Prolégomènes à toute métaphysique future/Troisième partie

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TROISIÈME PARTIE.

comment une métaphysique en général est-elle possible ?

§ XL.

Une mathématique et une physique pures n’avaient besoin, dans l’intérêt de leur sûreté et de leur certitude, d’aucune déduction telle que je l’ai donnée pour chacune d’elles ; car la première se fonde sur sa propre évidence, et la seconde, quoique sortie des pures sources de l’entendement, est cependant basée sur l’expérience et sur la confirmation constante qu’elle peut en recevoir, dont elle ne peut par conséquent pas plus répudier le témoignage qu’elle ne pourrait s’en passer, parce que avec toute sa certitude, comme philosophie, elle n’est jamais comparable aux mathématiques. Ces deux sciences ont donc nécessité ladite recherche, non pour elles-mêmes, mais dans l’intérêt d’une autre science, la métaphysique.

La métaphysique s’occupe non seulement des notions naturelles qui trouvent toujours leur application dans l’expérience, mais encore des notions pures de la raison qui ne sont jamais données que dans une expérience possible, par conséquent de notions dont la réalité objective (alors même qu’elles ne seraient que des chimères), et d’affirmations dont la vérité ou la fausseté ne peut être confirmée ou déclarée par aucune expérience. Cette partie de la métaphysique est en outre celle qui en constitue le but essentiel, pour lequel tout le reste n’est qu’un moyen ; ce qui fait que cette science a besoin pour elle-même d’une pareille déduction. La troisième question qui s’offre à nous maintenant concerne donc comme le noyau et l’essence de la métaphysique, c’est-à-dire l’application de la raison à elle-même, et, puisqu’elle couve ses propres notions, la connaissance des objets qui en résulte présumablement, sans avoir besoin pour cela de l’intervention de l’expérience, et sans qu’on puisse en général y parvenir par ce moyen[1].

Si cette question reste sans réponse, la raison n’est jamais satisfaite. L’usage expérimental auquel la raison restreint l’entendement pur, ne remplit pas toute sa propre destinée. Chaque expérience particulière n’est qu’une partie de l’étendue complète de son domaine ; mais l’ensemble absolu de toute l’expérience possible n’est plus une expérience ; mais c’est cependant un problème nécessaire aux yeux de la raison, pour la simple représentation duquel il lui faut de tout autres notions que ces notions intellectuelles pures dont l’usage n’est qu’immanent, c’est-à-dire n’a de rapport qu’à l’expérience, si étendue qu’elle puisse être, au lieu que les notions rationnelles ont pour objet l’intégralité, c’est-à-dire l’unité collective de toute l’expérience possible, et, dépassant ainsi toute expérience donnée, deviennent transcendantes.

De même donc que l’entendement a besoin des catégories pour l’expérience, de même la raison contient en soi le principe des Idées, c’est-à-dire des notions nécessaires dont l’objet cependant ne peut être donné dans aucune expérience. Les dernières sont dans la nature de la raison au même titre précisément que les premières sont dans la nature de l’entendement, et si celles-là emportent avec elles une apparence qui peut facilement séduire, cette apparence est inévitable quoiqu’on puisse bien se défendre d’être entraîné.

Comme toute apparence consiste en ce que le principe subjectif du jugement est considéré comme objectif, une connaissance de la raison pure par elle-même dans son usage transcendant (infini) sera l’unique préservatif contre les égarements dans lesquels tombe la raison lorsqu’elle s’abuse sur sa destinée, et qu’elle rapporte d’une manière transcendante à un objet en soi ce qui ne concerne que son propre sujet et sa conduite dans tout usage immanent.


§ XLI.

La distinction des Idées, c’est-à-dire des notions rationnelles pures, d’avec les catégories ou notions intellectuelles pures, comme connaissances entièrement différentes quant à l’espèce, à l’origine et à l’usage, est un point si important lorsqu’il s’agit de fonder une science qui doit contenir le système de toutes ces connaissances a priori, que sans cette distinction une métaphysique est absolument impossible, ou n’est tout au plus qu’une tentative irrégulière et indigeste, sans connaissance des matériaux dont on s’occupe, et de leur propriété de servir, suivant un dessein ou un autre, à la construction d’un château de cartes. Quand la Critique de la raison pure n’aurait fait qu’établir cette distinction, elle aurait déjà plus contribué par ce moyen à éclaircir notre notion, et à diriger la recherche dans le champ de la métaphysique, que tous les efforts inutilement déployés pour donner aux problèmes transcendants de la raison pure une satisfaction qu’on a essayée jusqu’ici, sans avoir jamais pensé qu’on se trouvait dans un tout autre champ que celui de l’entendement, et qu’on donnait un même nom aux notions intellectuelles et aux rationnelles, comme si elles étaient de même espèce.


§ XLII.

Le propre de toutes les connaissances intellectuelles est de se donner leurs notions dans l’expérience, et de faire confirmer par elles leurs principes. Les connaissances rationnelles transcendantes au contraire ne donnent point expérimentalement ce qui concerne leurs Idées, et ne font jamais confirmer ni infirmer leurs propositions par l’expérience. Par conséquent l’erreur qui pourrait s’y glisser ne peut être découverte que par la raison pure elle-même, ce qui est très difficile, précisément parce que cette raison est naturellement dialectique avec ses Idées, et que cette apparence inévitable ne peut être contenue dans ses justes limites par aucune investigation objective et dogmatique des choses, mais uniquement par des recherches subjectives, par l’examen de la raison même comme source des Idées.


§ XLIII.

Ma plus grande préoccupation dans la Critique a toujours été non seulement de distinguer avec soin les espèces de connaissances, mais aussi de pouvoir seulement assigner à chacune d’elles les notions de source commune qui lui conviennent, afin de savoir par là non seulement d’où elles proviennent, et d’en pouvoir déterminer l’usage avec certitude, mais aussi pour avoir l’avantage encore inattendu jusqu’ici, quoique précieux, de connaître parfaitement, par conséquent par principes, le nombre, la classification et les espèces des notions a priori. Sans cela tout en métaphysique n’est que pure rhapsodie, où personne ne sait jamais si ce qu’il possède suffit, ou s’il ne manquerait pas encore quelque chose, et en quoi. On ne peut certainement avoir cet avantage que dans la philosophie pure ; c’en est même l’essence.

Comme j’avais trouvé l’origine des catégories dans les quatre fonctions logiques de tous les jugements de l’entendement, il était bien naturel de chercher l’origine des Idées dans les trois fonctions des raisonnements rationnels ; car dès qu’une fois des notions rationnelles pures (des Idées transcendantales) sont données, elles ne peuvent (à moins qu’on ne veuille les considérer comme innées), être trouvées que dans la même opération rationnelle qui, en tant qu’elle concerne simplement la forme, représente le côté logique des raisonnements rationnels, mais qui, en tant qu’elle représente les jugements intellectuels comme déterminés a priori par rapport à une forme ou à une autre, constituent les notions transcendantales de la raison pure.

La différence formelle des raisonnements rationnels rend nécessaire leur division en catégoriques, hypothétiques et disjonctifs. Les notions rationnelles qui trouvent là leur fondement contiennent donc : 1o l’Idée du sujet parfait (substantiel) ; 2o l’Idée de la série complète des conditions ; 3o la détermination de toutes les notions dans l’Idée d’un complet ensemble du possible[2]. La première Idée était psychologique, la seconde cosmologique, la troisième théologique, et comme toutes trois prêtent à une dialectique, et cependant chacune d’elles à sa manière, la division de toute la dialectique de la raison pure opère en conséquence comme il suit : le Paralogisme, l’Antinomie et l’idéal de la raison pure. Par cette dérivation nous sommes parfaitement sûrs que toutes les prétentions de la raison pure se trouvent ici pleinement représentées, qu’il n’en est aucune qui n’y trouve sa place, parce que la faculté de raisonner elle-même, d’où elles tirent toute leur origine, est par là complétement parcourue.


§ XLIV.

Une chose encore digne de remarque dans cette étude en général, c’est que les idées rationnelles ne servent pas, comme les catégories, à l’usage de l’entendement par rapport à l’expérience ; elles sont parfaitement inutiles à cet égard ; elles sont même contraires aux maximes de la connaissance rationnelle de la nature, quoique cependant nécessaires à d’autres égards encore à déterminer. Que l’âme soit ou ne soit pas une substance simple, c’est ce qui est tout à fait indifférent pour l’explication de ses phénomènes ; car nous ne pouvons, par aucune expérience possible, rendre sensible, par conséquent faire comprendre in concreto, la notion d’un être simple. Cette notion est donc tout à fait vaine par rapport à tout ce qu’on pouvait espérer de connaître en fait de cause des phénomènes, et ne peut servir de principe pour expliquer ce que nous présente l’expérience interne ou externe. Les idées cosmologiques du commencement du monde ou de son éternité (a parte ante) nous servent aussi peu à expliquer un événement dans le monde même. Enfin nous devons, suivant une juste maxime de la philosophie de la nature, nous abstenir de toute explication de l’arrangement des choses, qui serait tirée de la volonté d’un être suprême, parce que ce n’est plus là de la philosophie naturelle, mais un aveu du terme de notre connaissance. Ces idées ont donc une tout autre destination pratique que les catégories qui seules, avec les principes dont elles sont le fondement, rendent l’expérience possible. Cependant notre laborieuse Analytique de l’entendement serait tout à fait superflue, si nous n’avions d’autre but que la simple connaissance de la nature, telle qu’elle peut être donnée dans l’expérience ; car la raison s’acquittera sûrement et bien de sa tâche en mathématiques et en physique sans toute cette subtile déduction. Notre Critique de l’entendement avec les Idées de la raison pure tend à un but plus élevé que l’usage expérimental de l’entendement, but dont plus haut nous avons dit cependant qu’il est à cet égard tout à fait impossible et sans objet ou signification. Mais il doit néanmoins y avoir accord entre ce qui appartient à la nature et à la raison, et celle-là doit contribuer à la perfection de la seconde, et ne peut la confondre.

La solution de cette question est la suivante : la raison n’a pas en perspective, dans ses Idées, des objets particuliers, qui dépassent le champ de l’expérience, elle ne demande au contraire que la plénitude de l’usage intellectuel dans l’enchaînement de l’expérience. Mais cette plénitude ne peut être que celle des principes, et non celle des intuitions et des objets. Néanmoins, pour se les représenter déterminément, elle les conçoit comme la connaissance d’un objet, connaissance parfaitement déterminée par rapport à ces règles, mais dont l’objet n’est qu’une Idée, afin d’approcher aussi près que possible de la connaissance intellectuelle de la perfection indiquée par l’Idée.


§ XLV.

Observation préliminaire sur la dialectique de la raison pure.

Nous avons fait voir précédemment, § 34 et 35, que la pureté, où sont les catégories de tout mélange de déterminations sensibles, peut conduire la raison à étendre leur usage au-delà de toute expérience, c’est-à-dire aux choses en soi, quoique, par le fait qu’elles ne trouvent pas d’intuition qui puisse leur donner sens et signification in concreto, elles représentent, comme fonction purement logique, une chose en général, il est vrai, mais sans pouvoir donner par elles seules une notion déterminée d’une chose quelconque. Ces objets hyperboliques sont donc ceux qu’on appelle noumènes ou êtres intellectuels purs (ou mieux êtres de raison), tels, par exemple qu’une substance mais qui est conçue sans permanence dans le temps, ou une cause mais qui n’agit pas dans le temps, etc., puisqu’on leur donne des prédicats qui ne servent qu’à rendre possible la légitimité de l’expérience, et qu’on en détache cependant toutes les conditions de l’intuition sous lesquelles seules l’expérience est possible, et qu’ainsi ces notions perdent toute signification.

Mais il n’y a pas de danger que de lui même, sans y être forcé par des lois étrangères, il sorte de ses bornes et s’élance aussi témérairement dans le champ des purs êtres de raison. Mais si la raison, qui ne peut être pleinement satisfaite d’aucun usage expérimental des règles de l’entendement, usage toujours conditionné, veut être délivrée de cette chaîne de conditions, l’entendement est alors poussé hors de sa sphère, en partie pour représenter des objets sensibles dans une série si étendue qu’aucune expérience ne peut les embrasser, en partie même (afin de la compléter) pour chercher tout à fait en dehors d’elle des noumènes, auxquels la raison puisse rattacher cette chaîne, et par là en rendre enfin tout d’un coup la tenue pleinement indépendante des conditions expérimentales. Telles sont donc les Idées transcendantales qui, si elles ne sont pas, suivant la fin vraie mais cachée de la destination naturelle de notre raison, rapportées à des notions indéfinies, mais simplement à l’extension illimitée de l’usage expérimental, surprennent cependant par une apparence inévitable un usage transcendantal de l’entendement. Et cet usage, quoique trompeur, ne peut par aucune résolution être renfermé dans les limites de l’expérience ; une instruction scientifique peut seule, et même à la condition d’un effort, l’y retenir.

§ XLVI.

I. — IDÉE PSYCHOLOGIQUE
(Critique, t. II, p. 41).

On a remarqué depuis longtemps que dans toutes les substances le sujet propre, c’est-à-dire ce qui reste après que tous les accidents (comme prédicats) ont été séparés, par conséquent le substantiel même, nous est inconnu, et déploré souvent ces limites de notre connaissance. Mais ce qui est très digne de remarque en cela, c’est qu’il ne faut pas faire un crime à l’entendement humain de ce qu’il ne connaît pas le substantiel des choses, c’est-à-dire de ce qu’il ne peut le déterminer par lui seul, mais plutôt de ce qu’il désire le connaître déterminé comme une simple idée, à l’égard d’un objet donné. La raison pure exige que nous cherchions à tout prédicat d’une chose le sujet correspondant, et à ce sujet, qui nécessairement n’est à son tour qu’un prédicat, le sujet qui peut aussi lui correspondre, et ainsi de suite à l’infini (ou tant que nous y suffirons). D’où il suit que nous ne devons rien tenir pour sujet dernier de ce à quoi nous pouvons parvenir, et que le substantiel même ne peut jamais être conçu par notre entendement, si profondément qu’il pénètre, alors même que toute la nature lui serait révélée, par la raison que l’essence spécifique de notre entendement consiste à tout concevoir discursivement, c’est-à-dire par notions, par conséquent par de purs prédicats, auxquels dès lors doit toujours manquer le sujet absolu. Toutes les propriétés réelles par lesquelles nous connaissons les corps ne sont donc aussi que de purs accidents, même l’impénétrabilité, que l’on ne doit jamais se représenter que comme l’action d’une force dont le sujet nous échappe.

Mais il semble que nous ayons dans notre conscience même (le sujet pensant) ce quelque chose de substantiel, et même en une intuition immédiate ; car tous les prédicats du sens intime se rapportent au moi comme sujet, et ce sujet ne peut être à son tour conçu comme prédicat de quelque autre sujet. La plénitude des notions données comme prédicats par rapport à un sujet, ne semble donc pas être une simple Idée, mais bien l’objet, c’est-à-dire le sujet absolu même, donné dans l’expérience. Mais cette attente est vaine, car le moi n’est pas une notion[3] ; ce n’est que la désignation de l’objet du sens intime, en tant que nous ne le connaissons par aucun prédicat plus profond. Il ne peut, il est vrai, servir à ce titre de prédicat à une autre chose, mais il ne peut être davantage une notion déterminée d’un sujet absolu ; il n’est, comme dans tous les autres cas, que le rapport des phénomènes internes à leur sujet inconnu. Néanmoins cette idée (qui sert très bien, comme principe régulateur, à renverser complétement toutes les explications matérialistes des phénomènes internes de notre âme), par un malentendu très naturel, est l’occasion d’un argument fort spécieux qui conclut de cette prétendue connaissance du substantiel de notre être pensant, sa nature, en tant que sa connaissance dépasse entièrement l’ensemble de l’expérience.


§ XLVII.

Ce Même pensant (l’âme), comme dernier sujet de la pensée, qui ne peut même pas être représenté comme étant à son tour le prédicat d’une autre chose, peut donc s’appeler substance ; mais cette notion n’en est pas moins entièrement vide, sans aucune conséquence possible, si l’on en peut démontrer la permanence comme ce qui féconde expérimentalement la notion de substance.

Or la permanence ne peut jamais être déduite de la notion d’une substance comme chose en soi, mais seulement en faveur de l’expérience. C’est ce qui a été suffisamment prouvé dans la première analogie de l’expérience (Critique, p. 122), et si l’on ne veut pas se rendre à cette preuve, on n’a qu’à voir si l’on réussira dans la tentative de prouver par la notion d’un sujet qui lui-même n’existe pas comme prédicat d’une autre chose, que son existence est absolument permanente, et qu’il ne peut subsister ou périr ni par soi-même ni par quelque autre cause naturelle. Ces propositions synthétiques a priori ne peuvent jamais être prouvées en elles-mêmes, mais uniquement par rapport aux choses, comme objet d’une expérience possible.

§ XLVIII.

Si donc nous voulons conclure de la notion de l’âme comme substance à sa permanence, ce raisonnement ne peut lui convenir qu’à l’égard de l’expérience possible, et non en tant qu’elle est une chose en soi et en dehors de toute expérience possible. Or la condition subjective de toute notre expérience possible est la vie : la permanence de l’âme ne peut donc être conclue que pendant la vie, puisque la mort de l’homme est la fin de toute expérience ; ce qui concerne l’âme comme objet d’elle-même, le contraire n’étant pas prouvé, est précisément ce qui est en question.

La permanence de l’âme ne peut être prouvée que dans la vie de l’homme (permanence dont la preuve nous sera facilement accordée), mais elle ne saurait être établie pour le temps qui doit suivre la mort (ce qui est précisément l’objet de notre recherche), et cela par la raison générale que la notion de substance, en tant qu’elle doit être considérée comme nécessairement liée à la notion de permanence, ne le peut être que suivant un principe de l’expérience possible, et par conséquent dans l’intérêt de cette expérience seulement[4].

§ XLIX.

Que quelque chose de réel hors de nous corresponde et doive même correspondre à nos perceptions extérieures, c’est ce qui ne peut non plus être jamais prouvé comme liaison des choses en soi, mais bien au point de vue de l’expérience. Ce qui veut dire qu’on peut bien prouver que quelque chose existe d’une manière empirique, par conséquent comme phénomène dans l’espace hors de nous ; car nous n’avons pas affaire à d’autres objets que ceux qui appartiennent à une expérience possible, parce qu’ils ne peuvent être donnés dans aucune expérience, et par le fait ne sont rien pour nous. Est empiriquement hors de moi ce qui est perçu dans l’espace, et comme l’espace avec tous les phénomènes qu’il contient, appartient aux représentations dont la liaison suivant des lois expérimentales ne prouve pas moins leur vérité objective, que la liaison des phénomènes du sens intime ne prouve la réalité de mon âme (comme objet du sens intime), je suis aussi conscient par l’expérience externe de la réalité des corps, comme phénomènes extérieurs dans l’espace, que je le suis par le moyen de l’expérience interne de l’existence de mon âme dans le temps, que je ne connais également que comme objet du sens intime par des phénomènes qui constituent un état interne, et dont l’être en soi qui sert de base à ces phénomènes m’est inconnu. L’idéalisme cartésien ne distingue donc que l’expérience externe du rêve, et la régularité comme critérium de la vérité de l’expérience, d’avec l’irrégularité et la fausse apparence du rêve. Il suppose dans les deux cas un espace et un temps comme conditions de l’existence de l’objet, et se demande seulement si les objets des sens extérieurs qu’à l’état de veille nous plaçons dans l’espace s’y trouvent réellement, de même que l’objet du sens intime, l’âme, est réellement dans le temps, c’est-à-dire si l’expérience emporte avec soi des critères certains d’une différence avec l’imagination. Le doute est ici facile à dissiper, et nous le faisons toujours céder dans la vie commune en recherchant la liaison des phénomènes dans les deux milieux suivant les lois universelles de l’expérience, et nous ne pouvons douter, si la représentation des choses extérieures se trouve constamment d’accord avec ces lois, qu’elles ne doivent constituer la véritable expérience. L’idéalisme matériel, lorsque les phénomènes ne sont considérés comme phénomènes que suivant leur liaison dans l’expérience, est donc facile à dissiper, et l’expérience de l’existence des corps hors de nous (dans l’espace) est aussi sûre que celle de mon existence (dans le temps) ; car la notion : hors de nous ne signifie que l’existence dans l’espace. Mais comme le moi, dans la proposition je suis n’indique pas seulement l’objet de l’intuition interne (dans le temps), mais aussi le sujet de la conscience, de même qu’un corps n’indique pas seulement l’intuition externe (dans l’espace), mais aussi la chose en soi qui sert de fondement à ce phénomène, alors la question : si les corps (comme phénomènes du sens externe) existent hors de ma pensée comme corps, peut être niée, sans hésiter, dans la nature. Mais il en est absolument de même dans la question de savoir si j’existe moi-même dans le temps comme phénomène du sens intime (âme suivant la psychologie empirique) en dehors de ma faculté représentative dans le temps, car cette question doit également recevoir une solution négative. Tout étant ainsi réduit à sa véritable signification, reçoit une solution décisive et certaine. L’idéalisme formel (que j’appelle autrement transcendantal) fait réellement disparaître l’idéalisme matériel ou cartésien. En effet si l’espace n’est qu’une forme de la sensibilité, il est aussi réel en moi comme représentation, que moi-même, et il ne s’agit encore là que de la vérité empirique des phénomènes. Mais s’il n’en est pas ainsi, et que l’espace et les phénomènes qu’il contient soient quelque chose d’existant hors de nous, alors tous les critères de l’expérience ne pourront jamais prouver en dehors de la perception la réalité de ces objets extérieurs à nous.


§ L.

II. — IDÉES COSMOLOGIQUES
(Critique, t. II, p. 67).

Ce produit de la raison pure dans son usage transcendant en est le phénomène le plus digne de remarque, celui qui, aussi, tend avec le plus de force à faire sortir la philosophie de sa torpeur dogmatique, et à la porter à l’œuvre difficile de la critique de la raison même.

J’appelle cette Idée cosmologique parce qu’elle ne prend son objet que dans le monde sensible, et qu’elle n’a besoin d’aucune autre que de celle dont l’objet tombe sous les sens, en tant par conséquent qu’il est immanent et non transcendant, et n’est point jusque-là, par le fait, une idée. Au contraire, concevoir l’âme comme une substance simple, c’est dire déjà qu’on la conçoit comme un objet (le simple), tel que les sens n’en peuvent pas saisir. Malgré cela l’Idée cosmologique étend si loin la liaison du conditionné avec sa condition (qui peut être mathématique ou dynamique) que l’expérience ne peut jamais l’égaler, et qu’à ce point de vue c’est toujours une Idée, dont l’objet ne peut jamais être donné d’une manière adéquate dans une expérience quelconque.

§ LI.

L’utilité d’un système des catégories se montre si clairement et si incontestablement ici, qu’alors même qu’il n’y en aurait pas plusieurs preuves, celle-ci pourrait à elle seule en établir la nécessité dans un système de la raison pure. Ces idées transcendantes sont au nombre de quatre seulement, autant que d’espèces de catégories ; mais dans chacune d’elles elles n’ont pour but que l’intégralité absolue de la série des conditions dans un conditionné donné. En conséquence de ces Idées cosmologiques il n’y a non plus que quatre sortes d’affirmations dialectiques de la raison pure, qui, par le fait qu’elles sont dialectiques, prouvent ainsi qu’à chacune d’elles est opposée, suivant des principes de la raison pure d’une égale apparence, une assertion contraire ; contradiction qu’aucun art métaphysique de la plus subtile distinction ne peut éviter, mais qui force le philosophe à remonter aux premières sources de la raison pure même. Cette raison, antinomie, non pas conçue arbitrairement, mais telle qu’elle est fondée dans la nature de la raison pure, par conséquent inévitable et ne pouvant jamais cesser, contient donc les quatre propositions suivantes avec leurs principes :


1o
thèse :
Le monde a un commencement (des limites) quant au temps et à l’espace.

antithèse :
Le monde est infini en durée et en étendue.
2o
thèse :
Tout ce qui est dans le monde est composé de parties simples.
3o
thèse :
Il y a dans le monde des causes par liberté.
antithèse :
Il n’y a rien de simple ; tout est composé.
antithèse :
Il n’y a pas de liberté ; tout est nature.
4o
thèse :
Dans la série des causes cosmiques, il y a un être nécessaire.

antithèse :
Il n’y a rien de nécessaire ; dans cette série tout est contingent.

§ LIIa.

Voici le plus singulier phénomène de la raison humaine, dont on ne peut montrer ailleurs aucun exemple dans quelque autre des usages de cette faculté. Si, comme il arrive ordinairement, nous concevons les phénomènes du monde sensible comme des choses en soi, si nous regardons les principes de leur liaison comme ayant une valeur universelle par rapport aux choses en elles-mêmes, et non simplement par rapport à l’expérience, ainsi qu’il arrive d’ordinaire, inévitablement même sans notre Critique, il en sort une opposition inopinée qui ne peut jamais être conciliée par la voie dogmatique ordinaire, parce que thèse et antithèse peuvent être établies par des preuves également saisissantes de clarté et de force car pour ce qui est de la justesse de toutes ces preuves je n’en suis pas dupe —, et la raison se partage elle-même en deux, situation qui fait le triomphe du sceptique, mais qui doit porter le philosophe critique à la réflexion et à l’examen.

§ LIIb.

On peut divaguer de bien des manières en métaphysique sans même appréhender d’être surpris dans l’erreur. Pourvu en effet qu’on ne se contredise pas, ce qui est très possible dans les propositions synthétiques, quoique entièrement imaginaires, nous ne pouvons jamais être contredits par l’expérience dans tous les cas où les notions que nous lions sont de pures idées qui ne peuvent absolument pas être données quant à leur entier contenu) dans l’expérience. Comment en effet décider par expérience si le monde est éternel ou s’il a un commencement ; si la matière est divisible à l’infini ou si elle est composée de parties simples ? De pareilles notions sont en dehors de l’expérience, même de la plus étendue, et la fausseté du pour ou du contre ne peut se découvrir par cette pierre de touche.

Le seul cas possible où la raison découvrirait malgré elle la dialectique secrète qu’elle donne faussement pour dogmatique, serait celui où elle assoierait une assertion sur un principe universel, et où d’un autre principe aussi bien fondé résulterait de la manière la plus rigoureuse tout le contraire. Or c’est ici le cas, et même par rapport aux quatre Idées naturelles de la raison, d’où résultent d’un côté quatre assertions, et d’un autre côté quatre propositions diamétralement opposées aux précédentes, et chacune déduite avec une conséquence rigoureuse de principes reconnus pour universels, et qui par là témoignent dans l’usage de ces principes de l’apparence dialectique de la raison pure, apparence qui autrement eût pu rester éternellement cachée.

Il y a donc ici une expérience décisive, qui doit nécessairement nous révéler un vice secret dans les suppositions de la raison[5]. Deux propositions qui se contredisent l’une l’autre ne peuvent être fausses toutes deux, excepté le cas où la notion même qui leur sert de fondement commun est elle-même contradictoire ; par exemple les deux propositions : Un cercle quadrangulaire est rond, et Un cercle quadrangulaire n’est pas rond, sont fausses toutes les deux. Car la première est fausse puisqu’il n’est pas vrai qu’un cercle carré soit rond, attendu qu’il est carré ; mais il est faux également que ce qui est un cercle ne soit pas rond, ou qu’il ait des angles. Le caractère logique de l’impossibilité d’une notion consiste précisément en ce que sous la supposition de cette notion deux propositions contradictoires seraient fausses en même temps, et qu’ainsi rien d’intermédiaire entre elles ne pouvant être conçu, rien absolument n’est pensé par cette notion.

§ LIIc.

Or une notion contradictoire de cette sorte est la base des deux premières antinomies, que j’appelle mathématiques, parce qu’elles s’occupent de l’addition ou de la division de l’homogène ; d’où j’explique comment il arrive que thèse et antithèse sont également fausses.

Quand je parle d’objets dans le temps et l’espace je ne parle pas de choses en soi, par la raison que je n’en sais rien ; je ne parle que des choses phénoménales, c’est-à-dire de l’expérience, comme d’une espèce particulière de connaissance des objets, la seule dont l’homme soit doué. Or je ne puis dire de ce que je conçois dans l’espace ou dans le temps, qu’il est en soi, qu’il est aussi sans cette pensée ou conception, dans l’espace et le temps, car il y aurait là contradiction, attendu que l’espace et le temps, avec les phénomènes qu’ils comprennent, ne sont rien d’existant en soi et en dehors de mes représentations. Il n’y a donc là que des espèces mêmes de représentations, et il est évidemment contradictoire de dire qu’un simple mode de représentation existe aussi en dehors de notre représentation. Les objets des sens n’existent donc que dans l’expérience ; leur accorder une existence propre, subsistant par elle-même, sans l’expérience ou avant elle, c’est donc s’imaginer qu’il y a aussi une expérience sans l’expérience ou avant elle.

Quand donc je me demande quelle est l’étendue du monde dans le temps et dans l’espace, il est également impossible à toutes mes notions de dire qu’il est infini ou qu’il est fini. Ni l’un ni l’autre en effet ne peut se rencontrer dans l’expérience, parce que ni un espace ni un temps infini, ni une limitation du monde par un espace vide ou par un temps vide qui aurait précédé n’est une affaire d’expérience possible ; ce ne sont là que des Idées. Cette grandeur déterminée du monde devrait donc être déterminée en lui d’une manière ou d’une autre, indépendamment de toute expérience. Or c’est ce qui répugne à la notion d’un monde sensible, qui n’est qu’un ensemble de phénomènes, dont l’existence et la liaison n’a lieu que dans la représentation, c’est-à-dire dans l’expérience, parce qu’elle n’est pas une chose en soi, mais seulement un mode de représentation. D’où il suit que la notion d’un monde sensible existant en soi, étant contradictoire par elle-même, la solution du problème de sa grandeur sera toujours fausse, qu’elle soit affirmative ou négative.

C’est la même chose pour la deuxième antinomie, celle qui a pour objet la division des phénomènes. Car ces phénomènes sont de pures représentations, et les parties n’en existent que dans leur représentation, c’est-à-dire dans une expérience possible où elles sont données, et chacune va juste aussi loin que cette représentation même. Admettre qu’un phénomène, par exemple celui du corps, contient en soi avant toute expérience toutes les parties auxquelles une expérience possible peut seule arriver, c’est en même temps accorder à un simple phénomène, qui ne peut exister que dans l’expérience, une existence propre avant toute expérience, ou dire qu’il y a de simples représentations avant qu’elles se produisent dans la faculté représentative ; ce qui est contradictoire, ainsi que toute solution du problème mal conçu, que les corps se composent en soi d’une infinité de parties, ou d’un nombre fini de parties simples.


§ LIII.

Dans la première classe les antinomies (la mathématique) la fausseté de la supposition consiste en ce que ce qui se contredit (à savoir un phénomène comme chose en soi) serait représenté comme susceptible d’être uni dans une notion. Dans la seconde classe des antinomies, la dynamique, la fausseté de la supposition consiste à se représenter comme contradictoire ce qui est susceptible d’être uni. Et comme dans le premier cas les deux assertions opposées entre elles étaient fausses, ici au contraire celles qui sont opposées par simple malentendu peuvent être vraies toutes deux.

La liaison mathématique suppose donc nécessairement l’homogénéité de ce qui est lié (dans la notion de quantité) ; la dynamique n’exige rien de semblable. S’il s’agit de la quantité en étendue, toutes les parties doivent être de même nature que le tout. Au contraire dans la liaison de la cause et de l’effet l’homogénéité peut se rencontrer assurément, mais elle n’est pas nécessaire ; du moins la notion de causalité (au moyen de laquelle est posé, par quelque chose, quelque autre chose qui en diffère entièrement.

Si les objets du monde sensible étaient pris pour des choses en soi, et les lois naturelles précédemment énoncées pour des lois des choses en elles-mêmes, la contradiction serait inévitable. Pareillement, si le sujet de la liberté était représenté comme simple phénomène, semblable aux autres objets, la contradiction serait encore inévitable, car la même chose serait en même temps affirmée et niée d’un même objet, dans le même sens. Mais si la nécessité n’est rapportée qu’à des phénomènes, et la liberté qu’à des choses en soi, il n’y a pas contradiction, quoiqu’on admette ou qu’on accorde deux espèces de causalité, si difficile ou impossible qu’il puisse être de concevoir celle de la dernière espèce.

Dans le phénomène, tout effet est un événement ou quelque chose qui arrive dans le temps. Il doit être précédé, suivant la loi physique universelle, d’une détermination de la causalité[6] de sa cause (un état de cette cause), détermination qu’il suit d’après une loi constante. Or cette détermination de la cause pour la causalité doit aussi être quelque chose qui se produit ou qui arrive ; la cause doit avoir commencé d’agir, car autrement on ne concevrait entre elle et l’effet aucune succession. L’effet aurait toujours été, tout comme la causalité de la cause. La détermination de la cause à l’agir doit donc aussi faire partie des phénomènes, et par conséquent être, tout comme son effet, un événement qui doit avoir sa cause, etc., et par conséquent la nécessité naturelle être la condition d’après laquelle les causes efficientes sont déterminées. Si au contraire la liberté doit être une propriété de certaines causes des phénomènes, elle doit être une faculté relative à ces derniers, comme événements, de les commencer d’elle-même (sponte), c’est-à-dire sans que la causalité de la cause même doive être commencée, et par conséquent sans qu’elle ait besoin d’aucun autre principe qui détermine son commencement. Mais alors la cause, quant à sa causalité, ne devrait pas se rencontrer parmi les déterminations de temps de son état, c’est-à-dire qu’elle ne devrait pas être un phénomène, ou, en d’autres termes, qu’elle devrait être prise comme une chose en soi, et les effets seulement comme des phénomènes[7]. Si l’on peut sans contradiction concevoir une telle influence des êtres intelligents sur les phénomènes, il y aura bien une nécessité naturelle inhérente à toute liaison de cause et d’effet dans le monde sensible, mais au contraire la liberté de la cause qui n’est pas elle-même un phénomène (quoique lui servant de principe) pourra être reconnue libre ; en sorte que la nature et la liberté peuvent être attribuées à une seule et même chose, mais envisagée à différents points de vue, d’un côté comme phénomène, de l’autre comme chose en soi.

Nous possédons une faculté qui n’est pas seulement en rapport avec ses principes subjectivement déterminants, qui sont les choses naturelles de ses actions, et en tant que la faculté d’un être est cela même qui fait partie des phénomènes, mais qui est aussi rapportée à des principes subjectifs, qui sont simplement des Idées, en tant qu’elles peuvent déterminer cette faculté. Cette liaison est exprimée par un devoir (Sollen). Cette faculté s’appelle raison, et, en tant que nous considérons un être (l’homme) uniquement d’après cette raison objectivement déterminable, il ne peut être regardé comme un être sensible ; mais la propriété dont il s’agit est celle d’une chose en soi dont la possibilité, c’est-à-dire en tant que le devoir, qui n’est cependant jamais arrivé encore, en détermine l’activité, et peut être cause d’actions dont nous ne pouvons comprendre comment l’effet est un phénomène dans le monde sensible. Néanmoins la causalité de la raison serait une liberté par rapport aux effets dans le monde sensible, en tant que des principes objectifs, qui sont les idées mêmes, seraient considérés à leur égard comme déterminants. Car alors leur action ne dépend pas de conditions subjectives, ni par conséquent non plus de conditions de temps ce qui est une suite nécessaire d’une loi de la nature qui sert à déterminer les conditions —, parce que des principes de la raison donnent la règle des actions d’une manière universelle, en partant de principes, sans considération des circonstances de temps ou de lieu.

Ce que je dis ici n’est qu’un exemple de l’intelligibilité, et ne tient pas nécessairement à notre question, qui doit être résolue par simples notions, indépendamment des qualités que nous trouvons dans le monde réel.

Or, je puis dire sans contradiction, que toutes les actions des êtres raisonnables, en tant qu’elles sont des phénomènes (se rencontrent dans quelque expérience), sont soumises à la nécessité physique ; mais aussi ces mêmes actions, considérées seulement par rapport au sujet raisonnable, et à sa faculté d’agir d’après la simple raison, sont libres. Que faut-il en effet pour qu’il y ait nécessité physique ? Rien de plus que la déterminabilité de tout événement du monde sensible suivant des lois constantes, par conséquent un rapport à une cause dans le phénomène, en quoi la chose en soi, qui est le fondement du reste, ainsi que sa causalité, demeurent inconnues. Mais si je dis : la loi physique subsiste, que l’être raisonnable soit cause par raison, par conséquent par liberté, des effets du monde sensible, ou qu’il ne les détermine point par des principes de raison, dans le premier cas, l’action s’accomplit suivant des maximes dont l’effet sera toujours conforme dans le phénomène à certaines lois constantes ; si, dans le second cas, l’action n’arrive pas suivant des principes de la raison, elle est soumise à des lois empiriques du monde sensible, et dans les deux cas les effets tiennent à des lois constantes ; mais si nous ne demandons rien de plus pour la nécessité physique, nous n’y connaissons rien de plus encore. Et alors, dans le premier cas la raison est la cause de ces lois physiques, et par conséquent est libre ; dans le second cas, les effets s’accomplissent suivant de simples lois physiques de la sensibilité, parce que la raison n’exerce sur eux aucune influence ; mais la raison n’est pas pour cela déterminée par la sensibilité (ce qui est impossible), et dans ce cas encore elle est donc libre. La liberté empêche donc aussi peu la loi physique des phénomènes, que celle-ci la loi de la liberté de l’usage pratique de la raison, usage qui subsiste avec les choses en soi, comme principes déterminants.

Par là se trouve donc sauvée la liberté pratique, c’est-à-dire celle où la raison a déterminé la causalité par des principes objectivement déterminants, sans le moindre dommage pour la nécessité physique par rapport aux mêmes effets comme phénomènes. Ceci peut aussi servir à l’explication de ce que nous avons à dire à propos de la liberté transcendantale et de sa liaison avec la nécessité physique (considérée dans le même sujet, mais pas à un seul et même point de vue). Car en ce qui la regarde, tout commencement d’action d’un être par causes subjectives, par rapport à ces principes déterminants, est toujours un premier commencement, quoique cette action ne soit dans la série des phénomènes qu’un commencement subalterne que doit précéder un état de la cause qui soit de nature à la déterminer, et qui soit lui-même déterminé par un état antérieur ; en sorte que l’on peut concevoir dans les êtres raisonnables, ou en général dans les êtres en tant que leur causalité est déterminée en eux comme choses en soi, sans se trouver en contradiction avec les lois physiques, une faculté de commencer de soi-même une série d’états. Car le rapport de l’action aux principes objectifs de la raison n’est pas un rapport de temps. Ce qui détermine ici la causalité ne précède pas l’action quant au temps, parce que ces sortes de principes déterminants ne représentent pas un rapport des objets aux sens, ni par conséquent aux causes dans le phénomène, mais bien des causes déterminantes comme choses en soi, qui ne sont pas soumises à des conditions de temps. Ainsi l’action par rapport à la causalité de la raison peut être regardée comme un premier commencement par rapport à la série des phénomènes, mais en même temps toutefois comme un commencement purement subordonné, et, sans qu’il y ait à ce point de vue contradictoire avec sa liberté comme soumise ici (en qualité de simple phénomène) à la nécessité physique.

La quatrième antinomie est résolue de la même manière que le combat de la raison avec elle-même dans la troisième. Car si la cause dans le phénomène ne se distingue de la cause des phénomènes, qu’en tant qu’elle peut être conçue comme chose en soi, ces deux propositions peuvent bien subsister ensemble, à savoir, qu’il n’y a point de cause (suivant des lois semblables de causalité) du monde sensible, dont l’existence soit absolument nécessaire, et, d’un autre côté cependant, que ce monde tient à un être nécessaire comme à sa cause (mais d’une autre manière et suivant une autre loi). L’incompatibilité de ces deux propositions ne repose que sur un malentendu, qui consiste à étendre aux choses en soi ce qui n’est valable qu’à l’égard des phénomènes, et à confondre en général les deux choses en une seule notion.


§ LIV.

Telles sont donc l’exposition et la solution de toute l’antinomie, où la raison se trouve enveloppée par l’application de ses principes au monde sensible, et dont la première (la simple exposition), serait à elle seule déjà un service considérable rendu à la connaissance de la raison humaine, quoique par la solution de ce conflit le lecteur ait ici à combattre une apparence naturelle, qui ne lui est ainsi présentée que depuis peu, après avoir toujours été regardée par lui jusqu’ici comme vraie ; ce qui ne devait pas le satisfaire pleinement. Une conséquence en effet inévitable de cette situation d’esprit, c’est qu’étant impossible absolument de sortir de ce conflit de la raison avec elle-même, tant qu’on prend les objets du monde sensible pour des choses en soi, et non pour ce qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire pour de simples phénomènes, le lecteur se trouvera par là contraint d’entreprendre enfin la déduction de toute notre connaissance a priori et l’examen que nous en avons fait, afin d’arriver ainsi à une solution. Je ne demande pas davantage pour le moment ; car s’il s’applique bien seulement à pénétrer profondément dans la nature de la raison pure, les notions à l’aide desquelles seules la solution de l’antinomie de la raison est possible, lui seront déjà familières ; ce n’est qu’à cette condition que je puis espérer le plein assentiment du lecteur le plus attentif.


§ LV.

III. — IDÉE THÉOLOGIQUE
(Critique, t. II, p. 194).

La troisième Idée transcendantale qui donne matière à l’usage le plus important de la raison, mais, s’il est purement spéculatif, à un usage excessif (transcendant) et par là même dialectique, est l’Idéal de la raison pure. La raison ne part pas ici, comme dans l’Idée psychologique et la cosmologique, de l’expérience, et n’est pas conduite à s’élever autant que possible par la gradation des principes à l’intégralité absolue de leur série ; elle procède au contraire d’une manière immédiate, et part des pures notions de ce qui constituerait en général l’intégralité absolue, descend par conséquent au moyen de l’Idée d’un être premier souverainement parfait à la détermination de la possibilité, par conséquent à la réalité de toutes les autres choses. La pure supposition d’un être qui est conçu, quoique pas dans la série expérimentale, cependant à cause de l’expérience, pour en rendre concevable la liaison, l’ordre et l’unité, c’est-à-dire l’Idée de la notion intellectuelle, est plus facile à discerner ici que dans les cas précédents. L’apparence dialectique qui provient de ce que nous tenons les conditions subjectives de notre pensée pour des conditions objectives des choses mêmes et une hypothèse nécessaire à la satisfaction de notre raison pour un dogme, pouvait être facilement mise sous les yeux, et je n’ai en conséquence rien de plus à rappeler sur les prétentions de la théologie transcendantale, puisque ce qui est dit là-dessus dans la Critique est facile à saisir, lumineux et décisif.


§ LVI.

OBSERVATION GÉNÉRALE
sur les Idées transcendantales.

Les objets qui nous sont donnés par l’expérience nous sont incompréhensibles à plusieurs égards, et un grand nombre de questions auxquelles nous conduit la loi physique, quand elles sont portées à un certain degré, mais toujours suivant cette loi, sont tout à fait insolubles ; telle est, par exemple, l’attraction des matières. Mais si nous laissons entièrement de côté la nature, ou que dans le progrès de la liaison nous nous élevions au-dessus de toute expérience possible, que nous nous enfoncions dans les seules Idées, nous ne pouvons pas dire que l’objet nous est incompréhensible, et que la nature des choses nous présente des problèmes insolubles, puisque alors nous n’avons pas affaire à la nature ou en général à des objets donnés, mais simplement à des notions qui n’ont leur origine que dans notre raison, et à de simples êtres de raison par rapport auxquels tous les problèmes qui sortent de leurs notions doivent pouvoir être résolus, parce que la raison peut et doit certainement rendre compte de son procédé propre[8].

Puisque les Idées psychologiques, cosmologiques et théologiques ne sont que de pures notions rationnelles, qui ne peuvent être données dans aucune expérience, les questions que la raison nous soumet à leur égard, ne nous sont pas suggérées par les objets, mais pour sa propre satisfaction, et doivent toutes pouvoir être résolues d’une manière suffisante ; ce qui arrive en effet en montrant qu’elles sont des principes destinés à donner à l’usage de l’entendement une clarté parfaite, l’intégralité et l’unité synthétique, et sont à cet égard d’une valeur purement expérimentale, mais dans son ensemble. Et quoiqu’un tout absolu de l’expérience soit impossible, l’idée d’un tout de la connaissance suivant des principes en général est cependant ce qui peut lui procurer une espèce particulière d’unité, celle d’un système, unité sans laquelle notre connaissance n’est qu’une œuvre décousue, et ne peut être conduite à sa dernière fin (qui n’est jamais que le système de toutes les fins) ; encore n’entends-je pas parler ici de la fin pratique seulement, mais encore de la fin dernière de l’usage de la raison.

Les Idées transcendantales expriment donc la destination propre de la raison, celle d’un principe de l’unité systématique de l’usage intellectuel. Mais si l’on considère cette unité du mode de connaissance comme inhérente à l’objet de la connaissance, si l’on prend pour constitutive celle qui n’est proprement que régulatrice, et qu’on se persuade qu’au moyen de ces Idées on peut étendre sa connaissance bien au delà de toute expérience possible, d’une manière transcendante par conséquent, alors qu’elle ne sert uniquement qu’à donner à l’expérience même toute l’intégralité possible, c’est-à-dire à ne limiter son progrès par rien d’étranger à l’expérience ; ce n’est plus qu’un simple malentendu dans l’appréciation de la destinée propre de notre raison, de ses principes, et une dialectique qui méconnaît l’usage empirique de la raison, et la met en contradiction avec elle-même.


CONCLUSION

sur la destination restreinte de la raison pure.

§ LVII.

Après les preuves parfaitement claires que nous avons données plus haut, il serait absurde d’espérer connaître d’un objet autre chose que ce qui tient à l’expérience dont il est susceptible, ou de prétendre à la moindre connaissance d’une chose quelconque dont nous savons qu’elle n’est pas un objet de l’expérience possible, à la détermination de cette chose par ses qualités intrinsèques, d’après ce qu’elle est en soi. Comment en effet vouloir exécuter cette détermination, puisque le temps, l’espace, et toutes les notions intellectuelles, bien plus même, les notions obtenues par une intuition empirique ou une perception dans le monde sensible, n’ont et ne peuvent avoir d’autre usage que de rendre l’expérience possible, et que si nous détachons même des notions intellectuelles pures cette condition, elles ne déterminent absolument aucun objet, et sont sans aucune signification.

Mais il y aurait encore plus d’absurdité à nier toute chose en soi, ou à vouloir donner notre expérience pour l’unique manière possible de connaître les choses, par conséquent notre intuition dans l’espace et le temps, pour la seule intuition possible, et notre entendement discursif pour le prototype de tout entendement possible, et par conséquent à vouloir faire passer des principes de la possibilité de l’expérience pour des conditions générales des choses en soi.

Nos principes qui ne limitent l’usage de la raison qu’à l’expérience possible, pourraient donc être eux-mêmes transcendants, et les bornes de notre raison être données pour les bornes de la possibilité des choses en elles-mêmes, comme les Dialogues de David Hume en peuvent servir d’exemple, si une critique vigilante ne veillait aux limites de notre raison jusque dans ses rapports à l’usage empirique, et ne mettait un terme à ses prétentions.

Le scepticisme est primitivement sorti de la métaphysique et de sa dialectique indisciplinée. Il a bien pu d’abord, en faveur de l’usage exclusif de la raison, donner pour vain et trompeur tout ce qui le dépasse ; mais peu à peu, lorsqu’on se fut aperçu que ce sont cependant ces mêmes principes a priori dont on se sert dans l’expérience qui, sans qu’on s’en doutât, et comme il le semble, conduisaient avec le même droit plus loin que ne va l’expérience, on se prit à douter des principes mêmes de l’expérience. Point de danger en cela, car le bon sens reconnaîtra toujours bien ses droits ; mais il en est cependant résulté une confusion particulière dans la science, qui ne peut décider jusqu’où et pourquoi on ne peut s’en fier à la raison que dans cette mesure ; mais on ne peut remédier à cette confusion et en garantir le retour à l’avenir qu’en circonscrivant par des principes l’usage de notre raison.

Nous ne pouvons, à la vérité, donner aucune notion déterminée en dehors de toute expérience possible de ce que peuvent être des choses en soi ; mais nous ne sommes cependant pas libres de nous abstenir de toute question à cet égard. L’expérience ne satisfait jamais entièrement la raison ; elle nous renvoie toujours plus loin dans la réponse aux questions, et ne nous donne pas cette solution complète que chacun peut facilement concevoir par la dialectique de la raison pure, qui a par cela même un bon fondement subjectif. Qui peut tolérer que nous passions de la nature de notre âme à la claire conscience du sujet, ainsi qu’à la persuasion que ses phénomènes ne peuvent être expliqués par la matière, sans demander ce qu’est donc l’âme à proprement parler, et si aucune notion expérimentale ne suffit pour cela, sans admettre en tout cas pour cet objet une notion rationnelle (d’un être matériel simple), quoique nous soyons dans l’impuissance absolue d’en prouver la réalité objective ? Qui peut se contenter de la simple connaissance expérimentale dans toutes les questions cosmologiques, de la durée et de l’étendue de l’univers, de la liberté ou de la nécessité, puisque, de quelque manière qu’il nous plaise de commencer, toujours une nouvelle question sur les lois de l’expérience succède à une réponse donnée, question qui demande également une réponse, et qui prouve clairement l’insuffisance de toute espèce d’explication physique pour contenter le raison ? Enfin, qui ne voit dans la contingence et la dépendance perpétuelle de tout ce qu’il ne peut penser et admettre que d’après les principes de l’expérience, l’impossibilité de s’en tenir là, et ne se sent obligé, malgré toute défense de se perdre dans des Idées transcendantes, de chercher cependant repos et satisfaction au-delà de toutes les notions qu’il peut justifier par l’expérience, dans la notion d’un être dont l’idée peut bien n’être pas aperçue quant à la possibilité intrinsèque, quoiqu’elle ne puisse être réfutée, parce qu’elle ne concerne qu’un être de raison, mais sans laquelle la raison ne peut jamais être satisfaite ?

Des limites (dans un être étendu) supposent toujours un espace qui se trouve en dehors d’un certain lieu déterminé et l’enveloppe ; des bornes n’ont besoin de rien de semblable : ce sont de pures négations qui affectent une quantité en tant qu’elle n’a pas d’intégralité absolue. Mais notre raison veut en quelque sorte autour de soi une place pour la connaissance des choses en elles-mêmes, bien qu’elle n’en puisse jamais avoir des notions déterminées, et qu’elle soit réduite à des phénomènes.

Tant que la connaissance de la raison est homogène, aucune limite déterminée ne lui est concevable. En mathématiques, en physique, la raison humaine reconnaît sans doute des bornes, mais elle n’admet pas de limites, en ce sens du moins qu’il y ait en dehors d’elle quelque chose qu’elle ne puisse jamais atteindre, mais non en ce sens qu’elle sera quelque part arrêtée dans son progrès intérieur. L’extension des connaissances en mathématiques, et la possibilité de découvertes toujours nouvelles vont à l’infini. Même chose de la découverte de nouvelles propriétés physiques, de nouvelles forces et de nouvelles lois, par l’expérience continuée et liée par la raison. Mais il faut cependant reconnaître ici des bornes, puisque les mathématiques ne se rapportent qu’à des phénomènes, et que ce qui ne saurait être un objet de l’intuition sensible, comme les notions de la métaphysique et de la morale, et qui est tout à fait en dehors de leur sphère ne peut jamais les y conduire ; mais aussi ce n’est jamais un besoin pour elles. Il n’y a donc pas de progression continue ni d’approximation vers ces sciences, et pour ainsi dire un point ou une ligne de contact. La physique ne nous fera jamais connaître l’intérieur des choses, c’est-à-dire ce qui n’est pas un phénomène, mais qui peut cependant servir de principe suprême d’explication des phénomènes ; elle n’a besoin de cela non plus pour ses explications physiques ; et même si un pareil moyen lui était offert d’ailleurs (par exemple l’influence d’êtres immatériels), elle devrait le refuser et ne point l’introduire dans le cours de ses explications, qu’elle ne doit jamais fonder que sur ce qui peut appartenir à l’expérience comme objet des sens, et qui peut être enchaînée suivant des lois expérimentales avec nos perceptions réelles.

Mais la métaphysique nous conduit, dans les tentatives dialectiques de la raison pure (qui ne sont pas entreprises arbitrairement ou témérairement, mais auxquelles porte la nature même de la raison) à des limites, et les Idées transcendantales, par le fait même qu’on ne peut s’y tenir, et que néanmoins elles ne peuvent jamais être réalisées, servent non seulement à nous montrer les limites de l’usage pur de la raison, mais aussi la manière de les déterminer ; et tel est aussi le but et l’utilité de ces dispositions naturelles de notre raison, qui engendre la métaphysique, comme son enfant de prédilection. Cette procréation, comme toute autre dans le monde, n’est pas due au hasard, mais à un germe primitif, sagement organisé pour cette fin. Car la métaphysique est peut-être plus que toute autre science le fruit de la nature même en nous, dans ses traits essentiels, et ne peut être regardée comme le produit d’un choix arbitraire, ou comme la suite contingente du progrès des expériences (dont elle se sépare entièrement).

La raison, par toutes ses notions et par les lois de l’entendement, qui lui suffisent pour l’usage empirique, par conséquent dans la sphère du monde sensible, n’y trouve cependant aucune satisfaction ; car par des questions qui se reproduisent toujours à l’infini, tout espoir d’y répondre parfaitement lui est ravi. Les idées transcendantales, qui ont pour objet cette perfection, sont des problèmes rationnels de cette espèce. Or, on voit clairement que le monde sensible ne peut contenir cette intégration, pas plus que toutes ces notions qui ne servent qu’à le concevoir, celles d’espace, de temps, et tout ce que nous avons indiqué sous le nom de notions intellectuelles pures. Le monde sensible n’est qu’un enchaînement de phénomènes liés suivant des lois universelles. Il n’a donc pas d’existence en soi, et se rapporte par conséquent d’une manière nécessaire a ce qui contient le principe de ce phénomène, aux êtres qui ne peuvent être connus comme phénomènes, mais comme choses en soi. Dans leur connaissance la raison peut seulement espérer de voir son désir de l’intégralité dans le progrès du conditionné à ses conditions, une fois satisfait.

Nous avons fait voir précédemment (§ 34, 35) des bornes de la raison par rapport à toute connaissance de simples êtres de raison ; maintenant que les idées transcendantales nous ont rendu nécessaire le progrès jusque-là, et qu’elles ne nous ont pour ainsi dire conduit que jusqu’aux confins de l’espace plein (de l’expérience), avec l’espace vide (dont nous ne pouvons rien savoir, les noumènes) nous pouvons déterminer aussi les limites de la raison pure ; car dans toutes limites est aussi quelque chose de positif (par exemple une surface est la limite de l’espace corporel, tout en étant un espace ; une ligne est un espace qui est la limite de la surface ; un point est la limite de la ligne, mais toujours cependant un lieu dans l’espace), quand au contraire de simples bornes ne contiennent que de pures négations. Les bornes indiquées dans les paragraphes cités ne suffisent pas, après avoir trouvé qu’il y a encore en dehors d’elles quelque chose (quoique nous ne devions jamais connaître ce que c’est en soi). Car on se demande maintenant comment notre raison se comporte dans cette liaison de ce que nous connaissons avec ce que nous ne connaissons pas, et que nous ne connaîtrons jamais ? Il y a ici une véritable liaison du connu à quelque chose de parfaitement inconnu (qui le sera toujours), et si en cela l’inconnu ne devait non plus être connu le moins du monde comme on ne peut l’espérer en réalité —, la notion de cette liaison doit cependant pouvoir être déterminée et élucidée.

Nous devons donc concevoir un être immatériel, un monde intelligible, et un être au-dessus de tous les êtres (purs noumènes), parce que la raison ne rencontre que là, comme en des choses en soi, l’intégration et la satisfaction qu’elle ne peut jamais espérer en dérivant les phénomènes de leurs principes homogènes, et parce que ces principes se rapportent réellement à quelque chose différent d’eux (par conséquent tout à fait hétérogène), puisque des phénomènes supposent toujours une chose en soi, et qui par conséquent est indiquée par là, qu’elle puisse ou non être connue plus intimement.

Mais comme nous ne pouvons jamais connaître ces êtres de raison pour ce qu’ils peuvent être en soi, c’est-à-dire déterminément, quoique nous puissions les admettre par rapport au monde sensible, et qu’ils y doivent être rattachés par la raison, nous pourrons du moins concevoir cette liaison à l’aide de notions qui expriment leur rapport au monde sensible. Car si nous ne concevons l’être de raison que par des notions intellectuelles pures, nous ne pensons par là rien de réellement déterminé, par conséquent notre notion n’a pas de sens. Mais si nous le concevons par des propriétés qui soient prises du monde sensible, ce n’est plus un être de raison, il est pensé comme un des phénomènes, et appartient au monde sensible. Prenons pour exemple la notion de l’être suprême.

La notion constitutive du déisme est une notion toute rationnelle, mais qui ne représente qu’une chose, celle qui contient toute réalité, sans pouvoir en déterminer une seule, parce qu’il faudrait pour cela prendre un exemple du monde sensible, auquel cas je n’aurais jamais affaire qu’à un objet des sens, mais point à quelque chose d’entièrement hétérogène, qui ne peut en aucune façon être un objet des sens. Lui attribuerais-je par exemple l’entendement ! Mais je n’ai d’autre notion d’un entendement que de celui qui ressemble au mien, c’est-à-dire auquel des sens doivent fournir des intuitions, et qui s’applique ainsi à les soumettre aux règles de l’unité de conscience. Mais alors les éléments de ma notion seraient toujours dans le phénomène ; je serais ainsi forcé par l’insuffisance des phénomènes, de m’élever plus haut, de m’adresser à la notion d’un être qui est indépendant des phénomènes, ou qui s’y trouve mêlé comme à des conditions de sa détermination. Mais si je sépare l’entendement de la sensibilité pour avoir un entendement pur, il ne reste plus que la simple forme de la pensée sans aucune intuition, forme qui ne peut me servir à connaître quoi que ce soit de déterminé, par conséquent aucun objet. Il faudrait à cette fin concevoir un autre entendement, qui perçût les objets dont je n’ai pas la moindre notion, parce que l’entendement humain est discursif, et ne peut connaître que par des notions universelles. Même résultat si j’attribue à l’être suprême une volonté, car je n’ai cette notion qu’à la condition de la tirer de mon expérience interne, qui a pour base ma dépendance quant à la satisfaction où je puis être des objets dont l’existence est pour nous un besoin, par conséquent une sensibilité ; ce qui répugne tout à fait à la notion pure de l’être suprême.

Les objections de Hume contre le déisme sont faibles, elles n’atteignent jamais que les arguments, et point du tout la proposition affirmative du Déisme. Mais par rapport au Théisme, qui doit être établi par une détermination plus précise de notre notion, purement transcendante ici, de l’être suprême, elles sont très fortes, et même irréfutables, dans certains cas (en fait, dans tous les cas ordinaires), suivant qu’on forme cette notion. Hume s’attache toujours à ce que, par la simple notion d’un être premier, auquel nous n’attribuons que des prédicats ontologiques (éternité, toute-présence, toute-puissance), nous ne pouvons réellement rien concevoir de déterminé, mais qu’il faut ajouter des propriétés qui peuvent donner la notion in concreto : il ne suffit pas de dire qu’il est une cause, il faut ajouter son mode de causalité, si c’est par entendement et par volonté. Et alors commencent les attaques contre la chose même, contre le Théisme, quand, auparavant, l’auteur n’avait renversé que les arguments du Déisme, ce qui n’était pas bien périlleux. Ses arguments dangereux se rapportent tous à l’anthropomorphisme, qu’il tient pour inséparable du Théisme, et qu’il met en contradiction avec lui-même. Mais si on l’abandonne, c’en est fait aussi du Théisme ; il ne reste plus qu’un Déisme dont on ne peut rien faire, qui nous est inutile, et qui ne peut servir de fondement à la religion ni à la morale. Si cette nécessité de l’anthropomorphisme était certaine, en vain les preuves de l’existence d’un être suprême, quelles qu’elles puissent être, seraient accordées, la notion de cet être ne pourrait cependant jamais être déterminée par nous, sans tomber dans une contradiction.

Si à la défense d’éviter tous les jugements transcendants de la raison pure, nous joignons le précepte en apparence contraire de s’élever jusqu’aux notions qui sont en dehors du champ de l’usage immanent (empirique), nous comprendrons que les deux choses sont compatibles, mais sur les limites de tout usage permis de la raison ; car ces limites appartiennent aussi bien au champ de l’expérience qu’à celui des êtres de raison, et nous apprendrons en même temps par là comment ces idées si remarquables ne servent qu’à la délimitation de la raison humaine, c’est-à-dire d’une part à étendre dans une certaine mesure la connaissance expérimentale, au point que nous n’ayons rien à connaître que le monde, d’autre part cependant à franchir les limites de l’expérience, et à vouloir juger des choses qu’elle ne contient pas, comme choses en soi.

Mais nous restons sur ces limites, si nous restreignons notre jugement au seul rapport que peut avoir le monde à un être dont la notion même est en dehors de toute connaissance dont nous sommes capables dans le monde. Car alors nous n’attribuons à l’être suprême aucune des propriétés en soi par lesquelles nous concevons des objets de l’expérience, et nous évitons par là l’anthropomorphisme dogmatique, mais nous les attribuons cependant à son rapport avec le monde, et nous nous permettons un anthropomorphisme symbolique, qui n’est, en fait, que dans le langage, et non dans l’objet.

Quand je dis que nous sommes forcés de considérer le monde comme s’il était l’œuvre d’une intelligence et d’une volonté suprême, je ne dis en réalité qu’une chose, c’est ce que le rapport qui existe entre une horloge, un navire, un régiment, et un horloger, un constructeur, un colonel, est le même qui existe entre le monde sensible (ou tout ce qui compose le fondement de cet ensemble de phénomènes) et l’inconnu que je ne connais par conséquent pas en lui-même, mais que je connais cependant par rapport à moi, par rapport au monde, dont je fais partie.


§ LVIII.

Cette connaissance est la connaissance par analogie, qui ne signifie pas, comme le mot l’indique ordinairement, une parfaite ressemblance de deux choses, mais une parfaite ressemblance de deux rapports entre choses entièrement dissemblables[9]. Grâce à cette analogie une notion de l’être suprême est cependant déterminée pour nous d’une manière suffisante, quoique nous ayons abandonné tout ce qui pouvait la déterminer absolument et en soi ; car nous pouvons cependant la déterminer par rapport au monde, et par conséquent par rapport à nous ; une détermination ultérieure ne nous est pas nécessaire. Les attaques dirigées par Hume contre ceux qui veulent absolument déterminer cette notion, en empruntant à cet effet des matériaux d’eux-mêmes et du monde, ne nous regardent pas ; aussi ne peut-il nous objecter qu’il ne nous reste rien si nous retranchons de la notion de l’être suprême l’anthropomorphisme objectif.

En effet, si, pour commencer seulement (comme le fait aussi Hume en ses Dialogues, dans la personne de Philon contre Cléanthe), on nous accorde une hypothèse nécessaire, la notion constitutive du déisme, celle d’un être primitif, dans laquelle on conçoit cet être par de purs prédicats ontologiques, ceux de substance, de cause, etc. (ce qu’on doit faire, parce que la raison, poussée dans le monde sensible par de simples conditions qui sont toujours conditionnées à leur tour, sans quoi elle ne peut avoir aucune satisfaction, et, ce qui peut se faire commodément aussi, sans tomber dans l’anthropomorphisme, qui transporte des prédicats tirés du monde sensible à un être tout différent du monde, puisque ces prédicats ne sont que de simples catégories qui n’en donnent aucune notion déterminée, mais non plus, par la même raison, aucune notion restreinte aux conditions de la sensibilité) : rien alors ne peut s’opposer à ce que nous attribuions à cet être une causalité par raison à l’égard du monde, et à ce que nous nous élevions ainsi au théisme, sans être obligés de lui attribuer cette raison en lui-même, comme une propriété qui lui serait inhérente. Car, en ce qui regarde le premier point, c’est l’unique voie possible pour porter au plus haut degré l’usage de la raison, par rapport à toute expérience possible, universellement d’accord avec elle-même dans le monde sensible, tout en admettant même de nouveau une raison suprême comme une cause de toutes les liaisons dans le monde : un tel principe doit toujours lui être avantageux, sans jamais pouvoir lui nuire dans son usage physique. Quant au second point, la raison n’est cependant point transportée par là comme qualité à l’être primitif en soi, mais seulement à son rapport au monde sensible, et de cette manière se trouve entièrement évité l’anthropomorphisme. Car il ne s’agit ici que de la cause de la forme rationnelle, qui se rencontre partout dans le monde, et si la raison est attribuée à l’être suprême, en tant qu’il contient le principe de cette forme rationnelle du monde, ce n’est que par analogie, c’est-à-dire en tant que cette expression montre seulement le rapport de la cause suprême à nous inconnue avec le monde, pour y déterminer raisonnablement toute chose au plus haut degré. De cette manière donc on évite de se servir de la propriété de la raison pour concevoir Dieu ; on ne s’en sert que pour concevoir le monde, comme il le faut bien, si l’on veut avoir le plus grand usage possible de la raison par rapport au monde suivant un principe.

Nous avouons donc que l’être suprême, considéré en lui-même, nous est tout à fait impénétrable, et inconnaissable même d’une manière déterminée, ce qui nous empêche, d’après les notions que nous avons de la raison comme cause efficiente (à l’aide de la volonté), d’en faire aucun usage transcendant pour déterminer la nature divine par des propriétés qui cependant sont toujours prises de la nature humaine, et de nous perdre dans de grossières et mystiques notions. Par là nous évitons aussi de noyer la contemplation du monde, d’après des notions de la raison humaine transportées à Dieu, dans des explications hyperphysiques, de détourner cette contemplation de sa fin propre, suivant laquelle elle doit être une étude de la simple nature par la raison, et non une dérivation téméraire des phénomènes physiques, d’une raison suprême. L’expression qui convient à nos faibles notions sera donc : que nous concevons le monde comme s’il dérivait, quant à son existence et à ses déterminations internes, d’une raison suprême ; ce qui nous permet, d’une part, de connaître la propriété qui revient au monde même, sans toutefois prétendre déterminer sa cause en elle-même ; d’autre part, de placer dans le rapport de la cause suprême au monde le principe de cette propriété (de la forme rationnelle dans le monde), sans trouver que le monde y suffise par lui-même[10].

Ainsi disparaissent les difficultés qui semblaient s’opposer au théisme, par le fait que l’on associe au principe de Hume, de ne pas transporter l’usage de la raison hors du champ de toute expérience possible, un autre principe entièrement omis par ce philosophe, celui de ne pas considérer le champ de l’expérience possible, comme quelque chose qui se limite soi-même aux yeux de notre raison. La Critique de la raison indique ici la voie moyenne entre le dogmatisme que Hume attaquait, et le scepticisme qu’il voulait introduire ; moyen terme qui diffère d’autres justes milieux que l’on conseille de déterminer pour ainsi dire mécaniquement (un peu de l’un, un peu de l’autre), et par lesquels nul ne connaît le mieux, mais qui peuvent servir à le déterminer suffisamment d’après des principes.

§ LIX.

Je me suis servi au commencement de cette observation de l’image d’une limite pour établir les barrières de la raison par rapport à son usage légitime. Le monde sensible ne contient que des phénomènes, qui ne sont pas des choses en soi. Celles-ci (noumena) doivent être admises par l’entendement, par la raison précisément qu’il reconnaît les objets de l’expérience pour de simples phénomènes. Notre raison embrasse les deux choses, et l’on se demande de quelle manière elle procède pour limiter l’entendement par rapport aux deux circonscriptions ? L’expérience, qui contient tout ce qui appartient au monde sensible, ne se limite pas elle-même ; elle passe d’un conditionné à un autre. Ce qui doit la limiter, doit être entièrement hors d’elle, et c’est le champ des êtres de pure raison. Mais c’est pour nous un espace vide, en tant qu’il se rapporte à la détermination de la nature de ces êtres de raison, et, en ce sens, nous ne pouvons pas sortir du champ de l’expérience possible, s’il s’agit de notions dogmatiquement déterminées. Mais comme une limite même est quelque chose de positif, qui ne tient pas moins à ce qu’elle renferme qu’à l’espace qui est en dehors de l’ensemble donné, c’est donc une vraie connaissance positive, à laquelle la raison participe par le fait seul qu’elle s’étend jusqu’à cette limite, de telle sorte cependant qu’elle ne cherche pas à la franchir, parce qu’elle n’aurait devant elle qu’un espace vide où elle peut bien concevoir des formes pour les choses, mais pas de choses en soi. Mais la limitation du champ de l’expérience par quelque chose qui lui est d’ailleurs inconnu, est cependant une connaissance qui reste encore à la raison à ce point de vue, parce qu’elle n’est pas renfermée à l’intérieur du monde sensible, et qu’elle n’extravague pas non plus en dehors, mais que, ainsi qu’il convient à une connaissance de limites, elle se borne au rapport de ce qui les dépasse à ce qu’elles renferment.

La théologie naturelle est une notion de cette espèce, qui se rapporte aux limites de la raison humaine, puisqu’elle se voit obligée de s’élever à l’idée d’un être suprême (et, au point de vue pratique, à l’idée d’un monde intelligible), non pas pour déterminer quelque chose par rapport à ce pur être de raison, par conséquent en dehors du monde sensible, mais seulement pour donner suivant des principes la plus grande unité possible (théoriquement et pratiquement) à son propre usage dans ce monde même, et se servir à cet effet du rapport de cette unité à une raison indépendante, comme cause de toutes les liaisons, sans toutefois s’imaginer simplement par là un être, mais puisqu’en dehors du monde sensible doit nécessairement se trouver quelque chose que l’entendement pur doit seulement concevoir pour le déterminer uniquement de cette manière, quoique par simple analogie.

Ainsi subsiste notre proposition précédente, qui résume toute la Critique : « Que la raison, avec tous ses principes a priori, ne nous apprend jamais rien de plus que les simples objets de l’expérience possible, et de ces objets rien de plus encore que ce qui peut être connu dans l’expérience. » Mais cette limitation ne l’empêche pas de nous conduire jusqu’aux limites objectives de l’expérience, à savoir, le rapport à quelque chose qui ne doit pas être l’objet même de l’expérience, mais qui doit être cependant le principe suprême de toute expérience, sans toutefois rien nous apprendre de ce principe en soi, mais seulement par rapport à son propre et parfait usage en vue des fins suprêmes dans le champ de l’expérience possible. Telle est aussi toute l’utilité qu’on peut raisonnablement désirer, et dont il faut savoir se contenter.


§ LX.

Nous avons donc exposé longuement, quant à sa possibilité, la métaphysique telle qu’elle est donnée réellement dans les dispositions innées de la raison humaine, et même dans ce qui constitue le but essentiel de ses travaux. Cependant, comme nous avons trouvé que l’usage purement physique de ces dispositions de notre raison, si elle manque d’une discipline (qui n’est possible que par une critique scientifique) pour la retenir et la fixer dans ses limites, l’enlace dans des raisonnements dialectiques transcendants, qui, ou n’ont en leur faveur que l’apparence ou se contredisent même, et qu’en outre cette métaphysique subtile est inutile aux sciences physiques, ou leur est même préjudiciable ; il reste toujours une question digne de nos efforts, celle de trouver les fins naturelles auxquelles tendent dans notre raison ces dispositions aux notions transcendantes, puisque tout ce qui est dans la nature doit se rattacher originairement à quelque but d’utilité.

Cette recherche est en fait périlleuse, et j’avoue qu’il n’y a que conjecture dans ce que je puis dire de la manière dont toute chose se rapporte aux fins premières de la nature. Qu’il me soit cependant permis de m’y livrer dans cette seule circonstance, puisque la question ne concerne pas la valeur objective des jugements métaphysiques, mais les dispositions naturelles relatives à ces jugements, et se trouve ainsi placée dans l’anthropologie en dehors du système de la métaphysique.

Si je considère toutes les Idées transcendantales dont l’ensemble constitue le problème propre de la raison naturelle pure, problème qui la force à quitter la simple contemplation de la nature, à s’élever au-dessus de toute expérience possible, et à réaliser par cet effort la chose (savoir ou sophisme) qui porte le nom de métaphysique ; je crois alors m’apercevoir que cette disposition naturelle tend à dégager notre conception des chaînes de l’expérience et à lui faire franchir les barrières de la simple physique, au point de voir au moins ouvert devant elle un champ qui ne contient que des objets d’entendement pur, qu’aucune sensibilité ne peut atteindre, non pas, il est vrai, pour que nous nous en occupions spéculativement (parce que nous ne trouvons pas de fonds où nous puissions poser le pied), mais pour que des principes pratiques qui, sans la rencontre de cette carrière à leur développement nécessaire et leurs aspirations, ne pourraient pas s’étendre à l’universalité dont la raison ne peut se passer au point de vue moral, aient leur empire sur nous.

Je trouve donc que l’Idée psychologique, entendant par là la nature pure, et au-dessus de toutes les notions expérimentales de l’âme humaine, si peu déterminée qu’elle soit, montre assez clairement du moins l’insuffisance de ces notions, et me détourne par là du matérialisme comme d’une notion physiologique qui ne peut convenir à aucune explication naturelle, et qui tient en outre la raison trop à l’étroit au point de vue pratique. De même les Idées cosmologiques, par l’insuffisance manifeste de toute connaissance naturelle possible à satisfaire la raison dans sa légitime curiosité, nous préservent du naturalisme, qui prétend que la nature se suffit à elle-même. Enfin, comme toute nécessité physique dans le monde sensible est toujours conditionnée, puisqu’elle suppose toujours une dépendance des choses à l’égard d’autres choses, et que la nécessité inconditionnée ne doit être cherchée que dans l’unité d’une cause différente du monde sensible, et que sa causalité, si elle était purement physique, ne pourrait jamais faire concevoir l’existence du contingent, comme en étant l’effet, la raison, grâce à l’Idée théologique, s’affranchit du fatalisme, aussi bien que d’une aveugle nécessité physique dans l’enchaînement de la nature même, sans un premier principe, comme aussi dans la causalité de ce principe même, et conduit à la notion d’une cause par liberté, par conséquent d’une Intelligence suprême. Ainsi les Idées transcendantales, sans nous instruire positivement, ont cependant cette utilité, de mettre un terme aux assertions audacieuses et restrictives du champ de la raison, qui constituent le matérialisme, le naturalisme et le fatalisme, et de donner ainsi carrière aux Idées morales en dehors du champ de la spéculation ; ce qui expliquerait jusqu’à un certain point, si je ne me trompe, ces dispositions naturelles.

L’utilité pratique que peut avoir une science purement spéculative, étant en dehors des limites de cette science, peut donc être regardée simplement comme un scolie, et, comme tous les scolies, ne constitue pas une partie de la science même. Cependant ce rapport est au moins en deçà des limites de la philosophie, de celle-là surtout qui se tire des sources rationnelles pures, où l’usage spéculatif de la raison en métaphysique doit nécessairement former unité avec l’usage pratique en morale. La dialectique inévitable de la raison pure, considérée en métaphysique comme une disposition naturelle, doit être expliquée autant que possible, non simplement comme une apparence qui doit être dissipée, mais aussi comme une institution de la nature par rapport à sa fin, quoique cette tâche, comme surérogatoire, ne soit pas exigée, et avec raison, pour la métaphysique proprement dite.

Quant à un second scolie, mais plus voisin de la matière et de la métaphysique, il faudrait s’en tenir à la solution des questions qui s’étendent dans la Critique (t. II, p. 260-279). Car c’est là que se trouvent exposés certains principes rationnels qui déterminent a priori l’ordre physique, ou plutôt l’entendement qui doit en chercher les lois. Ils semblent être constitutifs et législatifs par rapport à l’expérience, quand cependant ils procèdent de la simple raison, qui, à la différence de l’entendement, ne doit pas être considérée comme un principe de l’expérience possible.

Ceux qui voudront examiner la nature de la raison, en dehors même de son usage en métaphysique, et jusque dans les principes universels propres à constituer systématiquement une histoire naturelle en général, auront à voir si cet accord dépend de ce que, tout comme la nature ne tient pas par elle-même aux phénomènes ou à leur source, la sensibilité, mais ne se trouve que dans le rapport de la sensibilité à l’entendement, de même l’unité constante de l’usage de l’entendement, en faveur de toute une expérience possible (en un système), ne peut convenir à cet entendement que par rapport à la raison, et qu’ainsi l’expérience est médiatement soumise à la législation de la raison ; car j’ai bien présenté cette question, dans le livre même, comme importante, mais je n’en ai pas cherché la solution[11].

Je termine donc ainsi la solution analytique de la question principale que j’avais posée : Comment la métaphysique en général est-elle possible, puisque je me suis élevé des choses où son usage est réellement donné, au moins dans les conséquences, aux principes de sa possibilité ?


Notes modifier

  1. Si l’on peut dire qu’une science est réelle au moins dans l’idée de tous les hommes, dès qu’il est certain que les problèmes qui y conduisent sont présentés par la nature à la raison humaine de chacun, et qu’ils sont par conséquent l’objet constant, inévitable, d’une multitude de recherches, quoique infructueuses, il faudra dire aussi qu’il y a réellement une métaphysique subjective (et même nécessairement), et se demander alors avec raison comment elle est possible (objectivement).
  2. Dans le jugement disjonctif nous considérons toute la possibilité, par rapport à une certaine notion, comme divisée. Le principe ontologique de la détermination universelle d’une chose en général (de tous les prédicats opposés possibles il en est un qui convient à chaque chose), qui est en même temps le principe de tous les jugements disjonctifs, suppose l’ensemble de toute la possibilité, ensemble où la possibilité de chaque chose en général est regardée comme déterminée. Ceci peut servir jusqu’à un certain point à expliquer le principe précédent, à savoir : que l’acte de la raison dans les raisonnements rationnels est le même quant à la forme que celle qui lui sert à produire l’Idée d’un ensemble de toute réalité, Idée qui contient le positif de tous les prédicats opposés entre eux.
  3. Si la représentation de l’apperception, le moi, était une notion qui servît à penser quelque chose, elle pourrait aussi être employée comme prédicat d’une autre chose, ou contenir en soi de ces prédicats. Or ce n’est rien de plus que le sentiment d’une existence sans la moindre notion ; ce n’est que la représentation de ce à quoi se rapporte toute pensée.
  4. C’est une chose remarquable, que les métaphysiciens aient toujours passé si légèrement sur le principe de la permanence des substances, sans jamais en rechercher la preuve ; c’est sans doute parce que aussitôt qu’ils commençaient par la notion de substance, ils se trouvaient destitués de toute preuve. Le sens commun, qui s’était bien aperçu que sans cette supposition il n’est pas possible de lier des perceptions dans une expérience, répara ce défaut par un postulat ; car il ne pouvait jamais tirer de l’expérience même ce principe, tant parce qu’elle ne peut pas suivre les corps (substances) dans tous leurs changements et résolutions, assez loin pour en trouver toujours la matière non amoindrie, que parce que le principe renferme une nécessité qui est toujours la marque d'un principe a priori. Ils ont donc appliqué ce principe à la notion de l’âme comme à une substance, et ont conclu à sa durée nécessaire après la mort de l’homme (par la raison surtout que la simplicité de cette substance, qui était conclue de l’indivisibilité de la conscience, les assurait de l’impérissabilité par dissolution). S’ils avaient trouvé la véritable source de ce principe ce qui demandait des recherches plus approfondies qu’ils n’ont jamais eu l’intention d’en faire —, ils auraient vu que cette loi de la permanence des substances n’a lieu que pour l’expérience, et n’a par conséquent de valeur que par rapport aux choses en tant qu’elles doivent être connues et unies à d’autres dans l’expérience, mais jamais aux choses mêmes, sans considération de toute expérience possible, par conséquent pas non plus par rapport à l’âme après la mort.
  5. Je désirerais donc que le lecteur judicieux s’occupât surtout de cette antinomie, parce que la nature même semble l’avoir établie pour corriger la raison opiniâtrée dans ses prétentions et la forcer à l’examen d’elle-même. Je me fais fort d’établir chaque preuve que j’ai donnée à l’appui de la thèse et de l’antithèse, et de prouver ainsi la certitude de l’inévitable antinomie de la raison. Si donc le lecteur est amené par ce fait singulier à revenir sur ses pas pour examiner la supposition fondamentale dans la circonstance, il se trouvera forcé de rechercher avec moi le premier fondement de toute la connaissance de la raison pure.
  6. L’auteur entend par causalité ce que nous exprimons mieux par le mot causation, effectio. T.
  7. L’Idée de liberté se rencontre aisément dans le rapport de l’intelligible comme cause, au phénomène comme effet. Nous ne pouvons donc pas attribuer une liberté à la matière par rapport à l’action incessante dont elle remplit le lieu qu’elle occupe, quoique cette action procède d’un principe interne. Nous ne pouvons pas davantage trouver une notion adéquate de liberté pour des êtres purement intelligents, pour Dieu, par exemple, en tant que leur action est immanente. Car son action, quoique indépendante de causes extérieures déterminantes, est cependant déterminée dans son éternelle raison, par conséquent dans sa nature divine. Seulement si quelque chose doit commencer par une action, si par conséquent l’effet doit se trouver dans une succession, et, par suite, dans le monde sensible (par exemple le commencement du monde), alors se présente la question de savoir si la causalité même de la cause doit aussi commencer, ou si la cause peut commencer son effet, sans que sa causalité même commence. Dans le premier cas la notion de cette causalité est une notion de nécessité naturelle ; dans le second, c’est une notion de liberté. D’où le lecteur comprendra que quand je définissais une liberté comme faculté de commencer un événement, je considérais précisément la notion qui est le problème de la métaphysique.
  8. M. Platner, dans ses Aphorismes, dit en conséquence avec sagacité, § 728, 729 : « Si la raison est un critérium, il n’y a pas de notion possible qui soit incompréhensible à la raison humaine. Dans le réel seul a lieu l’incompréhensibilité. Elle résulte ici de l’insuffisance des idées acquises. » — Il n’est donc que paradoxal, sans qu’il faille du reste s’en étonner, de dire que beaucoup de choses dans la nature sont incompréhensibles (par exemple la faculté génératrice), mais que si nous nous élevons plus haut encore, et même au-dessus de la nature, tout nous redevient intelligible ; c’est qu’alors nous quittons entièrement les objets qui peuvent nous être donnés, pour ne nous occuper que des Idées, dans lesquelles nous pouvons très bien comprendre la loi que la raison par elles impose à l’entendement pour son usage expérimental, parce que c’est son propre effet.
  9. Ainsi, il y a une analogie entre le rapport juridique des actions humaines et le rapport mécanique des forces motrices : je ne puis rien faire à autrui sans lui donner le droit de m’en faire autant sous les mêmes conditions ; de même qu’un corps ne peut agir avec ses forces motrices sur un autre, sans faire par là que l’autre corps réagisse sur lui dans la même mesure. Je puis donc, à l’aide de cette analogie, donner une notion relative de choses qui me sont absolument inconnues. Ainsi, par exemple, le soin du bonheur des enfants = a, est à l’amour des parents = b, de même que le soin du genre humain = c est à l’inconnu en Dieu = x, que nous appelons amour ; ce qui ne veut pas dire qu’il y ait ici la moindre ressemblance avec une inclination humaine, mais nous pouvons seulement en comparer le rapport au monde à celui que les choses du monde ont entre elles. La notion de rapport n’est ici qu’une simple catégorie, à savoir, la notion de cause, qui n’a rien à démêler avec la sensibilité.
  10. Je dirai : la causalité de la cause suprême est par rapport au monde ce que la raison humaine est par rapport à son œuvre. En quoi la nature de la chose suprême même me reste inconnue ; je ne compare que son action à moi connue (l’ordre du monde) et sa régularité avec les effets à moi connus de la raison humaine, et j’appelle, en conséquence, la première une raison, sans pour cela entendre par là ce que j’entends dans l’homme par cette expression, ou sans lui attribuer comme propriété quelque chose qui me soit connu d’ailleurs.
  11. Ma résolution constante a toujours été de ne rien négliger dans la critique de ce qui pourrait conduire à sa perfection, la recherche de la nature de la raison pure, si profondément caché qu’elle puisse être. Libre à chacun de poursuivre aussi loin qu’il le voudra son investigation, quand on aura seulement fait voir ce qui reste encore à faire ; car c’est ce qu’on peut faire justement attendre de celui qui s’est donné pour tâche de mesurer tout ce champ, afin que d’autres pussent se le partager et le cultiver. C’est également l’objet des deux scolies qui se recommanderaient difficilement aux amateurs, à cause de leur aridité, et qui ne sont par conséquent proposées qu’aux connaisseurs.