Prologue d’ouverture de l’Odéon

Théâtre, Texte établi par Maurice DreyfousG. Charpentier (p. 207-214).

PROLOGUE D’OUVERTURE


Récité le 15 novembre 1845 au théâtre de l’Odéon
PERSONNAGES

Le Directeur

Un esprit chagrin

Un garçon de théâtre

L’Esprit chagrin.
Eh bien, cher directeur, la nouvelle est donc vraie,
Vous jouez ?

Le Directeur.
Vous jouez ?Oui.

L’Esprit chagrin.
Vous jouez ? Oui.Pour vous l’entreprise m’effraye ;
L’Odéon, qui ne peut ni vivre ni mourir,
N’est jamais plus fermé que lorsqu’il vient d’ouvrir.

Le Directeur.
On a fait là-dessus mille plaisanteries :
Je le sais… Il poussait de l’herbe aux galeries ;
Dix-sept variétés de champignons malsains
Dans les loges tigraient la mousse des coussins ;
Une flore complète ; et plus d’un journaliste

Malicieusement en publia la liste.
Les ours du pôle arctique et les ours des cartons
Dans cet autre Spitzberg avaient pris leurs cantons,
Et par eux fut mangé le claqueur solitaire
Hivernant sous la neige au milieu du parterre.
Trouvant l’endroit propice à des repas de corps,
Près des acteurs, les rats grignotaient les décors.
Les poêles se chauffaient au moyen de veilleuses,
Simulacres de feux, lueurs fallacieuses !
L’abandon tamisait sa poussière partout ;
Des fils tombaient du ciel une araignée au bout,
Et, terreur du pompier le long des couloirs sombres,
Des directeurs défunts se promenaient les ombres ;
Suis-je bien informé ? Du moins, si je me perds,
Je plonge dans le gouffre avec des yeux ouverts.

L’Esprit chagrin.
Personne n’eut jamais caprice plus morose :
N’être pas directeur de l’Odéon est chose
Si facile, pour peu que l'on soit protégé !
Vous êtes né, mon cher, sous un astre enragé ;
Si vous m’aviez fait part de ce projet sinistre
J’aurais recommandé votre affaire au ministre ;
Il vous eût refusé… par faveur.

Le Directeur.
Il vous eût refusé… par faveur.Grand merci !
J’ai la prétention de réussir ici.
Oui cette belle salle étonnée et ravie,
Après un long sommeil s’éveillant à la vie,
Je l’espère, verra le public chaque soir,
Comme un ami fidèle arriver et s’asseoir.
Le lustre, ce soleil qu’on descend et qu’on monte,
Aux luttes de deux gaz saura trouver son compte,
Et choisira celui dont le jet radieux
Noircit moins le plafond tout en éclairant mieux.

Flûtes, cors, violons, feront rage à l’orchestre ;
La Muse à talons hauts et la muse pédestre,
L’une avec son péplum dans le marbre sculpté,
L’autre avec son jupon changeant et pailleté,
Ensemble, ou tour à tour, sérieuse ou fantasque,
Montreront la pâleur ou le fard de leur masque.
Chez nous les dieux de l’art auront des trônes d’or ;
Mais nous livrons l’azur à tout puissant essor,
Et le jeune poëte, éclairé par leur gloire,
Prendra place à leurs pieds sur les marches d’ivoire.
L’Odéon, temple ouvert à tous les immortels,
Même aux dieux étrangers dressera des autels.
Le génie est pareil, si la langue est diverse,
Astre à demi voilé, l’idée éclate et perce
Sous le nuage gris de la traduction :
Pour juger de l’étoile il suffit d’un rayon.
Quand on entend Molière, et Corneille, et Racine,
Caldéron se comprend, Shakspeare se devine.
Ô poètes sacrés, ô maîtres souverains,
S’il reste encore au fond de vos riches écrins
Une perle oubliée, une pierre enfouie,
Nous la ferons briller sur la foule éblouie ;
Sans redouter l’hélas ! sans craindre le holà !
Après l’Agésilas nous jouerons l’Attila.
Pour nous l’auteur du Cid vit dans toutes ses pièces,
Et Rotrou, délaissé, tente nos hardiesses.

L’Esprit chagrin.
Tout cela serait bon dans un pays connu,
Mais aucun Mungo-Park ici n’est parvenu ;
La carte vous relègue aux zones chimériques.
J’ai vu des gens chercheurs et trouveurs d’Amériques,
Qui, l’on ne sait comment, allaient on ne sait où,
Au Kamtchatka, dans l’Inde, au diable, à Tombouctou ;
Mais je n’en ai pas vu, quel que soit leur courage,

Capables de tenter ce périlleux voyage.
L’on part pour l’Odéon tout jeune, et, dans Paris,
L’on retourne vieillard avec des cheveux gris.
Il vous faut un railway pour vous rendre probable.

Le Directeur.
Vous voilà cependant.

L’Esprit chagrin.
Vous voilà cependant.Ce fait invraisemblable
S’explique : je demeure où finit le chemin,
Étant un naturel du faubourg Saint-Germain.

Le Directeur.
Remettez au carquois ces flèches émoussées ;
Nos armes par vos traits ne seront pas faussées,
Et ne nous criblez plus d’un sarcasme banal
Qui serait dédaigné du plus mince journal.
Qu’importent quelques pas ou quelques tours de roue ?
L’Odéon n’est pas loin quand Lucrèce s’y joue.
Antigone, malgré la route et ses lenteurs,
Attirait au désert deux mille spectateurs ;
Et la distance à tous paraissait exiguë,
Quand au bout de la route on trouvait la Ciguë.
Qui se plaint du chemin alors que le but plaît,
Hors les cochers de fiacre et de cabriolet !
Les Deux Mains de Gozlan, ont d’une étreiute adroite,
Uni la rive gauche avec la rive droite.
Ayons Hugo, Dumas, Ponsard, et, j’en réponds,
Nul ne regrettera de traverser les ponts.
Une pièce à succès, comète à longue queue,
Au centre de Paris peut mettre la banlieue.
Le théâtre est lointain, fût-il au boulevard,
Qui manque aux saintes lois du bon goût et de l’art !
D’ailleurs, je ne veux pas que l’autre bord se gêne,
Et me contenterai du public indigène.
Le faubourg Saint-Germain a, pour m’alimenter,

Trois cent mille habitants sur qui je peux compter.
Même je leur permets d’aller voir à la ville
Mélodrame, opéra, ballet ou vaudeville,
Toute œuvre curieuse et tout acteur vanté,
Tellement je suis sûr de leur fidélité.

L’Esprit chagrin.
Votre salle remplie, il vous faut une troupe,
Des acteurs…

Le Directeur.
Des acteurs…J’en ai trop ; voyez plutôt ce groupe !
––Toutes les portes s’ouvrent. — Les acteurs se
––-–––répandent sur le théâtre.
Ces marauds sont mes niais ; ces gaillards véhéments––
Font les jeunes premiers et les rôles d’amants.
Dès sept heures du soir, afin de plaire aux femmes,
Jusqu’à minuit sonnant ils jettent feux et flammes.
Il leur est défendu d’avoir de l’embonpoint ;
Un amoureux trop gras ne persuade point.
Ils doivent, par contrat, garder la taille mince,
Ou s’en aller grossir les troupes de province.
Regardez ces deux-ci ; quel air de vieux tableau !
L’un est signé van Dyck, et l’autre Murillo ;
Avec cet air, ce port, cette mine hautaine,
D’Henriette ou d’Emma la défaite est certaine.

L’Esprit chagrin.
Comment s’appellent-ils ?

Le Directeur.
Comment s’appellent-ils ?Ils ne s’appellent pas !
Sur le char deThespis ils font leurs premiers pas.
Si leurs noms sont obscurs, ils se feront connaître ;
Attendons. Nul ne fut célèbre avant de naître.
D’autres ont le passé, nous avons l’avenir ;
Le temps coule, et l’espoir vaut bien le souvenir.
Qui sait ? dans cette troupe encor timide et gauche,

Peut-être des Talma sont à l’état d’ébauche.

L’Esprit chagrin, à part.
Avec ses grands acteurs en probabilité,
Il n’aura pour public que la postérité !

Le Directeur.
Saluez mon Agnès, un ange !

L’Esprit chagrin.
Saluez mon Agnès, un ange !Moins les ailes !

Le Directeur.
Qu’en savez-vous ? — Voyez l’azur de ces prunelles.
Cette paupière blonde et ce regard voilé ;
Arnolphe aurait bien tort de la tenir sous clé.

L’Esprit chagrin.
Il aurait bien raison.

Le Directeur.
Il aurait bien raison.J’ai là quelques soubrettes
Expertes à mener les choses d’amourettes ;
Qui, le rire à la bouche et l’étincelle aux yeux,
Font réussir le jeune avec l’argent du vieux…
Voulez-vous des valets ? en voilà : Mascarille,
Scapin, gens de conseil pour les fils de famille ;
Ces démons galonnés qui ne redoutent rien,
Sont capables de tout, hors de faire le bien !
Voici madame Argan, duègne prématurée.

L’Esprit chagrin.
Pourvu que le théâtre ait un peu de durée,
Elle aura le physique et l’âge de l’emploi.

Le Directeur.
S’il faut suivre la reine ou précéder le roi,
Courir avec un maître en galant équipage,
Ces jambes-là, mon cher, feront un joli page.
C’est l’heureux suppléant du comte Almaviva,
Le Chérubin d’amour que Rosine rêva.


L’Esprit chagrin.
Cette dame en atours ?

Le Directeur.
Cette dame en atours ?C’est ma grande coquette,
Ma Célimène, adroite à ce jeu de raquette
Où d’un causeur à l’autre un mot étincelant
Rebondit sans tomber comme fait un volant.
Prenez votre lorgnon, pour voir la Comédie
Qui là-bas dans un coin parle à la Tragédie.

L’Esprit chagrin.
Thalie et Melpomène en conversation.
C’est un drame.

Le Directeur.
C’est un drame.Ces yeux où luit la passion
Feront verser des pleurs en en versant eux-mêmes ;
Ces lèvres lanceront de sombres anathèmes.

Un garçon de theatre.
Monsieur, il est bientôt l’heure de commencer.

L’Esprit chagrin.
Ah ! mon Dieu ! trouverai-je encore à me placer ?

Le Directeur.
Je suis vraiment flatté de votre inquiétude !
On se place toujours dans une solitude…
Vous vous contredisez, mon cher Esprit chagrin,
Mais déjà des archets j’entends grincer le crin ;
Les trois coups sont frappés, on va lever la toile ;
On vous verrait tout vif. Filez… comme une étoile,
Sur l’affiche du jour on ne vous a pas mis.
––Au public.
Maintenant, ô vous tous, ô mes meilleurs amis, ––
Chers inconnus, public ! grande âme collective,
Cerveau toujours fumant où bout l’idée active,
Maître puissant, par qui tout génie est formé ;
Public, sublime auteur qu’on n’a jamais nommé,

Verse une part de toi dans les chefs-d’œuvre à naître :
Si tu veux nous aider, il en viendra peut-être.
La nature n’a pas vidé tout son trésor,
Et Dieu nous doit beaucoup de poëtes encor.
Patrie aux flancs féconds, sainte mère des hommes,
Ce que furent jadis nos pères, nous le sommes,
Et ton généreux sang, qui fît tant de vainqueurs,
N’a point perdu sa pourpre en coulant dans nos cœurs.
Soulevons le passé qui sur nos fronts retombe :
Le laurier peut verdir ailleurs que sur la tombe.
Pas trop de piété pour nos illustres morts,
Ne décourageons pas de vivaces efforts.
D’un vol prompt, sur le toit, si le moineau s’élance,
L’aigle qui va planer en rampant se balance :
Le but est le soleil, le chemin l’infini,
Et l’oiseau, palpitant, hésite au bord du nid :
Mais, quand il s’est lancé dans le vent qui l’appelle,
Prenez garde qu’un plomb n’ensanglante son aile,
Car il est des chasseurs qui font la lâcheté
De tirer sur un aigle ivre d’immensité !…