Projets de la Russie

GUERRE D’ORIENT.




DES PROJETS DE LA RUSSIE.




La question des affaires d’Orient peut être envisagée sous deux rapports différens, le rapport politique, et le rapport philosophique. Ces deux grandes divisions résument en elles toutes les opinions qui se sont manifestées jusqu’à ce jour sur les résultats à attendre de la guerre de la Russie contre la Porte ; elles réduisent à deux termes simples les nuances diverses qui caractérisent en Europe les vœux pour ou contre les armes russes.

La ligne politique, adoptée par le cabinet de Pétersbourg depuis Pierre Ier, a été suivie avec une constance et une uniformité qu’on ne peut comparer qu’à celles qui étendirent autrefois sur le monde entier la domination romaine ; l’idée fixe de ce cabinet est de profiter d’une population passive et inépuisable pour s’agrandir sans cesse en affaiblissant successivement ses voisins. Après l’anéantissement de la puissance de la Suède, la Pologne a succombé, et la chute de cette nation fut pour la Russie une seconde journée de Pultawa. Le dernier rempart de l’Europe tombait devant elle ; guerrière jusque-là par nécessité, il lui était permis de ne plus l’être que par ambition.

Depuis ce moment, tous ses efforts se sont portés, en Asie, contre la Perse ; en Europe, contre la Turquie. Plus d’une fois elle a réussi à faire heurter ces deux puissances l’une contre l’autre, et tandis qu’un danger commun aurait dû les unir des liens les plus étroits, on les a vu céder à des suggestions funestes, et préparer, en se déchirant mutuellement, l’accomplissement des projets de leur ennemie. Rarement elle les a laissé reposer en même temps, et reconnaître assez bien leurs intérêts et leurs forces, pour qu’elles pussent lui résister de concert. En dernier lieu, presqu’aussitôt après avoir affaibli la Perse, en lui enlevant deux belles provinces et une somme énorme d’argent, après avoir signé un traité par lequel elle venait d’obtenir des résultats riches d’avenir, la Russie déclara la guerre à la Porte. L’Europe, préoccupée de la question grecque, vit dans cette résolution quelque chose de généreux ; c’était tout simplement la suite d’un système d’envahissement qui n’avait pas été interrompu un instant. Même au milieu de ces paix remplies d’ombrages signées entre la Porte et la Russie, cette dernière n’a jamais cessé d’avoir à Constantinople un nouveau sujet de discorde à sa disposition, et son envoyé auprès du divan n’a presque jamais laissé passer plus de la première audience, sans entamer aussitôt la discussion des objets qui devaient infailliblement amener de nouvelles ruptures.

La Russie, qui d’abord entra sur le territoire persan, sous prétexte de punir les Lesghis, descendus du Caucase, a successivement conquis sur cette puissance la forteresse de Derbend, la clef des provinces persanes, les provinces du Gilan, du Mazaderan, Asterabad et la ville de Chamakhi ; elle a acquis tous les ports de la mer Caspienne, et la navigation exclusive de cette mer, pour ses navires de guerre. Enfin elle y a joint la Géorgie avec les autres provinces situées au sud du Caucase, et le Khanat d’Erivan, dont la cession a mis un terme à la dernière guerre.

Elle a enlevé à la Porte Azof, la Crimée, l’île de Taman, la Bessarabie, un nombre considérable de forteresses en Asie, et la souveraineté réelle des provinces de Valachie et de Moldavie, placées entièrement, déjà avant la guerre et par les traités, sous son influence et sa protection.

Ainsi, ce colosse s’avance lentement comme le flux de la mer, et consolide chacune de ses conquêtes en imposant aussitôt à la population vaincue son système militaire, et en y créant des soldats, qu’il enverra à leur tour, quelques années plus tard, envahir les contrées voisines. Il poursuit aujourd’hui son projet favori ; la Russie veut Constantinople. Toutes ses forces sont réunies pour y arriver, et jamais elle n’a déployé un tel appareil de puissance sur terre et sur mer. Les prétextes sont faibles, disons mieux, ils sont nuls ; mais les moyens sont immenses, et ce n’est plus du droit qu’il s’agit, mais de la possibilité du succès. Cette guerre nous semble de la plus évidente injustice, mais rappelons-nous que nous discutons la question politique, c’est-à-dire, celle des intérêts. Les intérêts de la Russie sont palpables ; il reste à examiner ceux de l’Europe.

Les plans de la Russie ont été annoncés d’une manière vague dans son manifeste : elle veut la libre navigation de la mer Noire, et l’exécution des traités. Il y a diverses manières d’expliquer et d’accomplir ce but ; la plus naturelle, la plus conforme à la politique russe, celle qui résulte de tous les faits du passé, se trouve dans un journal grec qui doit être bien informé sous ce rapport, puisque rien ne s’y imprime sans avoir été approuvé par M. le comte Capo d’Istrias, ancien ministre du cabinet russe.

« 1o Les forteresses de l’Hellespont et du Bosphore seront détruites, et la navigation de la mer Noire sera ouverte indistinctement à toutes les nations qui jouissent de relations commerciales avec la Russie.

» 2o Toutes les forteresses situées sur le Danube seront détruites ; aucun bâtiment de guerre turc, ou de quelque autre pavillon que ce soit, ne pourra paraître dans la mer Noire ; les seuls bâtimens de guerre russes en protégeront la navigation.

» 3o La Russie gardera, à titre de conquête, tous les forts dont elle s’est emparée en Asie, ainsi que toute l’Arménie.

» 4o Les principautés de Moldavie et de Valachie resteront libres et indépendantes ; elles se gouverneront d’elles-mêmes, et ainsi qu’il leur plaira, et ne devront au Sultan que le tribut annuel d’une somme qui sera convenue.

» 5o Tous les Grecs qui habitent le territoire turc y vivront libres, et pourront, sans le moindre empêchement, y bâtir des églises autant qu’ils en auront besoin. En payant les contributions ordinaires, ils y jouiront de la plénitude de leurs droits, sous la protection de leur patriarche, que la Porte reconnaîtra indépendant et comme leur représentant. Ce patriarche sera lui-même placé sous la protection de la Russie.

» 6o La Porte paiera à la Russie, pour dédommagement des frais de la guerre, la somme de ……… roubles en argent[1]. La Russie gardera les possessions turques qu’elle occupe maintenant, comme garantie de ce paiement jusqu’à ce qu’il soit effectué. »

Pour ceux qui savent comprendre, tous ces articles peuvent se réduire à un seul, c’est qu’il faut que la Turquie d’Europe devienne une province russe. L’Europe gagnera-t-elle à ce changement ? C’est ici que commence la diversité des opinions.

Et d’abord il faut réfuter la plus générale, que nous croyons erronée, quoiqu’émise par des publicistes d’un grand mérite, et qui semble avoir obtenu, en France surtout, beaucoup de crédit. Ils ont dit que « plus la Russie s’étendait, moins on devait la craindre, et que la faiblesse suivrait bientôt un développement hors de proportion avec les limites dans lesquelles un grand empire doit raisonnablement se renfermer. » Ce raisonnement serait fondé, si cet état, formant au loin des colonies séparées de la métropole par des possesseurs intermédiaires, était obligé d’épuiser le centre pour peupler les extrémités, et morcelait sa puissance en la divisant sur des portions de territoire sans liaison entr’elles. Mais la Russie ne commet pas cette faute, qui fut l’une des causes de la dissolution du grand empire romain. La chaîne qui part du foyer de l’empire n’est jamais interrompue ; elle enveloppe dans ses vastes anneaux le pays entier sur lequel on juge nécessaire de l’étendre, sans fraction, sans jamais rien laisser derrière soi. À chaque pas que fait la Russie, toujours proportionné à ses formes colossales, elle s’arrête, s’organise militairement, et ne repart de là que quand sa conquête est devenue sous tous les rapports, partie homogène de cette masse compacte qui s’avance tout d’une pièce, tantôt sur l’Europe, tantôt sur l’Asie. Loin de l’affaiblir, ses nouveaux domaines la fortifient, parce que chacun d’eux devient successivement un nouveau rempart dont la population, exercée aux armes et rien qu’à cela, est le premier gardien.

Tel est le plan qui, depuis cent ans, a été suivi avec une admirable persévérance et une habileté peu commune. Cette politique, qui se trouve tracée en caractères si remarquables dans les instructions données en 1785 au prince Potemkin, par lesquelles il était autorisé à accepter la soumission de toutes les nations qui désiraient devenir sujettes de la Russie, en leur offrant sa protection contre leurs souverains ; cette politique s’apprête à frapper le grand coup qui doit mettre le comble à sa puissance, et dont le succès assure à la Russie, pour de longues années, une prépondérance toujours croissante sur les affaires de l’Europe.

Quelque confiance qu’on puisse avoir dans la parole particulière de l’Empereur, il est permis de penser qu’une fois à Constantinople, les armées russes n’en sortiront plus, parce que la nation entière s’opposerait à la volonté de son chef. Stamboul, conquise sur l’islamisme, demeurera au conquérant, et les efforts qu’on fera pour l’en chasser, non-seulement allumeront en Europe une guerre de longue durée, mais encore seront probablement infructueux, si, comme tout l’annonce, le cabinet de Pétersbourg demeure étroitement uni à celui de Berlin, qui est aujourd’hui placé, ainsi que lui, sur le pied militaire le plus respectable.

Il serait superflu d’insister sur la force de position de la Russie lorsqu’elle occupera les provinces turques d’Europe, la nature des lieux est un argument sans réplique ; et si l’on ajoute qu’elle donnerait la main aux Grecs à travers la Thrace et la Macédoine, que la Servie n’hésiterait plus à appuyer une cause gagnée, qu’en réunissant dans la mer Noire les deux flotte séparées aujourd’hui par les Dardanelles, elle opposerait une armée flottante à toutes les irruptions de l’Asie ; que les seules populations qui pourraient l’attaquer sont incapables d’enlever un point fortifié ; qu’enfin de l’Euphrate à la mer d’Ionie et du Danube à l’Hellespont, les lieux et les hommes lui appartiendraient, on se demande de quel côté elle serait vulnérable, et quelle nation de l’Europe oserait s’engager dans une pareille guerre.

Il y a moins de vingt ans que presque tous les peuples se sont ligués pour renverser un insatiable conquérant. L’histoire dira s’il lui fut permis de s’arrêter dans l’élan rapide où il prit la nation. Pourtant il fallut détruire ce pouvoir militaire colossal, que son génie et les circonstances avaient créé. Par quelle inconséquence veut-on donc favoriser aujourd’hui en Europe l’établissement d’un pouvoir semblable ? Napoléon fit, on peut le dire, des guerres d’entraînement, presque toutes de nécessité ; la Russie ne fait que des guerres froides et calculées. Alors c’était un seul homme que l’ambition poussait ; aujourd’hui c’est une nation entière. Cet homme était gêné dans sa marche par les besoins de son peuple qui demandait autre chose que des conquêtes ; le Czar est poussé lui-même par les siens, qui, passifs et mus seulement par le sentiment du bien-être matériel, demandent des contrées plus heureuses et plus fertiles que celles qu’ils habitent. L’un enfin commandait à une nation pleine d’industrie et de science ; à la suite des baïonnettes françaises, il y avait des lois, des routes et de l’ordre administratif. L’autre commande à une nation encore dans l’enfance, faible en tout, si ce n’est pour opprimer ; à la suite des baïonnettes russes, il n’y a que la verge du sergent, seul levier connu par les gouverneurs pour faire respecter leurs volontés.

Les pays envahis par la Russie sont aujourd’hui tels qu’elle les a trouvés ; car elle promet de la civilisation comme elle offrait à la Perse de lui fournir des officiers pour discipliner ses armées. Elle n’en veut que ce qui concourt à son but, et ceux qui l’observent ailleurs qu’à Pétersbourg savent la liberté qu’elle réserve aux provinces européennes de la Turquie, si elle parvient à s’en emparer.

Tandis que cet empire poursuit avec persévérance un système dont il recueille les avantages aux dépens des autres cabinets, ceux-ci se contenteront-ils d’assister à ses triomphes ? Quand la monarchie ottomane sera renversée et ses provinces décidément conquises, se consolera-t-on en disant : « qui l’aurait cru ? » Attendra-t-on paisiblement que les armes russes consomment une entreprise à laquelle il sera trop tard pour remédier ? Voilà ce que nous apprendront bientôt les grands évènemens qui se préparent…[2].


C. de S…


  1. La somme est nécessairement indéterminée aujourd’hui.
  2. « L’empire turc est à présent dans le même degré de faiblesse où était autrefois celui des Grecs ; mais il subsistera long-temps ; car, si quelque prince que ce fût mettait cet empire en péril en poursuivant ses conquêtes, les trois puissances commerçantes de l’Europe connaissent trop leurs affaires pour n’en pas prendre la défense sur-le-champ. Ainsi les projets contre les Turcs, comme celui qui fut fait sous le pontificat de Léon x, et par lequel l’Empereur devait se rendre par la Bosnie à Constantinople, le roi de France par l’Albanie et la Grèce, d’autres princes s’embarquer dans leurs ports ; ces projets, dis-je, n’étaient pas sérieux, ou étaient faits par des gens qui ne voyaient pas l’intérêt de l’Europe. » (Montesquieu : Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, chap. xxiii.)