Proctection des animaux utiles

VARIÉTÉS

Proctection des animaux utiles.

entretiens familiers[1]
Le dimanche, jour de la réunion des charretiers, est arrivé ; maître Jean, selon les instructions de M. Philippe, offre dans une des grandes salles de l’établissement, une légère collation à tous ses subordonnés. Puis, le silence se faisant, Jean demande la parole pour remercier tout le monde, au nom du maître absent, de la bonne conduite de chacun et de la douceur que tous apportent envers les chevaux ; ensuite, il propose l’ordre du jour suivant : Démonstration de tout l’intérêt que les cochers et les charretiers ont à étre humains envers les animaux.

Jean. — Mes chers camarades, je vais essayer de vous faire comprendre ce que je comprends et de vous faire savoir ce que je sais. Voyons, toi, Amédée, qui est le plus ancien serviteur de la maison, et le plus âgé de nous tous, sais-tu bien ce que c’est qu’un cheval ?

Amédée. — Dame !… un cheval… c’est un cheval ; c’est une bête faite pour travailler dur et ferme, quand il est taillé pour cela.

Jean. — T’as presque raison, mais ce n’est pas là ce que je te demande ; je vais te le dire, moi : eh ! bien, un cheval c’est absolument une machine faite par le bon Dieu, tout comme une locomotive est une machine. faite par un bon mécanicien. Le cheval, machine vivante, ne marche bien qu’autant que l’avoine, le foin et la paille lui ont donné une espèce de vapeur qui le pousse en avant et que son conducteur, comme celui d’une locomotive, connait bien son affaire. Autrement, tout va mal ! si le cheval ne mange pas sa ration d’entretien, il n’est pas fort ; et si le cocher ou le charretier exige plus que ne le peut l’animal, celui-ci s’use, se fatigue, et finalement refuse de marcher. Le charretier a beau crier, frapper à tort et à travers, le cheval irrité, rebuté, reste en place et il expirerait sous les coups, plutôt que d’avancer, puisque c’est au-dessus de ses forces, de sa vigueur, de son énergie. De même pour une locomotive, si elle n’est pas chauffée à temps, elle n’a pas assez de force pour trainer les wagons ; ses roues tournent sur place, mais le train n’avance pas ; et le mécanicien aurait beau crier et frapper à tort et à travers sa locomotive, qu’elle n’en avancerait pas plus pour cela.

Il faut donc pour qu’un cheval rende tout le service qu’on attend de lui, qu’il soit d’abord bien nourri, qu’il ne soit pas surchargé et qu’il ait un conducteur doux et prudent.

Joseph. — Pas surchargé, pas surchargé, c’est bien aisé à dire cela ! mais, M. Jean, dites-nous donc combien qu’un cheval peut mener sans être surchargé ? Allez, allez un bon coup de fouet bien appliqué, vous fait joliment enlever la surcharge… je ne vous dis que ça, moi !

Jean. — Tu as raison dans ton gros bon sens, mon pauv’Joseph ; mais, quand je dis qu’il ne faut pas maltraiter les animaux, je ne dis pas qu’il faille supprimer le fouet, car, à un moment donné, un coup de fouet allongé en même temps que l’appel encourageant de la voix amie d’un bon conducteur, fait faire au cheval des prodiges de valeur ; à la condition, bien entendu, qu’il ne sera pas surchargé, c’est-à-dire qu’en employant énergiquement toutes ses forces, il ne se trouvera pas tout-à-coup arrêté par le poids qu’il traîne ou qu’il porte.

Christophe. — Moi, je ne maltraite jamais un cheval, parce que ce n’est pas dans mes habitudes ; mais, après tout, il y a des chevaux qui sont si faignants, qu’ils ne sentent même pas les corrections qu’on leur distribue.

Jean. — Ah ! par exemple, voilà qui est fort ! Quoi, Christophe, tu considères le cheval comme un être insensible ?… Erreur, mon garçon, erreur ! et la preuve, c’est que le cheval a des nerfs, une cervelle, un cœur, tout comme toi et moi ; il vit de la même manière et s’il ne parle pas, il n’en pense pas moins. Je te réponds bien d’une chose, mon cher, c’est que si le cheval criait comme le chien battu, il ferait entendre un triste ramage quand il est conduit par un mauvais et méchant charretier ; et que si le cheval était foncièrement vicieux, il nous tuerait à coups de pieds ou de dents, B comme cela est quelquefois malheureusement arrivé, quand il a été battu injustement ; mais… par bonheur pour vous autres, Dieu l’a créé doux et timide.

Christophe. — Je ne dis pas que le cheval. ne sente rien du tout, mais je soutiens qu’il ne sent pas comme moi, ni comme Amédée, ni comme nous tous.

Jean. — Voilà bien nettement exprimée la pensée malheureuse, le préjugé absurde qui font que tant de charretiers et de cochers, maltraitent ces pauvres chevaux. Il est bien vrai que le cheval n’a pas autant que nous, le moral, la raison et la réflexion ; mais part ces à qualités divines qui appartiennent à l’homme de cœur seulement, le cheval est doué d’une sensibilité très-grande, et quand vous le frappez à coups de pieds ou de manche de fouet, ou si vous le maltraitez plus honteusement encore, croyez-bien qu’il ressent très-douloureusement ces outrages et que s’il ne démarre pas, c’est qu’il ne le peut pas, c’est qu’il est éreinté ou qu’il est surchargé. Oui, il sent tous ces coups et je suis bien certain que s’il pense un brin il doit se dire : Mauvais homme, tu me frappes, moi, ton ami !… tu me fais du mal !… pourquoi ?… tu ne vois donc pas que si je n’avance pas, c’est que je suis las… et que la charge est trop lourde pour mes trop faibles jarrets !… Voilà ce qu’il doit penser, ce bon cheval, et c’est ce que vous ne pouvez comprendre. Pourtant, vous n’avez pas été sans remarquer une chose qui frappe les yeux et le cœur de tous ceux qui voient et qui aiment : Voici un charretier qui sort du cabaret, la lanière de son fouet enroulée sur ses épaules — ses chevaux hennissent en le reconnaissant, ils n’attendent qu’un ordre pour se jeter dans le collier — déjà, leurs jarrets sont tendus — et le charretier saluant le marchand de vin, vient lentement saisir la guide qui dirige le cheval de devant, il caresse son limonier, et… hue ! les amis ! en route !… et voilà le lourd fardier enlevé, démarré et roulant. Qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve que le cheval sent les bons traitements de son bon charretier, qu’il a confiance en lui, qu’il l’aime, qu’il ne le craint pas et qu’il est tout à son travail.

Au contraire, voyez ce charretier bourru, aviné, qui s’avance en jurant, criant après ses chevaux ! Ceux-ci tremblants et craintifs, se jettent instinctivement de côté pour éviter l’inutile correction qu’ils ont l’habitude de recevoir après chaque halte. En effet, le charretier brandit son fouet, et la lourde et impitoyable lanière cingle les jarrets du limonier et des autres chevaux, et voilà ce lourd véhicule entraîné au trot ! Pauvres chevaux ! Qu’est-ce que cela prouve encore ? Cela vous prouve que le cheval sent les mauvais traitements de son mauvais charretier, qu’il le craint, qu’il ne l’aime pas et qu’il se fatigue nutilement dans d’inutiles efforts.

Ainsi, je pense que vous ne me direz plus que le cheval ne sent pas comme nous, et si, vous en êtes bien convaincus, ménagez-le donc, et soyez pour lui plus doux et plus humains !

Christophe. — Tout ce que vous venez de dire est très-juste ; mais, que l’on soit bon ou mauvais charretier, ç’a n’empêche pas que si la voiture est trop chargée, et que les chevaux ne puissent démarrer, ce n’est pas de not’faute, à nous, c’est celle de not’maître ; tant pis pour lui et pour ses chevaux, s’il nous donne des rosses ou des ordres de tant mettre sur une voiture.

Jean. — Bien, j’admets cela, c’est la faute du maître ; mais, est-ce celle du cheval, tant rosse soit-il ?… Non, n’est-ce pas ? alors, pourquoi le frapper toujours et quand même, puisque vous savez que le cheval n’est pas fort ou que la voiture est trop chargée ? — Dans ce dernier cas, que faut-il faire ? — Il faut décharger une partie du chargement sur la voie publique, ou attendre un renfort quelconque, n’importe d’où il vienne, si le déchargement ne peut se faire.

Si le maître est dans ses torts, il le reconnaîtra aisément et ne vous adressera pas de reproches ; si, au contraire, vous arrivez à destination après avoir rendu malade un cheval ou plusieurs chevaux, le maître vous exprimera son mécontentement en vous renvoyant. Et alors, pour avoir commis une mauvaise action, vous perdez votre salaire et celui de vos enfants ! Soyez donc humains, doux, compatissants envers les animaux, vous n’avez qu’à y gagner ; et chaque soir (en vous couchant), vous n’avez pas à vous reprocher (si vous avez tant soit peu de cœur), d’avoir été, pendant toute une journée, le bourreau d’un cheval.

Nicolas. — Je vous écoute, maître Jean ; mais je voudrais bien savoir comment vous feriez avec un lourd fardier ne pouvant démarrer d’une profonde ornière d’un chantier au sol défoncé ; oui bien, je voudrais vous y voir, avec votre morale, si elle ferait démarrer !

Jean. — Dans ce cas là, Nicolas, comme dans tous les autres, il ne faut jamais oublier la morale dont tu as l’air de rire ; et puis, il faut selon les circonstances, avoir du jugement, de la réflexion ; il faut montrer que l’on est moins bête que les bêtes que l’on conduit. C’est-à-dire qu’après avoir inutilement et rudement fouaillé les chevaux de volée, — après avoir frappé à coups redoublés le limonier — après avoir essuyé les observations peu bienveillantes d’une foule compatissante assemblée devant un tel spectacle — après avoir épuisé, en vain, ses forces et celles de ses chevaux — il arrive alors un surveillant de chantier ou un sergent de ville qui met bientôt bon ordre à tout ce honteux désordre ; car, à l’aide d’un cric, de cales solides adroitement placées, et de cent autres moyens variés que vous connaissez tous, on arrive enfin à faire sortir la roue de l’ornière, et à faire démarrer avec ce que Nicolas nomme en raillant, de la morale, c’est-à-dire du cœur, du tact, du jugement, de la réflexion.

salle
(Bulletin de la Société protectrice de Fontainebleau.)

— La fin au prochain numéro —

  1. Extrait d’un opuscule manuscrit présenté par M. Salle, vétérinaire aux Dragons de l’Impératrice. Ce travail a été honoré d’une médaille de bronze au concours ouvert par la Société de Paris : il a pour but de faire comprendre aux charretiers et cochers qui ont tout intérêt à être humains envers les animaux.