eu le temps de se consolider, si l’on voyait qu’elles fussent bonnes et que les vapeurs ne fussent pas trop mal-saines,* on pourrait penser à la cascade de Lough Beg et à faire des canaux de communication on entre les autres endroits de la riviere où il se trouve des rochers : la mer est à près de trente milles et cependant il n’y a gueres que soixante et dix pieds de pente dans cette grande étendue : aussi la riviere ne parait pas couler, à moins que ce ne soit dans les endroits où il ya quelques cascades, au travers desquelles il m’a semblé qu’il ne ferait pas difficile de pratiquer un passage pour les bateaux : une ecluse à chaque cascade, remplirait parfaitement cet objet essentiel : alors il y aurait une communication par eau entre les principales villes du Nord de l’Irlande, car Belfast a un canal qui s’y jette et il y en a un autre qui va jusqu’à Newry.


  • Un médecin avec qui je parlais de la possibilite de dessecher ce lac, après avoir fait bien des objections auxquelles je répondais : " au surplus ajouta-t-il c’est contre mon intérêt que je parle, car le desséchement produirait a delightful fever qui ferait ma fortune. "


L’Evêque de Derry a bâti de l’autre côté de Lough Beg un palais magnifique : l’architecture en est assez singuliere pour une maison de campagne, il semble avoir pris pour modéle le Panthéon à Rome ; Ballyscullen est absolument circulaire et le jour ne vient dans les escaliers que par le tôit. Au surplus l’apparence de cet édifice semblerait plutôt le faire croire un bâtiment public, qu’une maison de plaisance. Les appartemens dans l’intérieur sont richement meublés et décorés d’un grand nombre de morceaux précieux de sculpture et de painture. On m’a assuré dans le pays, que cette maison a couté près de quatre vingt mille livres sterlings à Lord Bristol, qui a la manie de Bâtir des palais superbes en Irlande et en Angleterre et de loger dans des nids à rats et de vilaines auberges sur le continent.

L’esprit du peuple, était dans cette partie dans un état de fermentation qui pouvait devenir dangereux si l’on n’eut pris des précautions. Cependant je suis bien loin de pensere que que ce le fut autant, que quelques gens se plaisaient à paraitre le croire : il y avait certainement eû quelques assassinats horribles de commis, dont on n’avait pu tracer les auteurs : mais ce serait une injustice, que d’en accuser la masse entière du peuple : ce n’était le crime que de quelques individus, dont les têtes exaltées ne leur permettaient pas d’en considérer l’horreur : la plupart mêmes n’ont été commis que dans la crainte de se voir dénoncer par les personnes sur qui on les commettait. J’ai vu des gens soupçonnés, d’avoir participé à ces crimes, être arrêtés sans la moindre difficulté et pour aller à la prison, traverser un marché rempli de paysans sans qu’aucuns d’eux, parut s’en inquiéter.

Je vis dans cet endroit des excès sans doute, mais plutôt ridicules que criminels. Le vicaire de la paroisse (the curate) avait été catholique pendant fort longtemps et avait été employé comme chapelain en France et en Irlande. Se voyant abandonné de ses patrons, il renonça dans le comté d’Antrim, à ce qu’on appélle les abominations de la prostituée de Babylone, et obtint sur le champ une pension de quarante livres sterlings et le premier vicariat (curacy) vacant.

Les paysans, qui jugent toujours sainement des actions et de leurs motifs, l’avaient laissé tranquille, et se contentaient de ne pas aller à son église, mais dans cette occasion s’étant montré très ardent en faveur de son vicariat, c’est du gouvernement que je voulais dire : ils l’avaient pris à grippe et ils ne se passait pas de jour qu’ils ne lui fissent quelque impertinence. On coupa la queue, les cornes et les oreilles de sa vache et on les cloua à sa porte : la malheureuse bête ne pouvant plus paraitre avec honneur dans le public, il en acheta une autre, à qui quatre jours après on fit la même opération et ainsi d’une troisième ; à la fin cependant il crut devoir la garder telle quelle était, et lorsqu’elle paraissait dans les champs, on lachait les chiens après. Le pauvre vicaire a voulu trouver à redire à tout cela, il s’en est plaint : alors on a brisé ses fenêtres et bouché sa cheminée ; aussi j’ai rarement vu d’hommes plus zélés, pour le gouvernement.

La ville D’Antrim capitale de ce Comté, est une pauvre bourgade sans apparence de commerce où d’industrie quelconque. On voit à quelque distance, une tour ronde que l’on dit avoir été autrefois au centre de la ville : elle en est à présent à plus d’un mille, au milieu de la cour d’une maison de campagne. Pour aller de là à Belfast, il faut encore traverser les montagnes, qui forment une ceinture presque générale le long des côtes de l’Irlande.

J’avais tant entendu parler des troubles, des assassinats et des conspirations dont on disait Belfast le foyer, que ce ne fut pas sans répugnance, que je m’y rendis. Je fus agréablement surpris de trouver la ville dans le plus grand calme. C’est ainsi que va le monde : si en passant dans une rue on savait qu’il y eut une assemblée de six à sept cents personnes, et qu’en parlant sous les fenêtres, on entendit un tapage terrible. On dirait tout naturellement, il y a sept cents personnes assemblées dans tel endroit, qui font un vacarme épouvantable, et cependant ce ne ferait peutêtre que quatre où cinq aboyeurs parmi elles qui feraient tout le bruit, qu’on attribuerait aux six cents quatre vingt quinze autres. C’était ainsi de Belfast alors, les habitans paraissaient fort tranquilles et même moins occupés de la politique, que dans beaucoup d’autres endroits.

Belfast à presqu’entièrement l’air d’une ville Écossaise : l’esprit des habitans ressemble assez, à celui de ceux de Glasgow : si vous leur parlez de l’Empereur et du Général Clairfaix, ils vous répondront que le sucre est trop chèr et le linge trop bon marché, suivant qu’ils s’occupent de l’un où de l’autre, et que si l’on ne fait promptement la paix, ils ne sauront comment se défaire de leur mousseline et ne sauraient acheter du vin. Je ne dis pas, qu’ils ayent tort de vouloir la paix, mais cependant il faut bien prendre garde de ne pas exciter une guerre civile dans le pays, pour avoir la paix avec l’étranger. Dans tous les cas, on ne saurait faire la paix, ni se marier tout seul : il faut au moins que l’autre partie y consente.

Un jour je me rendis à Carrikfergus pour voir le chateau que Turreau surprit dans la dernière guerre : il est situé sur un roc à l’embouchure de la baye de ce nom : les Français au nombre de trois mille, arriverent avec deux vaisseaux et dans une heure où deux, prirent le chateau d’assault. Si le commandant eut su profiter de la terreur que cette expédition jetta dans le pays il aurait certainement pu mettre Belfast à contribution. Mais il avait avec lui un officier de génie son supérieur, qui ne voulut pas hazarder l’entreprise avant de s’être fortifié ; cela donna le temps aux troupes d’arriver, et il fut obligé de se rembarquer.

A quelque distance en mer, il rencontra des vaisseaux Anglais contre lesquels il se battit. Les deux frégates françaises furent prises et luimême fut tué dans le combat.

C’est à Carrikfergus, qu’est la prison du comté, elle était alors pleine de prisonniers d’état, arrêtés pour les differens meurtres, qui avaient été commis dans le voisinage de Belfast. Je remarquai avec plaisir que la ville était fort tranquille, que l’on laissait faire entièrement à la justice et que même il n’y avait qu’une seule sentinelle à la porte de la prison.

On sait que c’est près de cette ville, que le premier roy Écossais se noya, à son retour en Irlande.

Belfast est une assez jolie ville et dans la quelle le commerce semble être très florissant. Son principal objet est a manufacture des toiles ; la salle au linge, (The Linen Hall) est d’une étendue considérable ; j’ai déja dit que c’était aux français réfugiés sous Louis XIV, que l’Irlande était redevable de ces établissemens : les maux de la France ont plus d’une fois fait du bien à ses voisins.

Par une gelée terrible qui me faisait sentir qu’il était temps de finir cette promenade, je me rendis chez Mr. Birch, près de Cumber. Les propriétaires dans cette partie, s’étaient assemblés ce jour là, pour prendre des mesures de sureté contre les mutins s’il s’en présentait. Les paysans avaient volés, quelques jours avant, les armes d’un parti de cavalerie : c’est une chose qui me passe, de voir des troupes volées de leurs armes : il n’est pas impossible que par trop grande confiance pour ses hôtes, cela arrive une fois, mais deux, mais trois.

Tout ce pays est coupé de collines rondes à peupres d’égalle hauteur jusqu’auprès de Lough strangford, qui n’est autre chose qu’une baye fort large et sans presque de profondeur. La petite ville de Newtown-Ard est à son extrémité : elle est assez jolie et bien batie, mais elle doit être fort incommodée, par les vapeurs qui doivent s’élever de ce bras de mer que la marée basse, laisse presque entierement à séc. On pourra peutêtre me reprocher d’avoir trop souvent parlé de déssechement dans le courant de cet ouvrage ; c’est qu’il n’est pas de pays qui en ait plus grand besoin. Je répéterai encore ici ce que j’ai dit vingt fois, qu’il est honteux de laisser tant de lacs et de bras de mer subsister, pendant que l’on pourrait en tirer un parti si avantageux.

Rien ne peut faire mieux connaître la quantité de bon terrein que l’on pourrait gagner sur la mer dans cet endroit, qu’en disant qu’a quatre où cinq milles de la ville, il est d’usage à la marée basse de le traverser à cheval et même à pied. Quoique dans ce grand espace il y ait quelques endroits tres pierreux, la plus grande partie du terrein cependant, est un mélange de terre glaise, de sable et de coquillages.

Je fus reçu à Mont Stwart, avec beaucoup de bonté par Lord et Lady Londonderry. Mylady est la sœur du Viceroy d’Irlande. Elle vit trés retirée dans le sein de son aimable et nombreuse famille, à l’éducation de laquelle elle donne tout son temps. Lord Londonderry et son fils, levaient alors des volontaires et administraient le serment d’allegiance au paysans qui se présentaient. L’homme est mouton par tout : ils ont eu beaucoup de peine à avoir les dix ou douze premiers et dans les jours suivans, il s’en est présenté près de sept à huit cents.

Les paysans dans ce voisinage semblent aisés et se tiennent assez proprement ; à quelque distance, se trouve les ruines de Grey Abbey ; la maison du ministre qui semble un beau chateau est dans son enceinte. J’apperçus une source qui ressemblait fort aux saintes fontaines que j’avais vu à l’Ouest : je m’informai si les paysans y venaient quelques fois faire leur dévotion : ,mais ici les habitans sont pour la plupart, tous Presbyteriens ; on me dit cependant, que l’on croyait communément que toute personne qui avait bu de l’eau de la fontaine ne sortirait jamais de l’Irlande ; comme mon intention était de la quitter dans deux jours, je me gardai bien d’en gouter.

Je me rendis à Donaghadee, où je fus reçu par le maitre de poste Mr. Smith, dont l’assistance me fut très utille pour mon passage. La quantité de bestiaux que l’on fait passer d’ici en Écosse, est quelque chose d’incroyable ; les fermiers sont obligés de se soumettre aux impudentes impositions des patrons de gabarre qui les passent : ils ne sont point de difficulté d’éxiger vingt guinées pour un seul passage, et comme ils se tiennent tous par la main, le fermier est obligé d’en passer par où il leur plait : ainsi le passage des bêtes à corne, revient à une guinée piéce au fermier. Il me sembla que la police du pays devrait avoir établi un tariffe réglé, comme à tous les les autres passage de riviere, car au fait celui ci n’est guères que de vingt milles.*


  • Le jour que je passai, on transporta d’Irlande en Écosse, environ quatre cents bêtes à cornes et dans les six dernieres semaines on en avait passé à peu-près trente mille.


Dans deux heures et demie je fus transporté sur le côté presbyterien de l’eau ; je saluai de nouveau les côtes de l’Écosse, et je me félicitai d’être enfin arrivé, dans un endroit où je pourrais me reposer.

J’avais quitté Dublin le 25 de may et je débarquai au, Port Patrick, le premier de Decembre : ainsi j’avais passé plus de six mois dans cette petite promenade sans provisions, sans soucis, et sans autres éffets, que ce que mes poches pouvaient contenir.

Mon temps au fait, avait été fort bien employé ; je ne l’avais rééllement jamais passe avec plus d’agrément : mes idées s’étaient aggrandies : j’avais acquis la connaissance d’un peuple intéressant, trop mal connu de ses voisins et malheureusement trop souvent la proie de l’avidité et du caprice, qui s’etaient ligués pendant des siecles pour l’avilir, afin d’avoir un prétexte et une excuse.

L’élan surprenant que ce pays a pris dans ces quinze dernieres années, ne peut laisser aucun doute sur la prospérité qui l’attend, si l’on suit le système de modération, que l’on a enfin cru devoir adopter. Loin de moi, de penser à encourager la révolte. La modération dont je parle, est celle dont tout sage gouvernement doit user vis-à-vis des sujets fideles, quelque soit leur croyance religieuse. Trop long temps, ces querelles funestes ont dechirées le sein de l’Irlande : les soins du gouvernement sont, sans doute, employés à les éteindre entièrement. Une heureuse expérience prouvera à l’Angleterre, que loin que la prospérité de ce beau Royaume puisse en rien lui nuire, elle ne peut au contraire qu’accroitre la sienne ; qu’en detruisant les préjugés ridicules qu’on s’est plu à lui faire entretenir depuis des siecles, contre la plus belle et la plus riche partie de sa puissance, et en lui faisant réellement partager l’avantage des loix bienfaisantes qui la gouvernent elle-même, elle s’acquièrera l’amour de quatre millions de sujets, que ses armes ont conquis, mais que sa justice seule doit soumettre.

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