Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 249-282).


LIVRE V

RÉSOLUTION DU PROBLÈME


Les fruits de la terre appartiennent à quiconque la possède en un temps quelconque. Les parasols blancs et les éléphants fous d’orgueil sont les fleurs d’une concession de terre. Traduction d’un acte de concession de terre, trouvé à Tanna. Par SIR WM. Jones.

La veuve ramasse des orties pour le dîner de ses enfants ; un seigneur parfumé flânant élégamment dans l’Œil de Bœuf, connaît une alchimie qui lui permet de tirer de la veuve le tiers de ses orties, et l’appelle rente. Carlyle.


CHAPITRE PREMIER.

CAUSE PREMIÈRE DES PAROXYSMES PÉRIODIQUES DE PARALYSIE INDUSTRIELLE.

Notre longue enquête est terminée. Nous pouvons maintenant aligner les résultats.

Commençons par les crises industrielles, et expliquons pour quoi sont répandues tant de théories se contredisant elles-mêmes et entre elles.

Un examen de la manière dont la spéculation faisant monter les valeurs foncières, détruit les gains du travail et du capital et arrête la production, conduira je pense irrésistiblement à cette conclusion, que là est la véritable cause de ces crises industrielles périodiques auxquelles semblent de plus en plus soumises les nations civilisées, et toutes les nations civilisées ensemble.

Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas d’autres causes imméimmédiates. La complexité et la dépendance croissantes du mécanisme de la production, qui font que chaque échec ou chaque arrêt se propage immédiatement en cercles s’élargissant ; l’instabilité, défaut essentiel des cours ; les variations effrayantes qui se produisent dans les formes les plus simples du crédit commercial constituant le médium le plus important des échanges ; les tarifs protecteurs qui opposent des barrières artificielles au jeu réciproque des forces productives, et d’autres causes semblables, ont sans doute une part importante dans la production et la durée de ce qu’on appelle des temps difficiles. Mais, en considérant les principes et en observant les phénomènes, on voit clairement que la grande cause initiale doit être cherchée dans le progrès de spéculation des valeurs foncières.

Dans le chapitre précédent j’ai montré que le progrès dû à la spéculation sur les valeurs foncières, tendait à reculer la limite de culture ou de production, au delà du point normal, forçant le travail et le capital à accepter un revenu plus faible, ou (et c’est la seule manière dont ils puissent résister à cette tendance) de cesser de produire. Non seulement il est naturel que le travail et le capital résistent à l’abaissement des salaires et de l’intérêt, mais cela est nécessaire pour leur défense personnelle, attendu qu’il y a un minimum de revenu au-dessous duquel le travail ne peut exister, ni le capital se conserver. Donc, du fait de la spéculation sur la terre, nous pouvons inférer tous les phénomènes qui marquent ces retours périodiques de crises industrielles.

Étant donnée une communauté progressive, dans laquelle la population augmente, et les améliorations se succèdent, la terre doit constamment augmenter de valeur. Cet accroissement constant doit naturellement amener des spéculations qui anticipent sur l’accroissement futur, et fait que les valeurs foncières dépassent le point où, dans les conditions actuelles de production, leurs revenus habituels seraient laissés au travail et au capital. La production commence donc à s’arrêter. Non pas qu’il y ait nécessairement, ou même probablement, une diminution absolue dans la production ; mais il y a ce qui, dans une communauté progressive, équivaudrait à une diminution absolue de production dans une communauté stationnaire : la production ne croîtrait pas proportionnellement, parce que les nouveaux accroissements de travail et de capital ne trouveraient pas un emploi aux taux accoutumés.

Cet arrêt de production sur certains points doit nécessairement se montrer sur d’autres points du réseau industriel, par un arrêt dans la demande qui produit un arrêt dans la production, et ainsi la paralysie se communique dans toutes les industries, tous les commerces entrelaces, produisant partout une dislocation partielle de la production et de l’échange, et ayant pour résultat des phénomènes qui semblent prouver soit un excès de production, soit un excès de consommation, suivant le point de vue où l’on se place pour les envisager.

La période de marasme s’en suivant, continue jusqu’à ce que (1o) le progrès de la rente dû à la spéculation soit perdu ; ou (2o) que l’accroissement dans l’efficacité du travail dû à l’accroissement de population, et les progrès de l’invention, permettent à la ligne normale de la rente de dépasser la ligne de spéculation de la rente ; ou (3o) que le travail et le capital s’entendent pour produire en acceptant des revenus moindres. Ou, plus probablement, ces trois causes coopéreront pour produire un nouvel équilibre, et toutes les forces de production s’unissant, une période d’activité commencera ; sur ces entrefaites, la rente, recommencera à progresser, la spéculation la fera à nouveau avancer trop rapidement, la production devra encore s’arrêter, et on aura une fois de plus parcouru le même cercle.

Dans le système compliqué de production qui caractérise la civilisation moderne, où, de plus, il n’existe pas de communauté industrielle distincte et indépendante, mais des communautés géographiquement ou politiquement séparées dont les industries sont plus ou moins mêlées, entrelacées de manières différentes, on ne peut pas s’attendre à voir l’effet suivre la cause aussi clairement que cela aurait lieu, le développement industriel étant le même, dans une communauté formant un tout industriel complet et distinct ; néanmoins, les phénomènes actuellement présentés par ces retours périodiques d’activité et de marasme, correspondent nettement avec les phénomènes que nous avons inférés du progrès excessif de la rente.

La déduction nous montre donc les phénomènes actuels résultant d’un principe. Si nous renversons le procédé, il sera facile par induction d’atteindre le principe en étudiant les phénomènes.

Ces saisons de crise sont toujours précédées de saisons d’activité et de spéculation, et partout on admet le lien qui unit les deux choses — le marasme étant considéré comme la réaction de la spéculation, le mal de tête du matin comme la réaction de la débauche de la nuit. Mais sur la manière dont le marasme résulte de la spéculation, les avis sont partagés, deux écoles sont en présence, comme nous le montreront les essais faits des deux côtés de l’Atlantique pour expliquer la crise industrielle actuelle.

L’une des écoles dit que la spéculation produit le marasme en causant un excès de production, et montre les entrepôts remplis de marchandises qu’on ne peut pas vendre à des prix rémunérateurs, les moulins arrêtés ou ne travaillant que la moitié du temps, les mines fermées, les navires au port, l’argent reposant paresseusement dans les coffres des banquiers, et les ouvriers forcés à l’oisiveté et à la misère. Elle cite ces faits comme prouvant que la production a dépassé la demande de consommation, elle cite de plus ce fait que lorsque le gouvernement, pendant une guerre, joue le rôle de grand consommateur, alors naît une période d’activité, comme dans les États-Unis pendant la guerre civile, ou en Angleterre pendant les guerres avec Napoléon.

L’autre école dit que la spéculation a produit la crise en conduisant à un excès de consommation, et montre les entrepôts remplis, les steamers se rouillant, les moulins arrêtés, les ouvriers oisifs, comme prouvant une cessation de demande effective, ce qui, dit-elle, résulte évidemment de ce fait que le peuple, affolé par une prospérité fictive, a vécu avec un luxe qui dépassait ses moyens, et est maintenant obligé de se réduire, c’est-à-dire de consommer moins de richesse. Elle cite de plus l’énorme con sommation de richesse que fait la guerre, la construction des chemins de fer non rémunérateurs, les prêts aux gouvernements banqueroutiers, etc., disant que ce sont des folies qui, bien que non constatées sur le moment, doivent être contre-balancées par une saison de consommation réduite.

Il est évident que chacune de ces théories exprime un côté, ou une phase, d’une vérité générale, mais que ni l’une ni l’autre ne donnent l’intelligence complète de la vérité entière. Chacune ne donne qu’une explication absurde du phénomène. Car, alors que la grande masse des hommes a besoin de plus de richesse qu’elle ne peut en gagner, et alors qu’elle consentirait à donner pour la gagner ce qui est la base et la matière première de la richesse-son travail — comment peut-il y avoir excès de production ? Et alors que le mécanisme de production se détériore et que les producteurs sont condamnés à une oisiveté involontaire, comment peut-il y avoir excès de consommation ?

Quand, avec le désir de consommer plus, existe la possibilité et la volonté de produire plus, on ne peut attribuer la paralysie commerciale et industrielle à l’excès de production ni à l’excès de consommation. Évidemment la crise vient de ce que la production et la consommation ne peuvent ni s’entendre, ni se satisfaire.

Comment naît cette impossibilité ? Elle est évidemment, et de l’assentiment général, le résultat de la spéculation. Mais de la spéculation appliquée à quoi ?

Certainement pas de la spéculation appliquée aux choses qui sont les produits du travail, aux productions minérales ou agricoles, aux marchandises manufacturées, car pour ces choses la spéculation a simplement pour effet, ainsi que l’expliquent très bien les traités classiques, d’égaliser l’offre et la demande, et de régulariser le jeu de la production et de la consommation, comme le volant régularise la marche d’une machine.

Donc, si la spéculation est la cause de ces crises, cela doit être la spéculation appliquée à des choses qui ne sont pas le résultat du travail, mais sont cependant nécessaires à l’exercice du travail dans la production de la richesse, à des choses en quantité fixe ; c’est-à-dire que cela doit être la spéculation appliquée à la terre.

La spéculation foncière est la vraie cause de la crise industrielle aux États — Unis, cela est évident. Dans chaque période d’activité industrielle, les valeurs foncières se sont élevées constamment, poussées par la spéculation qui leur faisait franchir de grands intervalles. Ces périodes ont été invariablement sui vies d’un arrêt partiel de production, d’une cessation partielle de demande effective, généralement accompagnée d’une débàcle commerciale ; puis, après une certaine période de stagnation comparative, l’équilibre s’est lentement rétabli, et l’activité a régné de nouveau, jusqu’au moment où les mêmes cause reparaissant, ont été suivies des mêmes résultats. On peut voir la chose se passer dans tout le monde civilisé. Les périodes d’activité industrielle ont toujours eu pour point culminant un progrès excessif des valeurs foncières, suivi de symptômes d’arrêt de production, qui se montrent d’abord par la cessation de de mande des pays nouveaux, où le progrès des valeurs foncières a été le plus considérable.

Nous verrons par l’analyse des faits que là doit être la véritable explication de ces périodes de paralysie industrielle.

Tout commerce, rappelons-le nous, est l’échange de marchandises contre d’autres marchandises, et, par là, la cessation de demande pour un genre de marchandise, qui marque la crise commerciale, est en réalité la cessation de l’offre d’autres marchandises. Si les marchands trouvent qu’ils vendent moins, si les fabricants trouvent que les commandes diminuent, alors que les choses qu’ils vendent, ou sont prêts à faire, sont des choses désirées de tous côtés, cela montre simplement que l’offre des choses qui, dans le cours de l’échange, auraient été données contre ces choses désirées, a diminué. Dans le langage commun nous disons que les « acheteurs n’ont pas d’argent, » ou que « l’argent devient rare, » mais en parlant ainsi nous oublions que l’argent n’est que le moyen de l’échange. Ce qui manque à ceux qui pourraient être acheteurs, ce n’est pas l’argent, mais bien les marchandises qu’ils pourraient changer en argent ; ce qui en réalité devient plus rare, c’est un produit d’une certaine espèce. La diminution de demande effective de la part des consommateurs n’est donc que le résultat de la diminution de production.

Les entrepositaires le voient clairement quand dans une ville industrielle les fabriques sont fermées, et les ouvriers sans travail. C’est l’arrêt de la production qui prive les ouvriers des moyens d’acheter ce qu’ils désirent, et laisse ainsi au marchand ce qui, par rapport à la demande amoindrie, est un stock surabondant, le force à congédier quelques-uns de ses commis et à réduire ses demandes. Et la cessation de demande (je parle, naturellement, des cas généraux, et non des changements dans la demande relative, dus à des causes comme le mouvement de la mode), qui laisse au fabricant un stock surabondant et le force à congédier ses ouvriers, doit se produire de la même façon. En un endroit quelconque (cela peut être à l’autre bout du monde) un arrêt dans la production a causé un arrêt dans la demande de la consommation. Cette demande diminue sans que le besoin soit satisfait, ce qui prouve que la production est arrêtée quelque part.

Le peuple a besoin des choses que fait le fabricant autant que jamais, de même que les ouvriers ont besoin des choses que le marchand a à vendre. Mais il n’a pas assez pour les payer. La production a été arrêtée en quelque endroit, et cette réduction dans l’offre de certaines choses a eu pour résultat la cessation de la demande pour d’autres, l’arrêt se propageant sur tout le terrain industriel et commercial. La pyramide industrielle s’appuie évidemment sur la terre. Les occupations primaires et fondamentales, qui créent la demande pour toutes les autres, sont évidemment celles qui ont pour but d’extraire de la nature la richesse ; par conséquent, si nous étudions d’un point d’échange à un autre, et d’une occupation à une autre, cet arrêt de production qui se montre par une diminution dans les achats, nous devons finalement trouver sur la terre quelque obstacle arrêtant le travail. Il est clair que cet obstacle est le progrès excessif, dû à la spéculation, de la rente, ou des valeurs foncières, qui produit le même résultat que si les propriétaires fermaient la porte au travail et au capital. Cet arrêt de la production commençant à la base des industries entremêlées, se propage de point en point, la suppression de l’offre amenant la suppression de la demande, jusqu’à ce que, pour ainsi dire, la machine entière soit débrayée, et qu’on ait partout le spectacle du travail sans occupation et des travailleurs souffrant de la misère.

Ce spectacle étrange et peu naturel, d’un grand nombre d’hommes de bonne volonté qui ne peuvent trouver du travail, est suffisant pour suggérer la vraie cause à l’esprit de quiconque réfléchit avec suite. Car, bien que l’habitude nous ait rendus moins sensibles à ce spectacle, c’est une chose étrange, et peu naturelle que de voir des hommes qui désirent travailler afin de satisfaire leurs besoins, ne pouvant en trouver l’occasion ; puisque le travail est ce qui produit la richesse, l’homme qui cherche à échanger le travail contre de la nourriture ou des vêtements, ou contre toute autre forme de richesse, est comme celui qui propose de donner de l’or en lingot pour avoir de l’argent monnayé, ou du blé pour avoir de la farine. Nous parlons d’offre et de demande à propos du travail, mais évidemment ce ne sont là que des termes relatifs. L’offre de travail est partout la même — deux mains viennent toujours au monde avec une bouche, il y a toujours vingt et un garçons pour vingt filles ; et la demande de travail existera aussi longtemps que les hommes désireront les choses que le travail seul peut procurer. Nous parlons de « manque d’ouvrage, » mais évidemment ce n’est pas l’ouvrage qui manque alors que les besoins sont les mêmes ; évidemment, l’offre de travail ne peut pas être trop grande, ni la demande trop petite, quand le peuple souffre du manque des choses que le travail produit. La cause réelle de la crise doit être qu’en quelque lieu, quelque obstacle empêche l’offre de satisfaire la demande, et que cet obstacle empêche le travail de produire les choses dont a besoin le travailleur.

Prenons un individu parmi ces masses d’hommes inoccupés ; bien qu’il n’ait pas lu Malthus, il lui semble aujourd’hui qu’il y a trop de gens dans le monde. Dans ses propres besoins, dans la misère de sa femme anxieuse, dans les pleurs de ses enfants grelottant, souvent affamés et à peine soignés, il y a bien une demande de travail suffisante, les Cieux le savent ! L’offre est dans ses propres mains. Mettez-le dans une île déserte, et, bien que privé des avantages énormes que donnent aux forces productives de l’homme la coopération, et les machines d’une communauté civilisée, il saura avec ses deux mains remplir les bouches et couvrir les dos qui dépendent de lui. Et c’est ce qu’il ne peut pas faire là où la puissance productive est à son plus haut point de développement. Pourquoi ? N’est-ce pas parce que dans un cas il a le libre accès des forces et des substances naturelles, tandis que dans l’autre on lui refuse cet accès ?

N’est-ce pas ce fait seul, — le refus de l’accès à la nature, qui peut expliquer l’état de choses qui force les hommes à être oisifs alors que bien volontiers ils travailleraient pour satisfaire leurs besoins ? La cause prochaine de l’oisiveté forcée d’une masse d’hommes, peut être la cessation de la demande de la part d’autres hommes pour les choses particulières qu’ils produisent ; mais remontez d’une cause à une autre, d’une occupation à une autre, et vous trouverez que l’oisiveté forcée dans un genre de commerce est causée par l’oisiveté forcée dans un autre genre, et que la paralysie qui produit l’engourdissement de toutes les industries ne peut pas être attribuée à une trop grande offre de travail ou à une trop faible demande de travail, mais doit naître de ce fait, que l’offre ne peut pas satisfaire la demande en produisant les choses qui satisfont le besoin et sont les objets du travail,

Ce qui est nécessaire pour rendre le travail capable de produire ces choses, c’est la terre. Quand nous disons que le travail crée la richesse, nous parlons métaphoriquement. L’homme ne crée rien. La race humaine tout entière, dût-elle travailler éternellement, ne pourrait créer le plus petit des atômes flot tant dans un rayon de soleil, ne pourrait en rien alourdir ou alléger notre sphère. En produisant de la richesse, le travail, avec l’aide des forces naturelles, ne fait que donner à la matière pré-existant la forme désirée ; il ne peut donc produire de la richesse que si l’accès de cette matière et de ces forces, c’est-à-dire de la terre, est libre. La terre est la source de toute richesse. C’est la mine d’où sont tirés les matériaux que façonne le travail. C’est la substance à laquelle le travail donne la forme. Et par conséquent, quand le travail ne peut satisfaire ses désirs, ne pouvons-nous pas en conclure avec certitude que c’est parce que l’accès de la terre est fermé au travail ?

Quand dans tous les commerces il y a ce que nous appelons rareté de consommation ; quand partout le travail est inoccupé et les désirs non satisfaits, l’obstacle qui empêche le travail de produire la richesse dont il a besoin, ne doit-il pas se trouver à la base même de l’échafaudage industriel ? Cette base, c’est la terre. Les modistes, les opticiens, les doreurs, les polisseurs ne sont pas les pionniers des nouveaux établissements. Les mineurs n’ont pas été en Californie ou en Australie parce qu’il s’y trouvait des cordonniers, des tailleurs, des machinistes et des imprimeurs. Ce sont ces corps de métier qui ont suivi les mineurs, de même qu’ils suivent aujourd’hui ceux qui vont à la recherche de l’or dans les Black Hills ou des diamants dans l’Afrique du Sud. Ce n’est pas le marchand qui est la cause du fermier, mais le fermier qui est la cause du marchand. Ce n’est pas la croissance d’une ville qui développe une province, mais le développement d’une province qui fait croître une ville. Et par conséquent, quand dans tous les commerces, les hommes voulant travailler n’en trouvent pas l’occasion, la difficulté doit naître dans l’occupation qui crée la demande pour toutes les autres occupations, doit venir de ce que la terre est fermée au travail.

À Leeds ou à Lowell, à Philadelphie ou à Manchester, à Londres ou à New-York, il faut peut-être des premiers principes bien solides pour reconnaître cela ; mais là où le développement industriel n’est pas aussi complet, ni les anneaux extrêmes de la chaîne aussi éloignés les uns des autres, il suffit de jeter un coup d’œil sur les faits évidents. Bien qu’à peine vieille de trente ans, la ville de San-Francisco est, par sa population et son importance commerciale, au nombre des grandes cités du monde ; elle est, après New-York, la plus métropolitaine des cités américaines. Bien qu’elle n’ait pas trente ans d’existence, elle renferme, depuis quelques années, un nombre croissant d’hommes inoccupés. Il est clair que la c’est parce que les hommes ne trouvent pas un emploi dans le pays qu’ils sont en si grand nombre inoccupés dans la ville ; car lorsque s’ouvre le temps des moissons, ils s’en vont par troupes, et lorsqu’il est fini, reviennent en troupes dans la ville. Si ces hommes, en ce moment inoccupés, tiraient de la richesse de la terre, non seulement ils s’emploiraient eux-mêmes, mais emploiraient tous les artisans de la ville, donnant des pratiques aux magasins, du commerce à faire aux marchands, des spectateurs aux théâtres, des souscripteurs aux journaux, créant une demande effective qui se sentirait dans la Nouvelle Angleterre, et la Vieille Angleterre, et partout dans le monde où viennent les articles que consomme une population quand elle a le moyen de les payer.

Comment se fait-il que ce travail inoccupé ne puisse s’appliquer à la terre ? Ce n’est pas parce que toutes les terres sont cultivées. Bien que tous les symptômes que l’on dit être dans les vieux pays les signes d’un excès de population, commencent à se montrer à San — Francisco, il est absurde de parler d’excès de population dans un État qui, avec des ressources naturelles plus grandes que celles de la France, n’a pas encore un million d’habitants. À quelques milles de San-Francisco, il y a des terres non cultivées en assez grande quantité pour donner du travail à quiconque en demande. Je ne veux pas dire que chaque homme inoccupé pourrait devenir fermier ou construire lui-même une maison s’il avait la terre ; mais qu’assez d’hommes pourraient et voudraient le faire pour donner du travail au reste. Qu’est-ce qui empêche donc le travail de s’employer lui-même en cultivant la terre ? Simplement parce que la terre a été monopolisée, qu’on la garde à des prix créés par la spéculation, basés non sur sa valeur présente, mais sur la valeur accrue que lui donnera dans l’avenir l’accroissement futur de la population.

Ce que l’on voit ainsi à San-Francisco quand on veut voir, peut l’être aussi clairement en d’autres lieux, je n’en doute pas.

La crise commerciale et industrielle actuelle qui a commencé à se manifester aux États-Unis en 1872, et s’est répandue avec plus ou moins d’intensité sur le monde civilisé, est en grande partie attribuée à l’extension excessive des voies ferrées, et plusieurs choses semblent autoriser l’établissement de cette relation entre la crise et le nombre des voies ferrées. Je suis parfaitement convaincu que la construction d’une voie ferrée inutile peut détourner le capital et le travail d’occupations plus productives, et rendre la communauté plus pauvre au lieu de la rendre plus riche ; quand la manie de ce genre de construction était la plus forte, j’ai signalé cet inconvénient dans un traité politique adressé à la Californie ( La question des subventions, et le parti démocratique, 1871) ; mais attribuer à cette application infructueuse du capital une crise industrielle aussi générale, cela me paraît aussi insensé que de dire qu’une marée extraordinairement basse a eu lieu parce qu’on avait retiré de la mer quelques seaux pleins d’eau en plus de l’ordinaire. La consommation improductive de capital et de travail pendant la guerre civile a été bien plus considérable qu’elle ne pourrait l’être par la construction de voies ferrées inutiles, et n’a produit aucun résultat semblable. Et certainement il est insensé de dire que la dépense inutile de travail et de capital pour des chemins de fer a causé cette crise, quand le trait caractéristique de cette crise, c’est la surabondance de travail et de capital cherchant un emploi.

Cependant, on peut facilement voir qu’il y a un rapport entre la construction rapide des voies ferrées et la crise industrielle, quand on comprend quelle portée a l’accroissement des valeurs foncières, et quel effet a la construction des voies ferrées sur la spéculation foncière. Là où l’on construisait ou projetait un chemin de fer, la terre montait de valeur sous l’influence de la spéculation, et des milliers de millions de dollars s’ajoutaient aux valeurs nominales que le travail et le capital devaient payer sur-le-champ ou partiellement, pour avoir la permission de travailler et de produire de la richesse. Le résultat inévitable fut l’arrêt de production, et cet arrêt de production se propagea sous forme de cessation de demande, ce qui mit un frein à la production jusqu’aux limites les plus lointaines du vaste domaine des échanges, opérant avec une force accumulée dans les centres de grande richesse industrielle où se concentre le commerce du monde civilisé.

Les effets premiers de cette cause ne sont peut — être nulle part plus faciles à observer que dans la Californie qui, à cause de son isolement comparatif, forme une communauté particulièrement bien définie.

Presque jusqu’à sa clôture, la dernière décade a été marquée en Californie par la même activité industrielle que dans les États du Nord, et, de fait, dans tout le monde civilisé, — l’interruption des échanges et l’arrêt de l’industrie causés par la guerre et le blocus des ports du Sud, mis à part. On ne pourrait pas attribuer cette activité à la hausse des cours, ni aux dépenses immodérées du gouvernement général, comme on l’a fait à propos des États de l’Est ; car en dépit des lois d’offre légale, la côte du Pacifique adhéra à un cours de l’argent, et le gouvernement fédéral enleva beaucoup plus qu’il ne rendit en dépenses. On ne devait l’attribuer qu’à des causes normales, car, bien que la décadence commençât pour les mines d’or, les mines d’argent du Nevada venaient d’être découvertes, le blé et la laine allaient compter, à la place de l’or, parmi les matières d’exportation, et l’accroissement de la population, et les progrès des méthodes de production et d’échange, ajoutaient constamment à l’efficacité du travail.

Avec le progrès matériel, vint naturellement la hausse constante des valeurs foncières. Cette hausse constante engendra une hausse fictive, qui, avec l’ère des voies ferrées, augmenta dans toutes les directions la valeur de la terre. Si la population de la Californie avait crû constamment alors que la route longue, coûteuse et dangereuse à cause des fièvres, de l’isthme de Panama, était le principal mode de communication avec les États de l’Atlantique, elle devait, semble-t-il, s’accroître énormément avec l’ouverture de la route qui mettait le havre de New-York à sept jours d’un voyage facile de la baie de San-Francisco, et avec l’ouverture des routes, qui, dans l’État lui-même, permettaient à la locomotive de remplacer les diligences et les voitures lourdement chargées. La hausse attendue des valeurs foncières était escomptée d’avance. Les lots des environs immédiats de San-Francisco montèrent de cent, de mille pour cent, et les terres cultivables atteignirent des prix élevés de quelque côté qu’auraient pu se tourner les émigrants.

Mais l’invasion attendue des émigrants ne se produisit pas. Le travail et le capital ne pouvaient pas payer la terre si cher et en tirer un revenu convenable. La production fut arrêtée, si non absolument, du moins relativement. À mesure que le chemin de fer qui traversait le continent s’avançait, au lieu de voir l’activité augmenter, on constatait des symptômes de commencement de paralysie industrielle ; et quand il fut terminé, à la période d’activité avait succédé une période de crise, qui n’est pas complètement traversée, et pendant laquelle les salaires et l’intérêt ont constamment décru. Ce que j’ai appelé la ligne actuelle de la rente, ou la limite de culture, s’approche ainsi (à cause encore de la marche constante du progrès de l’invention et de l’accroissement de population qui, bien que plus lents qu’ils n’auraient été autrement, se produisaient quand même) de la ligne de spéculation de la rente, mais on connaît avec quelle ténacité la spéculation maintient une augmentation produite par elle sur le prix de la terre, dans une communauté en voie de développement[1].

La même chose se passe dans toute partie progressant des États-Unis. Partout où l’on a construit ou projeté un chemin de fer, la terre a été monopolisée par anticipation, et le bénéfice de l’amélioration escompté par un accroissement des valeurs foncières. Le progrès spéculatif de la rente dépassant ainsi le progrès normal, la production s’est trouvée entravée, la demande a diminué, et le travail et le capital se sont détournés des occupations se rapportant directement à la terre, pour s’appliquer à celles où la valeur de la terre est un élément moins perceptible. C’est de cette façon que l’extension rapide des voies ferrées a un rapport avec la crise qui lui succède.

Et ce qui s’est passé aux États-Unis, a eu également lieu d’une façon plus ou moins évidente, dans tout le monde en voie de progrès. Partout la terre a grandi constamment en valeur, avec le progrès matériel, et partout cet accroissement a engendré un accroissement additionnel dû à la spéculation. L’impulsion donnée par la cause primitive s’est étendue non seulement des nouveaux États de l’Union aux anciens, mais des États-Unis à l’Europe, la cause première opérant partout. La crise industrielle générale a donc pour origine un progrès matériel général.

Il peut sembler que j’ai négligé quelque chose, en attribuant ces crises industrielles à une cause première, le progrès de spéculation de la rente ou des valeurs foncières. L’ouvre d’une semblable cause, bien qu’elle puisse être rapide, doit être progressive, ressembler à une pression, non à un coup. Tandis que ces crises industrielles semblent venir tout à coup ; elles ont, à leur début, le caractère d’un paroxysme, suivi d’une léthargie comparative, comme produite par l’épuisement. Tout semble aller comme d’habitude, le commerce et l’industrie être vigoureux et en passe de se développer, quand soudain arrive un choc, un coup de tonnerre dans un ciel bleu, une banque suspend ses paiements, un grand industriel ou commerçant fait faillite, et comme si le coup avait raisonné dans toute l’organisation industrielle, les faillites succèdent aux faillites, de tous côtés les travailleurs se trouvent sans emploi, et les capitaux se retirent dans une sécurité improductive.

Qu’il me soit permis d’expliquer quelle est pour moi la raison de ceci ; pour trouver cette explication, nous devons tenir compte de la manière dont se font les échanges, car c’est par les échanges que sont liées toutes les formes de l’industrie en une organisation où toutes sont dépendantes les unes des autres. Pour que des échanges puissent avoir lieu entre des producteurs très éloignés par l’espace et le temps, il faut que de grandes quantités de marchandises se trouvent en magasin et en circulation, et c’est là qu’est pour moi, ainsi que je l’ai déjà dit, la grande fonction du capital, en plus de celle qui consiste à fournir au travail les outils et les semences. Ces échanges sont faits, peut-être nécessairement, en grande partie à crédit, c’est-à-dire que l’avance d’un côté est faite avant que le retour soit reçu de l’autre.

Sans nous arrêter aux causes, il est évident que ce sont, en général, les industries les mieux organisées et les plus tardivement développées, qui font ces avances aux industries les plus fonda mentales. La côte ouest de l’Afrique, par exemple, qui échange de l’huile de palmier et des noix de coco pour du calicot chamarré et des idoles de Birmingham, reçoit son paiement immédiate ment ; tandis que le marchand anglais avance longtemps ses marchandises avant de rien recevoir en retour. Le fermier peut vendre sa moisson aussitôt que la récolte est faite, et pour de l’argent ; le grand fabricant doit avoir un stock considérable, envoyer ses marchandises à de longues distances à ses agents, et généralement vendre à terme. Donc, comme les avances et le crédit viennent en général de ce que nous pouvons appeler les industries secondaires à ce que nous pouvons appeler les indus tries premières, il s’ensuit que tout arrêt dans la production de ces dernières, ne se communique pas immédiatement aux premières. Le système des avances et du crédit constitue, tel qu’il existe, un lien élastique, qui prête beaucoup avant de se rompre, mais qui, lorsqu’il se rompt, le fait avec bruit.

Ou, pour faire comprendre d’une autre façon ce que je veux dire : la grande pyramide de Gizeh est composée de couches de maçonnerie, la première couche supportant naturellement toutes les autres. Si nous pouvions, par quelque moyen, réduire graduellement cette première couche, la partie supérieure de la pyramide conserverait quelque temps sa forme, puis, quand la gravitation serait plus forte que l’adhérence des matériaux, la pyramide ne diminuerait pas graduellement et régulièrement, mais se briserait tout à coup en morceaux. L’organisation industrielle peut être assimilée à cette pyramide. Dans quelle proportion, dans un état donné de développement social, sont par rapport les unes aux autres les diverses industries, c’est difficile et même impossible à déterminer ; mais il est évident que cette proportion existe, de même que dans la fonte de caractère d’un imprimeur il y a proportion entre les lettres. Chaque forme de l’industrie, comme elle est développée par la division du travail, sort des autres, et toutes reposent en dernier lieu sur la terre ; car, sans la terre, le travail est aussi impuissant que le serait un homme lancé dans l’espace. Pour mieux approprier l’exemple à la condition d’un pays en progrès, imaginons une pyramide composée de couches superposées, le tout grandissant et s’étendant constamment. Supposons que l’accroissement de la couche la plus près du sol soit entravée. Les autres continueront à s’étendre pendant un certain temps, — et de fait, pendant un moment, il y aura tendance à ce que l’accroissement soit plus rapide, car la force vitale qui ne peut opérer sur la couche fondamentale, essaiera d’opérer sur les couches supérieures, jusqu’à ce que, à la fin, l’équilibre n’existant plus, l’édifice s’écroule de tous côtés.

Je crois qu’il est maintenant clair que là est la cause principale, et la marche habituelle, de ces paroxysmes périodiques de paralysie industrielle qui deviennent un des traits marqués de la vie sociale moderne. Et que le lecteur se rappelle que nous ne faisons que chercher les causes principales et la marche générale de tels phénomènes, afin, ce qui est possible, de les décrire exactement. L’économie politique ne peut et ne doit s’occuper que des tendances générales. Les forces dérivées ont des formes si multiples, une action et une réaction si variées, qu’on ne peut pas prédire quel sera le caractère exact d’un phénomène. Nous savons qu’un arbre coupé doit tomber, mais l’endroit précis où il tombera sera déterminé par l’inclinaison du tronc, la longueur des branches, la direction des coups, la force et la direction du rent ; et l’oiseau perché sur une brindille, et l’écureuil effaré sautant de branche en branche, ne seront pas sans influence. Nous savons qu’une insulte éveille dans le cour de l’homme un sentiment de colère, mais pour dire avec quelle force et de quelle manière il se manifestera, il faudrait avoir une connaissance approfondie de l’homme entier, avec tous ses environnants, passés et présents.

La manière dont j’ai essayé de retrouver la cause suffisante expliquant les principaux traits de ces crises industrielles, forme un contraste frappant avec les essais contradictoires et incohérents qui ont été faits pour les expliquer suivant les théories courantes de la distribution de la richesse. On voit partout nettement qu’une hausse, due à la spéculation, de la rente et des valeurs foncières précède invariablement ces saisons de crise industrielle. Les deux choses ont entre elles un rapport de cause et d’effet, c’est évident pour quiconque considère la relation nécessaire entre la terre et le travail.

Nous pouvons également voir aux États-Unis que la crise actuelle suit son cours, et que, de la manière qui a été précédemment dite, il s’établit peu à peu un nouvel équilibre qui aura pour résultat une autre période d’activité comparative. La ligne normale de la rente et la ligne créée par la spéculation sont en train de se rejoindre : — 1° Par la baisse des valeurs foncières de spéculation, qui se manifeste par la réduction des rentes et par la baisse des valeurs foncières dans les principales cités. 2° Par l’accroissement d’efficacité du travail, naissant de l’accroissement de population et de l’utilisation de nouvelles inventions et découvertes dont quelques — unes, que nous sommes sur le point de faire, sont aussi importantes que la découverte de la vapeur. — 3° Par l’abaissement du taux habituel de l’intérêt et des salaires que prouvent, d’un côté pour l’intérêt, la négociation d’un emprunt gouvernemental à quatre pour cent, de l’autre pour les salaires, un abaissement trop évident pour qu’il soit nécessaire d’en donner des exemples. Quand l’équilibre est ainsi rétabli, une période d’activité nouvelle se produit, et la spéculation recommence à faire monter rapidement les valeurs foncières[2]. Mais les salaires et l’intérêt ne regagneront pas le terrain perdu. Le résultat net de toutes ces perturbations, de tous ces mouvements de va et vient, c’est de forcer graduellement les salaires et l’intérêt à atteindre leur minimum. Ces crises temporaires et périodiques ne font, de fait, comme je l’ai fait remarquer dans le premier chapitre de ce volume, que rendre plus intense le mouvement général qui accompagne le progrès matériel.


CHAPITRE II.

PERSISTANCE DE LA PAUVRETÉ AU MILIEU DE L’ACCROISSEMENT DE LA RICHESSE.

Le grand problème, dont ces crises industrielles périodiques ne sont que les manifestations particulières, est maintenant, il me semble, complètement résolu, et les phénomènes sociaux, qui, dans tout le monde civilisé, épouvantent les philanthropes et rendent perplexe l’homme d’État, qui voilent de nuages l’avenir des races les plus avancées, et suggèrent des doutes sur la réalité et le but final de ce que nous avons follement appelé pro grès, sont maintenant expliqués.

La raison pour laquelle, en dépit de l’accroissement de la puissance productive, les salaires tendent à devenir le minimum de ce qu’il faut pour vivre, c’est qu’avec l’accroissement de la puissance productive, la rente tend toujours à augmenter, produisant ainsi une tendance constante à la baisse des salaires.

En toute chose, la tendance directe de la civilisation progressant, est d’augmenter la puissance du travail humain pour satisfaire les désirs humains, pour détruire la pauvreté, et pour bannir le besoin et la crainte du besoin. Toutes les choses qui constituent le progrès, toutes les conditions pour lesquelles com battent les communautés progressives, ont pour résultat naturel et direct l’amélioration de la condition matérielle ( et par conséquent de la condition intellectuelle et morale) de tous ceux soumis à leur influence. L’accroissement de population, l’accroissement et l’extension des échanges, les découvertes de la science, le progrès de l’invention, l’extension de l’instruction, les progrès du gouvernement, l’amélioration des mœurs considérées comme des forces matérielles, ont tous une tendance directe à accroître la puissance productive du travail, non pas d’un travail particulier, mais de tous les genres de travail ; non du travail appliqué à certaines industries, mais à toute l’industrie ; car la loi de la production de la richesse en société est la loi du « chacun pour tous, et tous pour chacun. »

Mais le travail ne peut recueillir les bénéfices qu’apportent ainsi les progrès de la civilisation, parce qu’ils sont interceptés. La terre étant nécessaire au travail, et étant soumise au régime de la propriété individuelle, chaque accroissement de la puissance productive du travail ne fait qu’accroître la rente — prix que doit payer le travail pour avoir la permission d’utiliser les forces de la terre ; ainsi, tous les avantages gagnés par la marche du progrès vont aux propriétaires de la terre et les salaires n’augmentent pas. Les salaires ne peuvent pas augmenter ; car plus le gain du travail est grand, plus grand est le prix que doit donner le travail sur son gain, pour avoir la permission de ne rien gagner du tout. Le simple travailleur n’a donc pas plus intérêt au progrès général de la puissance productive, que n’en a l’esclave cubain à la hausse du prix du sucre. Et de même que la hausse du prix du sucre peut rendre pire la condition de l’esclave cubain, en engageant son maître à le mener plus durement, de même la condition du travailleur libre peut être, positivement aussi bien que relativement, changée en mal par l’accroissement de la puissance productive de son travail. Car, que la spéculation, se fondant sur le progrès continu de la rente, escompte l’effet des améliorations futures sur l’accroissement encore plus grand de la rente, et elle produira, là où le progrès normal de la rente ne l’a pas déjà fait, un abaissement des salaires, jusqu’au point où le salaire sera celui d’un esclave, celui qu’il faut juste pour vivre.

Dépouillé ainsi de tous les bénéfices de l’accroissement de la puissance productive, le travail est exposé à certains effets du progrès de la civilisation qui, sans les avantages qui les accompagnent naturellement, sont des maux positifs, et tendent d’eux-mêmes à réduire le travailleur libre à la condition dégradée et désespérée de l’esclave.

Car toutes les améliorations qui ajoutent à la puissance productive à mesure que la civilisation avance, ont pour résultat, ou nécessitent, une plus grande subdivision du travail, et l’efficacité du travail du corps entier des travailleurs s’accroît aux dépens de l’indépendance des éléments constituants. Le travailleur individuel ne connait et n’accomplit qu’une partie infinitésimale des différentes opérations qui sont nécessaires pour satisfaire les désirs les plus ordinaires. Le produit du travail d’une tribu sauvage est petit, mais chaque membre peut mener une vie indépendante. Il peut bâtir sa propre habitation, creuser son propre canot, faire ses propres vêtements, ses armes, ses outils, ses ornements. Il possède toute la connaissance de la nature qu’a sa tribu, sait quelles productions végétales sont bonnes pour sa nourriture, connaît les habitudes, les ressources des bêtes, oiseaux, poissons et insectes ; il peut se diriger d’après le soleil et les étoiles, d’après le côté où se tournent les fleurs ou les mousses sur les arbres ; en résumé, il peut satisfaire à tous ses besoins. Il peut être séparé de ses compagnons, et vivre quand même ; il possède ainsi une puissance indépendante qui fait de lui une partie librement contractante dans ses relations avec la communauté dont il est un membre.

Comparez à ce sauvage, le travailleur placé dans les rangs inférieurs de la société, dont la vie se passe à ne produire qu’une seule chose, ou plus souvent, la partie infinitésimale d’une chose, en dehors de la multiplicité des choses qui constituent la richesse de la société et qui satisfont même les besoins les plus primitifs ; qui non seulement ne peut pas même faire les outils nécessaires pour son travail, mais souvent travaille avec des outils qu’il ne possède pas, qu’il ne peut jamais espérer posséder. Astreint à un travail plus absorbant et plus continu que celui du sauvage, ne gagnant pas par lui plus que ne gagne le sauvage — les simples nécessités de la vie – il perd l’indépendance du sauvage. Non seulement il ne peut appliquer ses propres forces à la satisfaction directe de ses propres désirs, mais encore il est dans l’impossibilité de les appliquer indirectement à la satisfaction de ses besoins. Il est un simple anneau dans la chaîne immense des producteurs et des consommateurs, n’ayant pas même l’espoir de s’en séparer, l’espoir de se mouvoir à moins que la chaîne ne bouge. Plus sa position est mauvaise dans la société, plus il dépend de la société, plus il de vient incapable de rien faire pour lui-même. Le pouvoir même de travailler pour satisfaire ses besoins, n’est pas sous son contrôle, et peut lui être enlevé ou rendu par les actions des autres, ou par des causes générales sur lesquelles il n’a pas plus d’influence qu’il n’en a sur les mouvements du système solaire. On arrive à regarder la malédiction primitive comme une faveur, et les hommes pensent, parlent, crient, font des lois comme le travail manuel monotone était en lui-même un bien et non un mal, un but et non un moyen. Dans de pareilles circonstances, l’homme perd la qualité essentielle de l’humanité, le pouvoir divin de modifier et de contrôler les conditions. Il devient un esclave, une machine, une marchandise, une chose inférieure, sous quelques rapports, à l’animal.

Je ne suis pas un admirateur sentimental de la vie sauvage. Je ne prends pas mes idées parmi les enfants de la nature de Rousseau, Chateaubriand ou Cooper. J’ai conscience de la pauvreté matérielle et mentale de cette vie, du rang inférieur qu’elle occupe. Je crois que la civilisation est non seulement la destinée naturelle de l’homme, mais l’affranchissement, l’élévation, le raffinement de toutes ses facultés, et je pense que ce n’est que se trouvant dans une disposition d’humeur à envier le bœuf ruminant, que l’homme jouissant des avantages de la civilisation peut considérer avec regret l’état sauvage. Néanmoins, je crois que quiconque ouvre les yeux aux faits, ne peut résister à cette conclusion qu’il y a au cœur de notre civilisation des classes entières d’hommes dont la condition est telle que le sauvage ne voudrait pas échanger sa vie contre la leur. Je crois fermement que si l’on donnait à un homme, au seuil de l’existence, le choix de vivre parmi les Fuégiens, les noirs de l’Australie, les Esquimaux du Cercle Arctique, ou parmi les basses classes d’un pays très civilisé comme la Grande-Bretagne, il ferait un choix bien meilleur en prenant le lot du sauvage. Car ces classes qui, au milieu de la richesse, sont condamnées à la misère, souffrent toutes les privations du sauvage sans avoir comme lui le sentiment de la liberté personnelle ; elles sont condamnées à vivre plus étroitement, plus petitement que lui, sans pouvoir développer les mêmes grossières vertus ; si leur horizon est plus étendu, ce n’est que pour leur révéler des bonheurs dont elles ne peuvent jouir.

Quelques personnes trouveront que j’exagère, mais c’est qu’elles n’ont jamais souffert elles-mêmes, et que par conséquent elles ne comprennent pas la vraie condition de ces classes que presse l’éperon d’acier de la civilisation moderne. Comme le dit Tocqueville dans une de ses lettres à Mme Swetchine : « Nous devenons si vite indifférents à la pensée d’un besoin que nous ne sentons pas, qu’un mal qui grandit pour le patient, à mesure qu’il dure, devient moindre pour l’observateur par le fait même de sa durée. » La meilleure preuve peut — être de la justesse de cette observation est que, dans les villes où il y a une classe pauvre et une classe criminelle, où les jeunes filles grelottent en cousant pour avoir du pain, où des enfants vêtus de haillons, et à peine nourris, ont la rue pour demeure, on trouve régulièrement de l’argent pour envoyer des missionnaires aux païens ! ce serait risible si ce n’était trop triste. Baal n’étendra plus ses bras hideux ; mais, en terre chrétienne, les mères tueront leurs enfants pour l’argent de l’enterrement ! Et je défie n’importe qui de produire des récits véridiques de la vie sauvage, égalant les descriptions de dégradation qu’on peut trouver dans les documents officiels de pays très civilisés, dans les rapports des commissions sanitaires, ou dans les enquêtes sur la condition des classes ouvrières pauvres.

La simple théorie que j’ai esquissée (si l’on peut appeler théorie ce qui n’est que la simple constatation des rapports les plus évidents) explique la réunion de la pauvreté et de la richesse, des salaires bas et de la grande puissance productive, de la dégradation et de l’élévation, de l’esclavage virtuel et de la liberté politique. Elle harmonise, en les faisant sortir d’une loi générale et inexorable, des faits qui, sans cela, semblent contradictoires, et donne la preuve de la séquence et de la relation de phénomènes qui autrement sont isolés et contradictoires. Elle explique pourquoi l’intérêt et les salaires sont plus élevés dans les nouvelles communautés que dans les anciennes, bien que la production moyenne de richesse, comme la production totale soit moindre. Elle explique pourquoi les améliorations qui accroissent la puissance productive du travail et du capital n’accroissent nullement leur rétribution. Elle explique ce qu’on appelle ordinairement le conflit du travail et du capital, en prouvant qu’en réalité il y a communauté d’intérêt entre les deux. Elle détruit les dernières erreurs du protectionnisme, tout en montrant pourquoi le libre échange ne profite pas aux classes laborieuses. Elle explique pourquoi la misère augmente avec l’abondance, pourquoi la richesse tend à former des agrégations de plus en plus grandes. Elle explique le retour périodique des crises industrielles, sans avoir recours aux deux arguments absurdes de « l’excès de production » et « de l’excès de consommation. » Elle explique l’oisiveté forcée d’un nombre considérable d’individus qui voudraient bien être des producteurs, oisiveté qui diminue la force productive des communautés avancées, sans avoir pour cela recours à l’assertion absurde qu’il y a trop peu d’ouvrage à faire, ou qu’il y a trop d’ouvriers pour le faire. Elle explique les effets désastreux qu’a souvent pour les classes ouvrières l’introduction des machines, sans nier les avantages naturels que donne l’usage des machines. Elle plique le vice et la misère qui se révèlent au milieu des populations très denses, sans attribuer aux lois de Celui qui possède toute sagesse et toute bonté, les défectuosités qui n’appartiennent qu’aux lois égoïstes et peu clairvoyantes des hommes. Cette explication est d’accord avec tous les faits. Examinez le monde entier aujourd’hui. Dans les pays les plus différents, dans les conditions les plus diverses sous le rapport gouvernemental, industriel, sous celui des tarifs et des prix courants, vous trouverez la misère dans les classes ouvrières ; partout où vous trouverez ainsi la misère et la privation au milieu de la richesse, vous verrez que la terre est monopolisée, qu’au lieu d’être considérée comme la propriété commune de tout le peuple, elle est considérée comme la propriété privée d’individus ; que, pour que le travail puisse s’en servir, on ex torque des gains du travail, des revenus considérables. Considérez le monde entier aujourd’hui, comparant entre eux des pays différents, et vous verrez que ce n’est ni l’abondance du capital, ni la productivité du travail qui font que les salaires sont bas ou hauts ; mais bien l’étendue de ce que les accapareurs de la terre peuvent, sous forme de rente, lever en tribut sur les gains du travail. N’est-ce pas un fait notoire, connu même des ignorants, que les nouveaux pays, où la richesse totale est petite, mais où la terre est bon marché, sont toujours de meilleurs pays pour les classes laborieuses, que les pays riches où la terre est chère ? N’est-ce pas là où la terre a relativement peu de valeur que vous trouvez des salaires relativement élevés ? Et n’est pas là où la terre a relativement un grand prix que les salaires sont bas ? À mesure que la terre augmente de valeur, la pauvreté s’accroît et le paupérisme paraît. Dans les nouvelles colonisations, où la terre est bon marché, vous ne trouverez pas de mendiants, l’inégalité des conditions est très légère. Dans les grandes villes où la terre a tant de valeur qu’on la mesure par pieds, vous trouverez les extrêmes de la pauvreté et du luxe. Cette inégalité des conditions entre les deux extrêmes de l’échelle sociale peut toujours se mesurer par le prix de la terre. La terre à New-York a plus de valeur qu’à San-Francisco ; et le citoyen de San-Francisco peut voir à New-York une misère qui le pétri fiera d’horreur. La terre a plus de valeur à Londres qu’à New-York ; et à Londres la misère est pire qu’à New-York.

Comparez le même pays à des époques différentes, et vous trouverez le même rapport. À la suite de bien des investigations, Hallam dit qu’il est convaincu que les salaires du travail manuel étaient plus élevés en Angleterre au moyen âge que maintenant. Que cela soit vrai ou non, il est évident que les salaires ne peuvent avoir été moindres qu’aujourd’hui. L’accroissement énorme d’efficacité du travail que l’on estime, même en agriculture, a sept ou huit cents pour cent, et qui est incalculable dans quelques branches de l’industrie, n’a profité qu’à la rente. La rente de la terre cultivée en Angleterre est aujourd’hui, suivant le professeur Rogers, cent vingt fois plus grande, évaluée en argent, qu’elle ne l’était il y a cinquante ans, et quatorze fois plus grande, mesurée en grain ; pour la rente des terrains à bâtir et des mines, le progrès est immensément plus grand encore. Suivant le professeur Fawcett, la valeur capitalisée de la rente en Angleterre, monte maintenant à 4,500,000,000 livres, c’est-à-dire qu’un millier d’individus a en Angleterre un droit réel sur le travail du reste, dont la valeur capitalisée est plus de deux fois aussi grande que le serait la valeur de toute la population si elle était réduite à l’esclavage, et en prenant le prix moyen des nègres du Sud en 1860.

En Belgique, en Flandre, en France, en Allemagne, la rente et le prix de vente de la terre cultivable ont doublé dans les derniers trente ans[3]. En résumé l’accroissement de la puissance de production a partout ajouté à la valeur de la terre ; nulle part il n’a ajouté à la valeur du travail ; car, bien que les salaires aient pu monter en quelques endroits, cette hausse est évidemment attribuable à d’autres causes. Dans la généralité des endroits ils ont baissé, là où cette baisse était possible, car il y a un minimum au-dessous duquel les travailleurs ne peu vent se reproduire en nombre égal. Et partout les salaires ont baissé en proportion du produit.

On discerne facilement la façon dont la peste noire produisit au xive siècle en Angleterre une grande hausse des salaires, en voyant les efforts des propriétaires fonciers pour régler les salaires d’après des statuts. Sans aucun doute la terrible réduction de la population au lieu d’augmenter la puissance effective du travail, le réduisit réellement ; mais l’affaiblissement de la compétition pour la culture de la terre réduisit bien plus la rente, et les salaires augmentèrent tellement qu’on en appela à la force et à des lois pénales pour les faire baisser. L’effet con traire suivit la monopolisation de la terre qui eut lieu en Angleterre pendant le règne de Henri VIII, par la fermeture des communaux et le partage des terres ecclésiastiques entre les complaisants et les parasites qui devinrent ainsi la souche de nobles familles. Le résultat fut le même que celui où tend la spéculation en faisant monter les valeurs foncières. Suivant Malthus (qui, dans ses Principes d’économie politique, mentionne le fait sans le lier avec les tenures de la terre), pendant le règne d’Henri VII, on aurait acheté pour la moitié d’un boisseau de blé, à peine un peu plus d’un jour de travail ordinaire, tandis qu’à la fin du règne d’Élisabeth on aurait acheté pour la moitié d’un boisseau de blé trois jours de travail ordinaire. J’ai de la peine à croire que la réduction ait été aussi grande que l’indiquerait cette comparaison ; mais il est évident, d’après les plaintes portées contre les « vagabonds robustes » et les lois faites pour les supprimer, que les salaires ordinaires furent grandement réduits, et que la misère fut extrême parmi les classes laborieuses. La monopolisation rapide de la terre, l’élévation de la ligne de la rente par la spéculation au-dessus de la ligne normale, produisirent des vagabonds et des pauvres, de la même manière dont nous avons vu les mêmes causes donner récemment les mêmes effets aux États-Unis.

« La terre qu’on louait autrefois pour vingt ou quarante livres par an » dit Hugh Latimer, « se loue maintenant cinquante ou cent. Mon père était cultivateur et n’avait pas de terre à lui ; il avait seulement une ferme payant trois ou quatre livres de rente dans les bonnes années, et qu’il labourait si bien qu’il arrivait à entretenir une demi-douzaine d’hommes. Il pouvait élever une centaine de moutons, et ma mère trente vaches ; quand on l’appelait pour le service du roi, il pouvait s’équiper, lui et son cheval, et il le faisait. Je me rappelle que je bouclai les harnais lorsqu’il partit pour Blackheath Field. Il m’envoya à l’école ; il maria mes sœurs avec cinq livres de dot, après les avoir élevées pieusement dans la crainte de Dieu. Il donnait l’hospitalité à ses voisins et quelques aumônes aux pauvres. Il faisait tout cela avec la même ferme pour laquelle il paie maintenant soixante livres de rente par an et plus ; il ne peut plus rien faire pour son Prince, ni pour lui-même, ni pour ses enfants, ni pour les pauvres auxquels il ne peut même pas offrir de quoi se rafraîchir. »

« C’est de cette façon, » dit Sir Thomas More, parlant de l’élimination des petits fermiers qui caractérise le progrès de la rente, « qu’il arriva que ces pauvres malheureux, hommes, femmes, époux, orphelins, veuves, parents ayant de petits enfants, chefs de famille plus grands en nombre qu’en richesse, émigrèrent des champs où ils étaient nés, sans savoir où aller. »

Et c’est ainsi que de l’étoffe des Latimer et des More, de l’esprit vigoureux qui au milieu des flammes du bûcher d’Oxford criait « faites l’homme, maître Ridley ! » et de la force mêlée de douceur que la prospérité n’avait pu gâter, ni la hache du bourreau supprimer, sortirent les voleurs et les mendiants, la masse des criminels et des pauvres, qui flétrit les pétales et dévore comme un vers rongeur la racine de la rose d’Angleterre. Mais c’est comme si nous citions des exemples historiques de l’attraction de la gravitation. Le principe est également universel et aussi évident. La rente doit réduire les salaires ; ceci est aussi clair que si l’on disait que plus grand est le soustracteur, plus petit est le reste. La rente réduit en réalité les salaires ; n’importe qui, dans n’importe quelle situation, peut le constater en regardant autour de soi.

La cause qui éleva si soudainement et si considérablement les salaires en Californie en 1849, et en Australie en 1852, n’est nullement mystérieuse. Ce fut la découverte de placers d’or dans des terres n’ayant pas de propriétaires, et ouvertes au travail, qui éleva les salaires des cuisiniers dans les restaurants de San Francisco, à 500 dollars par mois, et fit que des vaisseaux restaient à l’ancre sans officiers et sans équipages, jusqu’à ce que les propriétaires consentissent à leur donner des salaires qui auraient paru fabuleux dans toute autre partie du monde. Si ces mines s’étaient trouvées sur des terrains ayant des propriétaires, ou si elles avaient été immédiatement monopolisées et avaient rapporté une rente, ce sont les valeurs foncières qui auraient haussé brusquement et non les salaires. Le Comstock a été plus riche que les placers, mais il a été rapidement monopolisé, et c’est seulement grâce à la forte organisation de l’Association des mineurs, et à la crainte des dommages qu’elle pouvait causer, que les mineurs peuvent gagner quatre dollars par jour pour aller bouillir à deux mille pieds sous terre, où l’on doit leur refouler l’air qu’ils respirent. La richesse du Comstock a ajouté à la rente. Le prix de vente de ces mines s’élève à des centaines de millions, et elles ont produit des fortunes individuelles dont les revenus mensuels ne peuvent être évalués qu’en centaines de milles, si ce n’est en millions. La cause qui a réduit les salaires, en Californie, du maximum des premiers jours, à un niveau presque semblable à celui des salaires dans les États de l’Est, ne renferme également aucun mystère. La productivité du travail n’a pas diminué, au contraire, elle a augmenté, comme je l’ai déjà montré ; mais sur ce qu’il produit, le travail doit maintenant payer une rente. Quand les placers superficiels furent épuisés, le travail dut s’attaquer aux mines profondes, et à la terre cultivable, mais la monopolisation de celles-ci étant permise, les hommes se promènent maintenant dans les rues de San — Francisco, prêts à travailler pour presque rien, car les substances et forces naturelles ne sont plus à la libre disposition du travail.

La vérité est évidente par elle-même. Posons cette question à quiconque est capable de suivre un raisonnement :

« Supposons qu’il surgisse dans le canal anglais ou dans la mer germanique une île n’appartenant à personne, sur laquelle le travail ordinaire, sans limite fixée, pourrait gagner dix shellings par jour, et qui resterait sans propriétaire et libre d’accès, comme les communaux qui jadis s’étendaient sur une si grande partie de l’Angleterre. Quel effet cela aurait-il sur les salaires en Angleterre ? »

La personne interrogée vous répondra immédiatement que les salaires ordinaires en Angleterre atteindront rapidement dix shellings par jour.

Et en réponse à cette autre question : « Quel effet cela aurait-il sur la rente ? » elle répondrait après un moment de réflexion que la rente baisserait nécessairement ; et si cette personne franchissait le second degré de raisonnement, elle vous dirait que la chose arriverait sans qu’une part considérable du travail anglais soit détournée vers les nouvelles ressources naturelles, et sans que les formes et la direction de l’industrie soient bien changées ; que les genres de production qui rapporteraient moins au propriétaire et aux travailleurs réunis, que ne rapporterait la nouvelle terre au travail, seraient seuls abandonnés. La grande hausse des salaires se ferait aux dépens de la rente. Prenez maintenant le même homme, ou un autre, quelque homme d’affaire à tête dure, n’ayant pas de théories, mais sa chant comment on gagne de l’argent. Et dites-lui : « Voici un petit village ; dans dix ans ce sera une grande ville, dans dix ans le chemin de fer aura remplacé la diligence, la lumière électrique la chandelle ; elle renfermera en abondance toutes les machines, toutes les inventions qui multiplient énormément la puissance effective du travail. Dans dix ans l’intérêt sera-t-il plus élevé ? »

Il vous dira : « Non ! »

« Les salaires du travail moyen seront-ils plus élevés ; sera-t-il plus facile à un homme n’ayant rien que son travail, de se créer une vie indépendante ? »

Il vous dira : « Non ; les salaires du travail moyen ne seront pas plus élevés ; au contraire, suivant toutes les chances ils seront plus bas ; il ne sera pas plus facile au simple ouvrier de vivre d’une façon indépendante ; il y a des chances pour que sa vie soit plus dure. »

« Qu’est-ce qui alors aura haussé ? »

« La rente, la valeur de la terre. Allez, achetez vous-même un lot de terrain, et prenez-en possession. »

Et si dans ces circonstances vous suivez cet avis, vous n’avez plus besoin de rien faire. Vous pouvez vous asseoir et fumer votre pipe ; vous pouvez vous coucher comme les lazzaroni de Naples ou les leperos du Mexique ; vous pouvez monter en ballon ou creuser un trou dans la terre ; et sans rien faire, sans augmenter d’un iota la richesse de la communauté, dans dix ans vous serez riche ! Dans la nouvelle cité, vous pourrez avoir une maison luxueuse ; mais parmi les constructions publiques, il y aura une maison de refuge.

Dans notre longue investigation nous avons avancé pas à pas vers cette vérité simple : la terre est nécessaire à l’exercice du travail dans la production de la richesse ; être maître de la terre, c’est être maître de tous les fruits du travail, sauf de ceux qui permettent au travail d’exister. Nous avons avancé comme en pays ennemi, où l’on doit assurer chaque pas fait en avant, fortifier chaque position, explorer chaque sentier ; car, dans son application aux problèmes sociaux et politiques, cette simple vérité est cachée à la grande masse des hommes, en partie par sa simplicité même, en partie par les erreurs très répandues, les habitudes fâcheuses de l’esprit, qui les conduisent à chercher partout, excepté à l’endroit voulu, une explication des maux qui oppriment et menacent le monde civilisé. Et derrière ces erreurs soigneusement élaborées, ces théories qui égarent les esprits, il y a une puissance énergique et active, une puissance qui partout, quelle que soit la forme du gouvernement, décrète des lois et façonne la pensée, la puissance de l’intérêt pécuniaire dominant.

Mais cette vérité est si simple et si claire, que la voir une fois c’est l’admettre pour toujours. Il y a des peintures qui, bien qu’on les ait souvent regardées, ne présentent qu’un labyrinthe confus de lignes ou d’enroulements – un paysage, des arbres, ou quelque chose du même genre — jusqu’au moment où on appelle l’attention sur le fait que ces choses forment un ensemble ou une figure. Le rapport une fois constaté est toujours clair en suite. Il en est de même pour notre vérité. À la lumière de cette vérité tous les faits sociaux se groupent d’eux-mêmes, suivant l’ordre de leurs rapports, et l’on voit les phénomènes les plus divers sortir d’un seul et grand principe. Ce n’est pas dans les relations du capital et du travail, ce n’est pas dans l’excès de la population sur les moyens de subsistance, qu’il faut chercher une explication du développement inégal de notre civilisation. La grande cause de l’inégalité dans la distribution de la richesse, c’est l’inégalité dans la possession de la terre. La propriété de la terre est le grand fait fondamental qui détermine en dernier ressort la condition sociale, politique, et par conséquent intellectuelle et morale d’un peuple. Et il doit en être ainsi. Car la terre est l’habitation de l’homme, le magasin dans lequel il doit puiser pour satisfaire tous ses besoins, la matière première que doit transformer le travail pour satisfaire à tous ses désirs ; car les produits mêmes de la mer ne peuvent être pris, on ne peut jouir de la lumière du soleil, on ne peut utiliser aucune des forces de la nature, si l’on n’a pas l’usage de la terre et de ses produits. Nous naissons sur la terre, nous vivons d’elle, nous y retournons, nous sommes les enfants du sol comme le brin d’herbe ou la fleur. Enlevez à l’homme tout ce qui appartient à la terre, et il ne sera plus qu’un esprit sans corps. Le progrès matériel ne peut nous débarrasser de notre dépendance de la terre ; il ne peut qu’ajouter à notre pouvoir de tirer de la richesse du sol ; c’est pourquoi, si la terre est monopolisée, ce progrès peut augmenter à l’infini sans que les salaires augmentent, ou que la condition de ceux qui n’ont que leur travail pour vivre, s’améliore. Il ne fait qu’ajouter à la valeur de la terre et au pouvoir que donne sa possession. Partout, dans tous les temps, parmi tous les peuples, la possession de la terre est la base de l’aristocratie, le fondement des grandes fortunes, la source du pouvoir. Comme le disaient les Brahmines, il y a des siècles :

« Les fruits de la terre appartiennent à quiconque la possède en un temps quelconque. Les parasols blancs et les éléphants fous d’orgueil sont les fleurs d’une concession de terre. »

  1. Il est étonnant de voir combien dans un pays neuf, donnant de grandes espérances, les prix créés par la spéculation sur la terre, se soutiennent. On en entend souvent dire : « Il n’y a pas de marché pour les biens immeubles ; vous ne pourrez les vendre à aucun prix ; » et cependant si vous voulez acheter une terre, à moins que vous ne trouviez quelqu’un absolument forcé de vendre, vous êtes obligé de payer le prix qui prévaut quand la spéculation est dans son plein. Car les propriétaires, croyant que les valeurs foncières doivent finir par monter, gardent leur bien aussi longtemps qu’ils le peuvent.
  2. Ceci a été écrit il y a un an. Il est maintenant (juillet 1879) évident qu’une nouvelle période d’activité a commencé, comme je l’ai prédit, et les prix des terrains ont déjà remonté à New-York et à Chicago.
  3. « Les différents systèmes de Fermage, » publiés par le Cobden Club).