Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 13-83).


LIVRE PREMIER

SALAIRE ET CAPITAL


« Celui qui veut être philosophe doit être un homme libre d’esprit. »
Ptolémée.

CHAPITRE PREMIER.

LA THÉORIE COURANTE DU SALAIRE. SON INSUFFISANCE.

Réduisant à sa forme la plus résumée le problème que nous nous proposons d’étudier, examinons, pas à pas, l’explication qu’en donne l’économie politique, et qu’acceptent les autorités les plus compétentes.

La cause qui produit la pauvreté, au milieu de l’accroissement de la richesse, est évidemment celle qui se révèle dans la tendance, partout constatée, qu’ont les salaires à descendre au minimum. Exprimons donc sous cette forme résumée la question qui nous occupe :

Pourquoi, en dépit de l’accroissement de puissance productive, les salaires tendent-ils à baisser au point de fournir à peine à ceux qui les touchent, le moyen de vivre ?

La réponse de l’économie politique courante est celle-ci : les salaires sont déterminés par le rapport entre le nombre des travailleurs et la somme du capital consacrée à l’emploi du travail ; ils tendent constamment à baisser jusqu’au minimum de ce qu’il faut à l’ouvrier pour vivre, parce que l’accroissement du nombre des travailleurs tend naturellement à suivre et à dépasser tout accroissement du capital. L’accroissement du diviseur n’étant ainsi entravé que par les possibilités du quotient, le dividende peut augmenter à l’infini sans donner pour cela un résultat plus grand.

Cette doctrine, dans la pensée de tous, a une autorité indiscutable. Les noms les plus célèbres parmi les économistes, y acquiessent, et bien qu’on l’ait parfois attaquée, ces attaques ont été, en général, plus de forme que de fond[1]. Buckle la prend pour base de ses généralisations sur l’histoire universelle. On l’enseigne dans toutes, ou presque toutes, les grandes universités anglaises et américaines, on l’expose dans tous les traités qui ont pour but d’amener les masses à raisonner correctement sur les affaires pratiques ; enfin elle semble s’harmoniser avec la nouvelle philosophie qui, en peu d’années, a conquis presque tout le monde scientifique, et pénètre rapidement aujourd’hui l’esprit des masses.

Cette doctrine ainsi retranchée dans les régions supérieures de la pensée, est, sous une forme plus grossière, encore mieux enracinée dans ce qu’on peut appeler les régions inférieures. Ce qui donne aux fausses idées de protection une telle prise sur les esprits, en dépit des inconséquences et des absurdités qu’elles renferment, c’est ceci : on se figure que la somme qui doit être distribuée sous forme de salaires, est, dans chaque communauté, une somme fixe que la concurrence du « travail étranger » subdivise de plus en plus. La même idée est au fond des théories qui réclament l’abolition de l’intérêt et la restriction de la concurrence comme moyen d’augmenter la part du travailleur dans la richesse générale ; et elle se répand parmi tous ceux qui ne sont pas assez sérieux pour se faire une théorie quelconque ; c’est ce que nous prouvent les colonnes des journaux et les débats des corps législatifs.

Et cependant, quelque généralement acceptée, quelque profondément enracinée qu’elle soit, cette théorie ne me semble pas répondre aux faits. Car, si les salaires dépendent du rapport entre la quantité de travail cherchant un emploi, et la quantité de capital consacrée à cet emploi, la rareté ou l’abondance relative de l’un des facteurs doit correspondre à l’abondance ou à la rareté relative de l’autre. Ainsi, le capital doit être relativement abondant là où les salaires sont élevés, et relativement rare où les salaires sont bas. Comme le capital employé à payer les salaires doit être en grande partie formé du capital cherchant un placement, le taux courant de l’intérêt doit être la mesure de son abondance ou de sa rareté comparative. Ainsi, s’il est vrai que les salaires dépendent du rapport entre la somme de travail cherchant un emploi, et le capital consacré à cet emploi, les salaires élevés (qui sont la marque d’une rareté comparative de travail) doivent concorder avec un intérêt peu élevé ( ce qui est la marque d’une abondance relative de capital), et vice versa, des salaires bas doivent concorder avec un intérêt élevé.

Les faits prouvent que c’est tout le contraire qui arrive. Éliminons de l’intérêt l’élément de l’assurance, et considérons seulement l’intérêt proprement dit, ou argent donné en retour de l’emploi du capital ; n’est-ce pas une vérité générale que l’intérêt est élevé, là où et quand les salaires sont élevés, et bas, là où et quand les salaires sont bas ? Les salaires et l’intérêt ont été plus élevés dans les États-Unis qu’en Angleterre, dans les États du Pacifique que dans ceux de l’Atlantique. N’est-il pas notoire que là où va le travail cherchant des salaires élevés, le capital va aussi pour avoir un intérêt plus élevé ? En Californie par exemple, quand les salaires étaient plus élevés que dans n’importe quelle autre partie du monde, l’intérêt était également très élevé. Les salaires et l’intérêt ont baissé en semble en Californie. Quand un ouvrier y gagnait 5 dollars par jour, le taux de l’intérêt était généralement 24 p. 100 par an. Maintenant l’ouvrier ne gagne que 2 dollars ou 2 dollars 50 par jour, et le taux de l’intérêt n’est guère que 10 ou 12 p. 100.

Ce fait général, que les salaires sont plus élevés dans les pays nouveaux, où le capital est relativement rare, que dans les vieux pays, où le capital est relativement abondant, est trop évident pour être ignoré. Et bien qu’à peine étudié, il est cependant signalé par tous les interprètes de l’économie politique courante. La manière dont on en parle prouve bien ce que je viens de dire, qu’il contredit absolument la théorie, généralement acceptée, du salaire. Car en l’expliquant, des écrivains comme Mill, Fawcett et Price abandonnent virtuellement cette théorie des salaires sur laquelle ils insistent formellement dans le même ouvrage. Bien qu’ils déclarent que les salaires sont fixés par le rapport entre le capital et le nombre des travailleurs, ils expliquent l’élévation des salaires et de l’intérêt dans les nouveaux pays, par une production relative plus grande de richesse. Je montrerai bientôt que ceci n’est pas une explication réelle, et qu’au contraire la production est relativement plus grande dans les pays plus vieux et plus peuples que dans les pays nouveaux où la population est clair-semée. Je ne veux en ce moment que signaler la contradiction. Car dire que les salaires élevés des pays nouveaux sont dus à une plus grande production proportionnelle, c’est faire nettement du rapport avec la production, et non du rapport avec le capital, ce qui détermine la hausse ou la baisse des salaires.

Bien que cette contradiction ne semble pas avoir frappé la classe d’écrivains que je viens de citer, elle a cependant été signalée par un des interprètes les plus logiques des théories courantes d’économie politique. Le professeur Cairnes[2] essaye d’une manière très ingénieuse de mettre d’accord les faits et la théorie, en supposant que, dans les pays nouveaux où l’industrie est généralement tournée vers la production des objets alimentaires ou des matières premières de fabrication, une plus grande partie proportionnelle du capital employé pour produire, est consacrée au paiement des salaires, que dans les pays les plus vieux où il faut dépenser en achat de machines et de matériel une grande partie du capital ; et c’est ainsi que dans un pays nouveau, bien que le capital soit plus rare (et l’intérêt plus élevé), la partie réservée au paiement des salaires est en réalité plus importante, et les salaires plus élevés. Par exemple, dans un vieux pays, sur 100, 000 dollars consacrés à la création d’une manufacture, on en dépenserait probable ment 80,000 pour les constructions, les machines, le matériel, et on en réserverait seulement 20,000 pour le paiement des salaires, tandis que dans un pays nouveau, sur 30,000 dollars consacrés à une entreprise agricole, on ne prendrait pas plus de 5,000 dollars pour payer les outils et on réserverait 25,000 dollars pour les salaires. De cette façon s’explique pourquoi le fonds réservé aux salaires peut être comparativement important là où le capital est comparativement rare, et pourquoi les salaires élevés peuvent accompagner un intérêt élevé.

Dans la suite j’espère pouvoir montrer que cette explication est fondée sur une appréciation complètement fausse des relations du travail et du capital, et de la manière dont il faut envisager le fonds servant au paiement des salaires ; pour le moment il suffit de faire remarquer que la liaison entre les fluctuations des salaires et celles du taux de l’intérêt dans les mêmes pays et dans les mêmes branches industrielles, ne peuvent s’expliquer ainsi. Dans ces alternatives de « bons temps » et de « temps durs, » une demande animée de travail et de salaires élevés est toujours accompagnée d’une demande animée de capital et de taux élevés d’intérêt. Tandis que lorsque les travailleurs ne peuvent trouver à s’employer et que les salaires baissent, il y a toujours accumulation de capitaux cherchant un placement à des taux très faibles[3]. La crise actuelle n’est pas moins remarquable par le manque d’occupation et la misère des classes ouvrières que par l’accumulation des capitaux inoccupés dans tous les grands centres ; et ainsi, dans des conditions qui ne permettent pas d’accepter comme explication la théorie courante, nous voyons un intérêt élevé coïncider avec des salaires élevés, et un intérêt peu élevé coïncider avec des salaires bas, le capital en apparence rare lorsque le travail est rare, et abondant lorsque le travail l’est aussi.

Tous ces faits bien connus, qui coïncident les uns avec les autres, prouvent un rapport entre les salaires et l’intérêt, mais un rapport d’union et non d’opposition. Évidemment ils ne sont pas d’accord avec la théorie courante : les salaires sont déterminés par le rapport entre le travail et le capital ou une partie quelconque du capital.

Comment alors, demandera-t-on, une semblable théorie a-t-elle pu se former ? Comment une série d’économistes l’a-t-elle acceptée depuis Adam Smith jusqu’à nos jours ? Si nous examinons les arguments à l’aide desquels on sou tient dans les traités cette théorie du salaire, nous voyons dès l’abord que cette théorie ne consiste pas en une induction résultant de l’observation des faits, mais en une déduction tirée d’une autre théorie présumée vraie antérieurement : les salaires sont distraits du capital. Puisqu’on affirme que le capital est la source des salaires, il s’ensuit naturellement que la somme totale des salaires doit être limitée par la somme de capital consacrée à l’emploi du travail, et que par conséquent la somme que doivent recevoir individuellement les travailleurs, doit être déterminée par le rapport entre leur nombre et la somme du capital consacrée à leur paiement[4]. Ce raisonnement est juste, et cependant, ainsi que nous l’avons vu, sa conclusion n’est pas d’accord avec les faits. La faute en est donc aux prémisses. Examinons-les.

Je sais bien que la théorie qui fait sortir le salaire du capital, est une des plus fondamentales, une de celles qui semblent les plus solides, de l’économie politique, et que les grands penseurs qui se sont voués à l’éclaircissement de cette science, l’acceptent comme un axiome. Je crois néanmoins qu’on peut démontrer qu’elle est une erreur fondamentale, l’ancêtre fécond d’une longuesuite d’erreurs qui rendent vicieuses bien des conclusions pratiques importantes. Je vais essayer de faire cette démonstration. Il est nécessaire qu’elle soit claire et concluante, car ce n’est pas en un seul paragraphe qu’on peut combattre une doctrine sur laquelle sont fondés tant d’arguments importants, qu’acceptent des autorités incontestées, qui est si plausible en elle-même, et qu’on est exposé à voir se reproduire sous différentes formes.

La proposition que je vais essayer de prouver est celle-ci :

Les salaires, au lieu d’être tirés du capital, sont en réalité pris sur le produit du travail pour lequel on les paie[5].

Mais comme l’économie politique qui enseigne que les salaires sont pris sur le capital, soutient aussi que le capital est remboursé sur la production, il semble à première vue que je veuille établir une distinction qui ne repose pas sur une différence, un simple changement dans l’emploi des termes, dont la discussion ne ferait qu’augmenter le nombre des disputes sans profits qui rendent les écrits politico-économiques aussi nuls que les controverses des différentes sociétés savantes sur la vraie signification de l’inscription trouvée par M. Pickwick. Mais on verra que la distinction est plus que formelle quand on considère que c’est sur la différence entre les deux propositions que sont construites toutes les théories sur les relations du capital et du travail ; que c’est d’elle que sont tirées des doctrines qui, considérées en elles-mêmes comme des axiomes, lient, dirigent, gouvernent dans la discussion des questions les plus importantes, les esprits les plus capables. Car, c’est sur la supposition que les salaires sont pris sur le capital et non sur le pro duit du travail, qu’est fondée non seulement la doctrine qui fait dépendre le salaire du rapport entre le capital et le travail, mais encore la théorie qui limite l’industrie par le capital, qui enseigne qu’il faut que le capital soit accumulé avant que le travail soit occupé et que le travail ne peut être employé que lorsque le capital est accumulé ; la théorie qui enseigne que chaque augmentation de capital donne, ou peut donner, un accroissement d’occupation à l’industrie ; que la conversion du capital circulant en capital fixe diminue le fonds applicable à l’entretien du travail ; qu’on emploie plus de travail leurs quand les salaires sont bas que quand ils sont élevés ; que le capital appliqué à l’agriculture entretient plus d’ouvriers que s’il était consacré à l’industrie ; que les profits sont gros ou petits suivant que les salaires sont bas ou élevés, ou que les profits dépendent de ce que coûte la subsistance des

ouvriers ; que la demande des marchandises n’est pas une de mande de travail, qu’on peut augmenter le prix de certaines marchandises en réduisant les salaires, ou diminuer leur prix en augmentant les salaires.

En résumé, sur les points les plus vastes et les plus importants, les enseignements de l’économie politique courante sont fondés plus ou moins directement sur cette pétition de principe : le travail est entretenu et payé par le capital existant avant que son produit soit réalisé. Si l’on prouve que ceci est une erreur, et qu’au contraire l’entretien et le paiement du travail ne re tranchent rien, même temporairement, sur le capital, mais sont pris directement sur le produit du travail, alors toute la vaste superstructure n’étant plus soutenue doit s’écrouler. De même doivent s’abîmer les théories vulgaires qui ont aussi leur base dans la croyance que la somme qui doit être distribuée sous forme de salaires, est une somme fixe, dont les parts individuelles doivent nécessairement diminuer si le nombre des ouvriers s’accroît.

La différence entre la théorie courante et celle que je propose est, en réalité, semblable à celle qu’il y a entre la théorie mercantile des échanges internationaux et celle d’Adam Smith qui l’a supplantée. Entre la théorie qui enseigne que le commerce est l’échange des marchandises contre de l’argent, et la théorie qui enseigne que le commerce est l’échange des marchandises contre d’autres marchandises, il semble qu’il n’y ait pas de différence, surtout quand on se rappelle que les adhérents de l’ancienne théorie ne soutiennent pas que l’argent n’a d’emploi que lorsqu’on peut l’échanger contre des marchandises. Néanmoins, dans l’application pratique de ces deux théories, il y a autant de différence qu’entre le protectionnisme gouvernemental rigoureux et le libre échange.

Si j’en ai dit assez pour montrer au lecteur l’importance dernière des raisonnements que je lui demande de suivre avec moi, il est inutile que j’excuse leur simplicité ou prolixité. En attaquant une doctrine si importante et si bien défendue, il est nécessaire d’être à la fois clair et complet.

N’était cela, je serais tenté de détruire avec une seule phrase la théorie qui fait sortir les salaires du capital. Car toute la vaste superstructure que l’économie politique a construite sur cette théorie, est en réalité appuyée sur une doctrine tout simplement admise par tous sans avoir fait le plus petit essai de distinguer l’apparence d’avec la réalité. De ce que les salaires sont ordinairement payés en argent, et dans beaucoup d’industries avant que le produit soit complètement réalisé, ou utilisé, on déduit que les salaires sont pris sur un capital pré-existant, et que par conséquent l’industrie est limitée par le capital, ce qui revient à dire qu’on ne peut faire travailler que quand on a accumulé du capital, et que la quantité de travail qu’on peut faire faire est limitée par l’étendue du capital accumulé.

Cependant, dans les traités mêmes où la limitation de l’industrie par le capital est acceptée sans restriction, et prise pour base des théories les plus importantes et les mieux élaborées, on nous dit que le capital est du travail emmagasiné, accumulé, « que c’est une portion de richesse qui est mise de côté pour aider à la production future. » Si nous substituons au mot « capital, » la définition ci-dessus, la proposition porte en elle-même sa propre réfutation ; que le travail ne puisse être employé tant qu’on n’a pas mis de côté les résultats du travail, cela devient trop absurde pour être discuté.

Cependant, si nous voulions avec cette reductio ad absurdum clore la discussion, on nous répondrait sans doute, non pas que les premiers travailleurs ont été pourvus par la Providence du capital nécessaire pour se mettre à travailler, mais simplement que la proposition énoncée répond à un état de société dans lequel la production est devenue une opération complexe.

Mais la vérité fondamentale, celle qu’on ne doit jamais oublier en raisonnant économie politique, est que la société sous sa forme la plus développée n’est que le produit élaboré par la société encore rudimentaire, et que les principes les plus évidents des plus simples des relations humaines ne sont que déguisés, et non détruits ou changés, par les relations les plus compliquées qui résultent de la division du travail et de l’usage d’outils et de méthodes compliqués. Le moulin mù par la vapeur, avec son mécanisme produisant tous les genres de mouvement, est pour nous ce qu’a été pour nos ancêtres le grossier mortier de pierre déterré dans l’ancien lit d’une rivière, un instrument pour broyer le grain. Et chaque homme occupé à faire marcher le moulin perfectionné, qu’il empile du bois dans le fourneau, surveille la machine, dresse les meules, marque les sacs ou tienne les livres, travaille en réalité en vue du même but que le faisait le sauvage des temps préhistoriques, il prépare du grain qui servira à la nourriture des hommes.

Ainsi, si nous réduisons à leur forme la plus simple toutes les opérations complexes de la production moderne, nous voyons que chaque individu qui prend part au travail infiniment subdivisé et compliqué de production et d’échange, fait en réalité ce que l’homme primitif faisait quand il grimpait sur les arbres pour y chercher des fruits, ou suivait la marée descendante pour trouver des coquillages, essayant d’obtenir de la nature par l’exercice de ses facultés, la satisfaction de ses désirs. Si nous conservons fermement cette idée dans notre esprit, si nous considérons la production comme un tout, comme la coopéra tion de tous ceux que comprend chacun de ses grands groupes, pour satisfaire les désirs variés de chacun, nous voyons nette ment que la récompense qu’obtient chacun pour ses efforts, lui vient aussi vraiment et aussi directement de la nature comme résultat de son effort, que cela arrivait pour le premier homme.

Prenons un exemple : dans l’état le plus simple où nous puissions concevoir l’homme, il cherche son propre appât et pêche son poisson. Bientôt on voit apparaître la division du travail avec ses avantages, et les uns cherchent les appâts pendant que les autres pêchent. Cependant il est évident que celui qui cherche l’appât travaille autant en vue de la pèche du poisson que celui qui prend le poisson. De même lorsqu’on découvrit l’avantage du canot, au lieu de partir tous pour la pêche, les uns restèrent pour faire et réparer les canots, et ceux-ci travaillèrent autant en vue de la pêche que les pêcheurs eux mêmes, et les poissons qu’ils mangèrent le soir quand les pêcheurs rentrèrent chez eux, étaient vraiment aussi bien le produit du travail des constructeurs de canots que des pêcheurs de poissons. Ainsi quand la division du travail est complètement organisée, et que chacun ne cherche plus à satisfaire tous ses besoins en recourant directement à la nature, les uns pêchent, les autres chassent, les uns ramassent des baies, les autres des fruits, les uns font des outils, les autres élèvent des huttes ou préparent des vêtements ; et chacun, tant qu’il échange le produit direct de son travail contre le produit direct du travail des autres, applique réellement son travail à la production des choses dont il use, satisfait en effet, des désirs particuliers par l’exercice de ses facultés particulières ; c’est-à-dire que ce qu’il reçoit, il le produit réellement. S’il déterre des racines pour les échanger contre de la venaison, il se procure en réalité de la venaison comme s’il avait été à la chasse au daim, le chasseur soit resté à bêcher des racines. L’expression « j’ai fait tant, » signifiant « j’ai gagné tant » ou « j’ai gagné de l’argent avec le quel j’ai acheté ceci ou cela » est littéralement vraie au point de vue économique. Gagner c’est faire.

Si nous suivons ces principes, évidents dans un état très simple de société, à travers les complexités d’un état que nous appelons civilisé, nous verrons nettement que dans tous les cas dans lesquels le travail est échangé contre des marchandises, la production précède en réalité la jouissance ; que les salaires sont les gages, c’est-à-dire les produits du travail, et non les avances du capital ; et que le travailleur qui reçoit son salaire en argent (qui peut être monnayé ou imprimé avant qu’il ait commencé de travailler) reçoit en réalité en retour de l’addition de travail et que qu’il apporte au stock général de richesse, une traite sur le stock général, qu’il peut utiliser sous la forme particulière de richesse qui satisfait le mieux ses désirs ; et que ni l’argent, qui n’est que la traite, ni la forme particulière de richesse qu’il acquiert avec l’argent, ne représentent les avances du capital, mais au contraire représentent la richesse ou une portion de richesse que son travail avait déjà ajoutée au stock général.

En ayant toujours ces principes présents à la mémoire, nous voyons que le dessinateur enfermé dans un des sombres bureaux situés sur les bords de la Tamise, et qui dessine les plans de quelque grande machine pour la marine, consacre en réalité son travail à la production du pain et de la viande comme s’il rentrait du grain dans des greniers en Californie, ou relançait un troupeau dans les pampas de La Plata ; qu’il fait aussi réellement ses propres habits que s’il tondait des moutons en Australie ou tissait de la laine à Paisley, qu’il produit le claret qu’il boit à son dîner aussi réellement que s’il cueillait les grappes de raisin sur les rives de la Garonne. Le mineur enfoncé à deux mille pieds sous terre au cœur du Comstock, qui déterre le minerai d’argent, se trouve en vertu d’un millier d’échanges, fauchant les moissons dans des vallées plus rapprochées de cinq mille pieds du centre de la terre ; chassant la baleine à travers les champs de glace arctiques, cueillant des feuilles de tabac en Virginie, épluchant les baies du caféier dans l’Honduras, coupant la canne à sucre dans les îles Hawaiennes, récoltant le coton en Géorgie ou le tissant à Manchester ou à Lowell ; faisant de jolis joujoux de bois pour ses enfants dans les montagnes du Hartz ; ou cueillant dans ses vergers verts et jaunes de Los Angeles les oranges qu’il portera à sa femme malade quand il rentrera chez lui. Le salaire qu’il reçoit le samedi soir à la sortie de la mine, qu’est-ce, sinon le certificat qu’il a fait tout cela, sinon l’échange primitif dans la longue série qui change son travail en choses pour lesquelles il a réellement travaillé ?

Tout cela est clair quand on l’envisage de cette façon ; mais pour détruire toute idée fausse à ce sujet, nous devons changer la forme de notre raisonnement et passer de la déduction à l’induction. Voyons donc si, en commençant par les faits et en cherchant leurs relations, nous arrivons aux mêmes conclusions que celles qui s’imposent à nous lorsque, débutant par les premiers principes, nous retrouvons leur trace dans les faits complexes.


CHAPITRE II.

SIGNIFICATION DES TERMES.

Avant de continuer nos recherches, fixons la signification des termes que nous aurons à employer, car la confusion des mots produit nécessairement de l’ambiguïté et de l’indécision dans le raisonnement. Non seulement il faut en économie politique donner aux mots : richesse, capital, rente, salaire, un sens mieux défini que dans le langage ordinaire, mais encore se rappeler que, même en économie politique, quelques uns de ces mots n’ont pas de signification certaine, fixée de l’assentiment général, puisque différents auteurs donnent au même terme des sens différents, et que les mêmes écrivains emploient souvent le même mot dans des sens différents. Rien ne peut ajouter plus à la force de ce qui a été dit par des écrivains éminents sur l’importance des définitions claires et précises, que ce fait : ces mêmes écrivains tombant dans de graves erreurs (et cela souvent) par la cause même qu’ils signalent. Rien ne montre mieux l’importance du langage par rapport à la pensée, que le spectacle de penseurs émérites fondant leurs conclusions principales sur l’emploi d’un mot pris dans des sens différents. J’essaierai d’éviter les mêmes dangers. Je ferai tous mes efforts, à mesure que je rencontrerai un terme important, pour établir clairement quel sens je lui donne, et pour l’employer dans ce sens et non dans un autre. Qu’il me soit permis de prier le lecteur de noter les définitions ainsi données, car autrement je ne pourrais espérer être compris. Je n’essaierai pas d’attacher aux mots des significations arbitraires, ou d’inventer des termes, même quand cela pourrait être utile ; je me conformerai autant que possible à l’usage, cherchant seulement à fixer la signification des mots de manière à ce qu’ils expriment clairement la pensée.

Ce que nous avons d’abord à faire, c’est de découvrir si, en fait, les salaires sont tirés oui ou non du capital. Déterminons avant tout ce que nous voulons dira par salaire et par capital. Le premier de ces mots a été assez bien défini par les économistes, mais le second a toujours été entouré de tant d’ambiguïté qu’il demande un examen détaillé.

Tel qu’on l’emploie dans le langage ordinaire le mot salaire signifie compensation payée pour ses services à une personne louée ; et nous parlons d’un homme qui « travaille pour un salaire » par opposition avec un homme qui « travaille pour lui même. » L’usage de ce terme est encore restreint par l’habitude que nous avons de ne l’appliquer qu’à la compensation du travail manuel. Nous ne parlons pas du salaire d’un homme ayant une profession libérale, d’un administrateur, d’un ecclésiastique, mais bien de leurs honoraires, commissions, traitements. Ainsi, dans le langage courant, le salaire est la compensation donnée à une personne engagée, pour son travail manuel. Mais en économie politique le mot salaire a une signification plus large et indique tout paiement fait en retour d’un effort. Car, ainsi que l’expliquent les économistes, les trois agents ou facteurs de production sont la terre, le travail et le capital, et cette partie du produit qui revient au second de ces facteurs est appelée salaire.

Ainsi le mot travail comprend tout effort humain fait en vue de la production de la richesse, et le mot salaire, — les salaires étant la part du produit qui revient au travail, – toute récompense donnée en retour de cet effort. Il n’y a donc, au sens économique du terme salaire, aucune distinction faite quant au genre de travail et à la manière dont la récompense est distribuée par un patron ou non ; le mot salaire signifie seulement paiement en retour de l’effort de travail, ce qui le distingue du paiement en retour de l’usage du capital, et du paiement en retour de l’usage de la terre. L’homme qui cultive la terre pour lui-même reçoit son salaire dans le produit que lui donne son champ, de même que s’il emploie lui-même son capital ou possède sa propre terre il pourra encore recevoir l’intérêt et la rente ; le salaire du chasseur est le gibier qu’il tue ; le salaire du pêcheur est le poisson qu’il prend. L’or lavé par le chercheur d’or indépendant est son salaire aussi bien que l’argent payé au mineur embauché, par l’acheteur de son travail[6], et, comme le prouve Adam Smith, les profits élevés des détaillants ayant de grands stocks de marchandises, sont en grande partie encore des salaires, puisqu’ils sont la récompense de leur travail et non de leurs capitaux. En résumé tout ce qui est reçu comme le résultat ou la récompense d’un effort, est un salaire.

Voilà tout ce qu’il est nécessaire de noter sur les salaires, mais il est important de se le rappeler. Car dans les ouvrages économiques qui font loi cette signification du mot salaire n’est admise d’une façon plus ou moins claire que pour être oubliée ensuite.

Il est plus difficile de dégager l’idée de capital des ambiguïtés qui l’encombrent, et de fixer l’emploi scientifique de ce terme. En général on parle vaguement de tout ce qui a une valeur ou peut rapporter quelque chose, comme d’un capital, tandis que les économistes varient tellement dans l’emploi du mot capital qu’on peut à peine dire qu’il a une signification fixe. Comparons entre elles quelques-unes des définitions de quelques écrivains :

« Cette part du fonds d’un homme, dont il espère toucher un revenu, est appelée son capital (Adam Smith, livre II, chap. 1), » et le capital d’un pays ou d’une société, continue l’auteur, consiste : 1° en machines et instruments industriels qui facilitent et diminuent le travail ; 2° en constructions, non pas en simples habitations, mais en bâtiments qui peuvent être considérés comme des instruments de commerce, boutiques, maisons de ferme, etc. ; 3° en améliorations de la terre lui permettant d’être mieux labourée et cultivée ; 4° en capacités acquises et utiles de tous les habitants ; 5° en argent ; 6° en provisions qui sont entre les mains des producteurs et des négociants, et par la vente desquelles ils espèrent réaliser des profits ; 7° en articles complètement ou incomplètement fabriqués et encore entre les mains des producteurs ou des marchands ; 8° en articles finis, encore entre les mains des producteurs et des marchands. Adam Smith appelle les quatre premiers de ces éléments du capital, le capital fixe, et les quatre derniers le capital en circulation, distinction dont nous n’avons pas besoin de tenir compte.

La définition de Ricardo est celle-ci :

« Le capital est cette partie de la richesse d’un pays, qui est employée dans la production et qui consiste en nourriture, habillements, outils, matériel, machines, etc., nécessaires pour que le travail soit effectif. » Principes d’économie politique, chapitre v.

On voit que cette définition est très différente de celle d’Adam Smith, puisqu’elle exclut plusieurs choses qu’il y comprenait, les talents acquis, les articles de goût ou de luxe en possession des producteurs ou des négociants ; et qu’elle comprend plu sieurs choses qu’il exclut, la nourriture, les vêtements, etc., en possession du consommateur.

Voilà la définition de Mc Culloch :

« Le capital d’une nation comprend réellement toutes ces portions du produit de l’industrie qui existent et qui peuvent être employées soit à entretenir la vie humaine, soit à faciliter la production. » Notes sur la richesse des nations, livre II, chap. Ier.

Cette définition est du même genre que celle de Ricardo, elle est seulement plus large. Pendant qu’elle exclut tout ce qui ne peut aider à la production, elle renferme tout ce qui peut y aider, que l’usage soit immédiat, utile, ou non : car, suivant ce qué dit expressément Mc Culloch, le cheval qui tire une voiture de luxe est aussi bien un capital que le cheval qui tire une charrue, parce qu’il peut, si cela est nécessaire, être employé à tirer la charrue.

John Stuart Mill, suivant dans leurs lignes principales les théories de Ricardo et de Mc Culloch, fait de la détermination de l’usage, et non de l’usage, le caractère distinctif du capital. Il dit :

« Toutes les choses qui sont destinées à fournir au travail productif, l’abri, la protection, les outils et les matériaux que nécessite l’ouvrage, et à nourrir et à soutenir d’une façon quel conque l’ouvrier pendant son travail, sont du capital. − Principes d’économie politique, livre I, chap. IV.

Ces citations prouvent assez quelles divergences il y a entre les maîtres. Parmi les auteurs moins importants, les différences sont encore plus grandes et quelques exemples suffiront à le montrer.

Le professeur Wayland, dont les Éléments d’Économie politique ont été longtemps le manuel favori des institutions américaines d’éducation, où l’on avait la prétention d’enseigner l’économie politique, donne cette définition lucide :

« Le mot capital est employé dans deux sens. En relation avec le produit il signifie toute substance sur laquelle peut s’exercer l’industrie. En relation avec l’industrie il signifie la matière à laquelle l’industrie va donner de la valeur et celle à laquelle l’industrie en a donnée ; les instruments qui servent pour donner cette valeur, aussi bien que les moyens de subsistance qui soutiennent l’être qui accomplit l’opération. − Éléments d’Économie politique, livre I, chap. I.

Henry C. Carey, l’apôtre américain du protectionnisme, définit le capital « un instrument à l’aide duquel l’homme se rend le maître de la nature, et qui renferme en lui-même les forces physiques et mentales de l’homme lui-même. » Le professeur Perry, un libre échangiste du Massachusetts, fait très justement à cette définition le reproche de confondre complètement les limites du capital et du travail ; mais lui-même confond ensuite les limites du capital et de la terre en définissant le capital « toute chose précieuse en dehors de l’homme lui-même, et de l’emploi de laquelle résulte un accroissement ou un profit pécuniaire. »

Un économiste anglais de grande valeur, M. Wm. Thornton, commence une étude approfondie des relations du travail et du capital (Sur le travail) en disant qu’il comprendra la terre dans le capital, ce qui est à peu près comme si quelqu’un qui veut enseigner l’algèbre commençait par déclarer qu’il considérera les signes plus et moins comme voulant dire la même chose et ayant la même valeur. Un écrivain américain, également de grande valeur, le professeur Francis A. Walker, fait la même déclaration dans son livre très étudié sur La question des salaires. Un autre écrivain anglais, N.-A. Nicholson (La Science des Échanges, Londres, 1873), semble vouloir renchérir sur l’absurdité des autres en déclarant dans un paragraphe que « le capital doit naturellement être accumulé par l’épargne, » et dans le paragraphe suivant que « la terre qui produit une moisson, la charrue qui retourne le sol, le travail qui assure la récolte, et la récolte elle-même, si l’on peut tirer un profit matériel de son emploi, sont également du capital. » Mais, comment on doit accumuler par l’épargne la terre et le travail, voilà ce qu’il ne condescend pas à nous expliquer. De même, un auteur américain, le professeur Amasa Walker (Science de la Richesse, p. 66) déclare d’abord que le capital sort de l’épargne net du travail, puis immédiatement après déclare que la terre est du capital.

Je puis continuer ainsi longtemps, citant des définitions se contredisant les unes les autres ou renfermant elles-mêmes des contradictions. Mais cela ne ferait que fatiguer le lecteur. Il est inutile de multiplier les citations. Celles que je viens de faire suffisent pour montrer combien sont grandes les différences entre les manières de comprendre le terme capital. Quiconque désire connaître plus à fond la confusion qui existe à ce sujet parmi les professeurs d’économie politique, n’a qu’à chercher dans une bibliothèque où les ouvrages de ces professeurs sont rangés côte à côte.

Le nom que nous donnons aux choses est de peu d’importance si lorsque nous nous servons de ce nom nous avons toujours en vue les mêmes choses et non d’autres. Mais la difficulté qui naît dans les raisonnements économiques du vague et de la variété de ces définitions du capital, vient de ce que c’est seulement dans les prémisses du raisonnement que le terme est employé dans le sens particulier assigné par la définition, tandis que lorsqu’on arrive aux conclusions pratiques on l’emploie toujours, ou du moins on le comprend toujours, ayant son sens général et défini. Quand, par exemple, on dit que les salaires sont pris sur le capital, le mot capital est pris dans le même sens que lorsque nous parlons de la rareté ou de l’abondance, de l’accroissement ou de la décroissance, de la destruction ou de la formation du capital, sens compris de tous et défini, qui sépare le capital des autres facteurs de production, terre et travail, et des choses semblables dont on ne se sert que pour son plaisir. En réalité bien des gens comprennent assez bien ce que c’est que le capital jusqu’au moment où ils commencent à le définir, et je crois que leurs œuvres montreraient que les économistes qui donnent des définitions si variées, emploient le terme capital dans son sens le plus généralement admis, dans tous les cas, excepté dans leurs définitions et les raisonnements qui sont fondés sur elles.

Cette signification commune fait du capital une richesse consacrée à procurer plus de richesse. Le docteur Adam Smith exprime correctement cette idée très répandue lorsqu’il dit : « Cette partie du stock de l’homme dont il attend un revenu est appelée son capital. » Et le capital d’une communauté est nécessairement la somme de ces fonds individuels, ou cette partie du fonds total qui doit procurer une richesse plus grande. C’est là aussi le sens dérivé du mot. Le mot capital, ainsi que nous l’expliquent les philologues, nous vient du temps où la richesse était toute dans les troupeaux, et où le revenu d’un homme dépendait du nombre de têtes qu’il pouvait garder et faire prospérer.

Les difficultés que rencontre l’emploi du mot capital, comme terme exact, et qui sont plus frappantes encore dans les discussions politiques et sociales ordinaires que dans les définitions des économistes, naissent de deux faits : le premier c’est que certaines classes de choses dont la possession pour les individus est l’équivalent exact de la possession du capital, ne font pas parties du capital de la communauté ; le second c’est que des choses de même espèce peuvent être ou ne pas être du capital, suivant l’emploi auquel on les destine.

En donnant à ceci un peu d’attention, il ne serait pas difficile d’obtenir une idée suffisamment claire et fixe de ce que veut dire le terme capital tel qu’il est employé en général ; cette idée nette nous permettra de dire quelles sont les choses qui sont un capital et quelles sont celles qui n’en sont pas un, et de nous servir du mot sans craindre l’ambiguïté ou les erreurs.

La terre, le travail et le capital sont les trois facteurs de la production. Si nous nous rappelons que le mot capital est un mot employé avec un sens en contradiction avec le sens des mots terre et travail, nous voyons que rien de ce qui est compris dans l’un ou l’autre de ces termes, ne peut être classé sous le nom de capital. Le mot terre comprend nécessairement non seulement la surface de la terre distincte de l’eau et de l’air, mais l’univers matériel tout entier, en dehors de l’homme lui-même, car ce n’est qu’en étant sur la terre dont son corps même est tiré, que l’homme peut entrer en relation avec la nature et s’en servir. Le mot terre renferme, en résumé, toutes les matières, forces, et opportunités naturelles, et par conséquent rien de ce qui est gratuitement donné par la nature ne peut être appelé capital. Un champ fertile, une riche veine de minerai, une chute d’eau qui fournit de la force, peuvent donner à leur possesseur des avantages équivalents à la possession d’un capital, mais classer ces choses comme capital, ce serait détruire la distinction entre la terre et le capital, et, en ce qui concerne les rapports des deux choses, enlever toute signification aux deux termes. Le mot travail renferme de même tout effort humain, et par cela même, les facultés humaines qu’elles soient naturelles ou acquises, ne peuvent jamais être classées comme capital. Dans le langage courant, nous disons souvent que le savoir, l’adresse ou l’habileté d’un homme constituent son capital ; mais c’est évidemment une manière métaphorique de parler que l’on doit éviter dans toute argumentation qui vise à l’exactitude. La supériorité dans ces qualités peut augmenter le revenu d’un individu comme le ferait le capital ; et une augmentation dans la science, l’adresse ou l’habileté d’une communauté peut avoir pour effet d’augmenter sa production comme le ferait un accroissement de capital ; mais cet effet est dû à l’accroissement de puissance du travail et non au capital. Un accroissement de vitesse donné à un projectile peut produire le même résultat destructeur qu’une augmentation de poids, et cependant le poids et la vitesse sont deux choses différentes.

Ainsi nous devons exclure de la catégorie qui porte l’étiquette capital tout ce qui peut se mettre sous l’inscription terre ou travail. En agissant ainsi, il ne reste plus que les choses qui ne sont ni terre ni travail, mais qui sont le résultat de l’union de ces deux facteurs primitifs de production : ces choses seulement constituent le capital proprement dit ; ce qui revient à dire que rien ne peut être capital qui n’est pas richesse.

Mais c’est de toute l’incertitude qui entoure l’emploi du terme général richesse que sont dérivées bien des ambiguïtés dans l’usage du mot capital.

Tel qu’on l’emploie généralement le mot richesse se dit de toute chose ayant une valeur au point de vue de l’échange. Mais au point de vue économique on doit donner à ce mot une signification plus nette, car on parle communément comme de richesses, de choses qui par rapport à la richesse collective ou générale, ne sont plus du tout des richesses. Ces choses ont une valeur au point de vue de l’échange, et on les tient pour de la richesse, si bien qu’elles représentent entre les individus ou entre les communautés le pouvoir d’obtenir la richesse ; mais elles ne sont réellement pas de la richesse, puisque leur augmentation ou leur diminution n’affecte pas la somme de richesse. Telles sont les obligations, hypothèques, promesses, billets de banque, et autres stipulations pour le transfert de la richesse. Tels sont les esclaves, dont la valeur représente simplement le pouvoir qu’a une classe de s’approprier les gains d’une autre. Telles sont les terres, ou autres sources naturelles de richesse, dont la valeur résulte seulement de la reconnaissance en faveur de certaines personnes, d’un droit exclusif de s’en servir, et qui représentent simplement le pouvoir ainsi donné aux propriétaires de demander une part de la richesse produite à ceux qui s’en servent. Une augmentation dans le nombre des obligations, hypothèques, promesses ou billets de banque ne peut pas augmenter la richesse de la communauté qui comprend aussi bien ceux qui ont promis de payer que ceux qui ont droit de recevoir. L’asservissement d’une partie d’un peuple n’accroîtrait pas la richesse du peuple, car ce que gagneraient les asservisseurs, les asservis le perdraient. Une hausse dans la valeur de la terre ne représente pas une augmentation de richesse générale, car ce que gagnent les propriétaires fonciers, les tenanciers ou les acquéreurs qui paieront, le perdront. Toute cette richesse relative qui, dans la pensée et le langage ordinaires, dans la législation et la loi, n’est pas distincte de la richesse réelle, pourrait, sans autre dépense que celle de quelques gouttes d’encre et d’un morceau de papier, être complètement anéantie. Par une ordonnance de la puissance politique souveraine, les dettes pourraient être effacées, les esclaves émancipés, la terre reprise comme propriété commune de tout le peuple, sans que la richesse commune en soit diminuée de la valeur d’une pincée de tabac à priser, car ce que quelques-uns perdraient, d’autres le gagneraient. Il n’y aurait pas plus de destruction de richesse qu’il n’y a eu création de richesse quand Elisabeth Tudor enrichissait ses courtisans favoris en leur concédant des monopoles, ou quand Boris Godoonof faisait des paysans russes une propriété marchande.

Tout ce qui a une valeur, au point de vue de l’échange, n’est donc pas de la richesse, le mot étant pris avec le sens qu’admet seule l’économie politique. Les choses dont la production augmente, et la destruction amoindrit la richesse générale, sont seules des richesses. Si nous considérons ce que sont ces choses, et quelle est leur nature, il ne nous sera pas difficile de définir la richesse.

Quand nous parlons d’une communauté croissant en richesse, comme lorsque nous disons que l’Angleterre est plus riche depuis l’accession de Victoria, ou que la Californie est plus riche aujourd’hui qu’à l’époque où elle faisait partie du Mexique, nous ne voulons pas dire que le pays est plus grand, ou que les forces naturelles du pays sont plus grandes, ou que le nombre des habitants est plus grand (car pour exprimer cette idée nous parlerions d’un accroissement de population), ou que les dettes ou les sommes dues par quelques-uns à d’autres ont augmenté ; nous voulons dire qu’il y accroissement de certaines choses tangibles, ayant une valeur réelle et non pas seulement relative, comme les constructions, le bétail, les outils, les machines, les produits agricoles et minéraux, les marchandises finies, les vaisseaux, les voitures, meubles et ainsi de suite. Une augmentation dans le nombre de choses semblables constitue un accroissement de richesse ; une diminution dans ce nombre, une diminution de richesse ; et la communauté qui, proportionnellement à ses membres, a le plus de ces choses, est aussi la plus riche. Le caractère commun de ces choses est qu’elles sont des substances ou des produits naturels adaptés par le travail humain à l’usage ou au plaisir humain, leur valeur dépendant de la somme de travail qui, en moyenne, serait nécessaire pour produire des choses du même genre.

Donc la richesse, le mot étant pris avec son sens économique, consiste en produits naturels amassés, transformés, combinés, séparés, ou, en d’autres termes, modifiés par l’effort de l’homme, pour la satisfaction des désirs humains. C’est le travail empreint sur la matière, de façon à emmagasiner, comme la chaleur du soleil est emmagasinée dans le charbon de terre, la puissance du travail humain pour servir les désirs humains. La richesse n’est pas le seul objet du travail, car on dépense aussi du travail pour servir directement le désir ; mais c’est l’objet et le résultat de ce que nous appelons le travail productif, c’est-à-dire du travail qui donne de la valeur aux choses matérielles. Rien de ce que la nature fournit à l’homme sans son travail ne peut être appelé richesse ; aucune dépense de travail ne peut avoir la richesse pour résultat, à moins qu’il n’y ait un produit tangible, qui a et conserve le pouvoir de satisfaire les désirs.

Maintenant, puisque le capital c’est la richesse consacrée à un certain emploi, rien ne peut être appelé capital qui n’a pas sa place dans la définition de la richesse. En admettant cela et en s’en souvenant, nous nous débarrassons de toutes les idées fausses qui vicient tous les raisonnements où elles se glissent ; obscurcissent la pensée populaire, et conduisent les penseurs les plus distingués dans un labyrinthe de contradictions.

Mais bien que tout capital soit richesse, toute richesse n’est pas capital. Le capital est seulement une partie de la richesse, c’est la partie qui est consacrée à aider la production. C’est en détruisant cette ligne qui sépare la richesse qui est capital de celle qui ne l’est pas qu’on peut tomber dans un nouveau genre d’erreurs.

Les erreurs que j’ai déjà signalées, et qui proviennent de la confusion de la richesse et du capital avec des choses entièrement distinctes ou qui n’ont qu’une existence relative, ne sont plus maintenant que des erreurs vulgaires. Elles sont, il est vrai, très répandues et profondément enracinées parce qu’elles sont partagées non seulement par les classes les moins instruites, mais encore par la grande majorité de ceux qui, dans des pays aussi avancés que l’Angleterre et les États-Unis, modèlent et dirigent l’opinion publique, font les lois au Parlement ou au Congrès, et les appliquent ensuite. On les rencontre dans les recherches de ces écrivains flasques qui fatiguent les presses, obscurcissent les idées par de nombreux volumes qualifiés de livres d’économie politique qui passent pour des traités classiques aux yeux des ignorants, et pour des autorités auprès de ceux qui ne pensent pas par eux-mêmes. Néanmoins, ce ne sont que des erreurs vulgaires tant qu’elles ne reçoivent aucun appui des meilleurs économistes. Par une de ces fautes qui déparent sa grande œuvre et prouvent l’imperfection du talent le plus élevé, Adam Smith range comme capital certaines qualités personnelles, ce qui n’est pas d’accord avec sa définition première du capital : le fonds dont on attend un revenu. Mais cette erreur a été évitée par ses successeurs les plus éminents, et dans les définitions (déjà citées) de Ricardo, Mc Culloch et Mill, on ne la rencontre pas. Ni ces définitions, ni celle de Smith, ne renferment l’erreur vulgaire qui fait considérer comme capital réel des choses qui ne sont que du capital relatif, comme les pièces justificatives de dettes, les valeurs foncières, etc. Mais par rapport aux choses qui sont réellement de la richesse, leurs définitions diffèrent entre elles, et surtout avec celle de Smith, pour ce qui doit ou ne doit pas être considéré comme capital. Par exemple, d’après la définition de Smith, le fonds d’un joaillier serait classé comme capital, et les aliments ou les vêtements en possession de l’ouvrier ne le seraient pas ; tandis que les définitions de Ricardo et de Mc Culloch mettraient de côté le fonds du joaillier, comme le ferait aussi celle de Mill, si l’on comprenait les mots que j’ai cités, comme le font beaucoup de personnes. Mais, ainsi qu’il les explique, ce n’est ni la nature ni la destination des choses elles-mêmes qui détermine si elles sont ou ne sont pas capital, mais bien l’intention du possesseur de consacrer les choses ou l’argent retiré de leur vente, à fournir au travail productif des outils, des matériaux, des moyens d’existence. Cependant toutes ces définitions s’accordent pour comprendre dans le capital les aliments et les vêtements des ouvriers, qu’en excluait Smith.

Examinons ces trois définitions qui représentent les meilleurs enseignements de l’économie politique courante :

On peut faire des objections bien nettes à la définition du capital par Mc Culloch : « le capital représente toutes les portions du produit de l’industrie qui peuvent être directement employées soit à soutenir l’existence de l’homme, soit à faciliter la production. » Quand on passe dans les rues principales d’une cité prospère, on peut voir des magasins remplis de toutes sortes de choses de valeur, qui, bien qu’elles ne puissent être employées ni à aider l’homme à vivre, ni à faciliter la production, constituent cependant sans aucun doute une partie du capital des marchands et de la communauté. On peut voir encore les produits de l’industrie qui pourraient servir à faire vivre l’homme ou à faciliter la production, consommés par ostentation ou par luxe inutile. Il est sûr que ces choses ne constituent pas une partie du capital, bien qu’elles le pourraient.

Ricardo dans sa définition échappe au danger d’appeler capital les choses qui pourraient être, mais ne sont pas employées en production, en ne parlant que de celles qui sont employées. Mais on peut toujours lui faire la même objection qu’à Mc Culloch ; si c’est seulement la richesse qui peut être, ou qui est, ou qui est destinée à être, employée à soutenir les producteurs, ou à faciliter la production, qui constitue le capital, alors les fonds de joailliers, marchands de jouets, marchands de tabac, marchands de vêtements, marchands de tableaux, etc., et tous les fonds d’articles de luxe ou d’articles devenus de luxe, ne font pas partie du capital.

Si Mill, en remettant la distinction à faire à l’esprit du capitaliste, a évité cette difficulté (ce qui ne me semble pas clair), c’est en rendant cette distinction si vague qu’il faudrait posséder l’omniscience pour pouvoir dire, dans un pays donné et dans un temps donné, ce qui est et ce qui n’est pas capital.

Le grand défaut qu’ont en commun ces définitions c’est qu’elles enclavent ce qui, évidemment, ne peut être considéré comme capital, si l’on fait une distinction entre le travailleur et le capitaliste. Car elles rangent dans la catégorie du capital la nourriture, les vêtements, etc., que possède le travailleur, qu’il emploiera, qu’il travaille ou non, aussi bien que les fonds qu’a entre les mains le capitaliste et avec lesquels il se propose de payer l’ouvrier de son travail.

Cependant il est évident que le mot capital n’est pas employé dans ce sens par ces écrivains, quand ils parlent du travail et du capital comme prenant chacun leur part distincte dans l’œuvre de la production, et recevant aussi leur part distincte du produit ; quand ils parlent des salaires comme tirés du capital ou dépendant du rapport entre le travail et le capital, ou donnent au mot salaire un des nombreux sens qu’ils emploient souvent. Dans tous ces cas le terme capital est pris dans son sens le plus répandu, il signifie une portion de richesse que les possesseurs n’ont pas l’intention de dépenser directement pour leur propre jouissance, mais bien pour obtenir une richesse plus grande. En résumé les économistes, excepté dans leurs définitions et premiers principes, entendent comme tout le monde par capital, suivant la définition de Smith, « cette portion du fonds accumulé par chaque homme dont il espère tirer un revenu. » C’est dans ce sens seulement que le mot capital exprime une idée nette, qui nous permet de le distinguer de la richesse et de l’opposer au travail. Car si nous devons considérer comme capital tout ce qui fournit au travailleur des aliments, des vêtements, un abri, etc., pour trouver un ouvrier qui ne soit pas capitaliste il nous faudra chercher un homme absolument nu, n’ayant pas même su se tailler un bâton ou se creuser un terrier, situation où, à moins peut-être de circonstances exceptionnelles, on n’a pas encore trouvé des êtres humains.

Il me semble que l’inexactitude de ces définitions, les différences qu’elles présentent, viennent de ce fait : l’idée de ce qu’est le capital a été déduite de l’idée préconçue sur la manière dont le capital aide la production. Au lieu de déterminer ce qu’est le capital et ce qu’il doit être, on a supposé ce que devaient être les fonctions du capital, et alors on a donné du capital une définition renfermant toutes les choses qui accomplissaient ou pouvaient accomplir ces fonctions. Renversons cette manière de faire, et adoptant l’ordre naturel, cherchons ce qu’est la chose avant de dire ce qu’elle doit être. Tout ce que nous essayons de faire, tout ce qu’il est nécessaire de faire, c’est de fixer les limites du terme, ce qui est déjà fait pour les lignes principales, c’est de fixer nettement les contours d’une idée commune.

Si l’on présentait in situ, des articles de richesse réelle, existant dans un temps donné, dans une communauté donnée, à une douzaine d’hommes intelligents qui n’auraient jamais lu une ligne d’économie politique, il est plus que probable qu’ils ne différeraient en rien d’opinion sur la question de savoir si ces articles doivent ou ne doivent pas être classés comme capital. L’argent que son possesseur emploie dans ses affaires ou en spéculations serait tout de suite considéré comme capital ; l’argent mis de côté pour les dépenses de la maison ou les dépenses personnelles ne le serait pas. Les chevaux et les voitures d’un loueur seraient déclarés capital, mais un équipage entretenu pour le plaisir du propriétaire, ne le serait pas. De même personne n’aurait l’idée de considérer comme un capital les faux cheveux qui ornent la tête d’une femme, le cigare qu’a à la bouche un fumeur, ou le jouet avec lequel s’amuse un enfant ; mais le fonds d’un perruquier, celui d’un marchand de tabac ou d’un marchand de jouets, seraient sans hésitation considérés comme un capital. On dira que l’habit que fait un tailleur pour le vendre est un capital, et on ne le dira pas de l’habit qu’il fait pour lui-même. On regardera les aliments emmagasinés par un hôtelier ou un restaurateur comme un capital, et non les aliments enfermés dans le garde-manger d’une ménagère, ou dans le panier de l’ouvrier. Entre les mains du fondeur ou du marchand, un morceau de fonte sera du capital, mais ce n’en sera pas, employé comme lest dans la cale d’un navire. Les soufflets du forgeron, les métiers d’une fabrique seront du capital, mais non la machine à coudre d’une femme qui ne fait que de l’ouvrage pour elle ; une habitation qu’on loue ou une construction faite en vue d’un but productif seront un capital mais le château qu’on habite ne sera pas un capital. En résumé, je pense que nous trouverions aujourd’hui comme lorsque Adam Smith écrivait « que cette portion du fonds possédée par un homme qui doit lui fournir un revenu, c’est ce qu’on appelle son capital. » Et en omettant sa malheureuse idée fausse sur les qualités personnelles, en changeant quelque peu son énumération de l’argent, il serait difficile de faire une meilleure liste des différents articles du capital que ne l’a fait Adam Smith dans le passage que j’ai résumé dans la première partie de ce chapitre.

Maintenant, si après avoir ainsi séparé la richesse qui est un capital de celle qui n’en est pas un, nous cherchons à étudier qu’est-ce qui fait la distinction entre les deux classes, nous voyons qu’elle ne consiste ni dans le caractère, ni dans la destination des choses elles-mêmes, comme on a essayé de le prouver, mais dans cette considération : les choses sont ou ne sont pas en la possession du consommateur[7]. Telle portion de richesse considérée en elle-même, ou dans ses usages, ou dans ses produits, peut être échangée et est un capital ; la même entre les mains du consommateur peut ne pas être un capital. Donc, si nous définissons le capital la richesse en cours d’échange, le mot échange voulant non seulement dire le passage d’une chose d’une main dans une autre, mais encore toutes les transmutations qui arrivent lorsque les forces productives ou transformatrices de la nature sont utilisées pour augmenter la richesse, nous comprendrons alors, je crois, toutes les choses que renferme justement l’idée générale de capital, et exclurons tout ce qu’elle ne renferme pas. Par exemple, il me semble que cette définition comprendra tous les outils qui sont réellement du capital. Car ce qui fait d’un outil un article de capital ou un article de richesse, c’est que ses services et ses usages peuvent être échangés ou non. Ainsi le tour d’un fabricant employé à faire des choses qui seront échangées est un capital, tandis que le tour qui ne sert qu’à l’amusement d’un gentleman n’en est pas. Ainsi la richesse employée à construire un chemin de fer, une ligne télégraphique publique, une diligence, un théâtre, un hôtel, etc., est placée sur la voie de l’échange. L’échange n’est pas effectué tout d’un coup, mais petit à petit, et avec un nombre indéfini d’individus. Cependant il y a là un échange et les « consommateurs » du chemin de fer, de la ligne télégraphique, de la diligence, du théâtre ou de l’hôtel ne sont pas les propriétaires de ces choses, mais les personnes qui de temps en temps en usent.

Cette définition n’est pas non plus en contradiction avec l’idée que le capital est cette partie de la richesse consacrée à la production. C’est comprendre d’une façon trop étroite la signification du mot production que de la limiter à la fabrication des choses. La production ne comprend pas seulement la fabrication des choses, mais encore leur mise entre les mains des consommateurs. Le marchand, l’entrepositaire, sont donc aussi réellement des producteurs que le fabricant ou le fermier, et leur fonds ou capital est aussi bien consacré à la production que le leur. Il n’est pas maintenant nécessaire d’appuyer sur les fonctions du capital, nous serons mieux à même plus tard de les déterminer. La définition du capital que je viens de proposer n’a pas elle-même grande importance. Je n’écris pas en ce moment un manuel ; j’essaie seulement de découvrir les lois qui régissent un grand problème social, et si le lecteur a maintenant une idée nette de ce que je veux dire quand je parle de capital, mon but est atteint.

Mais avant de clore cette digression, qu’il me soit permis d’attirer l’attention sur une chose qu’on oublie souvent, c’est que les termes « richesse, » « capital, » « salaires, » et d’autres semblables, sont, en économie politique, des termes abstraits, et qu’on ne peut rien affirmer ou nier de l’un d’eux qu’on ne puisse affirmer ou nier de toute la classe de choses qu’ils représentent. C’est l’oubli de ceci qui a produit bien de la confusion dans la pensée, et a permis à bien des choses fausses, qui auraient paru telles sans cet oubli, de passer pour des vérités évidentes. La richesse étant un terme abstrait, on doit se rappeler que l’idée de richesse implique l’idée d’échange. La possession d’un certain total de richesse est, potentiellement, la possession de n’importe quelle autre espèce ou de toutes les autres espèces de richesse ayant la même valeur échangeable. Et en conséquence il en est de même du capital.

CHAPITRE III.

LES SALAIRES NE SONT PAS TIRÉS DU CAPITAL, MAIS SONT PRODUITS PAR LE TRAVAIL.

À mesure que nous avancerons dans notre enquête on verra de mieux en mieux l’importance de cette digression ; mais nous devons constater dès maintenant son rapport avec la partie que nous étudions.

Il est évident au premier coup d’œil que la signification économique du mot salaire est perdue de vue, et que l’attention se concentre sur le sens étroit et ordinaire du mot, quand on affirme que les salaires sont tirés du capital. Car dans tous les cas où le travailleur est son propre patron et prend directement le produit du travail pour sa récompense, il est assez clair que le salaire n’est pas tiré du capital, mais est pris directement sur le produit du travail. Si par exemple je fais mon travail de cher cher des œufs d’oiseaux ou de ramasser des baies sauvages, les œufs et les baies que j’amasserai ainsi seront mon salaire. Il est bien sûr que personne dans ce cas n’affirmera que ce salaire est pris sur le capital. Car ici il n’y a pas de capital. Un homme absolument nu, jeté sur une île où aucun être humain n’a jamais mis le pied, peut chercher des œufs d’oiseaux ou ramasser des baies.

Si je prends un morceau de cuir, et si je le travaille pour en faire des souliers, les souliers seront mon salaire, la récompense de mon travail. Ces souliers ne sont sûrement pas tirés d’un capital, que ce soit mon capital ou celui d’un autre, mais ils ont été créés par mon travail dont ils sont le salaire ; en obtenant cette paire de souliers comme salaire de mon travail, le capital n’en est pas amoindri d’un iota même momentanément. Car si nous faisons appel à l’idée de capital, mon capital, en commençant, consiste en un morceau de cuir, en fil, etc. À mesure que mon travail avance, j’ajoute à la valeur de ce que je fais, et lorsque mon travail a pour résultat une paire de souliers finis, j’ai mon capital plus la différence de valeur qu’il y a entre la matière première et les souliers. En obtenant cette valeur additionnelle, qui est mon salaire, comment prendrais-je à un moment quelconque sur le capital ?

Adam Smith, qui a donné à la pensée économique la direction qui a conduit à formuler les théories courantes sur la relation du salaire et du capital, admet que dans les cas simples comme ceux que j’ai cités, les salaires sont le produit du travail, et commence ainsi son chapitre sur le salaire du travail (chap. viii) :

« Le produit du travail constitue la récompense naturelle ou le salaire du travail. Dans cet état primitif qui précède l’appropriation des terres et l’accumulation des capitaux, le produit entier du travail appartient à l’ouvrier. Il n’a ni propriétaire ni maître avec qui il doive partager. »

Si le grand Écossais avait pris ceci comme point de départ de son argumentation, et continué à considérer le produit du travail comme le salaire naturel du travail, et le propriétaire et le patron comme ceux avec lesquels on partagé ce produit, ses conclusions auraient été bien différentes, et l’économie politique ne renfermerait pas aujourd’hui une aussi grande quantité de contradictions et d’absurdités ; mais au lieu de suivre la vérité évidente dans les modes les plus simples de production comme un fil d’Ariane à travers l’embarras des formes plus compliquées, il l’a reconnu momentanément, pour l’oublier immédiatement ; et, établissant que « dans toutes les parties de l’Europe il y a vingt ouvriers servant un maître contre un indépendant, » il recommença son enquête en partant de ce point de vue que le patron tire de son capital les salaires de ses ouvriers.

Il est évident qu’en disant que la proportion des ouvriers indépendants n’était que de un contre vingt, Adam Smith n’avait en vue que les arts mécaniques et que, en comprenant tous les travailleurs, la proportion de ceux qui touchent directement leurs salaires sans l’intervention d’un patron, devait être beaucoup plus élevée, même dans l’Europe d’il y a cent ans. Car à côté des ouvriers indépendants qui existent très nombreux dans chaque communauté, l’agriculture dans de grandes contrées de l’Europe, est depuis l’époque romaine, soumise au régime du métayage dans lequel c’est le capitaliste qui reçoit un revenu du travailleur, au lieu que ce soit le travailleur qui reçoive un salaire du capitaliste. Aux États-Unis, où n’importe quelle loi générale des salaires doit s’appliquer aussi bien qu’en Europe, et où, en dépit des progrès des manufactures, il y a encore beaucoup de gens qui sont leurs propres fermiers, la proportion des ouvriers qui reçoivent leurs salaires par l’intermédiaire d’un patron, doit être comparativement peu considérable.

Mais il n’est pas nécessaire de discuter quelle est la proportion des ouvriers indépendants par rapport aux ouvriers embauchés, ni de multiplier les exemples de cette vérité évidente que là où l’ouvrier reçoit directement son salaire, ce salaire est le produit de son travail, car du moment qu’il est démontré que le mot salaire comprend toutes les récompenses du travail, qu’elles soient prises directement par l’ouvrier sur les résultats de son travail, ou qu’elles soient reçues de la main du patron, il est évident que la supposition que les salaires sont tirés du capital, sur la vérité de laquelle a été construite sans hésitation une vaste superstructure dans les traités d’économie politique faisant autorité, est fausse au moins en grande partie, et que tout ce qu’on peut affirmer avec quelque plausibilité, c’est que quelques genres de salaires ( par exemple ceux que l’ouvrier reçoit de son patron) sont tirés du capital. Cette restriction apportée à la majeure invalide de suite toutes les déductions ; mais sans en rester là, voyons si même avec ce sens restreint elle est d’accord avec les faits. Ramassons le fil d’Ariane là où Adam Smith l’a laissé tomber, et, avançant pas à pas, voyons si la relation des faits, évidente dans les formes les plus simples de production, ne se retrouve pas à travers les plus complexes.

Sous le rapport de la simplicité, l’état le plus voisin de « cet état primitif de choses » dont on peut donner bien des exemples et dans lequel tout le produit du travail appartenait à l’ouvrier, c’est celui où l’ouvrier, bien que travaillant pour une autre personne, ou avec le capital d’une autre personne, reçoit son salaire en nature, c’est-à-dire en choses produites par son travail. Dans ce cas comme dans celui de l’ouvrier indépendant, il est clair que les salaires sont pris sur le produit du travail et non sur le capital. Si j’embauche un homme pour ramasser des œufs ou des baies, ou pour faire des souliers, et que je le paie avec des œufs, des baies ou des souliers produits de son travail, on ne peut pas mettre en doute que la source de son salaire soit le travail pour lequel on le donne. Cette forme de louage se retrouve encore dans le mode de fermage des peuples pasteurs, étudié avec tant de perspicacité par sir Henry Maine dans son Histoire primitive des Institutions et qui implique si nettement la relation de celui qui emploie et de celui qui est employé, de façon à rendre celui qui accepte le bétail, l’homme ou le vassal du capitaliste qui l’emploie ainsi. C’est dans ces conditions que Jacob travailla pour Laban, et même de nos jours dans des pays civilisés, ce mode d’emploi du travail est assez fréquent. Qu’est-ce que la culture en participation qui domine dans les états du Sud de l’Union et en Californie, le métayage de l’Europe, et tous les autres cas où les surveillants, les courtiers, ont une commission sur les profits, si ce n’est l’emploi du travail dont le paiement consiste en une part du produit ?

Quand les salaires bien qu’estimés en espèce sont payés en quelque chose d’autre de valeur équivalente, il y a un pas de plus de fait de la simplicité vers la complexité. Par exemple, sur les baleiniers américains la coutume est de ne pas payer de salaires fixes, mais de donner une part en proportion de la prise, qui varie d’un seizième ou d’un douzième pour le capitaine, jusqu’à un trois-centième pour le mousse. Ainsi quand un baleinier arrive à New-Bedfort ou à San-Francisco, après un heureux voyage, il porte dans ses flancs les salaires de son équipage, aussi bien que les profits de ses propriétaires, et un équivalent qui les remboursera de toutes les provisions usées pendant le voyage. Il est bien clair que ces salaires, cette huile, ces baleines qu’a pris l’équipage, ne sont pas tirés du capital, mais qu’ils sont bien réellement une part du produit de son travail. Le fait n’est nullement changé quand pour plus de commodité, au lieu de distribuer à l’équipage ce qui lui revient d’huile et de baleines, on estime au prix du marché la valeur de la part de chaque homme et qu’on lui donne de l’argent à la place. L’argent n’est que l’équivalent du salaire réel, huile et baleines. Il n’y a dans ce paiement aucune avance du capital. L’obligation de payer les salaires n’existe que lorsque la valeur sur laquelle on doit prendre pour les payer, entre dans le port. Au moment où l’armateur prend à son capital de l’argent pour payer l’équipage, il ajoute à son capital de l’huile et des baleines.

Jusqu’ici rien ne donne lieu à discussion. Faisons un nouveau pas en avant, et arrivons à la manière ordinaire d’employer le travail et de payer les salaires.

Les îles Farallone, au large de la baie de San-Francisco, sont très fréquentées par les oiseaux de mer qui viennent y couver leurs œufs ; une compagnie qui possède ces îles emploie des hommes, dans la saison voulue, à chercher les œufs. Ces hommes pourraient être payés par un nombre d’œufs proportionnel au nombre d’œufs trouvés par eux, et probablement il en serait ainsi s’il y avait plus d’incertitude dans ce genre de travail ; mais les oiseaux sont si nombreux et si peu sauvages qu’on peut récolter un grand nombre d’œufs avec un travail fixe, de sorte que la compagnie trouve plus simple de donner aux hommes qu’elle emploie des salaires fixes. Les hommes se rendent dans les îles, y restent, récoltent les œufs et les portent en un endroit où, à des intervalles rapprochés un petit vaisseau les prend, les emmène à San-Francisco où ils sont vendus. Quand la saison est passée les hommes s’en vont et on leur paie alors en argent leurs gages convenus d’avance. Cette transaction n’a-t-elle pas en somme le même résultat que si les salaires fixés au lieu d’être payés en argent, l’étaient avec une quantité d’œufs ramassés ayant une valeur équivalente ? Est-ce que l’argent ne représente pas les œufs par la vente desquels il a été obtenu, et les salaires ne sont-ils pas aussi bien le produit du travail pour lequel on les paie, que le seraient les œufs appartenant à un homme qui les aurait ramassés pour lui-même, sans l’intervention d’aucun maître.

Prenons un autre exemple qui montre par réversion l’identité des salaires en argent et des salaires en nature. À Saint-Bonaventure, vit un homme qui se fait un excellent revenu en tuant, pour leur huile et leurs peaux, les veaux-marins communs qui fréquentent les îles formant le canal de Santa-Barbara. Quand dans les expéditions il emmenait deux ou trois Chinois, il les payait en argent. Mais les Chinois semblent trouver une grande valeur à quelques organes du veau-marin, qu’ils sèchent et pulvérisent pour en faire quelque remède, ainsi qu’aux longs poils et aux moustaches des mâles surtout quand ils dépassent une certaine longueur et qu’on peut les employer dans un but qui n’est pas bien clair pour les barbares étrangers. L’homme découvrit bien vite que les Chinois préféraient prendre, au lieu d’argent, ces parties des veaux-marins tués, et à partir de ce moment les leur donna pour salaire.

Pourquoi ce que nous constatons être vrai dans tous ces cas, — l’identité des salaires en argent et des salaires en nature, — ne le serait-il pas aussi dans tous les cas où l’on paie un salaire pour un travail productif ? Le fonds créé par le travail n’est-il pas réellement le fonds où l’on prend les salaires à payer ?

On dira peut-être : « Il y a cette différence : quand un homme travaille pour lui-même ou quand, travaillant pour un autre, il reçoit son salaire en nature, son salaire dépend du résultat de son travail ; que celui-ci, par une malchance quelconque, soit nul, il ne reçoit rien. Quand il travaille pour un maître il reçoit toujours son salaire parce qu’il dépend de l’accomplissement du travail et non du résultat du travail. » Cette distinction n’est évidemment pas réelle. Car en moyenne le travail fourni pour un salaire fixe produit non seulement le montant du salaire, mais plus encore : s’il en était autrement les patrons ne pourraient pas réaliser de bénéfices. Quand les salaires sont fixes, le patron prend pour lui tous les risques, et il y a compensation pour cette assurance, car les salaires fixes sont toujours un peu moindres que les salaires proportionnels. Mais, bien que, lorsque la somme fixée des salaires est stipulée, l’ouvrier qui a rempli le rôle que lui imposait le contrat, ait un recours légal contre son patron, il arrive souvent, sinon généralement, que le désastre qui empêche le patron de tirer un bénéfice du travail, l’empêche aussi de payer les salaires. Dans des industries importantes, le patron est légalement exempt en cas de désastre, bien que dans le contrat les salaires soient certains et non proportionnels. Car il est dit dans la loi de l’amirauté « la cargaison est la mère des salaires, » et bien que le matelot ait accompli sa tâche, le désastre qui empêche le navire de rapporter une cargaison le prive de ses droits à un salaire.

Dans cette maxime est enfermée la vérité que je veux démontrer. La production est toujours la mère des salaires. Sans la production les salaires ne seraient et ne pourraient pas être. C’est du produit du travail, et non d’avances du capital que viennent les salaires.

Partout où nous analyserons les faits, on trouvera que c’est vrai. Car le travail précède toujours le salaire. C’est universellement vrai des salaires reçus d’un patron par les ouvriers, comme des salaires pris directement par l’ouvrier qui est son propre patron. Dans l’un comme dans l’autre cas la récompense dépend du travail. Le paiement des salaires par le patron aux ouvriers, qu’il se fasse à la fin de la journée, ou à la fin de la semaine ou du mois, à la fin de l’année ce qui est plus rare, ou à la pièce comme cela a lieu dans bien des branches d’industrie, implique toujours un travail préalable fait par l’ouvrier et dont bénéficie le patron, car les cas peu nombreux où les paiements sont faits d’avance, pour des services personnels, ne sont attribuables qu’à la charité, ou à un désir de garantie. Le nom d’« arrhes » donné par les légistes aux avances faites sur le paiement, montre le vrai caractère de la transaction, de même pour le nom de « argent de sang » donné dans les expéditions très lointaines, au paiement qui, nominalement, est une avance sur les salaires des matelots, mais qui, en réalité, est un argent d’achat, la loi anglaise et américaine considérant comme un objet mobilier un matelot aussi bien qu’un porc.

J’ai appuyé sur ce fait évident que le travail précède toujours le salaire, parce que pour bien comprendre les phénomènes les plus compliqués des salaires, il est nécessaire d’avoir toujours ce fait présent à l’esprit. Évident comme il l’est, ou comme je l’ai rendu, on comprend que la proposition que les salaires sont tirés du capital, proposition qui a servi de point de départ à tant de déductions importantes, n’ait pu être acceptée que parce qu’on ignorait ou qu’on détournait les yeux de cette vérité, qu’on partait de ce principe que le travail ne peut être productif que soutenu par le capital[8]. Le lecteur irréfléchi, admet tout de suite ce fait que le travailleur doit avoir des aliments, des vêtements, etc., afin de pouvoir accomplir son travail ; et comme on lui a dit que les aliments, les vêtements employés par les ouvriers sont du capital, il admet la conclusion que la consommation du capital est nécessaire à l’application du travail, et en déduit tout naturellement que l’industrie est limitée par le capital, que la demande de travail dépend de l’approvisionnement de capital, et que par conséquent les salaires dépendent du rapport entre le nombre des ouvriers cherchant de l’ouvrage, et la somme de capital consacrée à leur embauchage.

J’espère que le précédent chapitre a rendu chacun capable d’apercevoir l’idée fausse renfermée dans ce raisonnement, idée fausse qui a embarrassé les esprits les plus perspicaces dans les filets qu’ils se tressaient eux-mêmes. L’emploi du mot capital dans deux sens différents a fait tout le mal. Quand on dit que le capital est nécessaire à l’exercice du travail productif, on comprend dans le mot « capital » les aliments, les vêtements, l’abri, etc. ; quand ensuite on tire de ceci des déductions, on emploie le mot avec son sens commun et légitime de richesse consacrée, non à la satisfaction immédiate du désir, mais à l’accroissement de la richesse, de la richesse aux mains des patrons par opposition à celle entre les mains des ouvriers. La conclusion n’est pas plus valide qu’elle le serait si l’on acceptait cette proposition : un ouvrier ne peut pas aller à son travail sans avoir déjeuné, et sans avoir quelques vêtements, donc le nombre d’ouvriers pouvant travailler est limité par le nombre de ceux auxquels leurs patrons ont fourni un déjeuner et des habits. En fait les ouvriers fournissent en général leur propre repas et les vêtements avec lesquels ils vont au travail ; de plus, le capital (le mot pris dans le sens qui le distingue du travail) peut, dans quelques cas exceptionnels, faire des avances au travail, mais il n’est jamais forcé de le faire, avant que le travail commence. Si l’on proposait à ce nombre énorme d’ouvriers inoccupés en ce moment dans le monde civilisé, de travailler sans recevoir aucune avance de salaire, on n’en trouverait probablement pas un, parmi ceux qui désirent vraiment travailler, qui refuserait la proposition. La plus grande partie d’entre eux travailleraient avec joie quand même on ne leur promettrait le paiement de leurs salaires que pour la fin du mois ; il y en aurait probablement bien peu refusant de travailler et d’attendre les salaires jusqu’à la fin de la semaine comme le font bien des ouvriers ; il n’y en aurait certainement aucun qui ne voudrait pas attendre sa paie jusqu’à la fin de sa journée, ou au moins jusqu’à l’heure de son prochain repas. Le moment précis du paiement est indifférent ; le point essentiel, le fait sur lequel j’appuie, c’est que ce paiement se fait après l’accomplissement du travail.

Donc le paiement des salaires implique toujours un travail préalable. Mais qu’implique dans la production ce travail ? Évidemment la production de la richesse qui, si elle est échangée ou remise dans la production, est du capital. Donc le paiement du capital en salaires présuppose une production de capital par le travail, travail pour lequel on paie les salaires. Et comme le patron a généralement un profit, le paiement des gages n’est, pour ce qui le concerne, que la remise au travailleur d’une portion du capital produit par le travail. Pour l’ouvrier, c’est seulement la réception d’une portion du capital que son travail a déjà produit. Comme la valeur payée en salaires est ainsi échangée pour une valeur amenée à l’existence par le travail, comment peut-on dire que les salaires sont tirés du capital ou avancés par le capital ? Comme dans l’échange du travail pour les salaires le patron gagne toujours le capital créé par le travail avant de payer les salaires, comment le capital serait-il amoindri même temporairement[9] ?

Que les faits soient juges de la question. Prenons par exemple un chef de manufacture qui est en train de transformer des matières premières en articles finis, du coton en vêtements, du fer en quincaillerie, du cuir en souliers, etc., et qui paie une fois par semaine les ouvriers qu’il emploie, comme c’est généralement le cas. Faisons un inventaire exact de son capital le lundi matin avant que le travail commence ; ce capital comprendra ses constructions, ses machines, ses matières premières, son argent en caisse, et ses produits finis en magasin. Supposons, pour plus de simplicité, qu’il n’achètera ni ne vendra, pendant cette semaine ; et après que le travail sera arrêté, qu’il aura payé ses ouvriers le samedi soir, faisons un nouvel inventaire de son capital. La somme d’argent en caisse sera moindre, car elle aura passé en salaires ; il y aura moins de matières premières, moins de charbon, etc., il faudra déduire de la valeur des constructions et des machines une somme égale aux dégâts et aux fatigues de la semaine. Mais s’il fait des affaires rémunératrices, ce qui en moyenne est le cas, la quantité de produits finis sera assez grande pour compenser toutes ces pertes, et pour se résumer par un accroissement de capital. Évidemment donc, la somme qu’il a payée pour la main-d’œuvre en salaires, n’a pas été prise sur son capital ou sur le capital de quelqu’un d’autre. Elle ne vient pas du capital, mais de la valeur créée par le travail lui-même. Il n’y a pas plus ici avance du capital que si ce patron louait des hommes pour déterrer la mye des sables, puis les payait avec les coquillages qu’ils auraient déterrés. Leurs salaires sont aussi réellement le produit de leur travail que l’étaient les salaires de l’homme primitif quand, « longtemps avant l’appropriation des terres et l’accumulation du capital, » il obtenait une huître en la détachant des rochers avec une pierre.

Comme l’ouvrier qui travaille pour un maître ne reçoit son salaire que lorsqu’il a accompli son travail, son cas est semblable à celui de l’homme qui dépose de l’argent dans une banque et qui ne peut en retirer de l’argent que lorsqu’il en a déposé auparavant. Et de même qu’en retirant ce qu’il avait d’abord déposé, le dépositaire n’amoindrit pas le capital de la banque, de même l’ouvrier en recevant son salaire ne peut amoindrir même temporairement soit le capital de son patron, soit le capital réuni de la communauté. Son salaire ne vient pas plus du capital que les chèques du dépositaire ne sont tirés sur le capital de la banque. Il est vrai que les ouvriers en recevant leurs salaires ne reçoivent généralement pas la richesse sous la forme qu’ils ont produite, pas plus que les dépositaires dans une banque ne reçoivent exactement les mêmes pièces de monnaie ou les mêmes billets, mais ils les reçoivent sous une forme équivalente, et de même que nous avons le droit de dire que le dépositaire reçoit de la banque ce qu’il lui a donné, de même nous avons le droit de dire que l’ouvrier reçoit comme salaire la richesse qu’il a produite par son travail.

Si cette vérité universelle est si souvent méconnue, il faut l’attribuer à cette source féconde d’obscurité économique, à la confusion si souvent faite entre la richesse et l’argent ; et il est curieux de voir ceux qui, depuis que le docteur Adam Smith a fait tenir l’œuf sur sa pointe, ont pleinement démontré les illusions du système mercantile, tomber dans des erreurs du même genre en traitant des relations du capital et du travail. L’argent étant le médium général des échanges, le courant commun par lequel se font toutes les transformations de richesse d’une forme dans une autre, si un échange offre certaines difficultés, on le verra immédiatement quand il s’agira de faire la réduction en argent ; et c’est ainsi qu’il est parfois plus facile d’échanger de l’argent contre une autre forme de richesse, que d’échanger de la richesse contre une forme particulière d’argent, par la raison qu’il y a plus de gens ayant des richesses et voulant faire quelque échange, qu’il n’y a de gens qui désirent faire un échange particulier. C’est ainsi qu’un producteur qui a donné son argent en salaires peut parfois trouver difficilement à changer en argent la valeur accrue pour laquelle il a réellement échangé son argent, et qu’on est amené à dire qu’il a épuisé ou avancé son capital en payant les salaires de ses ouvriers. Cependant, à moins que la nouvelle valeur créée par le travail soit moindre que les salaires payés (ce qui n’a lieu que dans des cas exceptionnels), il a maintenant en marchandises le capital qu’il avait avant en argent ; ce capital a changé de forme, mais il n’est pas amoindri.

Il y a une branche de production pour laquelle les confusions de pensée qui naissent de l’habitude de confondre le capital et l’argent, doivent se produire moins souvent parce que son produit est la matière générale, et le type de l’argent. Il se trouve que cette branche de travail nous fournit, presque en même temps des exemples de la production passant des formes les plus simples aux plus complexes.

Dans les premiers temps de la découverte de l’or en Californie, et plus tard en Australie, le chercheur d’or qui trouvait dans le lit d’une rivière ou dans un dépôt superficiel, les parcelles brillantes que les lents procédés naturels y avaient accumulées, ramassait ou lavait ses « gages » (car c’est ainsi qu’il les appelait) et s’en servait comme d’argent, car l’argent monnayé étant rare, la poussière d’or passait comme valeur courante au poids, et à la fin de la journée il serrait son salaire en argent dans un sac de peau de daim. Il ne peut ici y avoir discussion si ce salaire venait ou non du capital. Il était manifestement le produit du travail. Il en serait de même si le possesseur d’un riche placer louait des hommes pour travailler pour lui, et les payait avec une monnaie identique à celle que leur travail leur aurait fait trouver dans un placer quelconque. À mesure que l’argent monnayé devenait plus abondant, sa grande commodité fit qu’il remplaça la poussière d’or qu’il était ennuyeux de faire peser et dont on perdait toujours une partie pour l’opération ; et c’est avec de l’argent monnayé obtenu par la vente de la poussière obtenue par le travail, que les patrons payèrent les ouvriers qu’ils employaient. Quand ils avaient assez d’argent pour le faire, au lieu de vendre leur or au dépôt le plus proche, et de payer les profits du marchand, ils l’amassaient pour l’emporter ou l’envoyer à San-Francisco où on le leur changeait, sans perte, contre de l’argent monnayé. En accumulant ainsi de la poussière d’or ils diminuaient leur stock d’argent monnayé : de même le manufacturier en accumulant un stock de marchandises, amoindrit son stock d’argent. Et cependant personne n’aura l’esprit assez obtus pour se figurer qu’en amassant ainsi de la poussière d’or, et en payant avec de l’argent monnayé, le mineur amoindrit son capital.

Mais les dépôts qu’on pouvait exploiter sans travail préliminaire, furent bientôt épuisés, et l’exploitation de l’or prit alors un caractère plus sérieux. Avant de trouver des placers pouvant rendre quelque chose, il fallut ouvrir de profonds puits de mine, construire de grandes écluses, creuser dans le roc le plus dur de longues galeries, amener l’eau de très loin par dessus les montagnes et à travers les vallées, acheter de coûteuses machines. On ne pouvait faire tout cela sans capital. Parfois ces travaux demandaient des années pendant lesquelles il ne fallait espérer aucun rendement, il fallait payer chaque semaine ou chaque mois les salaires des hommes employés. On dira sûrement que dans des cas semblables, si ce n’est dans les autres, les salaires sont bien pris sur le capital ; ils sont bien avancés par le capital ; leur paiement doit nécessairement amoindrir le capital ; ici au moins l’industrie est limitée par le capital, car sans le capital on ne pourrait pas entreprendre de semblables travaux. Examinons les faits.

Ce sont des cas de cette espèce qu’on cite toujours pour prouver que les salaires viennent du capital. Car là où les salaires doivent être payés avant que le travail ait atteint son objet, comme dans l’agriculture où le labourage et l’ensemençage doivent précéder de plusieurs mois la récolte de la moisson, comme dans les constructions de maisons, de vaisseaux, de chemins de fer, de canaux, etc., il est clair que les possesseurs du capital distribué en salaires ne peuvent espérer un revenu immédiat, mais doivent, comme le dit la phrase consacrée « débourser » ou « en être pour leurs frais » pendant un certain temps, parfois pendant des années. Et alors, si l’on n’a pas présents à l’esprit les premiers principes, on est facilement entraîné à admettre la conclusion que les salaires sont avancés par le capital.

Mais de semblables cas n’embarrasseront pas le lecteur qui a saisi ce que je voulais faire comprendre dans ce qui précède. Une analyse facile montrera que ces exemples dans lesquels les salaires sont payés avant que le produit soit achevé ou même commencé, ne sont pas des exceptions à la règle, qui est si nette quand le produit est fini avant que les salaires soient payés.

Si je vais chez un changeur transformer mon argent en or, je donne mon argent qu’il compte et met de côté, puis je reçois l’équivalent en or moins sa commission. Est-ce que le changeur m’a avancé un capital quelconque ? Évidemment non. Ce qu’il avait avant en or, il l’a maintenant en argent plus son profit. Et comme il a pris l’argent avant de donner l’or, il n’y a de sa part aucune avance, même momentanée, de capital.

Cette opération du changeur est tout à fait analogue à celle que fait le capitaliste quand, dans des cas semblables à ceux que nous examinons, il distribue son capital en salaires. Comme l’exécution du travail précède le paiement des salaires, et comme l’exécution du travail dans la production implique la création d’une valeur, le patron reçoit cette valeur avant d’en débourser une autre, il ne fait qu’échanger du capital sous une forme pour du capital sous une autre forme. Car la création d’une valeur ne dépend pas du fini du produit ; elle se développe à chaque progrès de la production, elle est le résultat immédiat de l’application du travail ; et par conséquent, quelques longs que soient les procédés de production, le travail ajoute toujours au capital par son exécution, avant de prendre ses salaires sur le capital.

Voilà un forgeron à sa forge qui fait des pioches. Il est clair qu’il produit du capital, il ajoute des pioches au capital de son patron, avant d’en tirer de l’argent sous forme de salaires. Voici un machiniste, ou un fabricant de chaudières, occupés dans la quille d’un Great Eastern quelconque. Ne créent-ils pas aussi une valeur, un capital ? Le vapeur géant, comme la pioche, est un article de richesse, un instrument de production, et bien que l’un ne puisse être terminé que dans plusieurs années, tandis que l’autre l’est en quelques minutes, le travail de chaque jour, dans un cas comme dans l’autre, est évidemment une production de richesse, une addition faite au capital. Ce n’est pas le dernier coup de marteau, pas plus que le premier, qui crée la valeur du produit fini ; la création de la valeur est continue, elle résulte immédiatement de l’exécution du travail.

Tout ceci nous apparaît très clairement là où la division du travail fait que l’exécution complète du produit est confiée à différents producteurs, c’est-à-dire là où nous avons l’habitude d’estimer la valeur qu’a créée le travail, à quelque degré d’avancement qu’en soit la production. Un moment de réflexion montrera que c’est justement le cas pour la grande majorité des produits. Prenons un vaisseau, une bâtisse, un couteau de poche, un livre, un dé à coudre ou un morceau de pain ; ce sont des produits finis, mais ils n’ont pas été produits par une seule opération ou par un seul genre de producteurs. Et ceci admis, nous distinguons rapidement différents points ou degrés dans la création de la valeur qu’ils représentent comme articles finis. Quand nous ne distinguons pas différents degrés dans l’opération finale de la production, nous distinguons la valeur des matières. On peut souvent décomposer plusieurs fois la valeur de ces matières, de façon à voir clairement les différents points de la création de la valeur finale. À chacun de ces degrés nous constatons habituellement une création de valeur, une addition au capital. La fournée de pain que le boulanger retire du four a une certaine valeur. Mais elle est composée en partie de la valeur de la farine dont la pâte a été faite. Celle-ci est encore composée de la valeur du froment, de la valeur donnée par la mouture, etc. Le fer sous forme de fonte est loin d’être un produit complet. Il doit passer par plusieurs et peut être par beaucoup de phases de production avant de devenir les articles finis qui étaient les objets derniers pour lesquels on extrayait le minerai de fer de la mine. Cependant le fer fondu n’est-il pas du capital ? Et de même le travail de la production n’est réellement pas complet quand la récolte du coton est faite, ni quand il est épluché, foulé, ni même quand il arrive à Lowell ou à Manchester, ni lorsqu’il est filé, ou qu’il est converti en vêtements ; mais seulement quand finalement il arrive dans les mains du consommateur. À chaque phase de ce progrès il y a sûrement création de valeur, addition au capital. Pourquoi donc, bien que nous ne le voyons pas ordinairement et ne l’estimions pas, n’y a-t-il pas aussi une création de valeur, une addition au capital, quand le terrain est labouré pour recevoir la semence ? Est-ce parce qu’il pourrait arriver une mauvaise saison qui compromettrait la réussite de la récolte ? Évidemment non : car une semblable possibilité de malheur menace chaque phase de la production de l’article fini. En moyenne on est sûr de récolter la semence qu’on a plantée, et tant de labourage et de semence produira en moyenne tant de coton dans la capsule, aussi sûrement que tant de coton filé donnera tant de mètres de toile.

En résumé, comme le paiement des salaires dépend toujours de l’exécution du travail, le paiement des salaires dans la production, quelque longue que soit l’exécution, n’implique jamais une avance du capital, ou même un amoindrissement temporaire du capital. La construction d’un vaisseau peut durer un an ou plusieurs années, mais la création de valeur dont le vaisseau fini sera la somme a lieu de jour en jour, d’heure en heure, depuis le moment où la quille est mise en place, ou même depuis celui où cette place est préparée. En payant les salaires avant que le vaisseau soit terminé, le constructeur ne diminue ni son capital ni celui de la communauté, car la valeur du vaisseau partiellement achevé prend la place de la valeur distribuée en salaires. Il n’y a nulle avance du capital dans ce paiement des salaires, car le travail des ouvriers pendant la semaine ou le mois crée ou rend au constructeur plus de capital qu’il n’en est payé à la fin de la semaine ou du mois ; c’est ce que prouve le fait que si on demandait au constructeur de vendre un vaisseau partiellement achevé, il voudrait en retirer un bénéfice.

Et c’est ainsi que lorsque l’on creuse un tunnel comme ceux de Sutro ou du St-Gothard, ou un canal comme celui de Suez, il n’y a pas d’avance du capital. Le tunnel ou le canal, une fois creusé, devient un capital équivalent à l’argent dépensé pour le percement, ou si l’on aime mieux, équivalent à la poudre, aux forets, etc., employés pour le travail, ou aux aliments et vêtements employés par les ouvriers ; comme le montre ce fait que la valeur du capital de la compagnie n’est pas diminuée, à mesure que ce capital sous formes diverses, est changé en capital sous forme de tunnel ou de canal. Au contraire il augmente le plus souvent à mesure que le travail avance, de même que le capital employé dans un mode plus rapide de production, aurait, en général, augmenté.

Ceci est également évident en agriculture. La création de la valeur n’a pas lieu tout d’un coup quand la moisson est récoltée, mais petit à petit pendant tout le temps que dure la croissance jusqu’au moment, moment compris, de la moisson ; pendant toute cette période le paiement des salaires n’affaiblit pas le capital du fermier ; ceci est tangible quand la terre est vendue ou louée pendant ce temps de croissance, un champ labouré rapportera plus qu’un qui ne l’est pas, et un champ ensemencé plus qu’un champ labouré. C’est encore tangible quand les moissons sont vendues sur pied comme cela arrive quelquefois, ou quand le fermier ne moissonne pas lui-même mais passe un contrat avec le possesseur d’instruments de moisson. C’est tangible pour les vergers et les vignobles qui, bien que n’étant pas encore en rapport, se vendent suivant leur âge. Cela l’est encore pour les chevaux, les vaches, les moutons, qui augmentent de valeur à mesure qu’ils approchent de leur maturité. Et si ce n’est pas toujours tangible entre ce qu’on peut appeler les points d’échange usuel en production, cette augmentation de valeur se fait cependant avec chaque nouvel effort de travail. Donc là où le travail est exécuté avant que les salaires soient payés, l’avance de capital est réellement faite par le travail, et par l’ouvrier au patron, et non par le patron à l’ouvrier.

« Cependant » dira-t-on, « dans des cas semblables à ceux que nous venons d’examiner, le capital est indispensable. » Certainement ; je ne le nie pas. Mais ce n’est pas pour faire des avances au travail qu’il est nécessaire. C’est pour autre chose, pourquoi, c’est ce que nous pouvons facilement déterminer.

Quand les salaires sont payés en espèce, c’est-à-dire en richesse de même nature que celle produite par le travail, quand, par exemple, je loue des hommes pour couper du bois en convenant que je leur donnerai pour salaires une portion du bois qu’ils auront coupé (méthode parfois adoptée par le possesseur ou fermier de forêts), il est évident qu’il n’y a pas besoin de capital pour payer leurs salaires. Ni même lorsque, ceci convenant mieux à tout le monde, parce que une grande quantité de bois peut être plus facilement et plus avantageusement échangée qu’un nombre de petites quantités, je paie les salaires en argent au lieu de le faire en bois, pourvu toutefois que je puisse faire l’échange du bois contre de l’argent avant que les salaires soient dus. C’est seulement quand je ne peux pas faire cet échange, ou un échange aussi avantageux que je le désire, à moins d’avoir amassé une grande quantité de bois, que j’ai besoin de capital. Même alors je puis ne pas avoir besoin de capital si je parviens à faire un échange partiel ou d’essai en empruntant sur mon bois. Si je ne peux pas ou ne veux pas soit vendre mon bois, soit emprunter sur lui, et cependant si je désire continuer à accumuler un grand stock de bois, alors j’aurai besoin de capital. Mais il est évident que j’ai besoin de capital non pour payer les salaires des ouvriers, mais pour accumuler une grande quantité de bois. Il en est de même lorsqu’on creuse un tunnel. Si les ouvriers étaient payés en tunnel (ce qui pourrait facilement se faire en les payant avec les actions de la compagnie), aucun capital ne serait nécessaire pour le paiement des salaires. C’est seulement lorsque les entrepreneurs désirent accumuler du capital sous forme de tunnel, qu’ils ont besoin de capital. Pour en revenir à notre premier exemple : le changeur auquel je vends mon argent ne peut entreprendre son genre d’affaires sans capital. Mais ce n’est pas pour me faire une avance de capital quand il reçoit mon argent et me rend de l’or, qu’il a besoin de capital. Il en a besoin parce que le genre de ses affaires demande qu’il ait sous la main une certaine somme de capital, afin que lorsque vient un chaland il puisse faire l’échange que celui-ci désire.

Et nous retrouverons ceci dans chaque branche de production. On n’a jamais besoin de mettre de côté du capital pour payer les salaires quand le produit du travail pour lequel on paie les salaires, est échangé aussitôt qu’exécuté ; cela est seulement nécessaire quand le produit est emmagasiné ou, ce qui est la même chose pour l’individu, est placé dans le courant général des échanges, sans en être immédiatement retiré, c’est-à-dire vendu à crédit. Mais le capital qui est alors nécessaire ne l’est pas pour payer les salaires, ni pour faire des avances au travail, comme on le dit toujours à propos du produit du travail. Ce n’est jamais parce qu’il fait travailler que le producteur a besoin de capital ; mais bien parce que, non seulement il occupe des ouvriers, mais parce qu’il vend ou accumule les produits du travail ou spécule dessus. C’est en général le cas pour tous les patrons.

Récapitulons : l’homme qui travaille pour lui-même reçoit son salaire dans les choses qu’il produit, telles qu’il les produit, et échange cette valeur contre une autre toutes les fois qu’il vend le produit. L’homme qui travaille pour un autre, pour un salaire stipulé, payé en argent, travaille sous un contrat d’échange. Il crée également son salaire à mesure qu’il exécute son travail, mais il ne le reçoit pas, excepté en des temps fixés, en une somme fixée et sous une forme différente. À mesure qu’il accomplit son travail, il avance l’échange ; quand il reçoit son salaire, l’échange est achevé. Pendant tout le temps qu’il gagne son salaire, il avance du capital à son patron, mais en aucun moment, à moins que le salaire soit payé avant le commence ment du travail, le patron ne lui avance du capital. Que le patron qui reçoit le produit en échange du salaire, l’échange à nouveau immédiatement, ou qu’il le garde un certain temps, cela n’altère pas plus le caractère de la transaction, que ne le fait l’emploi final du produit fait par celui qui s’en sert en dernier, emploi qui peut être fait dans une autre partie du globe, et à la fin d’une série de centaines d’échanges.


CHAPITRE IV.

CE N’EST PAS LE CAPITAL QUI POURVOIT À L’ENTRETIEN DES OUVRIERS.

Mais le lecteur peut encore rencontrer sur sa route une pierre d’achoppement.

Comme le laboureur ne peut pas manger le sillon qu’il creuse, ni la machine à vapeur partiellement achevée aider en aucune façon à produire les vêtements que porte le machiniste, n’ai-je pas, comme le dit John Stuart Mill, « oublié que les habitants d’un pays sont entretenus, voient leurs besoins satisfaits, non par le produit du travail présent, mais par celui du passé ? » Ou, pour employer les mots dont se sert mistress Fawcett dans un traité élémentaire et populaire, n’ai-je pas « oublié que bien des mois doivent s’écouler entre le moment où l’on sème et celui où le produit de la semence est converti en un morceau de pain, et que « il est donc évident que les ouvriers ne peuvent pas vivre sur ce que leur travail aide à produire, mais sont soutenus par la richesse que leur travail, ou le travail des autres, a précédemment produite, richesse qui est du capital[10] ? »

La supposition faite dans ces passages, et d’après laquelle il est si évident que le travail doit être soutenu par le capital qu’il suffit d’énoncer la proposition pour qu’elle soit admise, se retrouve dans l’édifice entier de l’économie politique courante. Et on croit avec tant de confiance que le travail est entretenu par le capital que la proposition : « La population se règle elle-même d’après les fonds consacrés à la faire travailler, et, par conséquent, augmente ou diminue avec l’augmentation ou la diminution du capital ?[11] » est également regardée comme un axiome, et devient à son tour la base d’argumentations importantes.

Cependant, quand on examine ces propositions, on voit que loin d’être évidentes en elles-mêmes, elles sont au contraire absurdes ; car elles impliquent l’idée que le travail ne peut être exécuté que lorsque l’on a économisé les produits du travail, et placent ainsi le produit avant le producteur.

Et l’examen prouve que leur apparente plausibilité vient d’une confusion de pensée.

J’ai déjà signalé l’erreur, cachée par une définition fausse, que renferme la proposition que la nourriture, l’habillement et l’abri étant nécessaires au travail productif, l’industrie était limitée par le capital. Dire qu’un homme doit avoir déjeuné avant d’aller à son ouvrage, ce n’est pas dire qu’il ne peut pas travailler à moins qu’un capitaliste lui fournisse un déjeuner, car ce déjeuner peut venir et vient, même dans les pays où il n’y a pas de famine, non de la richesse mise de côté pour aider à la production, mais de la richesse mise de côté pour fournir les moyens de subsistance. Et, ainsi qu’il a déjà été prouvé, les aliments, les vêtements, et tous les articles de richesse, ne sont du capital que tant qu’ils sont en la possession de celui qui se propose, non de les consommer, mais de les échanger contre d’autres articles, ou contre des services productifs, et cessent d’être du capital quand ils passent entre les mains de ceux qui veulent les consommer ; car dans cette transaction ils passent du stock de richesse formé pour se procurer un autre genre de richesse, dans le stock de richesse formé pour satisfaire ses désirs, sans s’occuper de savoir si leur consommation aidera ou non à la production de la richesse. Si l’on ne conserve pas cette distinction, il est impossible de tracer une ligne entre la richesse qui est capital et la richesse qui n’est pas capital, même en remettant cette distinction à « l’esprit du possesseur, » comme le fait John Stuart Mill. Car les hommes ne mangent pas ou ne s’abstiennent pas de manger, ne se vêtissent pas ou ne s’abstiennent pas de se vêtir suivant qu’ils ont ou non en vue le travail productif. Ils mangent parce qu’ils ont faim, et portent des vêtements parce qu’ils ne seraient pas à l’aise sans eux. Prenons la nourriture qui se trouve sur la table d’un ouvrier qui travaillera ou ne travaillera pas dans la journée, suivant l’occasion qui se présentera : si la distinction entre la richesse qui est capital et celle qui ne l’est pas réside dans la question de savoir si elle aidera ou non au travail productif, comment dire que cette nourriture est ou n’est pas du capital ? Il est impossible à l’ouvrier comme au philosophe de l’école de Ricardo et de Mill de le dire, et cela n’est possible ni lorsque la nourriture arrive dans l’estomac, ni lorsqu’elle a passé dans le sang et les tissus, si l’on suppose que l’ouvrier ne trouve pas tout de suite du travail et continue ses recherches. Et cependant l’homme mangera quand même son repas.

Bien que logiquement nous puissions en rester là, il est difficile de laisser cette discussion pour retourner à la distinction de la richesse et du capital. Cela n’est pas nécessaire. Il me semble que la proposition qui affirme que le travail présent doit être soutenu par le produit du travail du passé, n’est vraie que dans ce sens que le travail de l’après-midi doit être accompli avec l’aide du repas de midi, ou que, avant de manger du lièvre, il faut en prendre un et le faire cuire. Et il est bien évident que ce n’est pas ce sens là qu’on donne à la proposition quand on en fait dépendre une suite de raisonnements importants. Le sens employé est alors celui-ci : avant qu’un travail qui n’aura pas pour résultat immédiat une richesse employable pour vivre, ne soit complètement achevé, il faut que les ouvriers aient un stock de moyens de subsistance qui les soutiennent pendant toute la durée du travail. Voyons si cela est vrai.

Le canot que Robinson Crusoé fit avec tant de peine, était une production qui ne pouvait donner à son travail une récompense immédiate. Mais avant de le commencer était-il nécessaire qu’il accumulât une provision d’aliments suffisante pour se soutenir pendant qu’il abattait l’arbre, taillait le canot, et finalement le lançait à la mer ? Nullement. Il était seulement nécessaire qu’il pût consacrer une partie de son temps à se procurer des aliments pendant qu’il vouait le reste de son temps à la construction et au lancement du canot. Supposons maintenant qu’une centaine d’hommes abordent sans provisions, sur une terre inconnue. Est-ce qu’ils devront nécessairement accumuler une provision d’aliments avant de commencer à cultiver le sol ? Nullement. Il sera seulement nécessaire que les poissons, le gibier, les fruits sauvages, soient assez abondants pour que le travail d’une partie des cent hommes soit suffisant pour fournir à tous, journellement, de quoi se nourrir, et que ces hommes aient assez le sens de leur intérêt mutuel, ou qu’il existe parmi eux une telle corrélation de désirs, que ceux qui cherchent la nourriture la partagent (l’échangent) avec ceux dont les efforts n’auront qu’une récompense future. Ce qui est vrai dans ce cas, l’est dans tous les autres. Il n’est pas nécessaire à la production des choses qui ne peuvent aider à la subsistance de l’homme, ou ne peuvent être immédiatement utilisées, qu’une production de richesse servant à soutenir les ouvriers pendant le travail, ait eu lieu antérieurement. Il faut seulement qu’il y ait quelque part dans le cercle d’échange, une production contemporaine suffisante pour assurer la subsistance des ouvriers, et la bonne volonté d’échanger ces moyens de subsistance pour les choses à la production desquelles le travail est consacré.

Et en fait, n’est-il pas vrai que, toutes choses étant dans des conditions normales, la consommation est alimentée par la production contemporaine ?

Voici un oisif dont la tête ni la main ne font un travail productif quelconque, mais qui vit, disons-nous, sur l’argent que son père lui a laissé sûrement placé en rentes sur l’État. Est-ce qu’en fait, il est soutenu, entretenu, nourri, par la richesse accumulée dans le passé, ou par le travail productif qui se fait autour de lui ? Sur sa table, il y a des œufs frais pondus, du beurre qui vient d’être battu, du lait tiré du matin, du poisson qui vingt-quatre heures auparavant nageait dans l’Océan, de la viande que le garçon boucher a apportée juste au moment voulu pour qu’on la fasse cuire, des légumes frais qui viennent du jardin, et des fruits du verger, en résumé il n’y a rien qui ne sorte presque à l’instant de la main du travailleur producteur, (car il faut comprendre dans cette catégorie les porteurs et les distributeurs aussi bien que ceux qui sont placés aux premiers degrés de l’échelle de la production), rien qui ait été produit longtemps auparavant, sauf peut-être quelques bouteilles de vin vieux. Ce dont cet homme a hérité de son père, ce sur quoi nous disons qu’il vit, n’est pas, actuellement, de la richesse, mais seulement le pouvoir de se servir de la richesse que produisent les autres. Et c’est de cette production contemporaine qu’il vit.

Les cinquante milles carrés de Londres contiennent sans doute plus de richesse que le même espace dans n’importe quel autre lieu. Cependant si tout à coup le travail productif cessait absolument à Londres, en peu de temps, les gens commenceraient à mourir comme des moutons atteints de la clavelée, et en peu de semaines ou en peu de mois, il ne resterait personne en vie. Car une entière suspension du travail productif serait un malheur plus épouvantable que n’en a jamais connu ville assiégée. Cela n’équivaudrait pas au simple mur extérieur de circonvallation que Titus éleva autour de Jérusalem pour empêcher l’entrée incessante des provisions dont vit une grande ville, mais bien à un mur semblable entourant chaque maison. Imaginez une pareille suspension de travail productif dans une communauté quelconque, et vous verrez combien il est vrai que l’humanité vit de ses mains ; que c’est le travail de chaque jour de la communauté qui fournit à la communauté son pain de chaque jour.

De même que la nourriture des ouvriers qui construisirent les Pyramides n’était pas tirée d’un stock de provisions précédemment amassées, mais bien des moissons sans cesse renaissantes de la vallée du Nil ; de même qu’un gouvernement moderne quand il entreprend un grand travail qui doit durer plusieurs années, n’y consacre pas une richesse déjà produite mais une richesse encore à produire, qui est prise sur les producteurs par des impôts, à mesure que le travail progresse ; de même la nourriture des ouvriers qui font un travail productif mais qui ne donne pas directement des moyens de subsistance, est produite simultanément par des autres ouvriers.

Si nous suivons le cercle d’échanges par lequel le travail fait dans la production d’une grande machine à vapeur, assure à l’ouvrier du pain, des vêtements, un abri, nous trouvons que bien qu’entre l’ouvrier mécanicien et le producteur de pain, de vêtements, etc., il puisse y avoir un millier d’échanges intermédiaires, la transaction se réduit cependant à un échange de travail entre eux. La cause qui produit cette dépense de travail à propos d’une machine à vapeur, est évidemment le besoin qu’éprouve quelqu’un qui possède le pouvoir de donner à l’ouvrier mécanicien ce qu’il désire, d’avoir en échange une machine à vapeur ; c’est-à-dire qu’il y a demande d’une machine à vapeur de la part de ceux qui produisent ce que désirent les producteurs de pain, viande, etc. C’est cette demande qui engage le travail du mécanicien à s’appliquer à la production de la machine, et par conséquent, la demande de viande, de pain, etc., du mécanicien engage réellement une somme équivalente de travail à s’appliquer à la production de ces choses ; et c’est ainsi que le travail actuellement fait en vue de la production d’une machine, produit virtuellement les choses pour lesquelles le mécanicien dépensera son salaire.

Ou, pour réduire ce principe en formule :

La demande de consommation détermine la direction dans laquelle le travail sera dépensé en production.

Ce principe est si simple, si évident, qu’il n’est pas nécessaire d’en donner d’autres exemples, et cependant c’est grâce à la lumière qu’il produit, que disparaissent toutes les complexités de notre sujet d’étude, et que nous avons au milieu des complications de la production moderne, cette vision nette des objets réels et des récompenses du travail que nous avons déjà eue en observant dans les commencements de la société, les formes plus simples de la production et de l’échange. Nous voyons que maintenant comme alors, chaque travailleur essaie d’obtenir par ses efforts la satisfaction de ses désirs ; nous voyons que bien que l’extrême division du travail assigne seulement à chaque producteur la production d’une petite partie de la chose qu’il veut gagner par son travail, ou ne lui laisse prendre aucune part dans cette production, cependant, en aidant à la production de ce que désirent d’autres producteurs, il commande à un autre travail la production des choses dont il a besoin, et de fait les produit lui-même. Ainsi s’il fabrique des couteaux de poche et qu’il mange du froment, le froment est aussi réellement le produit de son travail que s’il l’avait lui-même fait pousser, et s’il avait laissé les producteurs de blé faire leurs couteaux eux-mêmes.

Nous voyons combien il est absolument vrai que quelque soit la chose que prennent ou consomment les travailleurs en retour du travail qu’ils exécutent, jamais le capital ne fait des avances aux ouvriers. Si j’ai fait des couteaux et si j’ai acheté du blé avec le salaire que j’ai reçu, j’ai simplement échangé des couteaux pour du blé, ajouté des couteaux au stock existant de richesse et enlevé du blé de ce stock. Et comme la demande pour la con sommation détermine la direction dans laquelle s’exercera le travail productif, je ne puis même pas dire, tant que les limites de la production du blé n’ont pas été atteintes, que j’ai diminué le stock de blé, car en plaçant des couteaux dans le stock échangeable de la richesse et en y prenant du blé, j’ai dirigé le travail, à un autre bout de la série des échanges, vers la production du blé, de même que le producteur de blé en plaçant du blé dans ce stock et en demandant des couteaux, dirige le travail vers la production des couteaux, comme le moyen le plus facile d’obtenir du blé.

Et c’est ainsi que l’homme qui dirige la charrue, bien que la récolte pour laquelle il ouvre la terre ne soit pas encore semée et demande des mois pour arriver à maturité, produit virtuelle ment par le travail qu’il accomplit la nourriture qu’il mange et le salaire qu’il reçoit. Car bien que le labourage ne soit qu’une des opérations qui concourent à produire une moisson, c’est une partie, et une partie nécessaire de la culture du blé. L’accomplissement de cette opération est un pas franchi vers la récolte, est une assurance qu’il y aura une récolte, qui a pour équivalent la nourriture et le salaire que le laboureur retire du stock constamment renouvelé.

Ceci n’est pas seulement théoriquement vrai, c’est pratiquement et littéralement vrai. Qu’il arrive au moment propice pour le labourage, qu’on cesse tout labour. Est-ce que des symptômes de rareté ne se manifesteront pas tout de suite, bien avant le temps de la récolte ? Est — ce que l’effet de cette cessation ne se sentira pas immédiatement dans le comptoir, dans le magasin de machines agricoles, dans la fabrique ? Est-ce que le métier et le fuseau ne seront pas bientôt aussi oisifs que la charrue ? Cela serait ; les effets immédiats d’une mauvaise saison nous le prouvent. Et si cela est, l’homme qui laboure ne produit-il pas réellement sa nourriture et son salaire comme si, pendant le jour ou la semaine qu’il laboure, son travail avait pour résultat actuelles choses qu’il échange pour son travail ?

En fait, là où il y a du travail demandant un emploi, le manque de capital n’empêche pas le possesseur de la terre qui promet une récolte pour laquelle il y une demande, de la louer. Ou bien il fait un arrangement pour cultiver en participation, méthode suivie dans quelques partie des États-Unis, au quel cas les ouvriers, s’ils sont sans moyens de subsistance, obtiendront sur le travail qu’ils accomplissent un crédit dans le magasin le plus proche ; ou bien il préfère payer des gages, et c’est le fermier qui obtiendra un crédit, et ainsi le travail fait en culture est immédiatement utilisé et échangé, à mesure qu’il est fait. Si l’on emploie quelque chose en plus de ce que l’on aurait employé si les ouvriers étaient forcés de mendier au lieu de travailler (car dans tous les pays civilisés, les choses étant dans une condition normale, on doit assister les ouvriers en quelque manière), ce qu’on emploiera en plus ce sera le capital de réserve amassé en vue d’un remplacement, et qui, de fait, est remplacé par le travail à mesure qu’il se fait. Par exemple, dans les districts purement agricoles de la Californie du Sud, la moisson manqua complètement en 1877, et de millions de moutons il ne resta que leurs os. Dans la grande vallée de San-Joaquin beaucoup de fermiers n’avaient seulement pas de quoi nourrir leurs familles jusqu’au temps de la moisson suivante, et refusaient d’entretenir quelques domestiques. Mais les pluies arrivèrent au moment voulu, et ces mêmes fermiers commencèrent à louer des bras, à labourer et semer. Car çà et là il y avait un fermier qui avait mis de côté une partie de sa récolte. Aussitôt qu’arrivèrent les pluies, il se montra désireux de vendre sa réserve avant que la moisson prochaine fit baisser les prix, et le grain ainsi mis en réserve, par l’opération des échanges et des avances, passa entre les mains des cultivateurs, remplacé, et de fait produit, par le travail fait en vue de la moisson prochaine.

La série des échanges qui unit la production à la consommation peut être comparée à ce qui se passe dans un tuyau courbé rempli d’eau. Si l’on verse une certaine quantité d’eau à un bout, une quantité semblable sort par l’autre bout. Ce n’est pas identiquement la même eau, mais c’est son équivalent. Et de même ceux qui font un travail productif introduisent dans la production l’équivalent de ce qu’ils en retirent, ils ne reçoivent en nourriture et en salaires que le produit de leur travail.


CHAPITRE V.

LES FONCTIONS RÉELLES DU CAPITAL.

Nous pouvons maintenant nous demander, quelles sont donc les fonctions du capital, s’il n’est pas nécessaire pour le paiement des salaires et l’entretien du travail pendant la production ?

La réponse nous est toute indiquée par nos études antérieures. Nous avons vu que le capital était la richesse employée à procurer une richesse plus grande encore, ce qui le distingue de la richesse employée pour la satisfaction directe du désir ; ou, comme je crois qu’on peut le définir, le capital c’est la richesse placée dans le courant des échanges.

Donc le capital augmente la puissance du travail pour produire la richesse : 1o En permettant au travail d’être exécuté par des moyens plus effectifs, par exemple en cherchant la mye des sables avec une bêche au lieu de la déterrer à la main, en faisant marcher un vaisseau en jetant du charbon dans un fourneau au lieu de le diriger péniblement à la rame. 2o En permettant au travail de se servir des forces reproductives de la nature, en obtenant du grain en le semant, ou des animaux en les croisant. 3° En permettant la division du travail, ce qui d’un côté augmente l’efficacité du facteur humain de la richesse par l’utilisation des capacités spéciales, l’acquisition de l’habileté, la réduction des pertes ; et de l’autre met en jeu les forces du facteur naturel poussées à leur plus haute puissance, par l’utilisation des avantages que donnent les diversités de sol, de climat, de situation pour obtenir chaque espèce particulière de richesse là où la nature est la plus favorable à sa production.

Le capital ne fournit pas les matières que le travail transforme en richesse, comme on l’enseigne faussement ; les matières premières de la richesse sont fournies par la nature. Mais ces matières partiellement transformées par le travail, et mises dans le courant des échanges, sont du capital.

Le capital ne fournit pas ou n’avance pas les salaires, comme on l’enseigne faussement. Les salaires sont cette part du produit du travail obtenue par le travailleur.

Le capital ne fournit pas aux ouvriers les moyens de subsistance pendant l’exécution de leur travail, comme on l’enseigne à tort. Les ouvriers vivent de leur travail, l’homme qui produit, en tout ou en partie, une chose quelconque pouvant s’échanger contre des articles indispensables à l’existence, nourriture, habillement, etc., produit virtuellement ces articles.

Donc le capital ne limite pas l’industrie, comme on l’enseigne à tort, la seule limite à l’industrie étant l’étendue des matières premières disponibles. Mais le capital peut limiter le genre de l’industrie, la nature productive de l’industrie, en limitant l’usage des outils et la division du travail. Il est clair que le capital peut limiter la forme de l’industrie. Sans fabrique il ne pourrait y avoir d’ouvriers ; sans la machine à coudre, de machine cousant ; sans la charrue, de laboureur ; et sans un capital considérable engagé dans les échanges, l’industrie ne pourrait pas prendre les nombreuses formes spéciales que demandent les opérations d’échange. Il est également clair que le manque d’outils doit grandement limiter la productivité de l’industrie. Si le fermier doit se servir de la bêche parce qu’il n’a pas assez de capital pour acheter une charrue, de la faucille au lieu de la moissonneuse, du fléau au lieu de la batteuse ; si le mécanicien doit se servir du ciseau pour couper le fer ; le tisseur du métier à bras, et ainsi de suite, la production de l’industrie ne peut être qu’à peine le dixième de ce qu’elle serait si elle était aidée par le capital sous forme d’outils les plus perfectionnés. La division du travail serait dans l’enfance, et les échanges qui la rendent possible ne se feraient qu’entre voisins proches, si l’on ne mettait pas en stock, ou en circulation, une partie des choses produites. Un individu ne pourrait pas même faire sa spécialité de la chasse, ou de la pêche, ou de la cueillette des noix, ou de la fabrication des armes, tant que tous n’auraient pas soustrait à la consommation immédiate une part de ce qu’ils produisaient, afin que celui qui se consacrait à la production d’une chose, pût obtenir les autres choses dont il manquait, et faire que le gain d’un jour pût suppléer au manque d’occupation du jour suivant. Pour permettre la grande division du travail qui est nécessaire à une civilisation développée, et son trait caractéristique, il faut constamment qu’il y ait en stock ou en circulation une grande somme de richesse de tous genres. Pour permettre à l’habitant d’un pays civilisé d’échanger son travail au choix avec le travail de ceux qui l’entourent et avec le travail des autres hommes dans les parties les plus éloignées du globe, il faut qu’il existe des stocks de marchandises dans les magasins, les entrepôts, à fond de cale des vaisseaux, dans les wagons de chemin de fer ; de même que pour que les citoyens d’une grande ville puissent tirer à volonté de l’eau de quoi remplir une coupe, il faut que des milliers de gallons d’eau soient emmagasinés dans des réservoirs et traversent des tuyaux pendant plusieurs milles.

Mais dire que le capital peut limiter la forme de l’industrie ou la productivité de l’industrie, ce n’est pas dire que le capital limite l’industrie. Car la formule de l’économie politique courante, « le capital limite l’industrie, » ne veut pas dire que le capital limite la forme du travail ou la productivité du travail, mais qu’il limite l’exercice du travail. Cette proposition tire sa plausibilité de la supposition que le capital fournit au travail les matières premières et les moyens de subsistance, supposition qui, ainsi que nous l’avons vu, n’est pas fondée, et qui est même évidemment absurde du moment qu’on se rappelle que le capital est créé par le travail, et que par conséquent il faut que le travail existe avant que le capital puisse naître. Le capital peut limiter la forme et la productivité de l’industrie ; mais cela ne veut pas dire qu’il ne pourrait pas y avoir d’industrie sans capital ; pas plus qu’on ne peut dire que sans le métier mécanique il n’y aurait pas de tisssage ; sans la machine à coudre pas de couture ; sans la charrue pas de culture ; ou que dans une communauté composée d’un seul membre, comme dans celle de Robinson Crusoé, il ne pourrait y avoir de travail parce qu’il n’y aurait pas d’échange.

Et dire que le capital peut limiter la forme et la productivité de l’industrie c’est encore très différent que de dire qu’il le fait. Car les cas où l’on peut vraiment dire que la forme ou la productivité de l’industrie d’une communauté sont limitées par le capital, sont je crois plus théoriques que réels, ainsi que le prouverait l’étude des faits. Il est évident que dans un pays comme Mexico ou Tunis, l’emploi plus général et plus considérable du capital, changerait beaucoup les formes de l’industrie et augmenterait dans des proportions énormes ses capacités productives ; et l’on dit souvent en parlant de ces pays, qu’ils manquent de capital pour développer toutes leurs ressources. Mais n’y a-t-il pas quelque chose derrière cela, un manque de quelque chose qui implique le manque de capital ? N’est-ce pas la rapacité et les abus du gouvernement, le peu de sécurité de la propriété, l’ignorance et les préventions du peuple, qui empêchent l’accumulation et l’emploi des capitaux ? La vraie limitation ne vient-elle pas de là, et non du manque de capital dont on ne pourrait pas se servir même s’il y en avait ? Nous pouvons, naturellement, imaginer une communauté dans laquelle le manque de capital serait le seul obstacle à l’accroissement de la productivité du travail, mais ce serait en imaginant une réunion de conditions qui doit exister rarement ou même jamais, sauf accidentellement et pendant peu de temps. Une communauté dans laquelle le capital a été balayé par la guerre, par une conflagration ou un tremblement naturel, ou, peut-être, une communauté composée d’hommes civilisés à l’instant jetés dans un pays nouveau, me paraissent seules fournir des exemples. Et l’on a souvent remarqué la rapidité avec laquelle le capital d’un emploi courant, se reforme dans une communauté qui a été éprouvée par la guerre, ainsi que la rapide production du capital dont usera habituellement une nouvelle communauté. Je ne vois que de semblables conditions, rares et passagères, dans lesquelles la productivité du travail puisse être réellement limitée par le manque de capital. Car, bien que dans une communauté il puisse y avoir les individus qui, manquant de capital, ne peuvent appliquer leur travail aussi efficacement qu’ils le voudraient ; cependant, tant qu’il y aura dans la communauté en général, un capital suffisant, la limitation réelle ne viendra pas du manque de capital, mais du manque de bonne distribution. Si un mauvais gouvernement enlève au travailleur son capital, si des lois injustes prennent au producteur la richesse avec laquelle il aiderait la production, et la mettent entre les mains de ceux qui ne sont que les pensionnaires de l’industrie, la limitation réelle de l’efficacité du travail, vient de ce que le gouvernement est mauvais, et non du manque de capital. Et il en est de même de l’ignorance, de la routine, qui empêchent l’usage du capital. Ce sont elles et non le manque de capital qui constituent réellement la limitation. Donner une scie circulaire à un Fuégien, ou une locomotive à un Bédouin, ou une machine à coudre à la squaw d’une Tête-Plate, ce ne serait pas ajouter à l’efficacité de leur travail. Qu’on leur donne n’importe quelle autre chose et on n’ajoutera pas plus à leur capital, car toute richesse autre que celle qu’ils sont habitués à employer comme capital, sera consommée ou dissipée sans profit. Ce n’est pas le manque de semences et d’outils qui empêche l’Apache et le Sioux de cultiver le sol. Si on leur en fournissait, pour que cela produise quelque chose, il faudrait en même temps les empêcher de vagabonder, et leur apprendre à cultiver la terre. Si, dans la condition où ils sont actuellement, on leur donnait tout le capital d’une ville comme Londres, ce capital cesserait simplement d’être capital, car ils n’en emploieraient qu’une partie infinitésimale à s’équiper pour la chasse, et ne chasseraient même pas, tant que la partie bonne à manger du capital répandu sur eux, ne serait pas consommée. Le capital dont ils ont besoin, ils s’arrangent pour l’acquérir, et parfois malgré les plus grandes difficultés. Ces tribus sauvages chassent et combattent avec les meilleures armes que peuvent leur fournir les factories anglaises et américaines, elles sont au courant des dernières améliorations. C’est seulement si elles se civilisaient qu’elles chercheraient à acquérir d’autres genres de capital employés par les nations civilisées, ou que ces genres leur seraient d’un usage quelconque.

Pendant le règne de George IV, quelques missionnaires ramenèrent de la Nouvelle-Zélande en Angleterre, un chef nommé Hongi. Son extérieur noble, ses beaux tatouages attirèrent l’attention, et quand il repartit pour son pays, le monarque et quelques sociétés religieuses lui donnèrent une quantité considérable d’outils, d’instruments agricoles et de semences. Le chef reconnaissant employa ce capital à produire de la nourriture, mais il s’y prit d’une manière à laquelle n’avaient guère songé ses hôtes anglais. À Sydney, à son passage, il changea tous les présents contre des armes et des munitions, et arrivé chez lui il commença contre une autre tribu une guerre si heureuse que sur le premier champ de bataille furent cuits et mangés trois cents prisonniers ; Hongi préluda au principal repas en enlevant et en avalant les yeux, en suçant le sang chaud de son adversaire mortellement blessé, le chef de la tribu ennemie[12]. Mais aujourd’hui que leurs guerres autrefois constantes ont cessé, et que les descendants des Maoris ont adopté les habitudes européennes, il y en a parmi eux qui ont et emploient des capitaux considérables.

Ce serait également une erreur que d’attribuer les modes simples de production et d’échange, qui existent dans les nouvelles communautés, simplement à un manque de capital. Ces modes qui demandent de petits capitaux sont en eux-mêmes grossiers et inefficaces, mais quand on considère dans quelles conditions se trouvent ces communautés, ces modes se trouvent en réalité les plus efficaces. Une grande manufacture avec tous les perfectionnements nouveaux, est l’instrument le plus efficace qu’on ait jamais inventé pour transformer la laine ou le coton en étoffe, mais seulement là où il faut fabriquer de grandes quantités. Les vêtements nécessaires à un petit village seront faits avec bien moins de peine par le rouet et le métier à bras. Une presse perfectionnée imprimera, en n’occupant qu’un homme, plusieurs milliers d’exemplaires alors qu’un homme et un enfant n’en imprimeraient qu’une centaine avec une presse Stanhope ou Franklin ; et cependant pour faire une petite édition d’un journal de province, la vieille presse sera la machine la plus convenable. Pour transporter de temps en temps deux ou trois passagers, un canot est un instrument meilleur qu’un bateau à vapeur ; un cheval de somme transportera quelques sacs de farine avec une moins grande dépense de travail qu’un train ; mettre un grand stock de marchandises dans un petit magasin sur une route de traverse menant aux grandes forêts non défrichées, ce serait gaspiller le capital. Et en général on trouvera que les moyens grossiers de production et d’échange qui naissent parmi les populations éparses des nouveaux pays, sont le résultat non pas tant du manque de capital, que de l’incapacité où l’on serait de l’employer d’une manière profitable.

Et de même que, quelque soit la quantité d’eau qu’on verse dans un seau il n’y entre que ce qu’il peut contenir, de même on n’emploie pas comme capital une quantité de richesse plus grande que ce que nécessitent les moyens de production et d’échange qui, étant données certaines conditions, intelligence, habitudes, sécurité, densité de population, etc., conviennent le mieux au peuple. Et je suis porté à penser que, règle générale, ce capital s’obtient toujours, que l’organisme social secrète la somme nécessaire de capital comme l’organisme humain dans des conditions de santé secrète la graisse nécessaire.

Mais si la quantité de capital limite jamais les forces productives de l’industrie et fixe ainsi un maximum que les salaires ne peuvent dépasser, il est évident que la pauvreté des masses dans les pays civilisés ne vient pas de la rareté du capital. Car non seulement les salaires n’atteignent nulle part la limite fixée par les forces productives de l’industrie, mais les salaires sont relativement les plus bas là où le capital est le plus abondant.

Les instruments de production excèdent évidemment dans les pays les plus progressifs, l’usage qu’on en fait, et une perspective quelconque d’emploi rémunérateur attire plus de capitaux qu’on n’en demande. Non seulement le seau est rempli, mais encore il déborde. Cela est si évident que non seulement les ignorants mais encore les économistes de réputation, attribuent la crise industrielle à l’abondance des instruments de production et à l’accumulation du capital ; et l’on regarde la guerre destructrice du capital, comme une cause de réveil du commerce et d’élévation des salaires, idée qui indique une grande confusion de pensée à ce sujet, et que soutiennent, ce qui est assez étrange, que soutiennent beaucoup de ceux qui croient que le capital occupe le travail et paie les salaires.

Notre but est de résoudre le problème auquel on a donné tant de réponses contradictoires. En établissant clairement ce qu’est réellement le capital, et à quoi il sert, nous avons franchi une première et importante difficulté. Mais ce n’est qu’un premier pas. Récapitulons et continuons.

Nous avons vu que la théorie courante qui fait dépendre les salaires du rapport entre le nombre des travailleurs et la somme de capital consacrée à l’emploi du travail ne s’accordait pas avec ce fait que les salaires et l’intérêt ne s’élèvent pas et ne baissent pas inversement, mais conjointement.

Cette contradiction nous ayant conduits à examiner les fondements de la théorie, nous avons vu qu’au contraire de l’idée courante, les salaires ne sont pas pris sur le capital mais viennent directement du produit du travail pour lequel on les paie. Nous avons vu que le capital n’avance pas les salaires, ne soutient pas les ouvriers, mais que ses fonctions sont d’aider le travail engagé dans la production en lui fournissant des outils, des semences, etc., et la richesse nécessaire pour poursuivre des échanges.

Nous sommes donc irrésistiblement conduits à des conclusions pratiques assez importantes pour justifier la peine prise pour les rendre sûres.

Car si les salaires sont pris, non sur le capital, mais sur le produit du travail, les théories courantes sur les rapports du capital et du travail sont invalidées, et tous les remèdes proposés soit par des professeurs d’économie politique, soit par des hommes travaillant, pour diminuer la pauvreté en augmentant le capital, ou en diminuant le nombre des ouvriers, ou en réduisant la production, doivent être condamnés. Si chaque ouvrier en accomplissant son travail crée réellement le fonds dont est tiré son salaire, les salaires ne peuvent être diminués par l’accroissement du nombre des ouvriers, mais comme au contraire l’efficacité du travail augmente d’une façon manifeste avec le nombre des ouvriers, plus il y a d’ouvriers, plus, toutes choses étant égales, les salaires devraient être élevés.

Mais la stipulation nécessaire « toutes choses étant égales, soulève une question qui doit être abordée et résolue avant d’aller plus loin. Cette question est celle-ci : les forces productives de la nature tendent-elles à diminuer à mesure qu’augmentent les traites que tire sur elles la population s’accroissant ?

  1. Cela me paraît vrai des objections de M. Thornton, car pendant qu’il nie l’existence d’un fonds prédéterminé de salaires, consistant en une portion du capital mis à part pour l’achat du travail, il affirme cependant (ce qui est essentiel) que les salaires sont tirés du capital, et que à l’accroissement ou à la diminution du capital correspond l’accroissement ou la diminution de sonds destiné au paiement des salaires. L’attaque la plus sérieuse que je connaisse, faite à la théorie du fonds réservé aux salaires, est celle portée par le professeur A. Walker (La question des salaires, New-York, 1876) ; et cependant il admet que les salaires sont en grande partie avancés sur le capital — c’est tout ce que peut demander le partisan le plus résolu de la théorie des fonds réservés aux salaires — pendant qu’il accepte complètement la théorie de Malthus. Donc ses conclusions pratiques ne diffèrent en aucune manière de celles que donnent les interprètes de la théorie courante.
  2. Nouvelle exposition de quelques principes importants d’Économie politique, chap. 1, partie 11.
  3. Les époques de panique commerciale sont marquées par une élévation du taux de l’escompte, ce qui n’est pas assurément un taux élevé d’intérêt proprement dit, mais un taux élevé d’assurance contre les risques.
  4. Par exemple, Mac Culloch (note vi, Richesse des nations) dit : « Cette portion du capital ou richesse d’un pays que ceux qui font travailler ont l’intention de payer en échange du travail, peut être beaucoup plus considérable à une époque qu’à une autre. Mais quelque puisse être son importance absolue, elle forme évidemment la seule source d’où l’on puisse tirer une portion quelconque du salaire du travail. Il n’existe pas d’autre fonds d’où le travailleur, en tant que travailleur, puisse tirer un seul shelling. Il s’ensuit donc, que la moyenne des salaires, ou portion du capital national consacrée au paiement du travail, qui échoit à chaque travailleur doit entièrement dépendre de la somme totale comparée au nombre de ceux parmi lesquels il faut la diviser. » On pourrait prendre dans tous les économistes en renom de semblables citations.
  5. Nous parlons du travail dépensé en production ; pour plus de simplicité, il vaut mieux ne s’occuper que de celui-là. Toute question que pourrait se faire le lecteur sur le salaire du travail improductif, doit donc être ajournée.
  6. C’est ce qu’indique le langage courant en Californie où les mineurs appellent leurs gains leurs salaires et parlent de salaires élevés et de salaires bas suivant la quantité d’or qu’ils trouvent.
  7. On peut dire que l’argent est entre les mains des consommateurs quand il est consacré à procurer des jouissances, parce qu’il représente, tout en n’étant pas en lui-même consacré à la consommation,’une richesse qui est ; ainsi, ce que j’ai donné dans le paragraphe précédent comme classification commune serait couvert par cette distinction et deviendrait sérieusement correct. En parlant de l’argent sous ce rapport, je parle naturellement de l’argent monnayé ; car bien que le papier puisse remplir toutes les fonctions de l’argent monnayé, cependant ce n’est pas de la richesse et ne peut par conséquent être un capital.
  8. « L’industrie est limitée par le capital : il ne peut y avoir plus d’industrie qu’il n’y a de matières à travailler ou d’aliments à manger. Quelque évident que cela soit, on oublie souvent que le peuple d’un pays est soutenu et nourri non pas par le produit du travail présent, mais par celui du passé. Il consomme ce qui a été produit et non ce qui va être produit. Dans ce qui a été produit, une part seulement est consacrée à entretenir le travail productif, et ce travail ne sera et ne pourra être plus grand que cette portion (qui est le capital du pays) ne peut procurer de la nourriture ou des matériaux et instruments de production. » — John Stuart Mill : Principes d’Économie Politique. Livre I, chap. v, sect. 1.
  9. Je parle du travail produisant du capital pour plus de clarté. Ce que produit toujours le travail c’est, soit de la richesse (qui peut être ou ne pas être du capital),soit des services, les cas où il ne produit rien étant exceptionnels. Là où l’objet du travail est simplement la satisfaction du maître, quand je prends un homme pour cirer mes souliers, par exemple, je ne paie pas le salaire sur le capital, mais sur la richesse que j’ai consacrée non à des usages productifs, mais à la satisfaction de mes désirs. Même si l’on considère de semblables salaires comme pris sur le capital, par l’effet de l’acte lui-même, ils passent de la catégorie du capital à celle de la richesse consacrée à la satisfaction des désirs du possesseur ; c’est comme si un marchand de tabac prenait sur son fonds une douzaine de cigares et les mettait dans sa poche pour son usage personnel, au lieu de les vendre.
  10. Économie politique pour les commençants, par Millicent Garrett Fawcett, chapitre III, p.25.
  11. 2 Les mots cités sont de Ricardo (chap. II) ; mais on retrouve l’idée dans tous les traités classiques.
  12. La Nouvelle-Zélande et ses habitants, par le Rév. Richard Taylor. Londres, 1855. Chap. XXI.