Prométhée (Gilkin in chrestomathie de Sensine)

Prométhée[1].

Le titan Prométhée a fabriqué des statues d’hommes et de femmes qu’il a réussi à animer, malgré les dieux, par l’influence de son immense amour ; il a ainsi créé l’humanité, mais une humanité malheureuse. Les hommes, terrorisés par la nature, sont devenus méchants et ont proscrit leur bienfaiteur ; seuls quelques jeunes hommes sont restés purs et viennent le trouver dans sa retraite, d’où Zeus l’arrachera bientôt pour le clouer sur le rocher et le livrer à l’aigle qui lui dévorera le foie jusqu’au jour de la délivrance. — Dans la scène qui suit, Néogène vient demander à Prométhée pourquoi les hommes l’ont abandonné. Il répond.

Prométhée

Ne suis-je pas le contempteur des dieux
Et l’éternel rebelle ?
Les prêtres m’ont maudit. Ils m’appellent le Mal,
Le Tentateur et l’Adversaire.
Le sol que je touchais devint un lieu fatal
Où devait tomber le tonnerre.
Tu demandais tantôt comment m’avaient quitté
Les hommes, ô mon fils : les hommes m’ont chassé.


Anticrate

Ô race ingrate et lâche, où tout ce qui s’élève,
Pensée ardente, amour divin, sublime rêve
De liberté sacrée ou de paternité,
Est aussitôt proscrit par la brutalité !

Nêogène

S’il naît un homme fier, dans les fers on le traîne.
Des chaînes pour le penseur,
Des chaînes pour l’inventeur,
Des chaînes, des chaînes, des chaînes
Pour le libérateur !

Anticrate

Sont-ce là tes enfants ? Ah ! que tu les maudisses !
Que, sous les pieds des dieux despotes, à jamais
Ils croupissent
Dans leurs stagnantes lois comme au fond d’un marais !
Qu’un air empoisonné dessèche leur poitrine !
Que le brillant soleil au fond du ciel en deuil
Voile à jamais pour eux sa prunelle divine !
Ténèbres dans leur cœur ! Ténèbres dans leur œil !
Que les vents indignés soufflettent leur visage !
Que leur foyer s’éteigne au souffle de l’orage !
Puisqu’ils aiment le fer, puisqu’ils aiment le sang,
Qu’ils tombent égorgés sous les pieds des puissants,
Et que tes fils ingrats se ruant aux batailles,
Répandant sur le sol leurs sanglantes entrailles,
Disparaissent du monde et laissent ta bonté
Donner à l’univers une autre humanité !

Prométhée

Taisez-vous ! Taisez-vous ! Je les aime toujours !
Vos malédictions sont de tristes blasphèmes !
Aimons ! Il faut aimer ! Il faut que notre amour
Tente au moins d’élever jusqu’à lui ceux qu’il aime.

Olympos

C’est en vain que tu leur pardonnes.
Tu ne peux plus pour eux être ce que tu fus.
Abandonne à leur sort tous ceux qui t’abandonnent ;
Puisqu’ils t’ont renié, va, ne les connais plus !
À quoi bon désormais leur porter la lumière ?
Comment veux-tu qu’elle éclaire
Leurs opaques cerveaux ?

Laisse-les à leur nuit qui hait le jour nouveau !
S’il est au milieu d’eux quelques âmes plus fières,
Elles sauront suivre nos pas.
Et nous, nous qui t’avons cherché partout, ô Père,
Reçois-nous dans tes bras.
Tu trouveras en nous des fils selon ton âme.
Souffle au fond de nos cœurs et reconnais ta flamme,
Toi l’éternel porteur de feu !
Altérés des secrets de la terre et des cieux
Nous boirons à longs traits comme un vin savoureux
Les fortes vérités dont ton esprit s’enivre.
Où l’aigle peut monter, l’aiglon saura le suivre,
Amoureux du soleil, ivre d’immensité
Et fou de liberté !
Prends-nous ! Fonde avec nous l’humanité nouvelle !
Tu verras s’incarner en elle,
Loin des tristes ingrats qui ne peuvent t’entendre,
Ta sublime pensée et ton cœur grave et tendre.

Prométhée

J’aime tous les humains, même les plus honteux,
Car leurs fils à vos fils seront, un jour, semblables.

Anticrate

Ils t’ont chassé. Vas-tu t’en retourner vers eux ?

Prométhée

Les dieux seuls ont tout fait ; les dieux seuls sont coupables.
Ô mes enfants, il faut arracher l’homme aux dieux !

Néogène

Comment t’y prendras-tu ? Les dieux sont redoutables.

Prométhée

L’invincible savoir démasquera leurs fables.

Néogène

Ils ont pour eux les lois, la foi, la sainteté.

Prométhée

J’ai pour moi la justice et j’ai la vérité.

Anticrate

Qui donc convaincras-tu ? Nul ne voudra te croire
Et tu verras passer les siècles, sans victoire.

Prométhée

Les siècles passeront, je lutterai toujours

Avec la liberté, la science et l’amour.
J’éclairerai les cœurs que les ténèbres rongent.
Je confondrai les dieux au fond de leurs mensonges.
Je montrerai comment ils se moquent, là-haut,
Des hommes accablés de peines et de maux
Et comment, en dépit des pieux sacrifices,
Ils laissent, en riant, redoubler leurs supplices.
Je ferai voir partout l’injuste et le méchant
Perpétrant ses forfaits sous leur œil indulgent.
Le monde qu’ils ont fait n’est que meurtre et que haine ;
Il y coule sans cesse un long fleuve de sang.
Du plus faible animal jusqu’à l’homme puissant,
Tous les êtres, obéissant
Au pouvoir des dieux qui les mène,
Se déchirent et se dévorent
Et font de la terre un charnier
Où, jusqu’à la mort du dernier,
Ils s’entr’égorgeront encore.
Telle est l’œuvre des dieux ; je la dénoncerai
Et l’homme frémira dans son cœur ulcéré.
Alors illuminé d’une effroyable aurore,
Éclatant en sanglots, il maudira les cieux
Et dira comme moi : Tout le mal vient des dieux !

  1. Extrait de la scène V de Prométhée, poème dramatique en VII scènes (1899).
    L’auteur, tout en s’inspirant de la tragédie d’Eschyle, qu’il a incorporée dans son poème, a fait de celui-ci quelque chose de très original. Voir page 106, note 5, et page 300, note 1. La mythologie parle tantôt d’un vautour, tantôt d’une cigale qui torture. Prométhée.