Promenade d’un Français dans l’Irlande/Belfast
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A conséquence que l’on donnait en Écosse aux troubles de ce pays, me faisait presque craindre d’y remettre, le pied ; mais je fus heureusement rassuré à Donaghadee, où je fus acceuilli avec la même hospitalité que je l’avais été à mon premier passage par Mr. Smith. Quoique le comté fut out of the King’s peace, il me sembla que tout le monde était fort tranquille.
Pendant les deux où trois jours que j’y passai, je m’apperçus d’une coutume qui m’avait echappé. Malgré la facilité des mariages, puisqu’un seul mot peut le rendre valide ; il se fait cependant des batards en Écosse. Le Ministre de Port Patrick, un saint homme de dieu, ne pouvant châtier les parties coupables comme elles le méritent, fait passer le châtiment sur le malheureux fruit de leurs œuvres diaboliques, et lui refuse absolument le Baptême. Les parens cependant, quoique grands pécheurs, ne le sont pas assez pour priver leurs enfants de cette régénération spirituelle, dont au fait ils ont peutêtre plus besoin que d’autres ; ils les font passer en Irlande, où ils n’ont pas de peine à trouver un Ministre Anglican plus raisonnable.
D’un autre côté, le Ministre Anglican répugne extrêmement à marier des gens qu’il ne connait pas et éxige la formalité des bans, &c. &c. pour éviter toute cérémonie, les gens passent en Écosse et si le fils et la mere, le pere et la fille se présentaient au Ministre de Port Patrick ; il ne leur ferait pas même une question et leur dirait bientôt, you men and women I declare you maried. Dans le fait son refus ne servirait à rien, car en Écosse, comme je l’ai déja dit dans le second volume p. 316, un mot devant témoins, même en plaisantant, une lettre gaie, suffisent pour rendre le mariage valide.* Mais si vous ne prononcez pas ce mot, où que vous n’ecriviez pas cette lettre, vous pouvez faire ce qu’il vous plaira sans crainte, et c’est comme cela que viennent les batards, qui sont tant de mal au cœur au bon Ministre de Port Patrick.
- Dans le moins de Juin 1795, la cour de Session à Edimbourg, décida un procès de ce genre, en faveur de la partie réclamante. Un jeune homme après quelques arrangemens de famille, avait l’habitude d’écrire à une jeune personne qui demeurait à plus de deux cents milles de lui, et il l’appellait communément ma petite femme dans ses lettres. Elle répondait de son côté et l’appellait aussi mon petit mari. Deux ans se passerent de cette maniere et au bout de ce tems, le petit mari se dégouta de sa petite femme qu’il n’avait jamais vu, et pensa à s’établir avec une qu’il voyait tous les jours.
L’autre en fut bientôt informée ; arrestation, reclamation, en un mot procès en regle. La cour de Session jugea l’affaire en faveur de la petite femme, qui fut reconnue comme bien et duement mariée, quoique par lettre seulement.
Pourrait-on croire qu’avec tant de facilité pour se marier, l’Écosse soit le pays de l’univers où il y ait le plus de vieilles filles, c’est au point, que c’en est vraiment effrayant.
Je vis aussi un commerce dont je n’avais que fort peu d’idées, c’est celui des haillons : j’avais bien vu à Edimbourg différentes maisons avec cette inscription rags warehouse où Money for rags, mais je m’imaginais que c’était pour le papier. Le fait est, qu’il y a des gens qui ont calculé sur les hâillons et qui achetent à bas prix, des gens du commun en Écosse, les habits dont ils ne croyent plus pouvoir faire usage, (car le paysan Écossais est toujours assez bien vêtu) et les transportent en Irlande, où ils les vendent avec beaucoup de profit.
En partie rassuré, sur le danger qu’un voyageur à pied pouvait courir, en traversant les pays contre lesquels le gouvernement s’était cru obligé d’user de moyens de rigueur ; je replaçai mon bagage en sautoir et je m’acheminai, vèrs Newtown-Ard. Au milieu du chemin un homme qui conduisait un car chargé de tourbes, et qui parraissait être embarrassé après sa charrétte, me cria, pray Sir will you push my cash ; encore plein des idées terribles que les Écossais m’avaient donné de ces pauvres diables, je crus que c’était une maniere Irlandaise de me dire, de lui pousser my cash (mon argent) pour lequel je ne me trouvais pas disposé, car je ne sais ce que c’est, que d’avoir la bourse du voleur ; me tenant donc à une distance respectueuse, je lui demandai ce qu’il voulait dire, why dit il, c’est de m’aider à replacer my turf cash (car c’est ainsi qu’ils appellent le panier qui leur sert à charier leur tourbe). Oh ! pour ça, lui disje, de tout mon cœur, et d’un coup d’épaule, je l’eûs bien vite remis à sa place. En entrant à l’auberge, j’apperçus affiché sur la porte, " si l’on tire encore un autre coup de fusil dessus les sentinelles, on donnera ordre de mettre le feu à la ville. " Diable ! me dis-je.
Je fus reçu avec bonté, chez Mr. Birch, que j’avais vu à mon premier passage, et je me rendis encore une fois à Belfast, où j’arrivai le jour que l’on célebrait la naissance du Roi. La garnison prit les armes et tira plusieurs volées en l’honneur de sa Majesté ; le peuple de cette ville que l’on représentait comme prêt à se soulever il y a quelque temps, était alors dans une stupeur, peu différente de la peur la plus grande. Au soir on illumina ; les soldats coururent les rues armés de batons et brisèrent les fenêtres de ceux qui n’avaient pas illuminés, et d’un grand nombre qui l’avaient fait ; ils allerent dans les cours les plus reculées et briserent jusqu’aux fenêtres des lieux privés et les dessus de porte. Ils prirent leurs officiers et les porterent en triomphe sur leurs épaules. Les hurlemens qui partaient du noyau principal des soldats, et les huzza perpétuels avaient rééllement quelque chose d’effrayant. Trois semaines avant, c’était le peuple qui faisait le tapage et qui s’assemblait tumultueusement : s’il faut que je le dise, une foule de soldats, où une foule de peuple, ne valent gueres mieux l’une que l’autre : cependant dans ce dernier cas, lorsque les officiers ont leurs soldats dans la main, c’est moins dangereux, et par la terreur qu’ils inspirent, (qui au fait n’est que du bruit) ils peuvent arrêter les excès, auxquels la populace pourrait se porter.
Je n’imagine pas que les gens de Belfast, oublient de longtemps l’épouvante dans laquelle je les ai vu ; le Général Lake cependant, courut les rues toute cette nuit et fit arrêter quelques soldats qui faisaient trop de train. Il les fit aussi disperser, lorsque le temps fixé pour l’illumination eut été passé. Ce tapage paraissait si drôle aux soldats qu’ils auraient été fort aises que cela put recommencer ; on fit même courir le bruit dans la ville qu’il y aurait le lendemain une autre illumination. Dans tous pays, les soldats sont enchantés d’une occasion de faire du tapage, playes et blosses c’est tout ce qu’ils demandent et il ne fallait pas moins que l’activité du Général Lake, pour les empêcher de trop passer les bornes.
Le lendemain désirant aller chez le Souverain (c’est ainsi qu’on appelle le premier Magistrat, le Maire) je m’informai de sa maison à une pauvre femme, qui était sur sa porte. " La voila, dit elle, mais il n’y est pas ; je l’attends, ajouta-t-elle, pour lui faire payer mes vîtres. "
Ce jour là aussi, un homme chez qui je dinais et qui avait eu assez de peur la vèille me dit, « la France est dans un état de trouble très violent, l’Italie est ravagée, l’Espagne va bientôt peutétre se révolter, l’Allemagne est ruinée, la Suisse est au moment de faire la guerre, la Hollande n’éxiste plus, &c. ici on nous brise nos fenêtres et on finira peutêtre par nous assommer, où donc aller pour trouver la paix ? " " ma foi, lui répondis-je, je ne connais qu’un souverain qui n’ait pas été troublé jusqu’à présent et chez qui on peut aller très promptement quand on veut." " Et qui est ce ? " dit il ; " c’est le grand diable d’Enfer, lui répondis-je. "
Les troubles cependant, ayant fait de Belfast un séjour assez peu agréable, je me munis de passe-ports et je partis ; je fus fort surpris de voir que les soldats avaient pris la peine de casser les vitres jusqu’à deux ou trois milles de la ville. J’étais dans le coche, n’ayant pas jugé à propos, de m’hazarder à pied dans le pays, après ce que j’avais vu. Je traversai successivement Lisburn, Hillsborough, et Dromore ; les deux premieres villes, sont situées dans un pays charmant et parfaitement cultivé. Hillsborough, où est le chateau du Marquis de Downshire est sur une élévation qui domine le pays le plus fertile et le plus riche. C’est à Lisburn que les Réfugiés Français établirent les premieres manufactures de toile, qui ensuite sont deveneus l’objet principal du commerce en Irlande, surtout dans le Nord, Toutes ces villes étaient remplies de soldats et de volontaires. Quoique je regrettasse de ne pas m’y arrêter quelque tems, l’idée cependant que mon séjour eut été loin d’y être agréable, m’engagea à me rendre au plus vite dans un endroit où je pourrais être plus tranquille, où du moins, je me trouverais recommandé à quelqu’un. Je me rendis donc à Bann-Bridge, et je fus me présenter chez Mr. Ross Thomson.
Ce pays est rempli de manufacture de toile : mais ces derniers troubles ont rendus le commerce bien languissant, les moulins cependant, allaient encore, et l’on doit espérer qu’une année de paix remettrait tout dans l’ordre. La loi militaire était alors éxécutée à la rigueur sur les habitans : ils ne pouvaient pas avoir de lumieres chez eux après neuf heures, et toutes personnes trouvées dans les rue après cette heure étaient dans le cas d’être arrêtées. La foire eut lieu pendant que j’étais dans cette petite ville et fut très tranquille : les soldats se promenaient au milieu du marché et obligeaient les femmes qui avaient quelque chose de verd, à leur ruban de les quitter *. Eut-on employé en France le quart des moyens de rigueur, dont on a été oblige de faire usage ici, il n’y aurait très certainement point eu de révolution. Je puis dire avoir vu deux choses bien remarquables ; la premiere, comment en France, un gouvernement faible et de sots Ministres ont conduits par leur folies, un peuple entiérement Royaliste, sans aucune excéption, à faire périr un Roi qu’il aimait et dont il respectait les bonnes qualités et a détruire une Monarchie florissante, pour la prospérité de laquelle on peut dire que ses vœus allaient jusqu’à l’enthousiasme. La seconde, non moins digne de remarque, c’est comment entouré d’ennemis, un gouvernement vigoureux a su en Irlande réprimer et tenir dans le devoir, un peuple mécontent et séduit par l’heureux succès des novateurs Français.
- Le ruban verd était la distinction, que les Irlandais unis avaient pris.
La hardiesse des Irlandais unis augmentait chaque jour, tant que le gouvernement les a laissé faire : la crainte de les voir réussir avait à moitié engagé à les joindre, un grand nombre de gens faibles et indécis, prêts à se ranger du côté du plus fort ; aussitôt que le gouvernement a paru déterminé à faire cesser ces troubles, il n’a fallu que montrer les soldats et tout a disparu.
Le pauvre paysan, a été dans cette occasion comme dans toute autre, la dupe des fripons qui l’avaient mis en avant et qui avaient grand soin de se tenir derriere le rideau. Les troupes allaient dans les campagnes et brulaient les maisons de ceux qui étaient soupçonnés d’avoir pris le serment d’united, où d’avoir des armes, et dans bien des occasions aussi, elles usaient de rigueurs, souvent bien séveres.
Pour me rendre à Armagh, je passai par un pays superbe : on voit près de Tanderagee une vallée charmante et bien boisée dans le parc du propriétaire. Entre cette ville et Armagh, je rencontrai une troupe d’Orange-men, comme on les appelle, avec des cocardes oranges et quelques uns même avec des cravattes de la même couleur. Les paysans me semblerent très effrayés : j’entrai dans une où deux cabanes pour me reposer ; ils m’offrirent, il est sur, ce qu’ils avaient comme à l’ordinaire, mais ce n’était pas du même air qu’auparavant, et enfin près de la ville, une bonne femme me dit, " vous semblez venir de loin, mon cher Monsieur, je souhaite fort que votre parapluie et surtout le cordon, ne vous fasse pas recevoir plus mal. " Je ris d’abord de l’idée de la bonne femme, mais ensuite la refléxion me fit sentir, que puisqu’elle avait remarquée que mon parapluie était verdatre et le cordon d’un verd de feuilles, quelques soldats pourraient aussi le faire, et que dans tous les cas, il ferait fort désagréable d’être exposé à une scène, pour une niaiserie pareille et je coupai le cordon verd de mon parapluie.
J’entrai donc dans la ville de St. Patrice, et je fus sur le champ lui rendre mes devoirs dans son Eglise Métropolitaine. Les fondemens en furent dit-on jettés par le saint lui même et sur les ruines d’un établissement des Druides ; l’histoire rapporte qu’il eut dans cet endroit une vive querelle avec eux, en présence du grand Monarque qui était alors Roi de l’Ultonie et qu’ayant réussi à le convaincre, il le baptiza avec toute sa cour, et envoya ensuite des Missionaires dans les autres Royaumes de l’isle. L’ancienne Cathédrale a été detruite et brulée plusieurs fois et à toujours été rebâtie sur le même emplacement.
La ville était réduite au misérable état d’une petite bourgade, mais le dernier Archevêque, le révérend Robertson, s’étant trouvé être un homme instruit, ami du bien public, libéral et sans famille s’est plù à l’émbéllir, et à l’augmenter, et à présent c’est vraiment une jolie petite ville. La Cathédrale est située sur une hauteur escarpée (comme son nom d’ard le désigne;) on trouva, dans des décombres, il y a quelques années, une ancienne croix d’une seule pierre avec des figures singulieres dessus, qui semblent encore représenter un homme qui baptize, et on l’a érigée dans la place du Marché.
Le primat Robertson a bâti à ses frais un observatoire et a fourni des fonds pour la rente de trois cents livres sterlings, que reçoit la personne qui y demeure : il a aussi établi à grands frais une bibliotheque très bien fournie et qui est ouverte au public quatre heures par jour. Il a érigé un hôpital et plusieurs autres édifices et a certainement mérite la reconnaissance de ses diocésains presqu’autant que St. Patrice lui même.
Les revenus de l’Archevêché, montent à huit ou neuf mille livres Sterlings, mais il est connu que les terres appartenantes au siége, rapportent aux fermiers près de £150,000, trois millions de France. Si l’Archevêque avait un tel revenu, cela pourrait fort bien exciter la jalousie du gouvernement, aussi-bien que le mécontentement des fermiers qui regardent ces terres comme un héritage appartenant à leur famille ; ainsi prudemment, les baux sont renouvellés tous les ans au même prix en recevant un pot de vin considerable, ainsi que les autres bénéfices.
Les domaines de l’Archevêché sont superbes : le palais quoique tres grand et bien bâti, ne semble pas répondre à la magnificence des embellissemens des terres aux environs : il y a auprès une chapelle d’une brillante architecture dans laquelle on voit un très beau dessein sur verre.
Il y a quatre Archevêques en Irlande, qui tous prennent le titre de Primat, celui d’Armagh, s’appelle le Primat de toute l’Irlande, celui de Dublin Primat d’Irlande, celui de Cashel Primat de Munster et celui de Tuam Primat de Connaught. Ce sont bien des Primats. En Angleterre il n’y en a que deux, l’Archevêque de Cantorbery Primat de toute l’Angleterre et celui d’York, Primat d’Angleterre. Je suis faché de ne pas me rappeller combien il y en avait en France, mais peutêtre que le lecteur en est bien aise.
Le pays dans les environs d’Armagh est charmant, coupé de Monticules, de plaines et de jolis petits lacs. Entre les endroits que j’ai vu, je remarquai surtout Castle Dillon et Drumely où je fus reçu par le Colonel Spencer, avec qui j’avais fait connaissance à Westport l’été passe. Certainement, on ne saurait avoir un cantonnement plus agréable ; le pays est un petit Paradis, il est impossible de rien voir de mieux cultivé et de plus romanesque ! Quel domage, que l’esprit de discorde et de fureur se soit emparé des habitans, au point d’en faire redouter le séjour. Tous les matins on apprenait que quelques nouveaux crimes avaient été commis pendant la nuit. Il ne se passait pas de jour, qu’il n’y eut quelques assassinats, où quelques maisons brulées. Pour me promener, j’accompagnai un des Officiers, qui allait s’informer de la vérité du fait et visiter un homme qui avait été battu ; nous trouvames l’homme avec un œil poché, il est vrai, mais je crus qu’il pouvait fort bien l’avoir attrappé dans une dispute particuliere où la politique n’avait rien à faire : la maison d’une bonne femme avait certainement été racked, comme ils le disent, par quelques homme armés mais c’est tout ce que l’on en put scavoir.
Je crois devoir placer ici le peu d’information que j’ai eu, au sujet des troubles qui désolent ce beau pays, depuis si longtemps. La querelle des Catholiques et des Protestans de ce Comté a d’abord commencé par une dispute particuliere entre deux paysans, dans une foire. L’un d’eux était Catholique et l’autre Protestant : il y eut pendant la bataille quelques mots imprudens de lachés d’une part et de l’autre, et bientôt, ainsi que c’est malheureusement l’usage dans la plupart des foires, les amis des deux combattans prirent parti pour eux et commencerent à se battre à grands coups de bâton. Ce jour la, les Protestans eurent le dessous, mais à une autre foire ils prirent leur revenge, ils tomberent aves des armes sur les Catholiques et il y en eut beaucoup de tués.
L’animosité entre les partis se manifesta pendant longtemps, sans que le gouvernement parut s’en inquiéter. A la fin cependant, les Magistrats, quoique avec assez peu de vigueur, commencerent quelques procédures : on mit d’abord à exécution cette partie de la loi, qui défendait alors à tout Catholique d’avoir des armes. Il s’en suivit que comme on ne pouvait désarmer les autres, les premiers furent entièrement à la mercy de ceux-cy.
On m’a assuré aussi, qu’il y eut quelques personnes qui crurent devoir ménager les Protestans pour ne pas perdre leur voix dans les élections au parlement. Ces ménagemens enfin, augmenterent leur audace et se formant en corps militaires, ils se donnerent le nom d’Oranges Boys, comme se disant partisans du prince d’Orange (le Roy Guillaume) et de la révolution. Les autres s’appellerent assez justement Defenders *, puis qu’il est vrai qu’ils ne penserent d’abord qu’à se défendre. Les Orange Boys avaient toute espèce d’avantage sur leurs adversaires, ils étaient armés et les autres ne l’étaient pas. Ils en vinrent au point d’écrire à ceux des Defenders dont ils voulaient se défaire, " Pierre, ou Jacques, vous avez tant de temps pour vendre vos effets et vous retirer dans Connaught, où l’on vous enverra à tous les diables. " Plusieurs dédaignerent de se soumettre à cet ordre barbare : pendant la nuit on coupait les piliers de leur cabane et on les étouffait sous les ruines, où bien l’on tirait tout à coup une douzaine de coups de fusil sur l’endroit ou on les savait endormis. Ces horreurs engagerent les Defenders à commettre des excès non moins cruels. Ces atrocités ne furent pas réprimeés avec la vigueur nécéssaire pour les faire cesser, on ne semblait pas y faire beaucoup d’attention. Les familles tranquilles des deux religions, effrayées de ces désordres, s’empressaient de vendre leurs effets à perte et se retiraient dans la province de Connaught, où j’en ai vu un bon nombre recueillies par le Col. Martin et Lord Altamont.
- Les Mécontens des Comtés voisins, ont joint, l’hyver passé, le nom de Defenders à celui d’United Irishmen : cela a naturéllement induit beaucoup de personnes en erreur ; mais, à ma connaissance, ils n’ont aucun» rapport, avec ceux d’Armagh.
Lorsque les choses en étaient arrivées à ce point de fureur, il est fort singulier que des troubles d’un genre tout à fait different eclatterent dans les comtés voisins. Ceux d’Armagh étaient rééllement une guerre de religion, ceux des Comtés de Down, d’Antrim et de Londonderry prirent pour prétéxte la réforme du parlement et affecterent de parler avec indifférence de toutes les religions : on vit les même hommes qui dans certains cas, avaient usé les cruautés les plus barbares sur leurs compatriotes, sous des prétéxtes religieux, affecter sous le nom d’United Irishmen de dire que toutes les religions étaient égalles, ou plutôt parurent ne croire à aucune.
Ils s’assemblerent, se donnerent des chefs, firent hautement profession de républicanisme, et declarèrent qu’ils n’attendaient que le débarquement des Français pour les joindre.
Il est certain que ce nouvel esprit de dissention, en jettant du ridicule et en traitant avec mépris les troubles d’Armagh, avait en grande partie, réussi à les appaiser. Mais ces nouvelles idées, par leur rapport immédiat avec la révolution de France, pouvaient devenir beaucoup plus dangereuses que les premieres ; on a vu les excès condamnables auxquels les united se sont portés. J’ai fait mention de quelques uns avant le moment où je passai en Écosse. J’étais cependant bien convaincu alors, par la connaissance que j’avais des gens de ce pays, que cette frénésie s’appaiserait et qu’à moins d’une invasion puissante, il n’y avait absolument rien à craindre, pour la sureté du gouvernement.
Telle était la situation du pays, lorsque je le quittai pour passer en Écosse. Peutètre à mon retour, l’eussai-je trouvé dans le même état et y serait-il encore, si l’apparition de la flotte Française dans la baye de Bantry, n’eut ouvert les yeux au gouvernement sur les dangers qu’il courait, et sur la nécéssité d’user de rigueur pour faire cesser ces dissentions.
Avant que les Français se fussent montrés sur les côtes d’Irlande, quoi qu’on parlat souvent de leur projet d’invasion, on n’avait cependant pris, que peu de précautions pour l’empêcher. Lorsque le desordre occasionné par le premier moment d’alarme eut commencé à disparaitre ; le gouvernement prit sérieusement des mesures éfficaces pour mettre l’Irlande dans un état respectable de défence. Des corps considérables se leverent avec zéle dans toutes les différentes villes. On fit passer beaucoup de troupes de l’Angleterre, on en garnit particulièrement les endroits dans le Nord, qui avaient montrés des dispositions séditieuses ; on leur donna des chefs actifs, fermes et expérimentés, et enfin lorsque le gouvernement eut sagement et prudemment pris toutes les mesures qui pouvaient lui assurer le succès, (mais pas auparavant) il se disposa à user de rigueur contre les mécontens.
Il fit ordonner par les généraux, à tous les paysans de rendre leurs armes et de venir prendre le serment d’allegiance. Les Irlandais unis, qui depuis longtemps s’était accoutumés à n’obéir qu’aux ordres de leurs chefs, et à, regarder avec dédain le gouvernement et les soldats, ne parurent d’abord faire aucun cas de ces ordres ; mais voyant bientôt que l’on mettait effectivement à éxécution, les voies de rigueur dont on les avait menacés ; que l’on brulait leur maisons, qu’on les emprisonnait et que dans le cas où on les trouvait illégalement assemblés, on tombait dessus à main armée pour les disperser sans le moindre ménagement : ils passerent dans un clin d’oeil (pour ainsi dire) de l’audace à l’épouvante, et la plupart s’emprèsserent de se soumettre à ce que l’on éxigeait d’eux.
Il est fort extraordinaire qu’à cette époque, les troubles d’Armagh se renouvelèrent et que les querelles de religion de ce comté servirent puissament à appaiser les troubles politiques des Irlandais unis, comme ceux-cy quelques mois auparavant, avaient presque totalement fait disparaitre ceux d’Armagh.
Le renouvellement des divisions religieuses d’Armagh, a été suivi d’assassinats horribles et de revenges épouvantables, d’un parti sur l’autre ; les Orange Men accompagnaient les Magistrats, lorsqu’ils allaient faire quelque expédition et plusieurs parmi eux ayant été united, ils découvraient les armes et commettaient souvent des éxcès, que l’on doit toujours attendre des basses classes du peuple, lorsqu’elles ont les armes à la main et se voyent protégées. Les Catholiques ne pouvaient pas absolument être reçu parmi les Orange Men, même après avoir prêté le serment de fidélité. La plupart des habitans de cette partie, faisaient serment de n’avoir jamais été Irlandais unis, de ne l’être jamais et même de ne savoir ce que c’était. Dans le fait, leur querelle étant d’une autre nature, il est fort simple de penser qu’ils ne l’ayent pas abandonné pour se joindre aux autres.
J’ai connu un brave commandant qui ne voulait absolument se servir d’aucuns des deux partis et était toujours prêt à secourir l’opprimé et le plus faible de quelque parti qu’il fut. C’était fort beau à lui, mais on doit sentir qu’il fallait qu’il eut une grande force en main, pour faire taire les mutins, car autrement les deux partis, eussent fort bien pu se joindre contre lui. Quoique des divisions pareilles soyent certainement un grand malheur ; cependant dans certaines circonstances, elles peuvent sauver un état lorsqu’un gouvernement habile fait les ménager adroitement et se servir des animosités particulieres, pour tenir tous les partis en bride les uns par les autres et les empêcher de se réunir contre lui.
Quoique je n’aye pas entendu dire, que les Orange Men ayent cette fois, mis en usage les menaces de Connaught où l’Enfer : on voyait cependant que leur premier mobile, de faire déguerpir les Catholiques, était toujours celui qui les dominait ; mais la maniere était moins terrible ainsi qu’on le va voir, Le commerce étant alors très languissant dans le Nord et les ouvriers restans sans travail et exposés de plus à la fureur de leurs énnemis : on fit adroitement circuler parmi les paysans, une vieille prophétie de St. Jholm où Columb, qui declare aux fidéles, " qu’un tems viendra, ou la guerre et la famine dertuiront dans cette partie tous ceux qui n’auront pas embrassé les nouvelles erreurs ; mais, " ajoute la prophétie, " le massacre ne s’étendra pas au delà du Shannon, où au contraire les fidéles prospereront. "
On ajoutait à cela, que tout était à fort bon marché du côté de Limerick, de Galway et de Westport et que les ouvriers y trouvaient autant d’ouvrages qu’ils pouvaient en désirer et étaient bien payés. Ces bonnes gens, qui sont bien après tout, l’espèce la plus timide et la plus crédule de l’univers, partaient en foule la dessus, avec leur famille et le peu d’effets qu’ils pouvaient avoir, pour se mettre à l’abri des persécutions en se rendant de l’autre côté du Shannon. J’ai moi-même souvent rencontré de ces familles errantes, dirigeant leur marche de ce côté : le pere, la mere, portant à leur cou avec leurs effets, les enfans qui ne pouvaient marcher et suivis des autres, qui, comme eux étaient chargés du bagage et accompagnés du fidéle cochon et même de quelques volailles. C’est en causant sur la route, avec quelques unes, que j’ai connu la prophétie de St. Ikolm, et les rapports tentans, que l’on faisait courir sur le pays vèrs lequel il se dirigeaient.
Les habitans de la ville, à Armagh étaient tellement accoutumés à entendre parler des excès que la nuit avait produite qu’il les racontaient d’une maniere très indifférente : se pays voisin n’en était qu’à peine informé et je n’imagine pas que la centieme partie, en ait jamais été connu à Dublin. Dans le fait, de quelque côté que ces crimes fussent commis, c’était toujours une revenge et les plaintes que les paysans venaient en faire à la ville, étaient toujours faites de la maniere la moins propre à exciter de l’intérêt. J’ai vu un homme absolument ivre, venir se plaindre que son beaufrere avait été égorgé par un parti de quatre où cinq cents hommes qui étaient en marche sur la ville : son beaufrere avait bien effectivement été tué, mais c’était dans une querelle particuliere et les troupes ne trouvèrent personnes qui pensat à les opposer. Il arrivait aussi quelques fois (à ce qu’on m’a-dit) que par méchanceté, les paysans saccageaient et brulaient eux mêmes leurs maisons pour faire punir leurs ennemis. L’histoire suivante me parait incroyable. On m’a raconté qu’un paysan qui fut obligé par le Magistrat, de se raccomoder avec un autre, revint se plaindre le lendemain, accusant son adversaire de lui avoir dechiré l’oreille avec les dents : en l’embrassant, et tirant tout à coup son oreille de sa, poche il la montra au juge, qui comme on peut bien le penser, fut très choqué du fait ; sans plus d’information il envoya saisir l’homme et le fit mettre en prison. Celui-cy nia le fait et un chirurgien étant appellé, il fut prouvé que l’oreille avait été coupée avec un razoir et non dechirée avec les dents, et enfin que celui à qui elle appartenait, l’avait coupée lui-même, pour faire punir l’autre.
Ce pays, qui est certainement le plus beau de l’Irlande, est aussi celui où les habitans soient les moins traitables et ayent plus de rapport avec ce que les Anglais appellent wild Irish. L’animosité qui regne entre les différentes sectes, y a certainement contribué, mais s’ils n’avaient ce prétexte ils en trouveraient bientôt un autre. La véritable raison, c’est que la bonté du pays, y a attiré beaucoup d’etrangers qui s’y sont extrêmement multipliés et qui, à la longue, étant devenus trop nombreux pour pouvoir se partager le pays avec les anciens habitans, seraient bien aises de les expulser pour y rester seuls : les autres de leur côté, font le même raisonnement ; des querelles de voisins, qui ne seraient rien ailleurs, s’aigrissent par l’idée du tort qu’ils font. On prend parti, on se dispute, les coups de bâton roulent, et pour peu que les uns où les autres se voyent supportés, tout le mal qu’ils peuvent faire à leurs antagonistes, leur parait trés méritoire ; aussi quelque soit le parti que le gouvernement protége, il profitera avec délice et fureur de ce moment, pour assommer l’autre, et la haine est telle, que si le gouvernement protégeait seulement pour quinze jours un des partis, et qu’il revint ensuite à l’autre, il serait toujours sùr de les trouver.
Charlemagne ayant envie de transplanter une partie des habitans d’un Coin trop peuplé de ses états, et où d’ailleurs il craignait l’esprit d’insurrection, dans un autre qui ne l’était pas assez et dont il se croyait sùr, ordonna sans plus de cérémonie aux habitans de vuider le pays et de se rendre dans tel autre. Cette methode pourrait sembler bien cruelle et arbitraire dans un pays gouverné par la constitution Brittannique ; cependant elle épargnerait bien du tracas et préviendrait des querelles interminables, qui finiront par être la ruine de ce beau pays.
J’ai balancé quelque temps si je publierais ces détails : mais comme les troubles d’Armagh ont vivement excité la curiosité du public, j’ai cru devoir le faire et dans ce cas m’expliquer franchement, car un honnête homme peut se taire, mais quand il parle, il doit dire ce qu’il croit la vérité.
Il est assez singulier que des animosités, telles que celles que je viens de décrire, n’ayent cependant point detruit la sureté des chemins pour le voyageur, ni même pour qui que ce soit, pendant la journée. Après m’en être bien assuré, je résolus de continuer mon voyage dans ma maniere accoutumée, et je m’acheminai devèrs Newry : je m’accostai de plusieurs paysans, j’entrai dans une maison, on m’y donna du lait et des pommes de terre, de la même maniere que les paysans l’auraient fait dans une autre partie de l’isle ; si je n’eusse été informé des troubles nocturnes, j’aurais crù le pays dans la paix la plus profonde : je trouvai même un car qui s’en retournait à vide à Newry : le conducteur m’offrit de m’asseoir dessus : il me dit que son métier était de transporter des effets d’un bout du Royaume à l’autre, et qu’il venait de Westport à présent. Lorsque ce bon humain apperçut le clocher de Newry ; il ôta son chapeau et cria huzza, " voila, " me dit il, plus de quinze jours que j’ai quitté mes parens, it revives me to see the steeple of my place ! " ... je ne pus m’empêcher de penser, qu’il était effectivement bien heureux . . . . .
Lorsque nous approchâmes de la ville, suivant leur usage, il me demanda mon nom et de quel pays j’étais ? comme à mon ordinaire aussi, pour éviter plus de questions, je lui dis que j’étais Écossais, et que je m’appellais Mac Tocnaye.
Newry est située au milieu de hautes montages et cependant jouit de tous les avantages de la plaine : la mer n’est qu’à trois où quatre milles et les vaisseaux y remontent aisément par l’embouchure de la riviere et du canal, qui va de là se joindre au lac Neagh. Il s’y fait ordinairement un commerce considérable en toiles, mais les troubles l’avaient rendu bien languissant. *
- L’année d’avant les troubles en 1794, un Marchand à Newry, à vendu à ma connaissance, pour plus de quatre vingt mille livres sterlings de toile et a fait dessus un profit de trente milles livres Sterlings.
Les divisions ici, n’avaient presqu’aucun rapport à celles d’Armagh : elles ressemblaient assez à celles de Belfast et étaient entièrement politiques. Quelques tems avant mon arrivée le militaire avait usé de rigueur, et malheureusement une fois un peu trop légèrement, sur de faux avis ; il y eut dans cette occasion dixhuit hommes de tués. Quelques gens vinrent rapporter à la ville, qu’une troupe d’united s’était retirée dans un petit bois, avait commis quelques déprédations, et attaqué les volontaires du corps de milice. Sur cet avis les troupes monterent à cheval et en se rendant à l’endroit qu’on leur avait indiqué, elles saccagerent plusieurs maisons et fusillerent plusieurs malheureux qu’elles virent s’enfuir devant elles. Le rassemblement du bois, était de la même espèce de gens, que la peur y avait fait chercher asyle sans arme, ni provision ; avant, que ce ne fut su, il y en avait eu dixhuit de fusillés.
Le régiment de cavalerie qui était alors à Newry, était Gallois, et un corps nouvellement levé. Lorsqu’il passat en Irlande, les cavaliers y vinrent avec les préjugés Anglais, s’imaginant trouver les Irlandais à demi sauvages et de plus dans un état complet d’insurrection ; en conséquence, ils débarquerent comme dans un pays ennemi et dans le commencement surtout, se rendirent fort redoutables aux habitans. Je conviens avec tout cela, que la terreur qu’ils ont inspiré, n’a pas laisse dans bien des cas, d’être très utiles et je ne doute pas, que les habitans de Newry ne se rappellent longtemps des anciens Bretons.
Je quittai bientôt ce pays et quoique j’y reçus quelque politesse, ce fut avec plaisir, car j’abhorre ces querelles ; Mr. Pitt et Mr. Fox m’avaient déjà tourmenté tout l’hiver, et c’était parbleu bien assez. Au fait cependant, on est très raisonnable en Irlande sur la politique : le sujet étant très sérieux, on trouve peu de division dans la société parmi les gens aisés, et comme tout le monde est supposé être du même avis, on ne vous fait pas de mauvaises querelles, parce que vous avez diné chez Pierre, où chez Paul. On y parle fort peu de ces troubles et certainement beaucoup moins que dans la grande Bretagne : à Newry même, ma lettre de recommandation était pour un homme qui avait été arrêté quelques temps avant, et avait été délivré sur caution : loin que l’on me sut mauvais gré d’avoir accepté un logement dans sa maison ; des personnes d’une opinion très différente me dirent, " c’est fort bien fait ; il faut tirer du diable ce qu’on peut. "
Je traversai cette châine étroite de montagnes qui se trouvent près de Newry, et j’apperçus avec peine que leurs habitans avaient beaucoup plus souffert que leurs voisins : je vis un grand nombre de maisons que l’on avait brulées, pour forcer le maitre à rendre ses armes. Le paysan se conduisait d’une maniere particuliere dans ces occasions ; il niait d’abord qu’il en eut aucune : on le menaçait de bruler sa maison, et on y méttait le feu sans qu’il parut ébranlé mais lorsqu’elle était brullée entièrement, son courage l’abandonnait et il est plusieurs fois arrivé, qu’il s’en allait alors fort tranquillement déterrer un fusil dans les bruyeres, qu’il remettait aux Magistrats : il semblerait qu’il eut beaucoup mieux valu le faire avant. Il n’y a pas de doute non plus, que bien des gens innocens, n’ayent soufferts sur la délation fausse de quelques frippons leurs ennemis : c’est fort malheureux, mais il est absolument impossible que cela ne soit pas dans des cas pareils. J’ai cru remarquer que le paysan ne faisait tant de difficultés pour remettre ses armes, dans certains cas, que parce qu’il en regrettait la valeur intrinséque : si on eut offert de lui en payer le prix où même la moitié, je crois qu’il n’eut pas, à beaucoup près, fait la même cérémonie.