Progrès et Pauvreté/Livre 9/3

Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 423-429).

CHAPITRE III.

EFFET DU REMÈDE SUR LES INDIVIDUS ET LES CLASSES.

Quand on propose pour la première fois de mettre tous les impôts sur la valeur de la terre et de confisquer ainsi la rente, tous les propriétaires doivent prendre l’alarme et ne pas manquer de faire appel aux petits propriétaires en leur disant que la proposition est faite pour leur voler une propriété péniblement gagnée. Mais un moment de réflexion montrera que la mesure s’impose d’elle-même à ceux dont les intérêts comme propriétaires n’excèdent pas les intérêts comme travailleurs, ou capitalistes, ou les deux réunis. Et un examen plus complet montrera de plus que, bien que les grands propriétaires puissent perdre relativement au changement, cependant, même pour eux, il y aura un gain absolu. Car l’accroissement de production sera si grand que le travail et le capital gagneront beaucoup plus que ne perdra la propriété privée de la terre, et que la communauté entière, comprenant les propriétaires fonciers eux-mêmes, partagera ces gains, et les gains beaucoup plus grands impliqués dans une meilleure condition sociale.

Dans un précédent chapitre j’ai examiné la question de ce qui était dû aux propriétaires actuels, et j’ai montré qu’ils n’avaient droit à aucune compensation. Mais nous pouvons repousser toute idée de compensation, en nous plaçant à un autre point de vue. Il ne leur sera fait en réalité aucun tort.

Il est naturellement évident que le changement que je propose profitera largement à tous ceux qui vivent de leurs salaires, qu’ils leur soient payés pour un travail intellectuel ou manuel, et qu’il s’agisse d’ouvriers, de mécaniciens, ou d’hommes ayant n’importe quelle profession. Il est également évident que le changement profitera à tous ceux qui vivent en partie de leurs salaires, en partie des gains de leurs capitaux, entrepositaires, marchands, manufacturiers, producteurs, patrons, entrepreneurs, commerçants de toutes sortes, depuis le colporteur et le charretier jusqu’au propriétaire d’un chemin de fer ou d’un bateau ; il est également évident qu’il augmentera les revenus de ceux dont les revenus sont tirés des gains du capital, ou de placements autres que les placements en terre, sauf peut-être les possesseurs de titres de créances gouvernementales et autres placements à taux fixe d’intérêt, probablement dépréciés comme valeurs de vente à cause de la hausse générale du taux de l’intérêt, bien que rapportant toujours le même revenu.

Prenons le cas du propriétaire demeurant chez lui, de l’ouvrier, du marchand, de l’homme ayant une profession libérale, qui s’est assuré une maison et un lot de terrain, et qui pense avec satisfaction à ce lieu dont sa famille ne pourra être chassée à sa mort. Il ne sera fait aucun mal à cet homme ; au contraire il gagnera au changement. La valeur de vente de son lot diminuera, elle disparaîtra même complètement au point de vue théorique. Mais son utilité pour lui-même ne disparaîtra pas. Ce lot servira ses desseins aussi bien qu’auparavant. Car, comme la valeur de tous les autres lots diminuera, ou disparaîtra dans la même proportion, il conservera la même assurance qu’il avait auparavant de posséder un lot. C’est-à-dire qu’il ne subira une perte que si l’on considère les choses à ce point de vue : l’homme qui achète une paire de bottes fait une perte si ensuite le prix des bottes baisse. Ses bottes lui seront tout aussi utiles et la paire de bottes qu’il achètera ensuite sera meilleur marché. Ainsi pour le propriétaire d’une demeure, son lot lui sera aussi utile ; et s’il voulait l’agrandir ou en acquérir d’autres pour ses enfants, il serait, sous le rapport des lots, un gagnant. Et il gagnerait encore à d’autres points de vue. Il aurait une taxe plus forte à payer pour son terrain, mais il serait débarrassé de tout impôt sur sa maison ou ses améliorations, sur ses vêtements et objets de propriété personnelle, sur tout ce que lui et sa famille mangent et boivent, tandis que ses gains seraient considérablement augmentés grâce à la hausse des salaires, à l’occupation constante et à la plus grande activité du travail. Sa seule perte serait s’il voulait vendre son lot sans en acheter un autre, et cette perte serait alors peu de chose comparée au gain.

Et de même pour le fermier. Je ne parle pas des fermiers qui ne mettent jamais la main à la charrue, qui cultivent des milliers d’acres et jouissent de revenus semblables à ceux qu’avaient les riches planteurs du Sud avant la guerre ; mais des fermiers qui travaillent, et qui constituent aux États-Unis une classe considérable, hommes ayant leurs propres petites fermes qu’ils cultivent avec l’aide de leurs fils, et peut-être de quelque valet loué, et qu’on appellerait en Europe des paysans propriétaires. Quelque paradoxal que cela puisse sembler au premier abord à ces hommes, ce sont eux qui, plus que toutes les classes au-dessus de celle du simple ouvrier, ont le plus à gagner à ce changement qui placerait toutes les taxes sur la valeur de la terre. Ils sentent généralement qu’ils ne gagnent pas en rapport de leur dur labeur, bien qu’ils ne puissent peut-être pas dire pourquoi. Le fait est que les impôts, tels qu’ils existent aujourd’hui, pèsent sur eux particulièrement. Toutes leurs améliorations sont taxées : maisons, granges, haies, moissons, provisions. Leur propriété personnelle ne peut être cachée ou dépréciée, comme l’est souvent la propriété personnelle de valeur plus considérable qui est concentrée dans les villes. Non seulement leur propriété personnelle et leurs améliorations sont soumises à des taxes auxquelles échappent les propriétaires de terres non exploitées, mais leur terre est en général taxée plus fortement que la terre tenue par spéculation, simplement parce qu’elle est améliorée. Mais de plus, toutes les taxes imposées sur les marchandises, et surtout les taxes qui, comme nos droits protecteurs, sont imposées dans le but d’élever le prix des marchandises, tombent sans adoucissement sur le fermier. Car dans un pays comme les États-Unis, qui exportent des produits agricoles, le fermier ne peut pas être protégé. Qui que ce soit qui gagne, il doit perdre. Il y a quelques années, la Ligue libre-échangiste de New-York publia une nomenclature des différents objets de première nécessité avec les droits imposés par les tarifs, et quelques lignes rédigées à peu près de cette façon : « Le fermier se lève le matin et met ses pantalons taxés de 40 pour cent, ses bottes taxées de 30 pour cent, et allume sa bougie avec une allumette taxée de 200 pour cent, » et ainsi de suite, suivant le fermier à travers sa journée et à travers sa vie jusqu’au moment où, tué par l’impôt, il est descendu dans son tombeau avec une corde payant 45 pour cent d’impôt. Ce n’est là qu’une illustration pittoresque de la manière dont pèsent en définitive les taxes. Le fermier gagnerait beaucoup à la substitution d’une seule taxe sur la valeur de la terre à toutes ces taxes, car l’imposition des valeurs foncières pèserait sur tout, non sur les districts agricoles où la valeur de la terre est relativement faible, mais sur les villes où la valeur de la terre est relativement élevée ; tandis que les taxes sur la propriété personnelle et sur les améliorations pèsent autant sur la campagne que sur les villes. Et dans les districts peu peuplés, le fermier n’aurait presque à payer aucune taxe. Car les impôts étant levés sur la valeur de la terre nue, pèseraient autant sur les terres non améliorées que sur les terres améliorées. Acre pour acre, la ferme améliorée et cultivée avec ses constructions, ses vergers, ses moissons, ses réserves, pourrait n’être pas plus taxée qu’une terre non cultivée de qualité égale. Le résultat serait que les valeurs de spéculation ne pourraient pas monter, et que les fermes cultivées et améliorées n’auraient pas de taxe à payer tant que le pays aux environs ne serait pas bien exploité. De fait, quelque paradoxal que cela puisse leur paraître, l’effet de l’impôt unique sur la terre serait de délivrer de toute taxe les fermiers travaillant le plus dûrement.

Mais on ne voit le grand gain du fermier travaillant que lorsqu’on considère l’effet du remède sur la distribution de la population. La destruction des valeurs foncières de spéculation tendrait à éparpiller la population là où elle est trop dense et à la concentrer là où elle est trop éparse, à substituer à la maison louée la maison entourée de jardins, et à coloniser complètement les districts agricoles avant de forcer les gens à s’isoler pour trouver des terres. Le peuple des villes aurait donc par là plus de l’air pur et du soleil de la campagne, le peuple de la campagne plus des économies et de la vie sociale de la ville. Si, comme il n’y a pas de doute, l’application des machines à l’agriculture tend à agrandir les champs, la population agricole reprendra la forme primitive et se groupera en villages. La vie du fermier ordinaire est aujourd’hui inutilement lugubre. Non seulement il est obligé de travailler de bonne heure et tard, mais il est privé, par l’éparpillement de la population, des jouissances, des avantages, des facilités pour l’éducation, et des occasions de développement intellectuel et social, qui viennent du contact plus intime de l’homme avec l’homme. Il serait beaucoup mieux pour lui, sous tous ces rapports, et son travail serait beaucoup plus productif, si lui et ceux qui l’environnent ne détenaient pas plus de terre qu’ils n’ont besoin d’en cultiver[1]. Et ses enfants, à mesure qu’ils grandiraient, ne seraient pas si entraînés à chercher les excitations des villes, ni forcés de tant s’éloigner pour trouver une ferme. Leurs moyens d’existence seraient entre leurs mains et chez eux.

En résumé, le fermier travaillant est à la fois un ouvrier et un capitaliste, aussi bien qu’un propriétaire, et c’est par son travail et son capital qu’il se crée des moyens d’existence. Sa perte serait nominale, son gain serait réel et grand.

À des degrés différents, ceci est également vrai de tous les propriétaires de terre. Bien des propriétaires fonciers sont des ouvriers d’une espèce ou d’une autre. Et il serait difficile de trouver un propriétaire foncier non ouvrier, qui ne serait pas aussi un capitaliste ; car, règle générale, plus le propriétaire est grand, plus le capitaliste l’est aussi. Cela est si vrai qu’ordinairement on confond les deux qualités. Donc, si mettre toutes les taxes sur la valeur de la terre cela réduisait largement toutes les grandes fortunes, cela ne laisserait cependant jamais l’homme riche sans ressources. Le duc de Westminster qui possède une partie considérable du site de Londres, est probablement le plus riche propriétaire du monde. Prendre tous ses revenus fonciers par un impôt ce serait donc réduire largement ses énormes revenus, mais lui laisserait encore toutes ses maisons et leurs revenus, et sans aucun doute de grandes propriétés personnelles sous d’autres formes. Il aurait donc encore tout ce dont il pourrait jouir, et en jouirait dans un état meilleur de société.

Les Astor de New-York resteraient aussi très riches. Et c’est ainsi, je crois, qu’on verra que cette mesure ne rendra plus pauvres que ceux qu’on pourrait appauvrir encore plus sans leur faire de tort réellement. Elle détruira les grandes fortunes, mais n’appauvrira personne.

Non seulement la richesse sera grandement accrue ; elle sera de plus également distribuée. Je ne veux pas dire que chaque individu aura la même somme de richesse. Il ne peut y avoir de distribution égale tant qu’il y aura des individus différents ayant des facultés et des désirs différents. Mais je veux dire que la richesse sera distribuée suivant le degré de travail, d’adresse, de science, de prudence qu’aura déployé chacun pour ajouter au stock commun. La grande cause qui concentre la richesse entre les mains de ceux qui ne produisent pas et l’enlève des mains de ceux qui travaillent, disparaîtrait. Les inégalités qui continueraient d’exister seraient celles de la nature, et non les inégalités artificielles produites par la négation de la loi naturelle. Le non-producteur ne pourrait plus passer sa vie dans le luxe pendant que le producteur ne peut que gagner les choses indispensables à l’existence animale.

Le monopole de la terre une fois détruit, les grandes fortunes ne seraient plus à craindre. Car alors les richesses des individus consisteraient en richesses proprement dites, qui sont les produits du travail, qui tendent constamment à se disperser ; car je suppose que les dettes nationales ne survivraient pas longtemps à l’abolition du système qui les a fait naître. Toute crainte des grandes fortunes serait éloignée, car lorsque chacun reçoit ce qu’il gagne réellement, personne ne peut recevoir plus qu’il n’a gagné réellement. Combien y a-t-il d’hommes gagnant vraiment un million de dollars ?


  1. À côté de l’énorme accroissement de puissance productive du travail qui résulterait d’une meilleure répartition de la population, il y aurait aussi une économie semblable dans la puissance productive de la terre. La concentration de la population dans les villes, population nourrie par la culture épuisante de grandes surfaces peu peuplées, produit littéralement la perte dans la mer de nombreux éléments de fertilité. On peut voir combien ce gaspillage est grand par les calculs qui ont été faits sur les eaux d’égout de nos grandes villes, et son résultat pratique est la diminution de productivité de la culture sur de grandes étendues. Dans des parties considérables des États-Unis nous épuisons rapidement nos terres.