Prométhée (Des Essarts)



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PROMÉTHÉE.

Oh ! que d’années sur ma tête renversée ! que de sang au bec du vautour ! que cette douleur physique est amère et humiliante ! sans les chaînes qui tordent mes bras, je serais déjà courbé comme un serpent ; mais ces chaînes ne s’useront jamais dans ma chair, elles ont été rivées pour l’éternité. J’ai besoin de jeter un cri d’agonie ; puis j’en écouterai pendant un siècle l’écho prolongé, mais stérile. J’ai besoin de maudire, fût-ce moi-même, de m’assurer que je puis sentir et exprimer un reste de passion. Jupiter ! Jupiter ! tu ne t’es rappelé ton pouvoir sur moi que pour me frapper : du jour où tu me trouvas coupable, tu te dressas persécuteur. Tu n’eus pas plus de pitié que je n’avais eu de crainte. Mon crime fut celui d’un dieu : ta vengeance celle d’un homme.

LE CHŒUR.

Qui parle ainsi ? qui pleure à sanglots ? est-ce toi, Prométhée, toi qui as ouvert à tant de créatures avides, de voir un monde où elles pourront à peine découvrir sans jamais toucher ce qu’elles auront découvert ? Dans nos nuées, dans nos plaines, dans nos fleuves, sous la masse mouvante des océans, ta plainte est parvenue à nos oreilles. Non, tu n’es pas seul ; tu es entendu et maudit. Désespère ! frémis sous les regards curieux des esprits que tu as attirés ; ils ne te donneront pas longtemps la consolation de te parler, de t’accuser. Ta plaie s’est ouverte ; elle vomit un sang noir, qui découle de ton sein comme un ruisseau impur. Compte, avec la mémoire du passé, l’éternelle vengeance ; compte toutes tes angoisses, toutes les imprécations qui ont brûlé à la fois et rafraîchi tes lèvres, toutes les larmes que tu as invoquées et cherché à tirer du fond de tes yeux desséchés. Ton poëme embrassera un même cercle de douleurs, et là encore gît ton désespoir à toi, ambitieux, cœur ardent, qui repousses surtout l’uniformité de ton supplice. L’éternité durant, tu peux fixer le soleil et voir où lui manque ce rayon que lui déroba ta main insensée.

PROMÉTHÉE.

J’ai cru entendre un orage de voix irritées ; mais ni menaces, ni reproches n’effraient, quand ils suivent l’effet le plus terrible de la colère ! Je me sens presque fort de ce que je souffre pour ne pas redouter d’autres souffrances. Vous ignorez, ô divinités pressées autour de moi, que dans ce monde les douleurs, ingénues ou coupables, se doivent regarder de loin, et qu’on ne se baisse pas sur les bords d’un vase empoisonné sans y laisser tomber sa vie. Craignez d’approfondir le jugement du Maître Éternel ; il y a peu de différence entre l’équité et l’aveugle emportement, et si l’être foudroyé se relève un instant pendant les dernières palpitations de son cœur, on ne peut l’accuser sans pitié, ni lui refuser des larmes à la place de son sang. Pour moi, cloué sur ma dure montagne et comme dans la tempête, je ne veux pas de pitié : je me la suis déniée. La longueur, la grandeur de ma détresse me l’ont rendue presque supportable, en renonçant à un avenir corrigé, je me suis interdit de maudire le présent inévitable. Jupiter s’est lassé ; ainsi je m’endormirais dans mon supplice uniforme, si la vigilante conscience ne s’agitait pas au centre de mon cœur.

LE CHŒUR.

La justice ne se rachète pas ; l’épée qui frappe ne sait pas guérir ; le temps ne relève pas ce qu’il a détruit. C’est au méchant à se haïr. Sorti de l’ordre du bien, il ne peut même plus désirer d’y rentrer. Par ce qu’il supporte, il se doute de ce qu’il a perdu, et plus son supplice est grand, plus devait être grande sa félicité sans les souillures dont il s’est couvert.

PROMÉTHÉE.

Ai-je assez vu de nuits se coucher sur la terre et lui donner leur mystérieux baiser de paix ! Tout s’enveloppait de voiles, tout se pénétrait de sommeil ; tout corps se livrait au repos, toute âme s’ouvrait aux songes fortunés, excepté mon âme, excepté mon corps. Je restais éveillé à percevoir la tranquille haleine du monde endormi, ou bien à assister forcément aux crimes des bois, aux adultères des villes. Ai-je assez vu de jours où mon œil ébloui n’a pu se fermer sur les vertes feuillées qu’il distinguait au loin ! C’était le temps du travail, des chants allègres, le temps des moissons dorées, des vendanges chancelantes, des danses entrelacées ; mais moi, je restais seul dans mon désert, où retentira à jamais la parole puissante qui m’a déshérité du mouvement et de la faculté, en me conservant la pensée qui me ronge et la vie qui se répare.

LE CHŒUR.

Sans repos soient tes nuits, sans joie tes jours ! Compte les heures, une à une, comme s’il en était qui dussent t’apporter quelque soulagement ; irrite-toi de ton impuissance devant cette terre qui agit et jouit en ta présence, et hors de toi.

PROMÉTHÉE.

Bien dit, voix de l’oracle ! vous ne m’enseignerez rien de nouveau sur mes sensations. Mais vous ne savez pas non plus s’il n’a pas été curieux pour moi le spectacle de cet univers creusé si profondément par le doigt du Destin ; si je n’ai pas eu à réfléchir sur la foule qui presse ses flots ou les disperse au vent de ses passions déchaînées. J’ai vu des lieux visités seulement par le soleil, des plaines inconnues et d’une abondance inféconde : un homme y aborda sur sa barque, un autre y pénétra sur son cheval sauvage : ce leur fut un avertissement sacré. À l’imitation du ciel, ils bâtirent un toit pour se protéger ; des frères vinrent à leurs frères, des fils à leurs fils ; leurs maisons se trouvèrent des villes, leurs barques des flottes ; ils mirent leur image sur l’or, échangèrent des tributs, agitèrent le glaive, lancèrent les chars de guerre. Alors il y eut du tumulte, il y eut des cris et des prières, et je ne fus pas seul malheureux. La mêlée, ici, là, ne s’est plus ralentie ; des empires élevés au prix de tant de peines, la moitié s’est écroulée, ou, chancelante, ne rend plus qu’un son creux. Voilà ce que j’ai vu, aurore, splendeur, déclin ; voilà ce que je verrai encore, sans que s’use la patience, ni se rebute l’imprévoyance humaine, et je suivrai ce spectacle à travers le voile de ma propre infirmité, fixé à la même place par la main qui m’y précipita ; pendant que l’humanité accomplira ses destins, moi qui ai voulu créer, je survivrai à l’accomplissement des miens.

LE CHŒUR.

En vain tourmenterais-tu tes yeux à chercher le secret de ces catastrophes. Ce secret t’échappe. Tu ne peux, ô toujours téméraire, faire jaillir la vie hors les ruines, la vie contenue sous leur enveloppe de mort.

PROMÉTHÉE.

Et pourquoi ces empires sont-ils en deuil de leur splendeur ? Ils n’ont pas comme moi offensé les dieux. La plupart de leurs guerres, de leurs meurtres, ont eu un but utile, ou bien ils ont servi la seule ambition des génies puissants dont la multitude épousait la cause sans fureur, comme par l’ordre de Jupiter qui avait lancé ces génies à travers le monde. Ignorance, folie, crédulité, tel est le bandeau que tous les empires ont porté au front ; ce bandeau, il était épaissi par la volonté du ciel, et les empires n’eussent pas dû succomber avant de l’avoir soulevé. Peu ont méconnu le principe de leur naissance ; les noms divers ont été l’expression, le déguisement de leur pensée religieuse. Mais la pensée resta une, et les empires, condamnés à mort, furent trouvés à genoux devant l’autel. Oh ! si toute chose humaine emporte sa destruction avec elle, il y a grandeur et gloire dans ce besoin de se prémunir par la révolte contre l’inattention odieuse du ciel. Le ciel ne semble-t-il pas frapper sans regarder et promener nonchalamment ses mortelles mains dans l’espace où il a semé la vie temporaire !…

LE CHŒUR.

Il blasphème ! il blasphème ! maudit soit-il ! il élève sa voix en imprécations, et ne songe pas que cette voix lui fut donnée par son créateur !

PROMÉTHÉE.

S’il m’a donné ma voix, au moins ne peut-il, m’ayant aussi doté de misère, m’empêcher de l’accuser. Ces facultés que nous tenons de lui, demi-perfection à laquelle il manque ou la tête ou la base, chef-d’œuvre tracé sur le sable, ces facultés, oui, nous rendent plus dure l’absence de celles qui nous manquent. Déjà sur la terre notre force ne sert qu’imparfaitement nos desseins, et si nous nous élançons par la pensée vers le séjour qui nous est promis, nous heurtons une volonté éternelle qui en barre l’entrée et, pour prix de notre audace, nous rejette violemment, tout nus, sur un sol froid et borné. Obéisse qui en a la force ! je ne l’ai pas eue. Moi, ma faute fut grande à ne pas me permettre le repentir. Ce que ne peut essayer l’homme, je crus l’accomplir. De la place où je me traînais, je m’élançai vers les plus hautes régions. J’étendis ma pensée et m’abandonnai à ses ailes sublimes ; ardent à courir au-devant de la lumière, je m’en laissais éblouir ; j’acceptais tout ce qui brillait à mes yeux, à mon esprit. Il y avait sur les visages qui me regardaient, tant de bienveillance pour moi, parce que je ne savais pas nuire ni lutter avec mes facultés ! Le temps creusa sous mes pas, et je fis ma première chute. En me relevant, je portai la main à mon visage, il était ridé ; à mon front, il était chauve. Aussitôt je compris les douleurs du corps, je compris cette profonde douleur de n’avoir pas su que la force, était limitée, qu’après un terme fixé d’avance, la réflexion impuissante vient à l’être qui vieillit et dégénère. Alors je luttai. — « Se peut-il, me dis-je, que je me survive désormais, et que j’aie une ardeur dévorante, mais vaine, d’arriver au secret de la divinité, quand je n’ai déjà plus toute la sève de l’homme ? privé des moyens, acceptons la tâche ; soyons fort sans force, en remplaçant nous-même celle qui nous avait été accordée, un matin de printemps, comme par dérision. » Je pris de la matière, je la façonnai à mon image. Puis, dressé sur la plus haute montagne, je guettai le soleil, comme s’il ne devait pas me voir en jetant sur moi sa lumière, et feignant de me vouloir échauffer, je lui dérobai un rayon de vie et d’immortalité.

LE CHŒUR.

C’est là ton crime. Devais-tu vouloir arriver à Dieu ou y faire arriver ton essai informe ?

PROMÉTHÉE.

Oh ! quelle ivresse de succès me gonfla le sein quand je tins mon trésor ! J’étais donc enfin dans la voie éternelle, incommensurée ; j’allais créer à mon tour, seul et fort comme le fut mon créateur ; seul, avec la faculté de m’entourer d’êtres, à ma volonté ! Déjà l’univers changeait devant moi, il me semblait que les vieux mystères qui se cachent au fond de tout, prenaient une parole pour s’expliquer d’eux-mêmes à mon intelligence ; je me crus associé au mouvement qui dirige et non plus emporté avec la foule, avec la poussière, avec la mort ! Comme j’étais avare de ce rayon glorieux ! Après l’avoir tant désiré, quand il courait attelé au char du soleil, je craignais de m’en servir, de ne le savoir pas appliquer, de mal allumer l’âme de ma statue encore inerte. J’allai à la statue, je pressai ces bras, ce visage, cette poitrine de matière compacte ; je travaillai et élevai encore son front, afin qu’il contînt les plus vastes idées ; je m’oubliai pour cet être qui allait exister, je le contemplai longtemps encore, silencieux comme lui, puis détournant la tête et approchant la flamme sacrée, je donnai la vie… Ô Jupiter ! c’était encore admirer ta puissance ; ma révolte n’était qu’un hommage rendu à la perfection de tes œuvres !

LE CHŒUR.

Mais ne vis-tu donc pas dans l’homme que tu créas la mesure de votre faiblesse à tous ?

PROMÉTHÉE.

Quand je crus terminée la fusion de la lumière vivifiante chez cet être devenu chair et action, j’osai me retourner. Oh ! dès lors commença mon châtiment ; je fus frappé sur le seuil de ma faute. Cet être avait la vie, il agitait les bras, mais son marbre s’était changé seulement en matière animée, sans qu’il coulât plus d’âme dans ce corps que dans le marbre tiré du bloc. Avec la chaleur j’avais créé le mouvement. Ma statue pouvait descendre de son piédestal et me suivre, sans savoir qu’elle me suivait ni pourquoi je donnais à ses pas la même direction qu’aux miens. Désespéré, j’en appelai au ciel ; pauvre fou que j’étais !… le ciel s’ouvrit, il laissa passer sa justice, sa justice foudroyante dont je suis le trophée éternisé. Je me souviens qu’au jour où, moi aussi, je créais, je pris en grande pitié les faibles hommes dont j’avais partagé l’héritage misérable : eh bien ! le résultat de ma faute rampa bientôt au-dessous du dernier homme. Cruelle, inévitable leçon ! Tantôt, je le reconnais, la force nous manque et tantôt la sagesse ; notre voix c’est du bruit, notre corps un peu de poussière, l’homme s’agite pour s’user, il monte pour descendre, il s’épuise à mourir, et s’il domine son tombeau, il se croit encore grand… Oui, je suis puni, oui, j’ai le front sillonné par la foudre. Mon cœur s’est embrasé de rage, parce que mes mains n’ont pas même pu menacer le ciel. Cependant, ô maître souverain, ta rigueur n’aura eu d’effet que sur moi. Partout où tu sévis, partout où tu pardonnes, on s’achemine audacieusement vers le mystère de ton être et de ton pouvoir. L’homme fait une trouée vers toi, son besoin de savoir se fortifie des obstacles ; en lui refusant l’accomplissement, tu ne peux lui défendre la volonté ; si bas que tu l’aies relégué, tu as oublié quelque échelon qui l’élèvera un jour jusqu’à toi. Crois-tu que l’homme, fatigué de son insuffisant bonheur, ne puise pas dans l’égoïsme assez d’amour divin, assez d’impatience du ciel, pour grandir violemment sa nature ? Ne savais-tu pas aussi qu’en symbolisant ma douleur, cette douleur trouverait de la pitié et soulèverait d’éternelles plaintes ; que sur mon rocher je représenterais l’humanité étroitement enchaînée ? Va ! l’exemple de mon châtiment se brisera contre l’insouciante ardeur de ceux qui se précipiteront sur mes traces vers la science. La science, je la vois empreinte du caractère des siècles, grave ou folle, pieuse ou athée, je la vois aspirer à saisir et lever le voile divin ; je la vois, à pas lents et mesurés, ou impétueux et mal calculés, pénétrer dans le labyrinthe inconnu pour arriver à un sanctuaire, imaginaire peut-être, du moins tant qu’on n’en aura pas trouvé les portes. Bien ! science humaine ! courage ! fille de la terre ! Je la vois déjà, je la vois toujours ! elle creuse de ses larges mains, elle efface, creuse encore, grave profondément, elle sue à édifier ; puis, obéissant à sa loi d’instabilité, elle laisse une époque railler, détruire le travail de l’époque qui l’a précédée, engendrée… Mais l’œuvre se lègue, se continue, et la science rajeunie, raffermie par son espoir, franchit les dernières limites et va sur le trône d’éternité s’asseoir, toute palpitante, auprès du Dieu immobile !…

Alfred Desessarts,