Progrès et Pauvreté/Livre 2/4

Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 133-144).

CHAPITRE IV.

RÉFUTATION DE LA THÉORIE DE MALTHUS.

Cette théorie que l’accroissement de population tend à faire baisser les salaires et à produire la pauvreté, est si profondément enracinée, si bien enlacée à d’autres théories professées par l’économie politique courante, elle s’harmonise si bien avec certaines notions populaires, elle peut se présenter sous des formes si différentes, que j’ai pensé qu’il était nécessaire de l’examiner sérieusement, de montrer avec détail l’insuffisance des arguments qui l’appuient, avant de lui faire subir l’épreuve des faits ; car l’acceptation générale de cette théorie ajoute un exemple frappant à tous ceux qu’offre l’histoire de la pensée, pour nous prouver combien les hommes ignorent les faits quand ils sont aveuglés par une théorie pré-acceptée.

Il est facile de faire subir à la théorie l’épreuve suprême, de la mettre en présence des faits. Il est évident que se demander si l’accroissement de population tend nécessairement à abaisser les salaires et produire la pauvreté, c’est simplement se demander si cet accroissement tend à réduire la somme de richesse qui peut être produite par une somme donnée de travail.

Voilà ce que soutient la doctrine courante. La théorie acceptée est que, plus on demande à la nature, moins elle donne généreusement, de sorte que doubler l’application du travail ce n’est pas doubler le produit ; donc l’accroissement de population doit tendre à réduire les salaires et à augmenter la pauvreté, ou, suivant la phrase de Malthus, doit produire le vice et la misère. Voici ce que dit John Stuart Mill à ce sujet :

« Un nombre considérable d’individus ne peuvent pas, dans un état donné quelconque de civilisation, être collectivement aussi bien pourvus qu’un petit nombre. C’est l’avarice de la nature et non l’injustice de la société qui est la cause de la punition attachée à l’excès de population. Une injuste distribution de la richesse n’aggrave pas le mal, mais le fait, peut-être, sentir plus tôt. Il est inutile de dire que toutes les bouches créées par l’accroissement de l’humanité ont des mains pour les servir. Les nouvelles bouches demandent autant de nourriture que les anciennes et les mains ne produisent pas autant. Si tous les instruments de production étaient mis en commun par le peuple tout entier, et si le produit était partagé avec une égalité parfaite, et si dans une telle société l’industrie était aussi développée, et le produit aussi considérable que dans le temps présent, la population existante entière pourrait vivre dans l’aisance ; mais lorsque cette population aura doublé comme cela aurait inévitablement lieu au bout d’un peu plus de vingt ans, étant données les habitudes existantes du peuple stimulées par un tel encouragement, quelle sera alors la condition de cette population doublée ? À moins que les moyens de production ne soient, pendant ce temps, améliorés à un degré dont on n’a pas d’exemple, la mise en culture des terrains de qualité inférieure, et l’application d’une culture plus difficile et moins rémunératrice aux sols de qualité supérieure, pour procurer de la nourriture à la population doublée, rendraient, par une nécessité insurmontable, chaque individu plus pauvre qu’auparavant. Si la population continuait à augmenter dans les mêmes proportions, un temps viendrait où chacun en serait réduit à l’indispensable, et la mort arrêterait tout accroissement subséquent[1]. »

Je nie tout cela. J’affirme que le contraire même de ces propositions est vrai. J’affirme que dans un état donné quelconque de civilisation, un plus grand nombre d’individus peuvent collectivement être mieux nourris qu’un plus petit. J’affirme que c’est l’injustice de la société, et non l’avarice de la nature, qui est la cause du besoin et de la misère que la théorie courante attribue à l’excès de population. J’affirme que les nouvelles bouches qu’un accroissement de population appelle à l’existence ne demandent pas plus de nourriture que les anciennes, et que les mains qui les accompagnent peuvent, dans l’ordre naturel des choses, produire davantage. J’affirme que, les autres circonstances étant égales, plus grande est la population, plus grande serait l’aisance qu’une distribution équitable de la richesse donnerait à chacun. J’affirme que dans un état d’égalité, l’accroissement naturel de population tendrait constamment à rendre les individus plus riches et non plus pauvres.

J’engage nettement la discussion, et soumets la question à l’épreuve des faits.

Mais n’oublions pas (car au risque de me répéter je veux mettre avant tout le lecteur en garde contre une confusion qu’ont faite les auteurs les plus réputés), n’oublions pas, dis-je, que la question de fait dans laquelle se résout la discussion n’est pas celle-ci : à quel moment du progrès de la population y a-t-il le plus de nourriture produite ? mais celle-ci : à quel moment du progrès de la population la plus grande force de production de richesse s’est-elle montrée. Car la force de production de richesse renferme toutes les formes de la force de production de subsistance, et la consommation de la richesse sous une forme quelconque, ou de la puissance productive de richesse, équivaut à la consommation de la subsistance. J’ai par exemple quelque argent dans ma poche. Je peux acheter avec, ou des aliments, ou des cigares, ou des bijoux, ou des billets de théâtre, et en dépensant mon argent je détermine le travail à produire des aliments, des cigares, des bijoux, des représentations théâtrales. Une parure de diamants a une valeur égale à celle de tant de sacs de farine, c’est-à-dire qu’il faut en moyenne autant de travail pour produire les diamants qu’il en faudrait pour produire autant de farine. Si je charge ma femme de diamants, c’est aussi bien l’exercice de la puissance productrice de subsistance que si dans un but d’ostentation, j’avais dépensé une valeur égale de nourriture. Si je prends un valet de pied j’enlève à la charrue un laboureur, ou du moins cela est dans les possibilités. Pour élever et conserver un cheval de race il faut autant de soin et de travail que pour élever et conserver beaucoup de chevaux de travail.

La destruction de richesse que comporte une grande illumination, ou les coups de canons qui saluent un événement heureux, équivaut à la combustion d’aliments pour une valeur égale ; l’entretien d’un régiment de soldats, ou d’un navire de guerre et de son équipage, est comme l’application à des usages improductifs d’un travail qui aurait pu produire la subsistance de plusieurs milliers d’individus. Donc la puissance qu’a un peuple de produire les nécessités de la vie ne doit pas être mesurée par les nécessités de la vie actuellement produites, mais par la dépense de force sous toutes les formes.

Les raisonnements abstraits sont inutiles ici. La question est une question de fait. La force relative de production de richesse décroît-elle à mesure que la population s’accroît ?

Les faits sont si clairs qu’il suffit d’appeler sur eux l’attention. Nous avons vu dans les temps modernes des communautés dans lesquelles la population augmentait. N’ont-elles pas en même temps progressé, et même plus rapidement, en richesse ? Nous voyons aujourd’hui beaucoup de communautés où la population augmente encore. Leur richesse n’augmente-t-elle pas encore plus vite ? Met-on en doute que pendant que l’Angleterre augmentait sa population de deux pour cent par an, sa richesse croissait dans une proportion beaucoup plus considérable ? N’est-il pas vrai que pendant que les États-Unis ont doublé de population tous les vingt-neuf ans, leur richesse a doublé beaucoup plus vite ? N’est-il pas vrai que dans des conditions semblables, c’est-à-dire dans des communautés peuplées de races semblables, et civilisées au même degré, la communauté dont la population est la plus dense est aussi la plus riche ? Les États très peuplés de l’Est ne sont-ils pas plus riches en proportion de la population que les états moins peuplés de l’Ouest ou du Sud ? L’Angleterre, où la population est encore plus dense que dans les États Est de l’Union, n’est-elle pas aussi plus riche en proportion ? Où trouverez-vous la richesse consacrée avec autant de prodigalité à des usages improductifs, constructions coûteuses, ameublements somptueux, équipages luxueux, statues, peintures, jardins d’agrément, yachts de plaisir ? N’est-ce pas là où la population est la plus dense, et non là où elle est la plus éparpillée ? Où trouverez-vous en plus grand nombre ceux que la production générale fait vivre sans qu’il y ait de leur part travail productif, rentiers, hommes vivant dans une oisiveté élégante, voleurs, agents de police, serviteurs domestiques, hommes de loi, hommes de lettres, et autres ? N’est-ce pas là où la population est la plus dense et non là où elle est éparpillée ? D’où sortent les capitaux considérables cherchant un placement rémunérateur ? N’est-ce pas des pays à population dense, pour se répandre dans les pays à population éparpillée. Il me semble que tout ceci prouve d’une façon concluante que la richesse est plus grande là où la population est plus dense ; que la production de la richesse par une somme donnée de travail augmente à mesure que la population augmente. Le fait est apparent, de quelque côté que nous tournions les yeux. Le degré de civilisation étant le même, les industries productives, le gouvernement, etc., étant pareillement développés, ce sont les pays les plus peuplés qui sont toujours les plus riches.

Prenons un cas particulier, un cas qui, au premier abord semble être en faveur de la théorie que nous attaquons, celui d’une communauté où pendant que la population augmentait considérablement, les salaires diminuaient beaucoup, et où il est évident que la générosité de la nature a diminué. Cette communauté c’est celle de la Californie. Quand, à la nouvelle de la découverte de l’or, une bande d’émigrants s’élancèrent en Californie pour la première fois, ils trouvèrent un pays où la nature était de l’humeur la plus généreuse. Sur les bords des rivières ou dans leur lit on pouvait ramasser les dépôts de milliers d’années avec les moyens les plus primitifs, et considérer une once d’or par jour comme un salaire ordinaire. Les plaines, couvertes d’une herbe nourrissante, renfermaient d’énormes troupeaux de chevaux et de bœufs, si bien que le voyageur pouvait en toute liberté y choisir un cheval frais, ou, s’il avait besoin de nourriture, tuer un jeune bœuf en laissant seulement au propriétaire la seule chose ayant de la valeur, la peau. Dans le riche terrain qu’on cultiva d’abord, il suffisait de labourer et de semer pour obtenir des récoltes comme on n’en aurait obtenu dans un vieux pays, qu’à force de culture et de travail, si même cela eût été possible. Au commencement de l’histoire de la Californie, nous voyons donc au milieu de la profusion de richesse offerte par la nature, les salaires et l’intérêt être plus élevés que dans n’importe quelle autre partie du monde.

Cette profusion de la nature vierge, diminua rapidement avec les emprunts de plus en plus grands que faisait une population toujours croissante. On cultiva des terres labourables de plus en plus pauvres jusqu’au jour où il n’en resta plus valant la peine d’en parler ; pour exploiter les mines d’or il fallait des capitaux, beaucoup d’habileté, des machines compliquées, et courir de grands risques. « Les chevaux coûtèrent de l’argent » et le chemin de fer amena à travers les montagnes le bétail nourri dans les plaines de la Nevada et tué dans les boucheries de San-Francisco, pendant que les fermiers commençaient à économiser la paille, à chercher des engrais et que la terre ne rapportait guère que trois récoltes sur quatre ans de culture sans irrigation. En même temps, les salaires et l’intérêt avaient baissé. Bien des gens étaient heureux de recevoir pour une semaine de travail ce qu’ils demandaient jadis pour un jour ; on prêtait de l’argent pour un an à un taux qui aurait paru jadis plus que raisonnable pour un mois. Est-ce que le rapport entre la moins grande force de production de la nature et le taux moins élevé des salaires, est celui de la cause et de l’effet ? Est-il vrai que les salaires sont plus bas parce que le travail produit moins de richesse ?

Au contraire ! Au lieu d’être moindre en 1879 qu’en 1849, je suis convaincu que la puissance de production du travail en Californie a été plus considérable. Et personne, me semble-t-il, considérant de combien l’efficacité du travail a été augmentée en Californie par les routes, les quais, les canaux, les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les télégraphes, et toutes les inventions mécaniques, par des relations plus intimes avec le reste du monde, par les économies sans nombre résultant de l’accroissement de population, ne doutera que la récompense que le travail reçoit de la nature en Californie, est en somme beaucoup plus grande aujourd’hui qu’elle ne l’était aux jours des placers non épuisés et du sol vierge ; l’accroissement de puissance du facteur humain ayant plus que compensé le déclin de la puissance du facteur naturel. Cette conclusion est la seule correcte ; c’est ce que prouvent bien des faits qui montrent que la consommation de richesse est maintenant beaucoup plus grande, comparée au nombre des travailleurs, qu’elle ne l’était alors. Au lieu d’une population presque uniquement composée d’hommes dans la force de l’âge, il y a maintenant des femmes et des enfants dans la population, et le nombre des non-producteurs a grandi dans une plus grande proportion que la population ; le luxe a plus augmenté que les salaires n’ont baissé ; là où les meilleures maisons étaient de toile et de papier, il y a aujourd’hui des maisons qui rivalisent en magnificence avec les palais d’Europe ; il y a des voitures armoriées dans les rues de San-Francisco, et des yachts de plaisir dans la baie ; les classes qui peuvent vivre somptueusement de leurs revenus sont rapidement nées ; il y a des hommes riches auprès desquels les plus riches des premiers jours paraîtraient pauvres ; en résumé, on trouve partout les preuves les plus frappantes et les plus concluantes que la production et la consommation de la richesse ont augmenté avec encore plus de rapidité que la population, et que si une classe est moins pourvue, c’est seulement à cause de la plus grande inégalité de distribution.

Ce qui est évident dans ce cas particulier, l’est également partout où l’on porte les yeux. Les pays les plus riches ne sont pas ceux où la nature est la plus prodigue, mais ceux où le travail est le plus productif, ce n’est pas le Mexique, mais le Massachussets, ce n’est pas le Brésil, mais l’Angleterre. Les pays où la population est la plus dense et demande le plus à la nature, sont, les autres circonstances étant égales, les pays où l’on peut consacrer la plus grande partie du produit au luxe, à l’entretien des non-producteurs ; les pays où le capital abonde, et où, lorsqu’une nécessité se présente, en cas de guerre par exemple, on peut pratiquer la plus forte saignée. La production de richesse doit, en proportion du travail fait, être plus considérable dans un pays très peuplé comme l’Angleterre, que dans les pays nouveaux où les salaires et le taux de l’intérêt sont élevés, c’est ce que prouve le fait que, bien qu’une plus petite proportion de la population soit occupée à un travail producteur, il existe un surplus plus considérable applicable à d’autres desseins qu’à la satisfaction des besoins physiques. Dans un pays nouveau toutes les forces de la communauté sont consacrées à la production, il n’y a pas d’homme bien portant qui ne fasse un travail productif quelconque, pas de femme qui n’accomplisse sa tâche domestique. Il n’y a pas de pauvres ni de mendiants, pas de riches oisifs, pas de classe travaillant à satisfaire les goûts ou les caprices du riche, pas de classe purement scientifique ou littéraire, pas de classe criminelle vivant de vols faits à la société, pas de classe nombreuse entretenue pour garder la société contre cette dernière. Cependant, lorsque toutes les forces de la communauté sont ainsi consacrées à la production, il n’y a pas en proportion de toute la population, une consommation de richesse égale à celle que font les vieux pays ; car bien que la condition de la classe inférieure soit meilleure, et qu’il n’y ait personne qui ne puisse gagner de quoi vivre, il n’y a personne gagnant beaucoup plus, personne ou presque personne pouvant vivre dans une condition qu’on qualifierait de luxueuse ou de confortable dans un vieux pays. Ce qui revient à dire que dans les vieux pays la consommation de la richesse est, en proportion de la population, plus grande, bien que la proportion de travail consacrée à la production de la richesse soit moindre, ou que moins de travailleurs produisent plus de richesse ; car la richesse doit être produite avant d’être consommée.

On peut cependant dire que la richesse supérieure des vieux pays est due non à la supériorité de puissance productive, mais aux accumulations de richesse que les pays nouveaux n’ont pas encore eu le temps de faire.

Il est convenable d’examiner un instant cette idée d’accumulation de richesse. La vérité est que la richesse ne peut être accumulée que jusqu’à un certain degré peu considérable, et que la communauté vit réellement, comme le fait la grande majorité des individus, de la main qui récolte la nourriture pour la bouche. La richesse ne souffre pas les grandes accumulations,sauf peut-être sous quelques formes peu importantes qu’elle ne garde pas. La matière de l’univers qui, lorsque le travail lui a fait prendre des formes désirables, constitue la richesse, tend constamment à revenir à son état primitif. Quelques formes de la richesse dureront quelques heures, ou quelques jours, ou quelques mois, ou quelques années ; il y a quelques formes rares de la richesse qui peuvent se transmettre d’une génération à une autre. Prenons la richesse sous quelques-unes de ses formes les plus utiles et les plus durables, vaisseaux, maisons, chemins de fer, machines. À moins qu’on ne travaille sans cesse à les réparer, à les renouveler, elles sont presque immédiatement hors d’usage. Arrêtez le travail dans une communauté quelconque, et la richesse disparaîtra comme s’arrête le jet d’une fontaine quand on empêche l’eau d’y arriver. Que le travail recommence et la richesse reparaîtra presque immédiatement. C’est ce qu’on a toujours remarqué là où la guerre, ou une autre calamité quelconque avait détruit toute richesse en laissant intacte la population. Il n’y a pas aujourd’hui à Londres moins de richesse qu’autrefois à cause du grand incendie de 1666 ; ni à Chicago à cause du grand incendie de 1870. Sur les terrains balayés par le feu, la main du travail a élevé des constructions plus magnifiques, rempli de plus de marchandises des magasins plus grands ; et l’étranger qui, ignorant l’histoire de cette ville, parcourt ses larges avenues, ne pourrait jamais supposer que quelques années auparavant tout cela était nu et noir. Le même principe — la richesse est constamment créée à nouveau — se montre clairement dans chaque nouvelle ville. Étant données la même population et la même efficacité de travail, la ville fondée d’hier possédera les mêmes choses et en jouira de même que la cité fondée par les Romains. Quiconque a vu Melbourne ou San-Francisco croit sûrement que, si l’on transportait dans la Nouvelle-Zélande toute la population de l’Angleterre sans capital accumulé, la Nouvelle-Zélande serait bientôt aussi riche que l’est l’Angleterre aujourd’hui ; et inversement, que si l’on réduisait la population de l’Angleterre comme l’est celle de la Nouvelle-Zélande, l’Angleterre malgré sa richesse accumulée, serait bientôt aussi pauvre. La richesse accumulée semble jouer par rapport à l’organisme social, le rôle que joue dans l’organisme physique la nourriture accumulée. Un peu de richesse accumulée est nécessaire, et jusqu’à un certain point, peut être employée dans des circonstances embarrassantes ; mais la richesse produite par les générations passées ne peut pas plus servir dans la consommation actuelle, que les dîners mangés l’année dernière ne donnent actuellement de la force à un homme.

Mais sans même s’occuper de toutes ces considérations auxquelles j’ai fait allusion plus pour leur portée générale que pour leur portée particulière, il est évident que les grandes accumulations de richesse ne peuvent expliquer une grande consommation de richesse que si la richesse accumulée décroît, et que partout où la somme de richesse accumulée se maintient égale, ou encore s’accroît, la grande consommation de richesse doit impliquer une grande production de richesse. De plus, que nous comparions plusieurs communautés entre elles, ou l’état d’une même communauté à différentes époques, il est évident que l’état progressif qui est marqué par un accroissement de population l’est aussi par un accroissement de richesse accumulée, non seulement pour l’ensemble, mais par tête. Donc, accroissement de population, pour ce que nous connaissons jusqu’à présent du moins, ne signifie pas réduction, mais accroissement dans la production moyenne de richesse.

La raison de ceci est évidente. Car même si l’accroissement de population réduit la puissance du facteur naturel de la richesse, en forçant d’avoir recours aux sols pauvres, etc., il augmente tellement la puissance du facteur humain que la perte est plus que compensée. Vingt hommes travaillant ensemble là où la nature se montre avare, produiront plus de vingt fois plus que la richesse produite par un homme là où la nature est prodigue. Plus la population est dense, plus le travail est subdivisé, et les économies de production et de distribution grandes ; donc le contraire même de la théorie de Malthus est vrai ; et, dans les limites où nous avons quelque raison de supposer que l’accroissement se fera dans un état donné quelconque de civilisation, un nombre plus grand d’individus produira toujours une somme proportionnée plus grande de richesse, et fournira de quoi satisfaire plus complètement à leurs besoins, que ne le ferait un plus petit nombre.

Considérons simplement les faits. Y a-t-il rien de plus clair que ceci : la cause de la pauvreté qui existe dans les centres de civilisation n’est pas la faiblesse des forces productives ? Dans les pays où la pauvreté est la plus grande, les forces productives sont évidemment assez fortes, si elles étaient complètement employées, pour fournir au plus pauvre non seulement l’aisance, mais le luxe. La paralysie industrielle, la crise commerciale qui sévit aujourd’hui sur le monde civilisé, ne naissent évidemment pas d’un manque de puissance productive. Quel que soit le mal, il ne vient certainement pas du manque de moyens producteurs de richesse.

C’est ce fait même — le besoin apparaît là où la puissance productive est la plus grande et la production de la richesse la plus considérable — qui constitue l’énigme qui rend perplexe le monde civilisé, et que nous essayons de résoudre. Évidemment la théorie de Malthus qui attribue le besoin à la décadence de la puissance productive ne l’expliquera pas. Cette théorie est absolument en désaccord avec tous les faits. Elle attribue gratuitement aux lois de Dieu des résultats qui, d’après le simple examen que nous venons de faire, doivent réellement provenir des mauvais arrangements humains ; ce que nous achèverons bientôt de démontrer. Car nous avons encore à trouver ce qui doit produire la pauvreté au milieu du progrès de la richesse.


  1. Principes d’Économie politique, livre I, chap. xiii, sect. 11.