Projet de restauration de Notre-Dame de Paris/Première Partie


Première Partie.
Considérations générales sur le système de la Restauration.


Monsieur le Ministre,

En nous chargeant de la rédaction du projet de restauration de la cathédrale de Paris, nous ne nous sommes dissimulé, ni l’importance de la tâche que vous vouliez bien nous confier, ni la gravité des questions et des difficultés que nous aurions à résoudre.

Dans un semblable travail on ne saurait agir avec trop de prudence et de discrétion ; et nous le disons les premiers, une restauration peut être plus désastreuse pour un monument que les ravages des siècles et les fureurs populaires ! car le temps et les révolutions détruisent, mais n’ajoutent rien. Au contraire, une restauration peut, en ajoutant de nouvelles formes, faire disparaître une foule de vestiges, dont la rareté et l’état de vétusté augmentent même l’intérêt.

Dans ce cas, on ne sait vraiment ce qu’il y a de plus à craindre, ou de l’incurie qui laisse tomber à terre ce qui menace ruine, ou de ce zèle ignorant qui ajoute, retranche, complète, et finit par transformer un monument ancien en un monument neuf, dépouillé de tout intérêt historique.

Aussi comprend-on parfaitement qu’à la vue de semblables dangers, l’archéologie se soit émue, et que des hommes entièrement dévoués à la conservation de nos monumens, aient dit : « En principe, il ne faut pas restaurer ; soutenez, consolidez, remplacez, comme à l’arc d’Orange, la pierre entièrement rongée par de la pierre neuve, mais gardez-vous d’y tailler des moulures ou des sculptures. »

Nous comprenons la rigueur de ces principes, nous les acceptons complètement, mais seulement, lorsqu’il s’agira d’une ruine curieuse, sans destination, et sans utilité actuelle.

Car ils nous paraîtraient fort exagérés dans la restauration d’un édifice dont l’utilité est encore aussi réelle, aussi incontestable aujourd’hui, qu’au jour de son achèvement ; d’une église, enfin, élevée par une religion dont l’immuabilité est un des principes fondamentaux. Dans ce cas, il faut non seulement que l’artiste s’attache à soutenir, consolider et conserver ; mais encore il doit faire tous ses efforts pour rendre à l’édifice, par des restaurations prudentes, la richesse et l’éclat dont il a été dépouillé. C’est ainsi qu’il pourra conserver à la postérité l’unité d’aspect et l’intérêt des détails du monument qui lui aura été confié.

Cependant, nous sommes loin de vouloir dire qu’il est nécessaire de faire disparaître toutes les additions postérieures à la construction primitive et de ramener le monument à sa première forme ; nous pensons, au contraire, que chaque partie ajoutée, à quelque époque que ce soit, doit, en principe, être conservée, consolidée et restaurée dans le style qui lui est propre, et cela avec une religieuse discrétion, avec une abnégation complète de toute opinion personnelle.

L’artiste doit s’effacer entièrement, oublier ses goûts, ses instincts, pour étudier son sujet, pour retrouver et suivre la pensée qui a présidé à l’exécution de l’œuvre qu’il veut restaurer ; car il ne s’agit pas, dans ce cas, de faire de l’art, mais seulement de se soumettre à l’art d’une époque qui n’est plus. Sous peine d’être entraîné, malgré lui, dans les voies les plus dangereuses, l’artiste doit reproduire scrupuleusement non seulement ce qui peut lui paraître défectueux au point de vue de l’art, mais même, nous ne craignons pas de le dire, au point de vue de la construction. En effet, la construction se trouve essentiellement liée à la forme, et le moindre changement dans cette partie si importante de l’architecture gothique en entraîne bientôt un autre, puis un autre encore, et, de proche en proche, on est amené à modifier complètement le système primitif de construction pour lui en substituer un moderne ; et cela trop souvent aux dépens de la forme. D’ailleurs, en agissant ainsi, on détruit une des curieuses pages de l’histoire de l’art de bâtir, et plus la prétendue amélioration est réelle, plus le mensonge historique est flagrant.

Ce que nous disons pour la conservation du système de construction, nous le dirons aussi pour la conservation rigoureuse des matériaux employés dans les formes primitives, d’abord dans l’intérêt historique, et surtout dans l’intérêt de l’art ; car, en changeant la matière, il est impossible de conserver la forme ; ainsi, la fonte ne peut pas plus reproduire l’aspect de la pierre que le fer ne peut se prêter à rendre celui du bois. Au reste, il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un coup d’œil sur les essais qui ont été tentés dans ce sens, soit à Rouen, pour la flèche de la cathédrale, soit à Séez, pour les pyramides des contreforts, soit à Rheims, pour la chapelle de l’archevêché. Partout enfin où la fonte a remplacé la pierre, l’œil le moins exercé ne peut s’y tromper. À Rouen, comme à Séez et à Rheims, la fonte n’a pu reproduire que des formes dépouillées, tandis que les moulures et les sculptures en pierre de ces monumens sont refouillées au ciseau et impossibles à mouler d’une seule pièce. Mais ce ne sont là que de faibles inconvéniens relativement à ceux bien plus graves que la fonte offre sous le rapport de la solidité. En effet, sans parler du poids, qui est beaucoup plus considérable qu’on avait pu le prévoir avant l’exécution de grandes pièces, un brusque changement de température, une commotion atmosphérique, suffisent pour briser la fonte fragile comme du verre. De plus, cette matière non seulement ne se marie jamais avec la pierre, mais elle est pour cette dernière une cause incessante de ruine, par l’oxidation que l’on ne peut jamais empêcher. Comme couleur, nous n’avons pas besoin de dire que la fonte ne peut jamais reproduire celle de la pierre, puisque, lors même qu’on la couvre d’une couche épaisse de peinture, l’oxide rouge du fer la détruit si promptement qu’il faut continuellement la renouveler. Quant à la raison d’économie, elle tombe facilement devant les résultats de l’expérience et les calculs que nous donnons plus bas[1].

Un autre mode de restauration, tenté depuis quelques années, présente un résultat encore plus déplorable ; nous voulons parler des mastics, cimens, et enfin toutes matières étrangères à la pierre, avec laquelle on a vainement essayé de les souder à l’aide de moyens toujours destructifs. L’application de ces cimens nécessite d’abord la dégradation de toutes les parties que l’on veut restaurer, plus l’emploi du fer, nouvelle cause de ruine, et tout cela, pour arriver à un résultat qui n’offre aucune chance de durée, et qui ne laisse après lui aucun vestige de ce qui existait d’abord. Admettant même que le moyen soit durable, l’aspect du mastic ne sera jamais celui de la pierre ; difficile à employer, d’une sécheresse qui ne peut rendre, ni la franchise, ni le grain de la pierre, cette matière conservera toujours son apparence de pâte modelée. Ce que nous venons de dire, l’expérience l’a prouvé. Partout où ils ont été employés, ces cimens se détachent de la pierre, se gercent, se décomposent à l’air : que restera-t-il alors qu’ils seront tombés ?

Mais on ne s’est pas borné à restaurer de la sculpture par ce moyen, on a été jusqu’à remplacer de la vieille pierre par de la neuve, sur laquelle on a collé des ornemens en mastic ! Dans ce cas, nous pensons que la raison d’économie était surtout invoquée. Eh bien ! la sculpture dans la pierre tendre n’est pas plus chère que de la sculpture en ciment, et l’ouvrier habile préfère toujours le travail de la pierre. Il n’y a donc que la différence du prix de la matière, mais cette différence n’est pas à l’avantage du ciment, si l’on compte, et les crampons qu’il faut employer, et la difficulté de sceller, et la perte d’une grande partie de ce ciment, qui ne peut être employé que frais.

Ces motifs, Monsieur le Ministre, sont plus que suffisans pour que nous croyions devoir rejeter entièrement l’emploi de la fonte, du mastic et de toutes les matières étrangères à la construction primitive, dans le projet de restauration que nous avons l’honneur de vous soumettre.

Quant à la restauration des bas-reliefs qui ornent extérieurement et intérieurement la cathédrale de Paris, nous croyons qu’il est impossible de l’exécuter dans le style de l’époque, et nous sommes convaincus que l’état de mutilation, peu grave d’ailleurs, dans lequel ils se trouvent, est de beaucoup préférable à une apparence de restauration, qui ne serait que très éloignée de leur caractère primitif ; car, quel est le sculpteur qui pourrait retrouver, au bout de son ciseau, cette naïveté des siècles passés ! Nous pensons donc que le remplacement de toutes les statues qui ornaient les portails, la galerie des rois, et les contreforts, ne peut être exécuté qu’à l’aide de copies de statues existantes dans d’autres monumens analogues, et de la même époque. Les modèles ne manquent pas à Chartres, à Rheims, à Amiens, et dans tant d’autres églises qui couvrent le sol de la France. Ces mêmes cathédrale nous offriront aussi les modèles des vitraux qu’il faudra replacer à Notre-Dame, modèles qu’il serait impossible d’imiter, et qu’il est beaucoup plus sage de copier.

Les principes que nous venons d’émettre, applicables, suivant nous, à toute restauration, ne sauraient être oubliés, lorsqu’il s’agit d’un monument aussi important que la cathédrale de Paris, de ce remarquable édifice placé au centre de la capitale, sous les yeux de l’autorité, visité chaque jour par tout ce qu’il y a de personnes intelligentes et éclairées. Là, il ne faut ni hésiter, ni faire d’expériences, mais marcher d’un pas sûr, ne rien risquer, réussir enfin. Pour arriver à ce résultat, il était nécessaire de déchiffrer les textes, de consulter tous les documens qui existent sur la construction de cet édifice, tant descriptifs que graphiques, d’étudier surtout les caractères archéologiques du monument, enfin de recueillir les traditions souvent si précieuses.

C’est ainsi que nous avons suivi l’édification lente de Notre-Dame, dont nous avons restauré chaque partie d’après l’époque qui lui est propre, et c’est par ces études sérieuses que nous avons pu constater les différentes phases de sa construction depuis le XIIe jusqu’au XIVe siècle. Nous avons reconnu les changemens considérables apportés dans la disposition des fenêtres de la nef et du chœur, l’adjonction des chapelles exécutées autour de l’abside dans le XIVe siècle, ainsi que la construction de celles élevées à la fin du XIIIe siècle entre les contreforts de la nef. Le plan de Turgot et les traces encore existantes nous ont permis de rétablir la décoration extérieure de ces chapelles, c’est avec le texte de Corrozet, et les fragmens en place que nous avons refait les têtes d’éperons de la nef.

L’ancien dessin[2] dont nous donnons la gravure en tête de ce rapport, et quelque descriptions[3] nous ont servi de guide pour la restauration de la grande porte de la façade occidentale. Puis, c’est à l’aide d’anciennes gravures, et surtout du précieux dessin de feu Garneray, que nous avons réédifié la flèche centrale. Enfin le texte de Sauval, confirmé par une fouille que nous avons relevée à l’époque des cérémonies funèbres du Prince royal, nous a permis de constater le niveau du sol ancien du parvis de Notre-Dame, et la disposition des treize marches indiquées par tous les historiens.

Nous donnons ici le profil de la fouille.


  1. Tableau comparé des prix des fenêtres à meneaux en pierre ou en fonte, présenté au conseil des bâtimens civils, à sa séance du 13 février 1840.
    Evaluation faite pour les fenêtres de Saint-Germain-l’Auxerrois.
    PIERRE.
    Maçonnerie d’après un mémoire réglé et accepté par l’entrepreneur. Le résumé du mémoire se monte à. 1,231 23
    MENUISERIE.
    Pour les calibres en feuillets, taillés sur l’épure, 27 00, courant de feuillet sapin, 0,70 c vaut. 18 70
    La façon desdits pour corroyer, joindre, coller, tracer et chantourner, douze journées de menuisier à 5 francs. 60 »
    Fourniture de colle forte et clous estimés 6 »
    SCULPTURE.
    8 chapiteaux à 10 fr. chaque. 80 »
    Fourniture de 17 lames de plomb entre les joints et 26 goujons en plomb. 90 »
    Total
    1,485 93
    FONTE.
    En supposant la répartition des modèles sur 24 fenêtres identiquement semblables, la fonte coûterait 65 fr. les 100 kil. compris les frais de modèle.
    (Il faut remarquer ici, que si les fenêtres étaient toutes variées, les frais de modèles augmenteraient beaucoup le prix du kil. de fonte.)
    Le poids total d’une fenêtre, dont toutes les parties seraient fondues en coquilles et ajustées comme l’indique la figure, serait de 1,200 k. à 65 f. le k. vaut. 780 »
    L’ajustement et assemblage de toutes les parties boulonnées avec 130 âmes de fer forgé, et 200 vis taraudées, retouché au burin, estimé. 600 »
    Le double transport et montage conjointement avec les maçons, estimé pour le serrurier seulement. 80 »
    5 journées de compagnon, maçon et garçon. 31 »
    PEINTURE.
    Première couche au minium et deux couches couleur de pierre, estimées, superficiel, à 1 f. 25 c. 30 »
    Plus value des chapiteaux. 16 »
    Échafaudage. 25 »
    Total
    1,562 »
  2. Ce dessin appartient à M. Gilbert.
  3. Sainte-Foix, Dubreul, Lebœuf.