Progrès et Pauvreté/Livre 9/1

Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 409-415).

LIVRE IX

LES EFFETS DU REMÈDE

Je ne sais pas jouer d’un instrument à cordes ; mais je puis vous dire comment d’un petit village on fait une grande et glorieuse cité.
Thémistocle.
Au lieu de l’épine poussera le sapin ; au lieu de la broussaille poussera le myrte.
Et ils construiront des maisons et ils les habiteront ; et ils planteront la vigne et en mangeront les fruits. Ils ne bâtiront pas pour que d’autres habitent ; ils ne planteront pas pour que d’autres mangent.
Isaïe.

CHAPITRE PREMIER.

EFFET DU REMÈDE SUR LA PRODUCTION DE LA RICHESSE.

Mirabeau l’aîné, nous dit-on, trouvait que la proposition de Quesnay de substituer une seule taxe sur la rente (l’impôt unique) à toutes les autres taxes, était une découverte aussi utile que l’invention de l’écriture, ou la substitution de la monnaie au troc.

À quiconque réfléchit ce dire paraîtra le produit d’une grande pénétration d’esprit plutôt que celui de l’extravagance. Les avantages qu’on gagnerait en substituant aux nombreux impôts qui forment aujourd’hui le revenu public, une seule taxe levée sur la valeur de la terre, paraîtront de plus en plus considérables à mesure qu’on les considérera. Toutes les charges qui pèsent aujourd’hui sur l’industrie et entravent le commerce, une fois détruites, la production de la richesse prendra un essor inconnu jusqu’ici. Cet essor amènera une augmentation dans la valeur de la terre, nouveau surplus que la société pourra prendre pour des usages généraux. Et, débarrassée des difficultés qui accompagnent la perception des impôts qui engendrent la corruption et rendent la législation le jouet des intérêts spéciaux, la société pourrait assumer des fonctions que la complexité croissante de la vie rend désirable qu’elle assume, mais que la vue de la démoralisation politique du système actuel faisait rejeter par les hommes sérieux.

Considérons l’effet sur la production de la richesse.

Abolir les impôts qui, agissant et réagissant, entravent la marche des rouages de l’échange, et pèsent sur toutes les formes de l’industrie, ce serait comme si on enlevait un poids énorme de sur les forces productives. Animés d’une énergie nouvelle, la production et le commerce se trouveraient stimulés jusque dans leurs branches les plus éloignées. La méthode actuelle d’imposition agit sur le commerce comme des montagnes et des déserts artificiels ; il en coûte plus pour faire traverser une maison de douane à des marchandises que pour les porter autour du monde. L’impôt opère sur l’énergie, le travail, l’adresse, l’économie, comme le ferait une amende mise sur ces qualités. Si j’ai durement travaillé et si je me suis construit une bonne maison pendant que mon voisin se contentait d’une bicoque, le percepteur vient ensuite annuellement mettre une amende sur mon énergie et mon travail, en me taxant plus que mon voisin. Si j’ai économisé pendant qu’il gaspillait je suis mis à l’amende pendant qu’il est exempt. Si un homme construit un vaisseau nous lui faisons payer sa témérité, comme s’il avait fait tort à l’État ; si l’on ouvre un chemin de fer, le percepteur arrive comme si c’était une chose pouvant nuire au public ; si l’on élève une manufacture nous prélevons annuellement une somme qui finirait par faire un joli profit. Nous disons que nous manquons de capitaux, mais si quelqu’un en accumule ou en apporte parmi nous, nous le chargeons d’impôts comme si nous lui accordions un privilège. Nous punissons par une taxe l’homme qui couvre de moissons des champs dénudés ; nous mettons une amende sur celui qui monte une machine, et sur celui qui dessèche un marais. Ceux qui ont essayé de suivre notre système d’imposition à travers toutes ses ramifications, comprennent seuls combien ces impôts pèsent lourdement sur la production, car, comme je l’ai déjà dit, la part la plus lourde de ces impôts est celle qui a pour effet la hausse des prix. Il est évident que par leur nature ces taxes sont parentes de la taxe du pacha égyptien sur les dattiers. Si elles n’ont pas pour résultat de faire couper les arbres, du moins elles découragent la plantation.

Abolir ces taxes ce serait enlever le poids énorme qui pèse sur l’industrie productive. L’aiguille de la couturière comme la grande manufacture ; le cheval de voiture comme la locomotive ; le bâteau pêcheur comme le bateau à vapeur ; la charrue du fermier et le stock du marchand, seraient également libres d’impôt. Tous seraient libres de fabriquer ou d’économiser, d’acheter ou de vendre, sans être obligés de payer des amendes, et sans être ennuyés par les receveurs de l’impôt. Au lieu de dire au producteur, comme on le fait maintenant, « plus vous ajoutez à la richesse générale plus vous serez imposé ! » l’État dirait au producteur, « soyez aussi travailleur, aussi économe, aussi entreprenant que vous le voulez, vous aurez votre pleine récompense ! On ne vous mettra pas à l’amende si vous faites pousser deux brins d’herbe là où il n’en poussait qu’un auparavant ; vous ne serez pas taxé pour avoir ajouté à la richesse générale. »

Et la communauté ne gagnera-t-elle pas en refusant ainsi de tuer la poule aux œufs d’or ; en s’abstenant de museler le bœuf qui fait pousser le blé ; en laissant au travail, à l’économie, à l’adresse, leur récompense naturelle et intacte ? Car il y a aussi pour la communauté une récompense naturelle. La loi de la société est chacun pour tous, aussi bien que tous pour chacun. Personne ne peut garder pour soi le bien qu’on fait, pas plus qu’on ne peut garder le mal. Chaque entreprise productive, à côté de ce qu’elle rapporte à qui l’a menée à bien, rapporte aux autres des avantages collatéraux. Si un homme plante un arbre fruitier, son gain sera la récolte des fruits en leur temps et saison. Mais en plus de son gain il y a un gain pour toute la communauté. D’autres que le possesseur bénéficient de l’augmentation de la provision de fruits ; les oiseaux que l’arbre abrite volent au loin ; la pluie qu’il aide à attirer ne tombe pas seulement sur lui ; et il apporte à l’œil qui le contemple de loin le sentiment de la beauté. Et il en est ainsi de toute chose. La construction d’une maison, d’un vaisseau, d’une fabrique, d’un chemin de fer, profite à d’autres qu’à ceux qui en tirent un profit direct. La nature se moque de l’avare. Il est comme l’écureuil qui enterre ses noix et s’abstient de les déterrer. Elles germent et deviennent des arbres. La momie est enveloppée de linges fins, trempés dans des essences précieuses. Des milliers d’années après le Bédouin allume son feu avec ces débris humains, ou bien ils engendrent la vapeur qui entraîne le voyageur ; ou bien encore ils passent entre des mains étrangères pour satisfaire la curiosité d’une autre race. L’abeille remplit de miel l’arbre creux, et l’ours ou l’homme le recueillent.

La communauté peut bien laisser au producteur individuel tout ce qui l’engage à l’activité ; elle peut bien laisser au travailleur la pleine récompense de son travail, et au capitaliste le revenu complet de son capital. Car plus le travail et le capital produiront, plus la richesse commune à laquelle tous ont part, grandira. Et c’est par la valeur ou rente de la terre qu’est exprimé d’une manière nette et concrète ce gain général. C’est là le fonds que l’État peut prendre tout en laissant au travail et au capital leur pleine récompense. Ce fonds augmentera avec l’accroissement de l’activité productive.

Et enlever ainsi à la production et à l’échange le fardeau de l’impôt pour le mettre sur la valeur ou rente de la terre ne sera pas seulement donner un nouveau stimulus à la production de la richesse : ce sera lui ouvrir de nouvelles voies. Car avec un pareil système personne ne se souciera d’avoir de la terre, si ce n’est pour la cultiver, et les terres, aujourd’hui retirées de l’usage, se trouveront partout rendues à la culture et à l’amélioration.

Le prix de vente de la terre baissera ; la spéculation sur la terre recevra son coup de mort ; la monopolisation de la terre n’existera plus. Des millions et des millions d’acres dont les colons sont aujourd’hui éloignés par les prix élevés, seront abandonnés par leurs propriétaires actuels ou vendus aux colons à des conditions nominales. Et cela n’aura pas lieu seulement sur les frontières, mais encore dans des districts que l’on considère comme bien colonisés. À cent milles de San-Francisco on trouvera par ce moyen assez de terre pour nourrir, même avec les modes actuels de culture, une population agricole égale à celle qui est maintenant disséminée depuis la frontière de l’Orégon jusqu’à celle du Mexique — une distance de 800 milles. Cela est vrai de beaucoup des États de l’Ouest, et même des États plus anciens de l’Est, car même dans l’État de New-York et en Pensylvanie la population est encore rare en comparaison de ce que pourrait nourrir la terre. Et même dans l’Angleterre où la population est si dense, une semblable mesure rendrait à la culture bien des centaines et des milliers d’acres qui servent aujourd’hui de parcs privés, de réserve pour les cerfs ou la chasse.

Car le simple fait de placer toutes les taxes sur la rente aurait pour effet de mettre la terre à l’enchère et de la donner à celui qui paierait la rente la plus élevée à l’État. La demande de la terre fixe sa valeur, et par conséquent, si les impôts étaient placés de façon à absorber presque complètement cette valeur, l’homme qui voudrait posséder la terre sans la cultiver, aurait à payer presque la valeur qu’elle représenterait pour celui qui a besoin de la cultiver.

Et l’on doit se rappeler que ceci s’appliquerait non seulement à la terre cultivable, mais à toutes les terres. La terre renfermant des minerais serait également ouverte à l’usage ; et au cœur d’une ville, personne ne pourrait empêcher la terre d’être employée d’une manière profitable, ni sur la frontière demander plus que ne justifierait l’usage auquel elle pourrait servir. Partout où la terre a atteint une valeur, l’impôt au lieu d’opérer comme maintenant ainsi qu’une amende sur les améliorations, opérerait pour forcer l’amélioration. Quiconque planterait un verger, ou ensemencerait un champ, ou construirait une maison, une fabrique, quelque coûteux que cela fût, n’aurait pas à payer davantage en impôts, que s’il conservait inculte le même espace de terrain. L’accapareur de terre cultivable serait autant imposé que si sa terre était couverte de maisons, de granges, de moissons et de magasins. Le possesseur d’un lot inoccupé dans une ville, paierait autant pour avoir le privilège de tenir ce lot hors de la disposition des autres jusqu’au moment où il s’en servirait, que son voisin qui a une belle maison érigée sur son lot. Cela coûterait autant de garder une série de mauvaises baraques sur une terre de valeur, que d’avoir un grand hôtel ou de grands magasins remplis de marchandises de prix.

Ainsi serait supprimée la prime que doit payer le travail là où il est le plus productif avant même d’être exercé. Le fermier n’aurait plus à donner la moitié de sa fortune, ou à hypothéquer son travail pour des années, afin d’obtenir de la terre à cultiver ; le constructeur d’un palais dans une ville n’aurait pas à débourser autant pour un petit lot de terrain que pour la maison qu’il élève dessus ; la compagnie qui se propose de créer une manufacture n’aurait pas à dépenser une grande partie de son capital pour l’achat du terrain. Et ce qu’on paierait chaque année à l’État tiendrait la place de toutes les taxes qu’on lève aujourd’hui sur les améliorations, les machines et les marchandises en stock.

Considérons l’effet d’un pareil changement sur le marché du travail. La compétition ne serait plus d’un seul côté comme maintenant. Au lieu que les ouvriers luttent entre eux pour avoir du travail, faisant, par leur compétition, baisser les salaires jusqu’au point où ils fournissent à peine de quoi vivre, ce serait les patrons qui partout lutteraient pour avoir des ouvriers, et les salaires monteraient et deviendraient les vrais gains du travail. Car sur le marché du travail serait entré le plus grand de tous les compétiteurs pour l’occupation du travail, un compétiteur dont la demande ne pourrait être satisfaite que lorsque le besoin le serait, la demande du travail lui-même. Les patrons n’auraient pas seulement à lutter contre les autres patrons, tous sentant le stimulus d’un commerce plus considérable et de profits plus grands ; mais contre la capacité des ouvriers à devenir leurs propres patrons grâce aux substances et aux forces naturelles mises à leur portée par la taxe empêchant toute monopolisation.

Une fois la nature ainsi ouverte au travail, une fois le capital et les améliorations exemptés de l’impôt, et le commerce débarrassé de ses entraves, il deviendrait impossible de voir des hommes de bonne volonté incapables d’échanger leur travail contre les choses dont le manque les fait souffrir ; les crises périodiques qui paralysent l’industrie cesseraient ; tous les rouages de la production seraient mis en mouvement ; la demande resterait en paix avec l’offre et l’offre avec la demande ; le commerce s’étendrait dans toutes les directions, et chaque bras augmenterait la richesse.