Procès faits aux chansons de P.-J. de Béranger/Arrêt de renvoi


ARRÊT DE RENVOI.




La cour, réunie en la chambre du conseil, M. de Marchangy, avocat-général, est entré, et a fait le rapport du procès instruit contre Pierre-Jean de Béranger.

Le greffier a donné lecture des pièces du procès, qui ont été laissées sur le bureau.


Le substitut a déposé sur le bureau son réquisitoire, écrit, signé de lui, daté et terminé par les conclusions suivantes :


Nous requérons la mise en accusation de Pierre-Jean de Béranger, et son renvoi devant la cour d’assises du département de la Seine pour y être jugé.


Le substitut s’est retiré ainsi que le greffier.

Des pièces et de l’instruction résultent les faits suivants :


Le 27 octobre 1821, le procureur du roi près le tribunal de première instance du département de la Seine a porté plainte contre Pierre-Jean de Béranger, auteur d’un ouvrage en deux volumes, intitulé Chansons, et en a requis la saisie, en articulant et en qualifiant les outrages aux bonnes mœurs et à la morale religieuse, les offenses envers la personne du roi, et les provocations que cet écrit lui a paru plus spécialement renfermer ; il a incriminé notamment les chansons ayant pour titre la Bacchante et le Vieux Drapeau, le troisième couplet d’une chanson intitulée la Mort du roi Christophe, le septième de celle intitulée le Prince de Navarre, le dernier couplet de la chanson intitulée la Cocarde blanche, et le sixième couplet de celle ayant pour titre l’Enrhumé.

En vertu d’une commission rogatoire, délivrée le même jour 27 octobre par le juge d’instruction, l’ouvrage a été saisi le 29, au nombre de trois exemplaires, chez la dame Goullet, libraire, et d’un seul chez le libraire Mongie aîné.

Le 30 du même mois, l’ordre et le procès-verbal de saisie ont été notifiés aux deux parties saisies. Une instruction a eu lieu au tribunal du département de la Seine ; elle a établi :

Que l’ouvrage avait été composé par Pierre-Jean de Béranger ; qu’après la déclaration exigée par la loi, il avait été imprimé au nombre de dix mille exemplaires, sur un manuscrit de l’auteur et pour son compte, par les presses de Firmin Didot, et qu’en suite du dépôt du nombre d’exemplaires prescrit, il avait été mis dans la circulation par les soins de l’auteur, qui en a vendu ou distribué tous les exemplaires.


De Béranger s’est reconnu l’auteur de cet ouvrage. C’est par son ordre qu’il a été imprimé, c’est au fils Didot qu’il en a remis le manuscrit, c’est lui qui a fait enlever de chez Didot les dix mille exemplaires imprimés, qui en a vendu la majeure partie aux libraires, et a distribué le reste aux souscripteurs. Après avoir invoqué, relativement à la chanson intitulée la Bacchante, insérée dans un précédent recueil imprimé en 1815, la prescription établie par l’art. 29 de la loi du 26 mai 1819, il a répondu aux inculpations dirigées contre d’autres passages de son ouvrage.

Par un second réquisitoire, en date du 5 novembre 1821, le ministère public a signalé plusieurs autres chansons de ce recueil, et notamment, tome ier, le Sénateur, ma Grand’mère, Deo Gratias d’un Épicurien, la Descente aux Enfers, mon Curé, Margot ; tome ii, le Soir des Noces, les Capucins, les Chantres de paroisse, les Missionnaires et le Bon Dieu, comme constituant, avec celles signalées dans le premier réquisitoire, le délit prévu par les articles 1, 2, 3, 5, 8 et 9 de la loi du 17 mai 1819, et par l’article 91 du Code pénal.

De Béranger a été interrogé de nouveau le 7 du même mois ; il a opposé aux inculpations dirigées contre toutes les chansons comprises dans le premier volume, c’est-à-dire contre le Sénateur, ma Grand’mère, Deo Gratias, la Descente aux Enfers, mon Curé et Margot, l’exception de prescription qu’il avait fait valoir relativement à la Bacchante ; il a aussi invoqué la prescription relativement à la chanson des Missionnaires, comprise dans le second volume, et l’a fait résulter de sa publication dans la 63e livraison de la Minerve.

Quant aux autres chansons comprises dans le deuxième volume, le Soir des Noces, les Capucins, les Chantres de paroisse et le Bon Dieu, il a déclaré ne pas savoir en quoi elles étaient contraires à la loi.

Le ministère public a déclaré persister dans ses précédents réquisitoires, et par une ordonnance en date du 8 novembre 1821, le tribunal de première instance du département de la Seine, en ce qui touche de Béranger, statuant sur les exceptions par lui proposées, a pensé qu’en se servant de ces mots, du fait de publication qui donnera lieu à la poursuite, le législateur n’a entendu par là que caractériser le fait qui doit donner lieu à la poursuite, et non pas distinguer entre les publications successives d’un même ouvrage, et excepter du bénéfice de la prescription les réimpressions qui pourraient avoir lieu après le délai de six mois, à compter de la publication légale de l’ouvrage : et considérant que les chansons ayant pour titre le Sénateur, la Bacchante, ma Grand’mère, Deo Gratias, la Descente aux Enfers, mon Curé et Margot, étaient comprises dans le recueil imprimé en 1815, dont cinq exemplaires avaient été déposés au ministère de la police générale ; qu’ainsi l’action publique était prescrite ; que les mêmes principes s’appliquaient à la chanson des Missionnaires, insérée dans le 63e numéro de la Minerve ; il a déclaré n’y avoir lieu à suivre contre lesdites chansons.

Mais, considérant que la chanson ayant pour titre les Capucins, tome ii, présentait, notamment dans les troisième, quatrième et sixième couplets, un outrage à la morale publique et religieuse ;

Que le troisième couplet de cette chanson était une offense envers les membres de la famille royale, et que la chanson ayant pour titre le Vieux Drapeau présentait une provocation au port d’un signe de ralliement prohibé par la loi ; il a prévenu ledit de Béranger des délits prévus par les art. 1, 5, 8 et 10 de la loi du 17 mai 1819.

Le procureur du roi a formé, le même jour, opposition à cette ordonnance, seulement en ce qu’elle a admis la prescription.

La cour, après en avoir délibéré les 20, 23 et 27 novembre présent mois, statuant sur ladite opposition : attendu que la réimpression d’un ouvrage est un nouveau fait de publication, assujetti aux mêmes formalités que la première publication, et peut dès lors constituer un nouveau délit ; qu’ainsi la prescription qui aurait été acquise à l’égard de la première publication ne peut être invoquée comme exception relativement à la seconde ;

Attendu encore que l’ordonnance du 8 novembre 1821 n’a pas compris tous les passages condamnables signalés dans les réquisitoires des 27 octobre et 5 novembre précédents :

Annule ladite ordonnance. Mais, attendu que des pièces et de l’instruction résulte prévention suffisante contre Pierre-Jean de Béranger, d’avoir, en composant, faisant imprimer, publiant, vendant et distribuant un ouvrage en deux volumes, ayant pour titre Chansons, commis le délit d’outrage aux bonnes mœurs, notamment dans les chansons ayant pour titre la Bacchante, tome ier, page 22 ; ma Grand’mère, page 38 ; Margot, page 234 ;

Attendu que des pièces et de l’instruction résulte prévention suffisante contre ledit de Béranger, d’avoir, en composant, faisant imprimer, publiant, vendant et distribuant ledit ouvrage, commis le délit d’outrage à la morale publique et religieuse, notamment dans les chansons ayant pour titre Deo Gratias d’un Épicurien, la Descente aux Enfers, Mon Curé, les Capucins, les Chantres de paroisse ou le Concordat de 1817, les Missionnaires, le Bon Dieu, et dans le troisième couplet de la chanson ayant pour titre la Mort du roi Christophe ;

Attendu que des pièces et de l’instruction résulte prévention suffisante contre ledit de Béranger, d’avoir, en composant et faisant imprimer, publiant, vendant et distribuant ledit ouvrage, commis le délit d’offense envers la personne du roi, notamment dans le septième couplet de la chanson ayant pour titre le Prince de Navarre ou Mathurin Bruneau ; dans le quatrième couplet de la chanson ayant pour titre le Bon Dieu ; dans le sixième couplet de la chanson ayant pour titre l’Enrhumé, et dans le dernier couplet de la chanson ayant pour titre la Cocarde blanche ;

Attendu que des pièces et de l’instruction résulte prévention suffisante contre ledit de Béranger, d’avoir, en composant, faisant imprimer, publiant, vendant et distribuant ledit ouvrage, provoqué au port public d’un signe extérieur de ralliement non autorisé par le roi, dans la chanson ayant pour titre le Vieux Drapeau ;

Délits prévus par les articles 1, 3, 5, 8 et 9 de la loi du 17 mai 1819 ;

Renvoie ledit de Béranger devant la cour d’assises du département de la Seine, pour y être jugé à la plus prochaine session, conformément aux dispositions de l’art. 13 de la loi du 26 mai 1819, et maintient la saisie des instruments de publication ;

Ordonne que le présent arrêt sera exécuté à la diligence du procureur-général.

Fait au Palais-de-Justice, à Paris, le vingt-sept novembre mil huit cent vingt et un, en la chambre du conseil, où siégeaient M. Merville, président ; MM. Cholet, Bouchard, Lucy, Delahuproye et Cassini, conseillers, tous composant la chambre d’accusation, et qui ont signé. Ainsi signé, Merville, Cholet, Bouchard, A. Lucy, Delahuproye, Cassini, et Hedouin, greffier.