Progrès et Pauvreté/Préface

Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. -xiv).

À CEUX QUI,
VOYANT LE VICE ET LA MISÈRE
NAÎTRE DE L’INÉGALE DISTRIBUTION DE LA RICHESSE ET DES PRIVILÈGES,
SENTENT LA POSSIBILITÉ D’UN ÉTAT SUPÉRIEUR,
ET VOUDRAIENT LUTTER POUR L’OBTENIR.
« Fais-toi une définition ou une description de la chose qui t’est présentée, de façon à voir distinctement quelle sorte de chose elle est dans sa substance, sa nudité, sa totalité ; nomme toi-même cette chose de son nom propre, dis-toi les noms des choses qui la composent, et ceux des choses dans lesquelles elle se résoudra. Car rien ne donne une plus grande élévation d’esprit que d’être capable d’examiner méthodiquement et sincèrement chaque objet qui se présente dans la vie, que de considérer toujours les choses de façon à voir en même temps quel genre d’univers est celui-ci, à quel genre d’usage est destinée chaque chose en lui, quelle valeur a chaque chose par rapport au tout et par rapport à l’homme qui est le citoyen de la plus noble cité pour laquelle toutes les autres cités sont comme des familles ; et que de savoir ce qu’est chaque chose, de quoi elle est composée, et combien de temps il est dans sa nature de durer. »
Marc-Aurèle.

Il doit y avoir un remède ! Les vents glacés de
L’hiver faisaient périr les hommes, lorsque l’un d’eux
Tira des pierres, qui cachaient froidement ce qu’elles renfermaient,
L’étincelle brillante arrachée au soleil enflammé ;
Les hommes se gorgeaient de viande comme les loups lorsque
L’un d’eux sema le grain considéré jusqu’alors
Comme une mauvaise herbe, et qui fit vivre l’homme ;
Ils balbutiaient, avant que l’un d’eux leur eut appris
A prononcer des discours, et eut de ses doigts patients
Assemblé des lettres. Quel est l’heureux don de
Mes frères qui ne leur vienne pas de la recherche patiente,
De la lutte, du sacrifice ou de l’amour ?

Edwin Arnold.
*
* *

Jamais jusqu’ici on n’a déposé
En vain une parcelle de la vérité dans la
Grande jachère du monde ; il se trouve
Toujours des mains pour couvrir la semence
Et, sur la colline et dans la vallée,
D’autres mains pour cueillir les moissons jaunes

Whittier.

PRÉFACE




Les idées ici exposées l’ont déjà été brièvement dans un pamphlet intitulé : Our Land and Land Policy, publié à San-Francisco en 1871. Dès cette époque, j’avais l’intention de les exprimer d’une façon plus complète ; mais l’occasion de le faire ne se présenta pas de longtemps. Pendant ce temps, je me convainquais de plus en plus de leur vérité, je discernais de plus en plus clairement leurs rapports ; je voyais aussi combien d’idées fausses et d’habitudes erronées de pensée empêchaient leur admission, et combien il était nécessaire de déblayer le terrain devant elles.

C’est ce que j’ai essayé de faire ici même, aussi complètement que l’espace disponible le permettait. J’ai été obligé de faire table rase avant de construire, et d’écrire à la fois pour ceux qui n’ont fait aucune étude antérieure sur de tels sujets, et pour ceux qui ont l’habitude des raisonnements économiques ; et mon sujet est si vaste qu’il m’a été impossible de traiter plusieurs des questions soulevées aussi complètement qu’elles le méritaient. Ce qu’avant tout j’ai tenté de faire, c’est d’établir des principes généraux ; je confie à mes lecteurs le soin d’en tirer des applications là où cela est nécessaire.

Sous certains rapports, ce livre sera mieux apprécié par ceux qui ont quelque connaissance de la littérature économique ; mais aucune lecture préalable n’est nécessaire pour comprendre la discussion et juger de l’excellence des conclusions. Les faits sur lesquels je me suis appuyé ne sont pas ces faits qui ne peuvent être contrôlés que par des recherches dans les bibliothèques. Ce sont des faits du domaine de l’observation ordinaire, du savoir ordinaire, que chaque lecteur peut vérifier par lui-même, comme il peut décider si les arguments qu’on en tire sont bons ou mauvais.

J’ai commencé par exposer brièvement les faits qui m’ont engagé à faire ces recherches, par examiner la raison qu’on donne couramment, au nom de l’économie politique, de ce fait : pourquoi, en dépit de l’accroissement de la puissance de production, les salaires tendent-ils à devenir le minimum de ce qu’il faut pour vivre ? Cet examen montre que la théorie courante du salaire est fondée sur une idée fausse, et que, en réalité, le salaire est produit par le travail pour lequel on le donne, et devrait, toutes choses restant égales, augmenter avec le nombre des travailleurs. Ici on rencontre une doctrine qui est le fondement et le centre de bien des théories économiques importantes, et qui a exercé une grande influence dans toutes les directions, la doctrine de Malthus : la population tend à augmenter plus vite que les moyens de subsistance. L’étude des faits montre cependant que cette théorie ne peut réellement s’appuyer ni sur les faits ni sur l’analogie, et que, lorsqu’on veut la mettre à l’épreuve, elle se ruine d’elle-même de fond en comble.

Jusqu’ici les résultats de l’enquête, quoique extrêmement importants, sont surtout négatifs. Ils montrent que les théories courantes n’expliquent pas d’une façon satisfaisante le rapport qu’il y a entre la pauvreté et le progrès matériel, mais ne jettent aucune lumière sur le problème lui-même, prouvant seulement qu’il faut en chercher la solution dans les lois qui gouvernent la répartition de la richesse. Il devient donc nécessaire de porter les recherches de ce côté. Une étude préliminaire montre que les trois lois de répartition doivent nécessairement correspondre entre elles ; c’est ce qu’elles ne font pas d’après l’économie politique courante, un examen de la terminologie en usage révèle la confusion de pensée qui cache cette contradiction. Examinant alors les lois de répartition, j’ai commencé par la loi de la rente. L’économie politique en a donné une définition correcte, on le voit rapidement. Mais elle n’a pas apprécié toute l’étendue de son champ d’application, n’a pas compris qu’elle avait pour corollaires les lois du salaire et de l’intérêt — les causes qui déterminent quelle part du produit doit revenir au propriétaire foncier, déterminant nécessairement quelle part doit être laissée au travail et au capital. Sans en rester là, j’en suis arrivé à formuler une déduction indépendante des lois de l’intérêt et du salaire. Je me suis arrêté pour déterminer la cause réelle et la justification de l’intérêt, et dévoiler la source de bien des notions erronées — la confusion entre ce qui est réellement les profits du monopole, et les revenus légitimes du capital. Revenant alors à mon principal sujet d’étude, j’ai démontré que l’intérêt doit s’élever et tomber avec les salaires, qu’il dépend en dernier ressort, de même que la rente, de la limite de culture, ou point de la production où la rente commence. Une étude semblable, mais indépendante, des lois du salaire, donne des résultats harmonieux semblables. Ainsi les trois lois de répartition se trouvent liées harmonieusement entre elles, et l’on arrive à voir que le fait que la rente s’élève partout avec le progrès matériel, explique le fait que les salaires et l’intérêt ne s’élèvent pas.

Quelle cause détermine ce progrès de la rente, voilà la première question qui s’élève maintenant ; elle nécessite un examen de l’effet du progrès matériel sur la répartition de la richesse. Divisant les facteurs du progrès matériel en accroissement de population, et en perfectionnement des arts, on voit d’abord que l’accroissement de population tend constamment à augmenter la proportion du produit total qui est pris pour rente, et à diminuer celui qui devient salaire et intérêt, et cela non seulement parce que la limite de culture est abaissée, mais encore parce que les économies et les forces de la population s’accroissant, se localisent. Éliminant alors l’accroissement de population, on voit que les perfectionnements apportés dans les méthodes et les forces de production tendent au même but, et que, la terre étant tenue comme propriété privée, ces améliorations produiraient, dans une population stationnaire, tous les effets attribués par Malthus à l’excès de population. À considérer les effets de l’accroissement continu des valeurs foncières qui naît ainsi du progrès matériel, on découvre dans la hausse spéculative inévitable quand la terre est propriété privée une cause dérivée, mais des plus puissantes, de l’augmentation de la rente et de l’abaissement des salaires. La déduction prouve que cette cause doit nécessairement produire des stagnations industrielles périodiques, et l’induction justifie cette conclusion ; pendant que l’analyse que l’on vient de faire montre que le résultat nécessaire du progrès matériel est, la terre étant propriété privée, et indépendamment de l’accroissement de population, de forcer les travailleurs à accepter des salaires à peine suffisants pour vivre.

Cette identification de la cause qui associe la pauvreté au progrès indique le remède, mais ce remède est si radical que j’ai cru nécessaire de chercher s’il n’en existait pas quelque autre. Reprenant mon enquête en partant d’un autre point, j’ai passé en revue les mesures qu’on propose généralement comme devant améliorer la condition des masses ouvrières. Cette nouvelle enquête a eu pour résultat de confirmer la précédente, en ce qu’elle montre aussi qu’il n’y a rien de mieux que de rendre la terre propriété commune pour relever d’une manière durable la propriété et réprimer la tendance des salaires à descendre jusqu’au point où ils n’empêchent même pas l’ouvrier de mourir de faim.

Mais nous soulevons ici une question de justice et entrons dans le domaine de la morale. Une étude de la nature et du fondement de la propriété nous prouve alors qu’il y a une différence fondamentale et indestructible entre la propriété des choses qui sont le produit du travail et la propriété de la terre ; que l’une a une base naturelle et une sanction et que l’autre n’en a pas, et que, reconnaître la propriété exclusive du sol, c’est nécessairement nier le droit de propriété sur les produits du travail. En approfondissant la question, on trouve que la propriété privée de la terre a toujours conduit, et doit toujours conduire à l’asservissement de la classe ouvrière ; que les propriétaires fonciers ne peuvent réclamer justement aucune compensation si la société juge à propos de reprendre ses droits ; que la propriété privée de la terre est si loin d’être en accord avec les perceptions naturelles des hommes, que le contraire seul est vrai ; et qu’enfin dans les États-Unis nous commençons à ressentir les effets de l’admission de ce principe faux et destructeur.

L’enquête se poursuit ensuite dans le domaine de la politique pratique. On voit que la propriété privée de la terre, au lieu d’être nécessaire à son amélioration et à son usage, barre le chemin à l’amélioration et à l’usage, et cause une déperdition énorme de forces productives ; que la reconnaissance du droit commun à la terre n’implique ni combat, ni dépouillement, mais doit être amenée par une méthode simple et facile, par l’abolition de tous les impôts sauf ceux sur la terre. Car ce sont les valeurs foncières qu’une étude des principes de l’imposition prouve être les meilleures qu’on puisse taxer.

Un examen des effets du changement proposé montre alors qu’il augmenterait énormément la production, assurerait la justice dans la distribution, profiterait à toutes les classes, et rendrait possible le mouvement en avant vers une civilisation plus haute et plus noble.

Ici le champ de l’enquête s’élargit ; elle recommence, prenant un nouveau point de départ. Car non seulement les espérances qu’elle a fait naître entrent en lutte avec l’idée très répandue que le progrès social n’est possible que par une lente amélioration de la race, mais encore les conclusions que nous avons atteintes affirment certaines lois qui, si elles sont vraiment naturelles, doivent manifester leur présence dans l’histoire universelle. En dernier ressort il devient donc nécessaire d’étudier les lois du progrès humain, car certains grands faits qui forcent l’attention sitôt qu’on examine notre sujet d’étude, semblent complètement en désaccord avec ce qui est maintenant la théorie courante. Cette nouvelle enquête montre que les différences de civilisations ne sont pas dues à des différences dans les individus, mais plutôt à la différence d’organisation sociale ; que le progrès, toujours produit par l’association, se change toujours en mouvement rétrograde aussitôt que se développe l’inégalité, et que même aujourd’hui, dans notre moderne civilisation, les causes qui ont détruit toutes les civilisations antérieures commencent à faire sentir leur action, et que la démocratie politique pure court vers l’anarchie et le despotisme.

En même temps, notre enquête prouve qu’il faut identifier la loi de la vie sociale avec la grande loi morale de la justice, et montre, confirmant ainsi les conclusions antérieures, comment on peut prévenir ce mouvement rétrograde, et commencer le mouvement en avant. Ceci termine l’enquête. Le chapitre final s’expliquera de lui-même.

Il est évident que ces recherches ont une grande importance. Si elles ont été soigneusement et logiquement menées, leurs conclusions changent le caractère de l’économie politique, lui donnent la cohérence et la certitude d’une science véritable, la mettent en harmonie avec les aspirations de la masse des hommes auxquelles elle a été si longtemps étrangère. Ce que j’ai fait dans ce livre, si j’ai correctement résolu le grand problème étudié, c’est d’unir la vérité perçue par l’école de Smith et Ricardo, à la vérité perçue par l’école de Proudhon et Lassalle ; c’est de montrer que le laissez-faire (avec sa véritable et complète signification) ouvre la voie à la réalisation des nobles rêves du socialisme ; c’est d’identifier la loi sociale avec la loi morale, de réfuter les idées qui dans bien des esprits voilent les perceptions grandes et élevées.

Cet ouvrage a été écrit entre le mois d’août 1877 et le mois de mars 1879 ; il a été fini d’imprimer en septembre 1879. Depuis cette époque, j’ai recueilli de nouvelles preuves de la justesse des opinions ici exposées ; la marche des événements, et surtout le grand mouvement qui a commencé en Angleterre à la suite des troubles en Irlande, montre plus clairement encore la nature pressante du problème que j’ai cherché à résoudre. Mais rien dans les critiques qui ont accueilli mes observations ne m’a engagé à changer ou à modifier mes conclusions ; en réalité, il ne m’a pas encore été fait une objection qui n’eût d’avance sa réponse dans ce livre. Et c’est ainsi que sauf quelques erreurs matérielles qui ont été corrigées, sauf la préface que j’ai ajoutée, cette édition est la même que les précédentes.

Henry GEORGE.