Progrès et Pauvreté/Livre 8/1

Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 376-381).


LIVRE VIII

APPLICATION DU REMÈDE


Pourquoi hésiter ? Vous êtes des hommes faits,
Avec la volonté de Dieu implantée en vous, et du courage
Si vous osez seulement le montrer. Jamais encore on ne l’a voulu,
Mais trouvez quelque moyen de l’accomplir,
Car jamais la fortune ne refuse de servir celui qui ose.
Devons-nous, en présence de cette cruelle injustice,
Dans ce moment suprême entre tous,
Demeurer tremblants, abattus, quand, par un coup hardi,
Ces millions d’hommes gémissants pourraient être libres ?
Et ce coup serait si juste, si vraiment bienfaisant,
Il donnerait tant de bonheur à l’homme,
Que tous les anges applaudiraient à l’acte.

E. R. Taylor.

CHAPITRE PREMIER.

LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE DE LA TERRE EST INCOMPATIBLE AVEC LE MEILLEUR EMPLOI DE LA TERRE.

Il est né de la tendance à confondre l’accidentel avec l’essentiel, une erreur, erreur que les légistes ont tout fait pour répandre, et que les économistes ont acceptée, sans chercher à l’exposer, et qui consiste à croire que la propriété privée de la terre est nécessaire au bon emploi de la terre, et que refaire de la terre une propriété commune, ce serait détruire la civilisation et revenir à la barbarie.

Cette erreur ressemble beaucoup à l’idée qui, suivant Charles Lamb, a si longtemps prévalu parmi les Chinois, après que l’odeur du porc rôti eût été accidentellement découverte dans l’incendie de la hutte de Ho-Ti, et d’après laquelle, faire cuire un porc, c’était nécessairement mettre le feu à une maison. Mais, bien que dans sa charmante dissertation, Lamb demandât qu’il naquît un sage, pour enseigner au peuple qu’on peut rôtir un porc sans brûler les maisons, il n’est pas besoin d’un sage pour voir ce qui est nécessaire à l’amélioration de la terre : ce n’est pas la propriété absolue de la terre, mais la sécurité pour les améliorations. Ceci est évident, pour quiconque regarde autour de soi. Puisque, il n’est pas plus nécessaire de rendre un homme le propriétaire exclusif et absolu de la terre, pour lui permettre de l’améliorer, qu’il n’est nécessaire de brûler une maison pour faire rôtir un porc ; puisque faire de la terre une propriété privée, c’est un moyen aussi grossier, ruineux et incertain d’assurer son amélioration, que l’incendie d’une maison est un moyen grossier, ruineux et incertain de faire rôtir un porc, nous n’avons pas pour persister dans notre erreur l’excuse qu’avaient les Chinois de Lamb pour persister dans la leur. Avant qu’un sage ait inventé le gril grossier (qui, suivant Lamb, a précédé la broche et le four), personne ne connaissait une autre manière de faire cuire un porc, qu’en brûlant une maison. Mais, parmi nous, rien n’est plus commun que de voir la terre améliorée par ceux qui ne la possèdent pas. La majorité des terres de la Grande-Bretagne est cultivée par des fermiers, et la majorité des constructions de Londres, repose sur un terrain loué à bail ; et aux États-Unis, le même système prévaut partout plus ou moins. Ainsi, il est très ordinaire de voir l’usage séparé de la possession.

Est-ce que toutes ces terres ne seraient pas aussi bien cultivées si la rente allait à l’État ou à la municipalité, qu’elles le sont maintenant que la rente va aux individus ? Si l’on n’admettait pas la propriété privée de la terre, si toutes les terres étaient occupées de cette façon, l’occupant ou l’exploitant payant une rente à l’État, la terre ne serait-elle pas cultivée et améliorée aussi bien et aussi sûrement qu’aujourd’hui ? Il ne peut y avoir à ces questions qu’une réponse : la terre serait naturellement aussi bien exploitée. Donc la reprise de la terre comme propriété privée n’empêcherait nullement le bon usage et l’amélioration de la terre.

Ce qui est nécessaire à l’usage de la terre ce n’est pas sa possession privée, c’est la sécurité pour les améliorations. Il n’est pas nécessaire de dire à un homme, « cette terre est à vous, » pour l’engager à la cultiver ou à l’améliorer. Il est seulement nécessaire de lui dire, « tout ce que votre travail ou votre capital produira sur cette terre est à vous. » Donnez à un homme l’assurance qu’il moissonnera, et il sèmera ; assurez-lui la possession de la maison dont il a besoin, et il la construira. La moisson et la maison sont les récompenses naturelles du travail. C’est en vue de la moisson que l’homme sème ; c’est pour posséder une maison que l’homme construit. La propriété de la terre n’a rien à voir avec cela.

C’est pour obtenir cette assurance, qu’au commencement de la période féodale, beaucoup de petits propriétaires firent l’abandon de la propriété de leurs terres à un chef militaire, les recevant ensuite en fief ou en dépôt, s’agenouillant tête nue devant le seigneur, les mains dans ses mains et jurant de le servir de leur vie, de leurs membres, avec honneur. On trouve des exemples semblables d’abandon de la possession de la terre, en échange de sécurité dans son emploi, en Turquie où une exemption particulière de l’impôt et des extorsions, s’attache au vakouf ou terres ecclésiastiques, et où l’on voit souvent un propriétaire vendre sa terre à une mosquée pour un prix nominal à condition qu’il restera comme fermier sur sa terre, en payant une rente fixée.

Ce n’est pas la magie de la possession, comme le dit Arthur Young, qui a changé les sables de la Flandre en champs féconds. C’est la magie de la sécurité du travail. Cette sécurité peut être obtenue par d’autres moyens que celui qui consiste à faire de la terre une propriété privée, de même qu’on peut obtenir la chaleur nécessaire pour rôtir un porc, autrement qu’en brûlant une maison. La simple promesse que fit un landlord irlandais de ne réclamer pendant vingt ans, comme rente, aucune part du produit de leurs cultures, engagea les paysans irlandais à changer en jardins une montagne dénudée ; sur la simple garantie d’une rente foncière fixe pour un nombre d’années, les bâtiments les plus luxueux de villes comme Londres et New-Yorck s’élèvent sur un terrain loué à bail. Si nous donnons à ceux qui améliorent la terre une garantie suffisante, nous pouvons en toute sécurité abolir la propriété privée de la terre.

La reconnaissance complète des droits communs à la terre ne contredit nullement la reconnaissance complète du droit individuel aux améliorations et aux produits. Deux hommes peuvent posséder un vaisseau sans le couper en deux. La propriété d’un chemin de fer peut être divisée en cent mille parts, et les trains courir sur les rails avec autant de précision que s’il n’y avait qu’un seul propriétaire. À Londres il s’est formé des compagnies pour posséder et administrer des propriétés foncières. Tout peut se passer comme aujourd’hui, quand bien même le droit commun à la terre serait reconnu, et que la rente formerait le revenu public. Il y a au centre de San-Francisco un lot de terrain auquel le peuple de la cité a des droits communs reconnus par la loi. Ce lot n’est pas divisé en parcelles infinitésimales, ou inoccupé. Il est couvert de belles constructions, propriétés privées d’individus qui sont là parfaitement tranquilles. La seule différence entre ce lot et ceux qui l’environnent, c’est que la rente de l’un va au fonds de l’école commune, tandis que la rente des autres va dans les poches des particuliers. Qui est-ce qui empêche que la terre de tout le pays soit possédée de la même façon par le peuple de tout le pays ?

Il serait difficile de choisir une portion du territoire des États-Unis, où les conditions que l’on considère généralement comme nécessitant la réduction de la terre à la propriété privée, existent à un plus haut degré que sur les petites îles de Saint-Pierre et Saint-Paul, dans l’archipel Aléoutien, acquises de la Russie par l’achat d’Alaska. Ce sont sur ces îles que s’accouplent les phoques, animaux si timides et si prudents, qu’à la moindre frayeur ils quittent leur refuge accoutumé pour n’y jamais revenir. Pour empêcher la destruction complète de ces animaux qui, pour l’homme, donnent seuls une valeur aux îles, non seulement il faut éviter de tuer les femelles et leurs petits, mais encore de faire aucun bruit, de décharger un pistolet ou de laisser aboyer un chien. Les hommes chargés de les tuer ne doivent pas être pressés, mais marcher tranquillement, au milieu des phoques qui longent la grève rocheuse, jusqu’à ce que les timides animaux si gauches sur terre, mais si gracieux dans l’eau, ne montrent plus d’autre signe de peur que de s’écarter paresseusement du chemin. Alors ceux qu’on peut tuer sans nuire à la réserve de l’avenir, sont soigneusement séparés et doucement conduits à l’intérieur des terres, hors de la vue et de l’ouïe du troupeau, et on les assomme. Ouvrir ce genre de pêche à quiconque voudrait tuer, — et ce serait alors l’intérêt de chacun de tuer autant de phoques que possible, sans s’occuper de l’avenir, — ce serait détruire en peu de temps tous les phoques de l’endroit, comme ont été détruits dans d’autres océans, d’autres genres de pêches. Mais il n’est pas nécessaire de faire de ces îles une propriété privée. Bien que pour des raisons beaucoup moins importantes, le grand domaine public du peuple américain ait été transformé en propriété privée aussi vite que possible, ces îles ont été louées au domaine public 317,500 dollars par an[1], pas beaucoup moins probablement qu’elles ont pu être vendues au temps de l’achat d’Alaska. Elles ont déjà rapporté deux millions et demi au Trésor national, et elles sont encore, avec leur valeur non altérée (car sous l’administration soigneuse de l’Alaska fur Company, les phoques augmentent plutôt qu’ils ne diminuent), la propriété commune du peuple des États-Unis.

La reconnaissance de la propriété privée de la terre est si peu nécessaire au bon usage de la terre, que c’est le contraire qui est vrai. En traitant la terre comme propriété privée on entrave son bon emploi. Si la terre était traitée comme une propriété publique, elle serait exploitée et améliorée aussitôt que cela serait nécessaire pour son usage ou son amélioration, tandis que si on la traite comme propriété privée, le possesseur individuel a la permission d’empêcher les autres d’employer ou d’améliorer ce qu’il ne peut ou ne veut employer ou améliorer lui-même. Quand un titre de possession est disputė, la terre la meilleure reste sans être améliorée pendant des années ; dans plusieurs parties de l’Angleterre l’amélioration des terres est arrêtée par la substitution, ceux qui les amélioreraient n’ayant aucune garantie ; et de larges espaces de terrain qui, s’ils étaient propriété publique, seraient couverts de constructions et de récoltes, sont laissés en friche pour satisfaire le caprice du propriétaire. Dans les parties des États-Unis où la colonisation est la plus serrée, il y a assez de terre pour nourrir trois ou quatre fois notre population actuelle, mais cette terre reste improductive parce que ses propriétaires la conservent en vue de prix plus élevés et les émigrants sont forcés d’aller au delà de cette terre non cultivée, pour chercher des places où leur travail sera beaucoup moins productif. Dans toutes les villes on peut voir des lots de terrain inoccupés pour la même raison. Si le bon usage de la terre est la pierre de touche, la propriété privée de la terre est alors condamnée comme elle est condamnée par toute autre considération. C’est un moyen aussi ruineux et aussi incertain d’assurer le bon usage de la terre, que de brûler des maisons pour rôtir des porcs.



  1. La rente fixée pour l’allocation à l’Alaska Fur Company est de 55,000 dollars par an, avec un paiement de 2 dollars 62 1/2 pour chaque peau, ce qui fait pour les 100,000 peaux, nombre fixé, 262,500 dollars, rente totale 317,500 dollars.