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Prologue, Texte établi par Ernest HoepffnerLibrairie Firmin-Didot et CieTome premier (p. 1-12).




PROLOGUE


I


Comment Nature, volant orendroit plus que onques mais reveler et [1] faire essaucier les biens et honneurs qui sont en Amours, vient a Guillaume de Machaut et li ordonne [2] et encharge a faire seur ce nouviaus dis amoureus, et li baille pour lui conseillier et aidier [3] a ce faire trois de ses enfans, c’est assavoir Scens, Retorique et Musique. Et li dit [4] par ceste maniere :

Je, Nature, par qui tout est fourmé
Quanqu’a ça jus et seur terre et en mer,[5]
Vien ci a toy, Guillaume, qui fourmé[6]
4 T’ay a part, pour faire par toy fourmer
    Nouviaus dis amoureus plaisans.
Pour ce te bail ci trois de mes enfans
      Qui t’en donront la pratique,
Et, se tu n’ies d’euls trois bien congnoissans,[7]
9 Nommé sont Scens, Retorique et Musique.


Par Scens aras ton engin enfourmé[8]
De tout ce que tu vorras confourmer ;[9]
Retorique n’ara riens enfermé
13 Que ne t’en voit en metre et en rimer ;[10]
    Et Musique te donra chans,[11]
Tant que vorras, divers et deduisans.[12]
      Einsi ti fait seront frique,[13]
N’a ce faire ne pues estre faillans,[14]
18 Car tu as Scens, Retorique et Musique.

Ti fait seront plus qu’autre renommé,[15]
Qu’il n’i ara riens qui face a blasmer,
Et si seront de toutes gens amé,[16]
22 Soutis, loyaus, jolis et sans amer.[17]
    Pour ce vueil que soies engrans[18]
D’en faire assez, petis, moiens et grans.
      Or fay tost, si t’i aplique !
Tu ne m’en dois pas estre refusans,
27 Qui te bail Scens, Retorique et Musique,



II


Comment Guillaume de Machaut respont [19] a Nature :

Riens ne me doit excuser ne deffendre
Que ne face le bon commandement
De vous, dame, se je vous say entendre,
4 Par qui j’ay corps, vie et entendement.

     Dont drois est, quant vous m’ordenez
A faire dis amoureus ordenez,
     Qu’a ce faire je me soutive.
Et je vueil bien estre a ce fait donnez,[20]
9 Tant qu’en ce mont vous plaira que je vive.[21]

Mais si grant fait n’oseroie entreprendre,[22][23]
Se je n’avoie avec moy prestement
Vos trois enfans pour moy duire et aprendre,
13 Com dit m’avez ici presentement.
     Et de ce qu’einsi m’onnourez,
Graces de moy que de vos biens n’arez,
     Qu’avis n’autre chose soutive[24]
N’ay ne n’aray, se ne m’en pourveez,
18 Tant qu’en ce mont vous plaira que je vive.

Si me vueil dont dou tout mettre et entendre
A ces dittez faire amoureusement[25]
Et de pluseurs l’un grant et l’autre mendre,[26]
22 Et les aucuns chanter bien plaisanment.[27]
     Et certes, se ne me cassez
Vos trois enfans, des dis feray assez,[28]
     Car mes voloirs a ce s’avive,
Ne dou faire ne seray ja lassez,
27 Tant qu’en ce mont vous plaira que je vive.[29]



III


Comment Amours qui a oÿ Nature vient a Guillaume de Machaut et li ameinne trois de ses enfans, c’est

assavoir Dous Penser, Plaisance et Esperance, pour
4 PROLOGUE

lui[30] donner matere[31] a faire ce que Nature li a enchargié. Et li dit par ceste manière[32]:

Je sui Amours qui maint cuer esbaudi
Et fai mener douce et joieuse vie.
Si ay oy, Guillaume, je te di,
4 Que Nature, qui tout fait par maistrie,
     T’a dit qu’a part t’a volu faire
Pour faire dis nouviaus de mon affaire.
Pour ce t’ameinne ici en pourvëance,
Pour toy donner matere a ce parfaire,
Mes trois enfans en douce contenance :
10 C’est Dous Penser, Plaisance et Esperance.[33]

Seur Dous Penser tout premiers t’estudi :[34]
C’est li premiers qui mes biens signefie.
A Plaisance t’estude n’escondi,
14 Car c’est celle qui plus les multeplie ;[35]
     Et Espérance fait atraire
Joie en mes gens et mon service plaire.
Or pues tu ci prendre grande sustance[36]
Dont tu porras figurer et retraire
Moult de biaus dis, et par mainte ordenance,
20 Seur Dous Penser, Plaisance et Esperance.

Mais garde bien, sur tout ne t’enhardi
A faire chose ou il ait villenie,
N’aucunement des dames ne mesdi ;
24 Mais en tous cas les loe et magnefie.
     Saches, se tu fais le contraire,
Je te feray très cruelment detraire.[37]
Mais en honneur fay tout et si t’avance :

PROLOGUE 5

Aide as assez, matere et exemplaire.
Il ne te faut qu’avoir persévérance
30 En Dous Penser, Plaisance et Espérance

IV modifier

Comment Guillaume[38] de Machaut respont[39] a Amours : modifier

Grâces ne say, loange ne merci[40]
N’autre chose qu’on sceust proposer[41]
Dont vous, Amours, assez gracier ci
4 Vous peûsse, n’a mon voloir loer,
     Car vos trois enfans vis a vis[42]
Ci m’amenez pour moy donner avis[43]
Et matere dont ç’ordener porray
Dont Nature de vous m’a fait devis.
Et par son gré je m’y emploieray
10 A mon pooir, tant comme je vivray.[44]

Et nientmeins humblement vous merci[45]
Par plus de fois qu’on ne porroit nombrer,
Car vous et vos enfans moult esclarci[46]
14 M’avez ces fais que j’ay a ordener,[47]
     Pour lesquels arrière tous mis
Seront autres, puis qu’a ce sui commis,
N’a autres fais jamais jour n’entendray,[48]
N’onques amans, tant fust bien vos amis.[49]
Ne vous servi mieus que vous serviray
20 A mon pooir, tant comme je vivray.

6 PROLOGUE

Ne plus n’aray riens triste n’oscurci,[50]
Mais lié et gay me vorray démener[51]
Et faire que maint dur cuer adouci[52]
24 Soit par mos dous et plaisans aüner[53]
     Des biens qui en vous sont compris.[54]
Qui me seront par vos enfans apris.
Et des dames blasmer me garderay,
Ne, se Dieu plaist, ja n’en seray repris,[55]
Mais honnourer et loer les vorray
30 A mon pooir, tant comme je vivray.

Puisque Nature Retorique
Me présente, Scens et Musique,[56]
Et li dieus d’Amours, qui mes sires
4 Est et des maus amoureus mires,
Vuet que j’aie bonne Espérance,
Dous Penser et douce Plaisance
En faisant son très dous service
8 Bonnement, sans penser a vice,
Et leur commande travillier
Pour moy aidier et consillier[57]
A faire dis et chansonnettes
12 Pleinnes d’onneur et d’amourettes,
Doubles hoquès et plaisans lais,[58]
Motès, rondiaus et virelais
Qu’on claimme chansons baladées,
16 Complaintes, balades entées,
A l’onneur et a la loange
De toutes dames sans losange,

PROLOGUE 7

Et ne doy mie desvoloir
20 Leur plaisant gracieus voloir,
Einsois y doy mon sentement
Mettre et tout mon entendement,
Cuer, corps, pooir et quanque j′ay.
24 Ne je ne pris un bec de jay
Ceuls qui s′en vorroient ruser.
Car je ne puis mon temps user
En milleur n′en plus bel usage
28 Pour avoir noble et lié corage
Et pour estre gais et jolis,
Gens, joins, apers, cointes, polis.
Car tout homme qui ad ce pense,
32 Il ne riote ne ne tense
N′il ne porroit penser a chose
Ou villenie fust enclose,
Haine, baras ou mesdis.[59]
36 Je le say trop bien par mes dis.
Car quant je sui en ce penser,
Je ne porroie a riens penser
Fors que seulement au propos
40 Dont faire dit ou chant propos ;
Et s′a autre chose pensoie,
Toute mon ouevre defferoie.

Et s′on fait de triste matière,[60]
44 Si est joieuse la manière
Dou fait, car ja bien ne fera
Ne gaiement ne chantera
Li cuers qui est pleins de tristesse,
48 Pour ce qu′il het et fuit leesse.
Mais quant li cuers est pleins de joie,
Il se délite et se resjoie,
En faisant son chant et son dit

8 PROLOGUE

52 En douce Plaisance ; et s’on dit
Que li tristes cuers doit mieus faire
Que li joieus, c’est fort a faire,
Ne je ne m’y puis acorder.
56 Car quant Souvenirs recorder
Fait l’amant par douce pensée
La très belle et la bien amée
A qui il est mis et donnez
60 Et ligement abandonnez,
Plaisant ymagination Met en son cuer l’impression
De sa douce plaisant figure
64 Et dous Pensers qui la figure,
Dont son fait cent fois embelist :
Sages est qui tel vie eslist.[61]

Mais quant li tristes ymagine
68 La grant biauté, la douceur fine
De celle qui n’a de li cure,
Dont li venroit envoiseûre,
Que elle aimme un autre que li ?[62]
72 Je ne me tien pas a celi,
Qu’il a tant de dueil et de rage
Que c’est merveille qu’il n’enrage,[63]
Ou qu’il ne se tue ou se pent,
76 Ou que d’amer ne se repent ;
Si qu’il ne porroit nullement
Riens faire si joliement
De sa matière dolereuse[64]
80 Com li joieus de sa joieuse,
Pour ce qu’il n’a riens qui l’esgaie
Ne matière lie ne gaie,[65]
Et s’a désir et povre espoir[66]

PROLOGUE 9

84 Qui sa doleur empire, espoir.
Et Musique est une science
Qui vuet qu’on rie et chante et dance.
Cure n’a de merencolie
88 Ne d’homme qui merencolie
A chose qui ne puet valoir,
Eins met tels gens en nonchaloir.
Partout ou elle est, joie y porte ;
92 Les desconfortez reconforte,
Et nés seulement de l’oïr
Fait elle les gens resjoïr.
N’instrument n’a en tout le monde
96 Qui seur musique ne se fonde,
Ne qui ait souffle ou touche ou corde
Qui par musique ne s’acorde.[67]

Tous ses fais plus a point mesure
100 Que ne fait nulle autre mesure.
Elle fait toutes les karoles
Par bours, par citez, par escoles,
Ou on fait l’office divin[68]
104 Qui est fais de pain et de vin.
Puet on penser chose plus digne
Ne faire plus gracieus signe
Com d’essaucier Dieu et sa gloire,
108 Loer, servir, amer et croire,
Et sa douce mère, en chantant,
Qui de grâce et de bien a tant
Que le ciel et toute la terre
112 Et quanque li mondes enserre,
Grant, petit, moien et menu
En sont gardé et soustenu ?
J’ay oÿ dire que li angles,
116 Li saint, les saintes, les archangles,[69]

10 PROLOGUE

De vois délie, seinne et clere,
Loent en chantant Dieu le père,
Pour ce qu’en gloire les a mis
120 Com justes et parfais amis,
Et pour ç’aussi que de sa grâce
Le voient adès face a face.
Or ne puelent li saint chanter,
124 Qu’il n’ait musique en leur chanter ;
Donc est Musique en paradis.
David li prophètes jadis,
Quant il voloit apaisier l’ire
128 De Dieu, il acordoit sa lire,
Dont il harpoit si proprement
Et chantoit si dévotement
Hympnes, psautiers et orisons,
132 Einsi comme nous le lisons,
Que sa harpe a Dieu tant plaisoit
Et son chant qu’il se rapaisoit.

Orpheüs mist hors Erudice
136 D’enfer, la cointe, la faitice.
Par sa harpe et par son dous chant.
Cils poètes dont je vous chant
Harpoit si très joliement
140 Et si chantoit si doucement
Que les grans arbres s’abaissoient
Et les rivières retournoient
Pour li oïr et escouter,
144 Si qu’on doit croire sans doubter
Que ce sont miracles apertes[70]
Que Musique fait. C’est voir, certes.

Retorique versefier[71]
148 Fait l’amant et metrefier,

PROLOGUE 11

Et si fait faire jolis vers[72]
Nouviaus et de mètres divers :[73]
L’un est de rime serpentine,
152 L’autre équivoque ou léonine,[74]
L’autre croisie ou rétrograde,
Lay, chanson, rondel ou balade ;
Aucune fois rime sonant
156 Et, quant il li plaist, consonant ;
Et li aourne son langage
Par manière plaisant et sage.
Car Scens y est qui tout gouverne
160 En chambre, en salle et en taverne ;
Dous Penser et bonne Espérance
Li font avoir douce Plaisance
Et li amenistrent matière,
164 Dont il fait a plus lie chiere
Et de plus joli sentement
Que cils qui vit dolentement ;
Car joie et doleur, ce me samble,
168 Puelent petitement ensamble.
Et quant Nature me commande
Et li dieus d’Amours, que j’entende
Aus choses dessus proposées,

172 Seur l’onneur des dames fondées,
Bien est raison que je m’aplique[75]
A faire leur bon plaisir, si que[76]
Je n’i mesprengne ne mefface.
176 Or pri a Dieu qu’il me doint grâce[77]
De faire chose qui bien plaise

Aus dames ; car, par saint Nichaise
A mon pooir, quanque diray,
180 A l’onneur d’elles le feray.
Car vraiement trop mefferoie
En cas qu’einsi ne le feroie.
Et pour ce vueil, sans plus targier,
184 Commencier le Dit dou Vergier.


  1. A a
  2. AF ordene
  3. EH aduiser
  4. E dist.
  5. AF ca vis
  6. ci manque dans FEH
  7. A nes ; H diaus.
  8. F P. ceuls
  9. EH enfourmer
  10. EH Qui ; E tenoit
  11. F M. qui te d. des ch.
  12. EH T. quen ; A deduians
  13. F seront foy que
  14. A A
  15. A autres
  16. H toute gent nomme
  17. A Soutiens leaulz
  18. F vueil je que tu s. e.
  19. H respont doucement a N.
  20. F Mais ; H f. mene
  21. FH monde
  22. 10-18 La strophe manque dans H
  23. E fais
  24. F Quamours
  25. F ce ditie
  26. F pluseur ; E pluiseurs
  27. A chantez ; H tres pl.
  28. F Les
  29. H monde.
  30. III. — A li —
  31. F voie —
  32. Et li dit p. c. m. manquent dans E. I cuer esb. manque dans E
  33. F pensers
  34. F Leur ; A premier
  35. FH le ; F monteplie
  36. FH grant
  37. A cruelement.
  38. IV. — F guillaumes
  39. H r. doucement a a. — H ajoute la rubrique Autre balade.
  40. F mérite
  41. H quen ; F peust
  42. A Qui ; H deux enf. vis aduis
  43. F Que ; moy manque dans H
  44. F com je viueray (de même aux v. 20 et 30)
  45. ’’EH’’ neantmoins
  46. ’’F’’ enf. mont esclarci
  47. F Mains de ces f.
  48. H autres fins, FE ne tendray
  49. EH amant.
  50. FEH De
  51. F liez et gais
  52. EH Et faire tannt que maint cuer a.
  53. F pl. amer ; EH pl. rimer
  54. F sont en vous
  55. F dieus ; F je nen s.
  56. FAy
  57. F a c.
  58. F pluseurs lais.
  59. AF barat ; F ne m.
  60. A Certes.
  61. eslist omis dans A
  62. A Ou
  63. A merueilles
  64. FDe la m.
  65. A matere
  66. Fet pour cespoir.
  67. Fseur musique
  68. A Ou en fait
  69. Farchanges.
  70. Fsoit
  71. A F Théorique ; dans A corrigé en Retorique ;
  72. FEt li f.
  73. F mètre
  74. AF leolime 173-175 Dans F le commencement de ces vers est enlevé ; un bout de parchemin, ajouté plus tard, donne les leçons suivantes :
  75. Me donne r.
  76. A sa amor bon pi. 175 Je ne meprengne
  77. AF dieu qui me d.