Promenade aux cimetières de Paris/Introduction


INTRODUCTION.


L’usage était, avant la révolution, d’enterrer les morts dans l’intérieur des villes. Les prêtres du christianisme, suivant à la lettre ce précepte de l’évangile, qui recommande à l’homme de penser sans cesse à la mort, avaient multiplié, autour des chrétiens, les images, les simulacres et les établissements qui pouvaient, à chaque instants, leur rappeler cette idée mélancolique et salutaire. Voilà pourquoi les prêtres, dans le temps qu’ils avaient une si grand influence sur la société, introduisirent la méthode d’ensevelir les morts, au milieu même des habitations des vivans.

Les anciens brûlaient les corps des personnes décédées, et ensevelissaient leurs cendres loin des villes, et dans des solitudes écartées, où tout inspirait la tristesse et la mélancolie. Un silence solennel et mystérieux régnait dans ces sombres asiles du trépas ; et si quelques hommes des grandes famille de la nation élevaient des tombeaux à leurs proches où à leurs amis, c’était toujours à la campagne et loin des villes qu’ils les plaçaient : ils se plaisaient à fixer la dernière demeure des personnes qu’ils avaient chéries, dans des endroits retirés, sous l’ombrage de quelque arbre, ou sur les bords d’un ruisseau, dont ils croyaient que le doux murmure réjouissait les mânes du défunt.

De tous les peuples de l’antiquité, les Romains furent les premiers qui négligèrent cet usage d’éloigner les morts du séjour des vivans. Leur coutume était de placer les tombes des morts sur les bords de ces grandes routes, qui partaient de la ville éternelle, comme d’un centre commun, pour se rendre dans les différentes provinces de l’Empire ; ces tombes, ainsi disposées autour de la ville de Rome, s’étendaient, sur certaines routes, à plus d’une lieue. La voie Appienne était surtout célèbre par les magnifiques tombeaux qui la bordaient, et les voyageurs qui venaient, pour la première fois, à Rome, étaient tout étonnés de voir qu’il leur fallait traverser une ville des morts, avant d’entrer dans la ville capitale du monde.

Cet usage, de disposer ainsi les monumens destinés à renfermer les dépouilles des humains, ne manquait point d’une certaine philosophie ces monumens apprenaient à l’homme à se bien conduire, en leur montrant incessamment le néant des choses de la terre Cependant il nous semble que cette vue continuelle du passé, que ce spectacle répété de la mort devait, à la longue, perdre beaucoup de son effet Les sensations qui se renouvellent trop souvent, s’émoussent bientôt et deviennent presque nulles pour le cœur de l’homme. Nous avons toujours remarqué que la vue inopinée d’un tombeau, dans un lieu solitaire, faisait sur le spectateur une impression bien plus durable que l’aspect habituel des cimetières. L’homme veut être surpris dans ses sensations, et telle est son essence, qu’il perd bientôt de vue ce qu’il voit trop souvent. Il n’est point, par exemple, d’individus qui pensent moins à la mort, et en aient moins de peur, que les fossoyeurs, et ces hommes destinés à conduire les corps des décédés, que le vulgaire, à Paris, toujours plaisant, même dans les choses les plus graves, désigne sous le nom caractéristique de croque-morts.

Quoi qu’il en soit de ces réflexions, que notre sujet fait naître malgré nous, les prêtres chrétiens, guidés, ainsi que nous l’avons dit plus haut, par une explication forcée d’un précepte de l’évangile, exagérèrent encore l’usage des Romains. Pour rendre, autant qu’il leur était possible, l’idée de la mort toujours présente à l’imagination des peuples qu’ils dirigeaient, ils fixèrent la sépulture des chrétiens dans l’intérieur même des villes. De vastes cimetières furent, en conséquence, disposés autour des églises, et formaient, pour aisi dire, les parcs et les jardins de ces maisons de Dieu. Chaque église paroissiale avait le sien, et les hommes, chacun dans leur paroisse, allaient tous, à la fin de leur vie, se réunir sous les yeux du Dieu du temple, à ce grand dépôt de la mort.

Pendant long-temps l’égalité du trépas fut gardée dans ces asiles lugubres. L’homme riche et l’homme puissant venaient indistinctement dans les cimetières prendre leur place à côté du faible ou du pauvre. Nul signe de distinction ne servait à les faire reconnaître les uns des autres, et la croix sépulcrale, et l’herbe des champs, image sublime de la vanité des hommes, couvraient également les deux tombes

Mais quand la première sévérité des temps anciens du christianisme se fut ralentie, quand l’humilité des premiers fondateurs de la religion eut dégénérée en orgueil chez leurs successeurs, et que surtout les princes de la terre eurent reconnu la loi du Seigneur, alors avec le luxe naquit, dans l’église devenue riche, le goût des honneurs et des distinctions. D’abord, pour faire leur cour aux grands du monde, les prêtres de l’église chrétienne permirent aux seigneurs et aux personnes riches de se distinguer du vulgaire, en désertant la sépulture commune des cimetières, et se faisant enterrer séparément dans les temples. Ensuite les pasteurs eux-mêmes, envieux d’avoir des honneurs et des distinctions semblables, adoptèrent à leur tour l’usage des sépultures particulières, et les établirent également dans les églises.

Cet usage était devenu si commun, que le pavé des temples était tout entier composé de tombes, sous lesquelles reposaient les corps de ceux qui avaient obtenu des concessions particulières. De longues et emphatiques épitaphes, qui toutes rappelaient les titres du défunt, bien plus que ses vertus, se lisaient sur ces pierres sépulcrales. Nous le dirons avec franchise, cette méthode de déposer ainsi les morts sous le pavé des églises, nous a toujours semblé aussi indécente qu’insalubre. Ceux qui recherchaient ces sortes de sépultures le faisaient pour se distinguer du peuple, et souvent leur tombe recevait plus d’outrages et plus de mépris que la terre légère qui couvrait les os du pauvre, dans le cimetière commun. Une multitude sans cesse renaissante, et la plupart du temps très-peu respectueuse, foulait aux pieds et la cendre de ces morts orgueilleux et leurs pompeuses épitaphes. Étrange et consolant effet de la justice divine ! La cendre de ceux qui voulaient ainsi se séparer du reste des humains était moins respectée que celle de ces hommes dont la mort avait été aussi humble que la vie ; et l’obscur campagnard, qui ne fut connu que par sa vertu,

…Qui, de son rang, faisant rougir le sort, Servit son Dieu, son roi, son pays, sa famille ; Qui grava la pudeur sur le front de sa fille, Par le respect des siens est encore honoré…

Bientôt même l’honneur d’être ainsi enterré dans la maison du Seigneur, et sous le pavé des temples, ne suffit plus à l’orgueil des grands. A cet usage succéda celui d’ensevelir les morts de quelque importance dans des espèces de caves sépulcrales voûtées, que l’on creusait sous le chœur des églises. La vanité humaine est une passion tellement contagieuse, qu’en peu de temps cette méthode devint aussi générale que la première. Le sol des églises, creusé à de grandes profondeurs, forma d’immenses souterrains, où, dans des cercueils de plomb, étaient déposés les cadavres de ceux à qui ils avaient été concédés. Chaque église paroissiale avait ainsi un plus ou moins grand nombre de ces caveaux. La plupart du temps ils appartenaient aux seigneurs des paroisses, et quelquefois aux archevêques, évêques, abbés commandataires, curés, etc. Des générations d’hommes puissans venaient ainsi s’engloutir dans ces lieux souterrains ; et souvent, malgré les inscriptions louangeuses gravées sur la pierre ou sur le marbre, leur mémoire périssait avec leur existence le lendemain de leurs obsèques.

L’usage de renfermer ainsi la cendre des morts célèbres, dans l’intérieur des temples, outre qu’il était peu convenable à la majesté du lieu, avait encore l’inconvénient de donner à l’architecture une direction fausse et ridicule. Obligée de proportionner à la petitesse des édifices les monumens destinés à honorer, aux yeux de la postérité, la mémoire des grands hommes, les architectes chargés de les ériger n’ont produit que des ouvrages mesquins, indignes à jamais d’être exposés an grand jour, et dans le vaste champ de la nature. Nous le demandons, quel effet produiraient, isolés dans la campagne, ou, à l’exemple des Romains, sur nos routes, ces tombeaux surchargés d’ornemens, dont les masses sont si écrasées, et qui ont à peine, dans leurs plus grandes dimensions, douze pieds carrés ? Assurément cet effet serait nul, et c’est tout au plus si les regards ces tombeaux, connus sous le nom de Louis XII, François Ier, Richelieu, etc., et qui pourtant sont ceux que l’on peut citer avec quelque éloge. Aussi les artistes ont-ils déploré dans tous les temps cette manie d’ériger dans les temples ces sortes de monumens. Les poètes eux-mêmes se sont élevés contre cet usage, et nous avons, sur ce sujet, des vers de Delille, que nous nous empressons de citer.


Eh ! pourquoi donc cacher, barbares que nous sommes,
Loin de l’éclat du jour, les tombeaux des grands hommes ?
Oh ! que tels n’étaient point ces peuples d’autrefois,
Si rians dans leurs mœurs, si sages dans leurs lois :
En foule dispersés dans un beau paysage,
Les tombeaux d’un héros, d’un poète, d’un sage,
A l’œil religieux s’offraient à chaque pas ;
Le grand jour en chassait les ombres du trépas :
Mollement inclinés sur ces mânes célèbres,
Des arbres leur prêtaient leurs plus douces ténèbres ;
L’olivier, cher aux morts, symbole de la paix,
Les lauriers triomphans, mariés aux cyprès,
Ombrageaient les vertus, les arts ou la victoire.
On croyait parcourir les jardins de la gloire ;
Le deuil s’y dérobait sous l’éclat des honneurs,
Et leur noble aiguillon pénétrait dans les cœurs

Loin donc ces noirs réduits, loin ces dômes funèbres !
C’est vouloir du trépas redoubler les ténèbres ;
C’est d’un indigne exil flétrir les morts fameux.
Ah ! laissez, relégués dans leurs caveaux pompeux,
Sous le marbre imposteur qui flatte encor leurs ombres,
Tous ces rois fainéans, qui, sous ces voûtes sombres,
Ont changé de sommeil, et qu’a jetés le sort
Du néant de leur vie au néant de la mort.
Mais pourquoi m’y cacher les manes de Turenne ?
Leur cendre assez long-temps s’honora de la sienne…

Cependant ces différens usages d’enterrer les morts au milieu des villes, dans les cimetières et dans les églises, avaient de graves inconvéniens. Quand venait la décomposition de tous ces corps, déposés souvent à peu de profondeur, dans le sein de la terre, des exhalaisons putrides et malfaisantes s’élevaient de ces dépôts du trépas, portaient les ravages parmi les vivans, leur causaient souvent des maladies contagieuses, et les faisaient, avant leur terme, descendre dans ces tombes qui les avoisinaient.

Mais tel était alors l’empire de la superstition, que, malgré les exemples fréquens des accidens causés par cette trop grande proximité des cimetières, les hommes ne pensaient pas même qu’il leur fût permis de les éloigner. Des odeurs cadavéreuses et pestilentielles s’élevaient sans cesse des tombes et des caveaux creusés sous les églises, et les prêtres qui les respiraient continuellement, et les fidèles, que souvent elles suffoquaient, ne songeaient point à s’en plaindre.

Il fallut que les hommes s’éclairassent, et que la superstition perdit de son autorité, pour qu’enfin le bon sens se fit entendre, et qu’on pût se persuader qu’il était dangereux d’habiter trop près des cimetières.

Cette utile révolution, désirée depuis long-temps par tous les hommes qui s’occupent de l’art sanitaire, n’eut cependant lieu que dans le siècle dernier. Paris commença à donner l’exemple, et ce fut lorsqu’enfin le sage et paternel gouvernement de Louis XVI se fut convaincu de l’urgence d’éloigner ces foyers de contagion, qu’on s’occupa d’abord de fouiller le charnier des Innocens, et de transporter tous les ossemens qu’on y trouva dans le vaste dépôt des catacombes (voyez ce mot). Ce cimetière, l’un des plus encombrés de Paris, était surtout dangereux par sa position, au milieu du quartier le plus populeux de la capitale. La fouille en fut terminée, en 1788. On défonça ainsi successivement, de la même manière, plusieurs autres cimetières ; et enfin, en 1790, au moment où la révolution venait, comme un torrent, renverser tous let usages, un décret de l’assemblée nationale ordonna à toutes les villes et villages d’abandonner les anciens cimetières pour s’en créer de nouveaux hors de leur enceinte, et défendit d’enterrer désormais les morts dans l’intérieur des églises. Ce décret, dont le but était sage, mais dont l’exécution fut insensée, servit de prétexte à toutes ces barbares dévastations, qui eurent lieu, en 1793, et qui firent disparaitre du sol de la France une foule de monumens aussi précieux, sous le rapport de l’art, que sous celui des grands souvenirs qu’ils rappelaient.

Depuis cette époque, trois grands cimetières furent établis hors de Paris, pour suppléer à la suppression de ceux qui étaient dans l’intérieur. Ces cimetières sont ceux de Montmartre ou du Champ du Repos, du père La Chaise ou de Mont-Louis, et de Vaugirard. Il en est un quatrième, appelé de Sainte-Catherine, qui est encore dans l’enceinte de Paris, mais que l’on promet de faire disparaitre aussi bien que les autres. Nous allons en parler successivement, en faire la description, et mentionner les tombeaux les plus remarquables qui s’y trouvent.